1Après une interruption de 19 ans, Léon Noël servait à nouveau l’Etat, alors que son engagement politique des années précédentes le privait du profil de haut fonctionnaire impartial qui avait été le sien de 1913 à 1940. Comment concilia-t-il cette évolution avec son rôle de président du Conseil constitutionnel, organe juridictionnel en principe éloigné de toute passion politique ? La fonction transcenda-t-elle l’homme, l’amena-t-elle à délaisser ses positions partisanes ? La réponse à cette interrogation dépendra, évidemment, de l’examen des conditions dans lesquelles Noël put exercer sa mission. S’estima-t-il bien secondé par ses collègues ? Se satisfit-il des attributions du Conseil et du statut de ses membres ? Le contexte exceptionnel de la guerre d’Algérie modifia-t-il la conception qu’il avait de sa présidence ? De Gaulle, les occupants de Matignon et les ministres lui laissèrent-ils oublier qu’il était l’un des leurs ? A côté du prisme biographique proposé par ces questions, le présent chapitre se voudrait aussi une contribution à la connaissance du Conseil constitutionnel. Celle-ci était limitée, jusqu’à présent, presque exclusivement à sa jurisprudence, aspect certes fondamental, mais impropre à rendre la vie de l’institution. C’est cette vie même que nous voudrions ici saisir.

2En prélude à ce développement, il est indispensable de rappeler, à grands traits, quelles étaient les fonctions du Conseil constitutionnel. Celui-ci exerce certaines de ses compétences de plein droit. Comme régulateur des consultations électorales, il veille à la régularité de l’élection présidentielle et à celle des opérations de référendum. Il en proclame les résultats. Comme gardien de la Constitution, il étudie la conformité à celle-ci des lois organiques, avant leur promulgation, et des règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application. Il est aussi appelé à donner un avis en cas d’utilisation de l’article 16 de la Constitution par le président de la République. En dehors de ces compétences automatiques, le Conseil peut également être saisi. Les motifs de saisine sont variés. En tant que juge des élections, il statue, après contestation des électeurs ou des candidats intéressés, sur la régularité de l’élection des députés et des sénateurs. Le président de la République, le premier ministre, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, et eux seuls, peuvent saisir le Conseil sur tout texte législatif avant sa promulgation ou sur un engagement international. Enfin, le Conseil étant aussi chargé de faire respecter les dispositions constitutionnelles relatives à la délimitation du domaine législatif et réglementaire, le premier ministre ou le président de l’une des deux assemblées peuvent le saisir en cas de désaccord sur une exception d’irrecevabilité formulée par le Gouvernement. Dans tous les cas, le Conseil statue souverainement : ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours et elles s’imposent aux pouvoirs publics ainsi qu’à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. Mais quittons ce terrain aride et revenons-en aux hommes...

3Le 6 mars 1959, avait lieu à l’Elysée la prestation de serment des 9 membres nommés du Conseil constitutionnel. Chacun à leur tour, Noël, Georges Pompidou, Maurice Patin — nommés par le président de la République — Victor Chatenay, Louis Pasteur Vallery-Radot, Jean Michard-Pélissier — désignés par le président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas — Maurice Delépine, Charles Le Coq de Kerland et Jean Gilbert-Jules — choisis par le président du Sénat, Gaston Monnerville — s’engagèrent devant de Gaulle et les hauts représentants de l’Etat. Etaient également présents les deux membres de droit du Conