Conclusion

1La vieillesse de Léon Noël ou, plus exactement, la poursuite de celle-ci n’eut rien d’un naufrage. Conservant jusqu’à la fin sa lucidité et sa vivacité, il resta un homme alerte.

2Il suivit avec une attention particulière l’élection présidentielle de décembre 1965. Son résultat final le rassura. Mais la performance de François Mitterrand — cet « homme taré, sans foi ni loi ni conviction, méprisé, au fond, par tous ceux qui le connaissent » — ainsi que l’orientation toujours davantage marquée à droite de l’U.N.R., sensible aux sirènes des giscardiens, l’inquiétaient pour l’avenir.

3Ce fut en confiant ces appréhensions à de Gaulle, le 20 janvier 1966, qu’il se vit proposer de remettre au Gouvernement un rapport sur une réforme des services de police. L’ambassadeur accepta aussitôt. Alors que le scandale de l’enlèvement de Ben Barka enflait, tout comme la rumeur selon laquelle l’Etat entretenait des polices parallèles, cette réflexion sur la réorganisation des polices et sur leur rapport avec la justice était politiquement urgente. Se rappelant sans doute le temps où, en 1931, il avait été à la tête de la Sûreté générale, Noël aboutit rapidement, rendant ses conclusions dès le 3 mars. La principale mesure qu’il préconisa fut la fusion des personnels de la Préfecture de police et de la Sûreté. En dépit des réticences et des réserves de Pompidou à Matignon, de Frey place Beauvau et de Debré rue de Rivoli, de Gaulle approuva le texte. Le 9 juillet une loi était votée. C’est ainsi que Léon Noël fut à l’origine d’une police nationale regroupant les 56 000 fonctionnaires de police active de la Sûreté nationale et les 28 000 « cadres homologues » de la Préfecture de police.

4Cette dernière contribution à une forme de l’organisation de l’Etat marqua la véritable conclusion de sa carrière. Cette fois, il était bien définitivement rendu à la privée.

5La religion y occupa une place de choix. Tout en étant critique à l’égard de la hiérarchie de l’Eglise, jugée trop proche de la droite telle que les indépendants l’incarnaient, il fut un croyant pratiquant, se rendant chaque dimanche à la messe, quoique loin d’être convaincu par les évolutions liturgiques de ce temps. Mais si l’abandon de traditions ancestrales dans la célébration des offices lui déplaisait, il n’en vécut pas moins comme une espérance l’annonce par Jean XXIII d’un concile pour procéder à l’aggiornamento de l’Eglise.

6La mort du Général, en novembre 1970, fut vécue très douloureusement par un Noël « bouleversé » et assailli par « les pensées, les réflexions, les souvenirs ». Elle ouvrit aussi une nouvelle phase dans sa retraite. Alors que depuis son départ du Conseil constitutionnel, il n’avait publié aucun livre de souvenir, comme s’il avait estimé que le temps de l’histoire ne sonnerait qu’une fois de Gaulle disparu, entre 84 et 96 ans il ne publia pas moins de 9 ouvrages dont 4 portèrent sur l’histoire ou l’avenir du gaullisme. Cette boulimie éditoriale exprimait sa volonté de préserver une image juste du défunt, qui pourrait continuer d’éclairer des Français à ses yeux déjà en mal de dirigeants dignes du pays.

7Rapidement, en effet, les élections de 1969, 1974 et 1981, le convainquirent, à chaque fois davantage, que les successeurs du Général entraînaient la V^e République sur la pente du déclin. En mars 1986, au soir de sa vie, le retour d’un véritable gaulliste à Matignon, en la personne de Jacques Chirac, fut vécue comme une éclaircie porteuse d’espoir. Elle lui rappela peut-être cette phrase qu’Yvonne de Gaulle lui avait écrite en 1978 : « [...] les événements nous font éprouver l’absence terrible d’hommes valables, et surtout énergiques au sommet. Peut-être Jacques Chirac un jour ? »

8Noël ne vit pas l’aboutissement de cette manière de prédiction. 11 s’éteignit à Toucy le jeudi 6 août 1987 à 99 ans. Il rejoignait dans la tombe sa femme, Simone, décédée dix ans auparavant à l’âge de 83 ans. Sur son cercueil « en bois très simple », conformément à ses dernières volontés, furent déposées son épée de préfet et d’ambassadeur, la grand’croix de la Légion d’honneur et celle de la Polonia Restituta.

9Quels traits saillants retenir de cette vie de près d’un siècle ? L’homme nous est apparu dans une diversité complexe. De celle-ci, cependant, a toujours émergé une constante : sa passion pour le service de l’Etat. Elle s’exprima principalement dans un domaine de prédilection, celui de la politique étrangère. Les relations internationales s’affirment, en effet, nettement comme le terrain sur lequel Noël put véritablement donner sa mesure. Elles furent le support de sa carrière. C’est ce sur quoi il faut revenir avant d’évaluer le rôle de ses opinions politiques dans l’évolution de ses promotions et la pratique de ses responsabilités.

10Ses trois missions en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en Pologne le placèrent, chaque fois, dans les lieux les plus sensibles du processus qui conduisit l’Europe à l’abîme. Son premier contact avec la politique extérieure, on l’a vu, s’était produit, de façon latérale, lorsqu’il avait eu à participer au règlement de l’affaire des diocésaines, dans laquelle le Vatican était l’une des parties prenantes. Mais ce fut en Rhénanie, de décembre 1927 à juin 1930, que L. Noël se consacra entièrement aux relations internationales et en devint un habile praticien. Censé n’être que le second du Haut-commissaire de la République française dans les provinces du Rhin, mais assumant, comme nous l’avons mis en évidence, une grande part de ses prérogatives, il fut l’un des grands acteurs de cette période de liquidation, par ailleurs peu étudiée. A Coblence, il fut confronté à des militaires français pas toujours désireux de favoriser la détente et même capables de provocations visant à engager un cycle répressif. Il mesura la difficulté de collaborer avec des collègues belges et anglais, beaucoup plus sensibles que les Français aux arguments allemands en faveur de l’évacuation. Il eut surtout, ce qui s’apparentait à la quadrature du cercle, à améliorer, conformément à l’esprit de Locarno, les rapports franco-allemands, en rendant l’occupation moins pesante et humiliante, sans accréditer pour autant l’idée que celle-ci était devenue illégitime, ce qui aurait nourri le nationalisme allemand. Noël, dans cette tâche, alterna souplesse et fermeté. La décision d’évacuer, enfin prise à La Haye en août 1929, était un aboutissement logique, au bon déroulement duquel il travailla. Il ne put cependant empêcher, quoiqu’en ait dit plus tard Paul Tirard, le Haut-commissaire en titre, que le départ des troupes françaises donnât lieu à des manifestations nationalistes hostiles. Loin d’être perçue comme un geste de rapprochement entre Paris et Berlin, l’évacuation fut comprise, en Allemagne, comme un simple prélude...

11Peut-être parce qu’en Rhénanie il s’était habitué à ce que ses relations avec l’occupé prissent systématiquement la forme de rapports de force, il continua, à partir de 1932, une fois entré officiellement dans la Carrière, à traiter d’assez haut les dignitaires tchécoslovaques, puis polonais. L’ambassadeur considéra la Tchécoslovaquie, aussi bien que la Pologne, comme de petits pays, devant principalement leur apparition ou leur renaissance au rôle et à la place de la France au lendemain de la Grande Guerre. Cette vision, bien dans la norme de l’époque, lui dicta une attitude très interventionniste, qui lui fit parfois frôler l’ingérence.

12A Prague, le président Masaryk et Bénès ne s’émurent pas de la mise en tutelle de leur pays. Ni l’indépendance, ni le prestige n’étaient le fondement de leur politique extérieure, dont les trois bases — la S.D.N., la Petite-Entente et l’alliance avec la France — impliquaient, au contraire, une étroite collaboration avec Paris. Cette coopération trouva donc, presque naturellement, son expression dans les très bonnes relations qui s’établirent entre Noël et Bénès. Elles permirent, comme nous l’avons étudié en détail, à celui qui n’était encore que ministre de France, d’essayer de convaincre Prague de nouer des liens plus solides avec l’Autriche, d’améliorer ses contacts avec la Pologne, d’associer toujours plus les Slovaques à la gestion de l’Etat, et même d’intervenir dans les affaires religieuses ou de se mêler discrètement du régime de la presse. Certes, il n’atteignit pas toujours les objectifs qu’il s’était fixé. L’autonomie dont il sut faire preuve à l’égard du Quai d’Orsay — à qui l’urgence, ou même l’existence, de certains des dossiers susmentionnés n’apparaissaient pas — fut néanmoins remarquable. Elle témoignait de sa finesse politique, également attestée par bien des analyses quasi prémonitoires. Incontestablement, donc, ces années passées à Prague furent une réussite. Elles permirent à la France de garder dans la région centre-européenne, au sein de la Petite-Entente et à Genève, un allié sûr et confiant. En Tchécoslovaquie, Noël fut bien « the right man in the right place ».

13Il arriva en Pologne, influencé par Bénès, avec un net préjugé défavorable à l’égard du colonel Beck, le ministre des Affaires Etrangères et l’homme fort du régime. Considérant que celui-ci, par son interprétation exclusivement militaire des accords liant la Pologne et la France, par son mépris affiché pour la S.D.N. et la Petite-Entente — et particulièrement, en son sein, pour la Tchécoslovaquie — avait une attitude rédhibitoire et incompatible avec la nécessaire et urgente régénération de l’alliance entre Paris et Varsovie, il prit le parti et la responsabilité d’en provoquer la chute. Cette analyse et ses visées proconsulaires l’amenèrent à se lancer, auprès du Département, dans une méthodique et patiente opération de diabolisation que nous avons longuement exposée. Les accords de Rambouillet de septembre 1936 marquèrent l’arrêt et l’échec de ce montage machiavélique. La confrontation croisée des documents a montré que cet insuccès d’une stratégie basée entièrement sur l’éviction du colonel, marqua le début d’un isolement croissant de Noël, aussi bien face aux autorités polonaises que françaises. Que le Quai d’Orsay, pendant les trois années qui séparent Rambouillet du début des hostilités, n’ait pas procédé à son remplacement, par inconscience ou pour des raisons de rivalités personnelles, et se soit ainsi privé des moyens de la reprise d’un dialogue avec son alliée polonaise, n’est pas le moindre des enseignements de notre travail. Cela relativise un peu la part de responsabilité de Noël dans la non-régénération d’une alliance de plus en plus moribonde.

14Devant la succession des crises européennes provoquées par l’expansionnisme nazi, nous avons constaté que Léon Noël crut devoir s’employer, comme la majorité de ses pairs, à retarder ou à conjurer la guerre. Réarmer la France et ses alliés, dont la Pologne, lui semblait une priorité. C’est au nom de cette priorité et de la sauvegarde de la parole de la France qu’il prôna un désengagement à l’Est, seul capable à ses yeux de ne pas entraîner prématurément son pays dans une guerre perdue d’avance. Cette attitude, que Noël qualifia délicieusement de « retrait sur le mont Pagnotte », n’est évidemment pas glorieuse. Même s’il s’agit aussi du réflexe bien compréhensible d’une génération imprégnée du souvenir de 1870 et surtout cruellement marquée par la boucherie de 1914-1918 (rappelons ici que les ambassadeurs Corbin, Naggiar, Coulondre et François-Poncet appartenaient à peu près à la même classe d’âge), il est cependant permis de s’interroger sur la valeur morale de cette quête d’une paix à tout prix. Nous avons vu Noël seconder, avec un zèle que Paris ne lui demandait pas toujours, les principaux abandons du moment. Il exerça des pressions sur Kaunas et sur le Quai d’Orsay pour que la Lituanie, pourtant dans son droit, cédât aux exigences polonaises ; il convainquit son ami Bénès de sacrifier Teschen sur l’autel de la paix qu’on venait de « sauver » à Munich ; quelques semaines plus tard, il tenta de toutes ses forces de dégager la France de son alliance avec la Pologne.

15S’il encouragea ainsi, au nom de sentiments parfaitement compréhensibles d’ailleurs, ces actions de renoncement bien médiocres, il ne renonça pas, en septembre 1939, à achever son vieux projet : se débarrasser de Beck. Nos recherches ont permis d’éclairer d’un jour nouveau l’arrivée en France d’un exécutif polonais en exil ne comptant plus aucune des figures de l’équipe précédente. La manière de coup d’Etat auquel il fut alors procédé était, jusqu’alors, à peu près ignorée de l’historiographie. La part déterminante qu’y prit Noël a montré le degré d’autonomie auquel pouvait parvenir un diplomate d’avant-guerre sur des dossiers majeurs aux répercussions éminemment politiques. Dans une optique plus étroitement biographique, elle amène à se demander — et la question se pose dès 1936 avec ses vaines tentatives en vue de faire tomber Beck — si l’ambassadeur ne fut pas victime de ses références en matière de diplomatie. La mise en place d’une vaste intrigue à la Talleyrand, le goût des coulisses et du mystère constituaient peut-être des jeux quelque peu surannés rappelant quasiment les complots des cours d’autrefois.

16Le bilan des affaires que Noël eut à traiter dans ses différents postes à l’étranger — le bref rappel qui vient d’en être fait pourrait presque le laisser oublier — était la traduction d’une carrière pensée et parfaitement gérée. Ces responsabilités et celles qu’il exerça, hors diplomatie, au Conseil d’Etat, dans les cabinets ministériels, à la préfecture de Colmar, à la Sûreté générale et à Matignon, ont toutes concilié sa légitime et brûlante ambition personnelle avec son sens très aigu de l’Etat. Celui-ci s’est imposé à chaque étape de notre recherche. Il est apparu comme une sorte d’impératif catégorique et, qui plus est, inné. Le poids et l’exemplarité de la tradition familiale, inscrivant Noël dans une longue lignée de hauts fonctionnaires, civils ou militaires, ont été dégagés dès le début de notre étude. Le véritable culte qu’il vouait au service public lui valut à trois reprises — en 1935 comme secrétaire général de la présidence du Conseil, en 1940 comme délégué général dans la zone Nord et en 1959 comme président du Conseil constitutionnel — de devenir le premier titulaire d’institutions nouvellement créées. Chaque fois — et ce n’est pas un hasard — la charge qu’il inaugurait visait explicitement à restaurer ou à conforter l’autorité de l’Etat. C’est ainsi l’image d’un Léon Noël collant à l’Etat, épousant chacun de ses contours les plus récents pour mieux en assurer la défense et le rayonnement, qui s’est dessinée.

17La dynamique de cette brillante carrière reposa-t-elle uniquement sur sa compétence — celle sanctionnée par le concours du Conseil d’Etat en 1913, puis celle acquise sur le terrain ? Il est tentant de penser qu’elle ne dut rien, ou très peu, au ressort qu’eût pu lui procurer la politique. Il est frappant de constater à quel point aucun lien idéologique affiché ne rattachait l’ambassadeur au monde politique. Protégeant avec un soin jaloux la neutralité qui convenait, à ses yeux et à ceux de beaucoup de ses pairs, à un haut fonctionnaire, il s’interdit toute prise de position publique. Il le fit avec une telle rigueur qu’il est même impossible, aujourd’hui, de préciser à quel rameau de la droite il appartint avant-guerre. La réserve qu’il s’imposa, et qui nous vaut ce flou, ne lui fut d’ailleurs sans doute pas trop difficile à observer : on peut penser que le souvenir très positif qu’il avait gardé de l’« anticonformisme » politique de son père, prompt à se montrer sarcastique à l’égard des dirigeants, « y compris les moins décriés [tels Poincaré et Clemenceau] », l’avait incité à cultiver un détachement semblable, peut-être un peu condescendant.

18Que Léon Noël ait été difficilement classable et ait cherché à le paraître ne doit cependant pas conduire à conclure que la séparation entre l’administration et la sphère politique fut complète. Au fil des chapitres, on a vu combien la neutralité absolue du haut fonctionnaire correspondait à un discours finalement très idéologisé, élevant l’Etat au rang d’une puissance immanente. En effet, si l’ambassadeur a bel et bien dressé une cloison étanche entre sa vie professionnelle et ses convictions politiques, il n’a nullement négligé d’entretenir des passerelles avec les représentants élus de la nation On ne bâtit pas une carrière sans se construire un réseau — dès le mariage, on s’en souvient — et sans se ménager des rencontres potentiellement utiles. Celles-ci ne se fondaient pas — pas d’abord, pas essentiellement, en tout cas — sur le partage d’une idéologie commune : la diversité politique de ceux qui mirent le pied à l’étrier de Noël — la famille Ribière, les Flandin, Poincaré, Briand. Tardieu et autres Laval — a été retracée dans toutes ses intrications. Ces rencontres s’appuyaient sur des intérêts mutuels bien compris : le politique avait besoin de la compétence et de l’aptitude au travail du fonctionnaire, le fonctionnaire avait besoin de se voir offrir de beaux postes. Ainsi entendue, dans l’esprit de Noël, cette symbiose ne constituait nullement une dérogation à l’impartialité du serviteur de l’Etat. Elle amène, néanmoins, à nuancer fortement l’idée d’une dissociation marquée entre l’administration et le pouvoir politique, et l’image d’une administration qui, sous la III^e République, eût été une servante indépendante de celui-ci. L’autonomie que pouvait acquérir un fonctionnaire, sans doute plus grande dans les années 20 et 30 que par la suite, ne signifiait pas qu’il était libre de ne pas tenir compte de l’opinion que l’on pouvait avoir de lui en haut lieu. L’espoir d’une mutation ou d’une promotion entretient toujours la prudence et détruit la tentation du coup d’éclat. On a pu en avoir un aperçu quand, à Varsovie, Noël ne tira jamais les conclusions des désaccords fondamentaux qu’il eut avec ses ministres successifs et quand, en particulier, il cessa rapidement de préconiser l’abandon de l’automaticité de l’alliance franco-polonaise sitôt qu’il comprit que sa suggestion déplaisait à Bonnet.

19La mystique de l’Etat que Noël développa dans l’entre-deux-guerres le mena, en 1940, sans qu’il s’en rendit compte tout de suite, dans une impasse. Il ne vit pas immédiatement qu’en servant le nouveau pouvoir il desservait son pays. Il crut que, face à la débâcle, l’administration pourrait être le socle sur lequel il serait possible — cela a été longuement étudié — de résister aux prétentions de l’envahisseur et de rénover l’autorité de l’Etat dont il était convaincu que la III^e République l’avait ruinée. Il devint ainsi le premier des fonctionnaires de la zone Nord, après avoir été — même si ce fut sans doute malgré lui — le seul civil présent à Rethondes. Son viscéral sentiment anti-allemand lui valut d’être démissionné par Laval. Mais il nous a fallu démontrer que ce départ ne marqua pas une rupture immédiate et totale avec le régime de Vichy : durant plusieurs mois encore, il crut que la politique de « l’armistice, rien que l’armistice » qu’il avait essayé de promouvoir contre les partisans de la Collaboration, pouvait encore être appliquée. Lorsque ses espoirs en l’adoption d’une « ligne nationale » par le maréchal Pétain finirent par faiblir, nous avons établi que son engagement dans la Résistance et son adhésion gaulliste ne prirent le relais que progressivement et sous des formes souvent minimales ou, en tout cas, déconnectées des luttes quotidiennes. Jusqu’au bout, on l’a souligné, il resta imprégné du discours sur l’impartialité de l’Etat et considéra que son devoir était d’être en réserve pour le jour où une République renaîtrait dans une France libérée et aurait besoin d’agents ayant su préserver leur neutralité au milieu de la tourmente. Ainsi, s’il refusa toutes les offres que lui fit Vichy, n’accepta-t-il ni de rejoindre Londres, ni de prendre des responsabilités décisionnelles dans des réseaux de résistance. Son respect de l’Etat l’empêchait de traduire sa conviction résistante. Le peu de cas qu’il fit de la spécificité de la période lui valut de connaître à la Libération une disgrâce dont les différentes manifestations ont été cernées dans notre chapitre X. Noël, avec le recul du temps, comprit les limites et les ambiguïtés de sa conception du service de l’Etat et, avec le sentiment secret d’une faute, partit à la retraite de façon anticipée au printemps 1946.

20Il regretta d’autant moins ce geste qu’il considéra rapidement la IV^e République comme un régime incapable de restaurer l’autorité de l’Etat. Estimant avoir recouvré sa liberté de parole et d’action grâce à la retraite, il s’engagea, fin 1947, dans le R.P.F. du général de Gaulle. L’étude de son ascension au sein de cette formation a établi combien les mœurs de ce Rassemblement, qui se prétendait différent des partis, était fait des mêmes petites querelles de personnes et des mêmes rivalités destructrices entre état-major parisien et base militante. L’homme politique que devint alors Noël continua d’attacher une place primordiale au renforcement de l’Etat. Elu député, il prêcha ainsi une plus grande séparation entre les pouvoirs exécutif et législatif. Doter la France d’un Etat fort, le leitmotiv revient sans cesse, en 1956, dans Notre dernière chance, qu’il avait initialement intitulée L’agonie de l’Etat... Deux ans plus tard, lorsque de Gaulle retourne aux affaires, l’ambassadeur, écarté du Gouvernement, en raison de son trop grand âge et, d’ailleurs, satisfait de l’être, ne résiste pas à son envie et à l’honneur de présider aux destinées du Conseil constitutionnel : le rôle essentiel de la nouvelle juridiction n’est-il pas de délimiter les domaines du législatif et du réglementaire ?

21Six années durant, il mesura les inconvénients d’une trop grande familiarité avec le personnel politique. L’analyse, jamais entreprise jusqu’ici, de son mandat au Palais-Royal a fait surgir un Noël souvent tiraillé entre ses scrupules de juriste et sa foi gaulliste, mais acceptant, in fine, que cette instance suprême, censée être indépendante, subisse l’influence de l’Elysée et même de Matignon. Cette troisième phase de sa carrière apparaît, après la première où il évita toute étiquette et la deuxième qu’il consacra entièrement à son engagement, comme une manière de synthèse. A défaut d’être toujours satisfaisante sur le plan du droit et encore moins sur celui de la morale, elle fut efficace — ô combien — en termes politiques. Le jour nouveau que nous avons jeté sur la crise d’octobre 1962 l’a démontré de façon saisissante. Le renforcement de l’Etat, tant souhaité par Noël et que permit la V^e République, aboutit bien à une perte d’indépendance de ses serviteurs, condamnés à se plier face à des gouvernants jouissant à leur tour de la pérennité. Hier l’ambassadeur de la III^e République, certes attentif au regard qu’en haut on posait sur lui, mais dégagé de toute allégeance idéologique durable, était capable d’une certaine autonomie vis-à-vis de sa hiérarchie. Aujourd’hui le président du Conseil constitutionnel, pour concilier son respect de l’Etat et son admiration pour de Gaulle, considérait que le salut du pays pouvait, de toute façon, n’être assuré que par le Général et par lui seul. Servir l’Etat, c’était servir de Gaulle, et réciproquement.

22Pour comprendre comment Noël en était arrivé à pareil raisonnement, si contraire à sa réserve d’antan, il fallait entreprendre une recherche sur la force du lien qui l’unissait à de Gaulle. Celui-ci tenait à la fois à son identification totale aux thèses défendues par le Général — processus achevé dès la fin de la guerre — et à la nécessité où il se trouvait, pour se laver de Rethondes, de la D.G.T.O. et de la forme d’abstention que prit son attitude pendant la guerre, de ne plus laisser passer, comme en 1942, une deuxième occasion de manifester publiquement et concrètement son gaullisme. L’entrée au R.P.F., fin 1947, marque le début d’une fidélité absolue, dont tous les gaullistes « historiques », notamment pendant les années suivant l’échec du Rassemblement, ne peuvent se targuer. Le Général fit tout, entre 1948 et 1952, pour favoriser la montée en puissance de l’ambassadeur, conscient qu’il était de ce que sa connaissance de l’administration — pas si répandue dans les cadres de son mouvement — pouvait lui apporter, s’il revenait à la tête du pays. Peut-être même, on l’a vu, pensa-t-il se réserver la possibilité, à l’occasion d’une réforme constitutionnelle opérée au lendemain d’une victoire en 1951, de lui confier le Gouvernement. De véritables relations de confiance s’établirent, en tout cas, entre ces deux hommes d’une même génération, partageant une sorte de passé commun en Pologne, vouant une même passion à la littérature et surtout à l’Histoire, Faut-il les qualifier d’amicales ? Noël a écrit qu’il avait eu l’impression d’être traité en ami par le Général. On sera moins catégorique. De Gaulle, en dehors du cercle de sa famille, partageait-il vraiment son intimité ? Il n’est pas douteux, en revanche, que leur très grande estime réciproque ait permis à l’ambassadeur d’accéder au rang envié de conseiller et de confident politique du Général.

23Cette place privilégiée incite évidemment à définir le positionnement politique de Noël au sein du mouvement gaulliste. Celui-ci n’est guère facile à déterminer. Une chose paraît sûre : classer l’ambassadeur, comme le font certains barons du gaullisme — non sans arrière-pensées, sans doute — et, à leur suite, certains historiens, parmi les « modérés » est un contre-sens. Lui attribuer ce qualificatif, sans aucune nuance, pour l’avant-guerre, paraît déjà incertain, le faire pour l’après-guerre est absurde. L’ambassadeur a toujours regardé avec hostilité l’immobilisme, le conformisme et le conservatisme des modérés. La compromission de beaucoup d’entre eux avec le régime de Vichy avait achevé de les discréditer à ses yeux. On a cité des exemples du mépris, le mot est encore bien faible, qu’il voua à Pinay et, plus tard, à Giscard d’Estaing. La proportion trop grande des « gens de droite » au R.P.F., puis à l’U.N.R., le contrariait, tout comme la propension des partis gaullistes, surtout après 1965, à rechercher des accords électoraux sur leur droite. Noël ne fut pas davantage, cependant, un gaulliste de gauche. Certes ceux qui se reconnaissaient sous cette étiquette le regardaient souvent avec sympathie. Certes la confiance que lui inspirait P. Mendès-France — principalement due à la capacité qu’il lui reconnaissait de restaurer le prestige de l’Etat — pourrait laisser penser le contraire. Mais son gaullisme ne s’enracinait nullement dans le terreau des idéologies socialistes. Si, au sein de la famille gaulliste, il est un grand courant de pensée originel auquel il est possible de le rattacher, c’est celui de la démocratie-chrétienne. Encore cette affirmation doit elle être formulée avec d’importantes réserves : ni la plupart de ceux qui, à la Libération, incarnèrent cette tendance — à commencer par Bidault — ni la construction européenne dont elle se fit rapidement le champion, ne trouvaient grâce auprès de lui. Catholique pratiquant et, surtout, marqué par le catholicisme social, il partageait avec la démocratie-chrétienne son approche du progrès social. Cet aspect, on s’en est aperçu, était primordial pour Noël dont l’adhésion au gaullisme ne fut si totale que parce qu’il estimait que ce courant était, bien mieux que celui du M R P., l’expression de la doctrine sociale de l’Eglise. L’ambassadeur était d’ailleurs navré que l’empreinte chrétienne du gaullisme si visible, selon lui, dans le thème de la participation, fût si peu soulignée par les commentateurs et par ceux qui suivaient le Général.

24Il ressort de notre travail qu’au cours de sa carrière de haut fonctionnaire, comme au long de sa carrière politique, L. Noël, pour des raisons différentes, chercha toujours à ne pas se laisser enfermer dans un groupe ou réduire à un clan. Jusque dans les années 40, pour tendre vers la neutralité, puis, à partir de fin 1947, par indépendance d’esprit et guidé par la haute opinion qu’il avait de lui-même, qui lui faisait considérer — disons-le en forçant peut-être un peu le trait — qu’hormis la compagnie de De Gaulle et de certaines autres personnalités d’exception, il avait peu à gagner à fréquenter ceux qui se prenaient pour ses égaux, Noël cultiva sans cesse une manière de splendide et orgueilleuse solitude. Elle lui permit de travailler avec un succès certain à sa rédemption, comme en témoigne l’apothéose de sa nomination au Conseil constitutionnel par l’homme du 18 juin. Cette « revanche sur Rethondes » établissait explicitement sa bonne foi, son loyalisme et sa fidélité. Aux Guelfes il n’était plus Gibelin et aux Gibelins il n’était plus Guelfe. La respectabilité retrouvée par la reconnaissance publique suffit-elle à le laisser en paix avec lui-même ? En 1970, il couchait ces lignes à l’intention de ses enfants :

« Dans ma longue existence, j’ai commis des fautes. Certaines ont été de lourdes fautes. Je n’ai point attendu mes dernières années pour les regretter et m’en repentir. Je quitterai cette terre en gardant pleine conscience des remords qu’elles m’ont imposés. »

25Avoir raison devant les autres n’est pas toujours avoir raison pour soi.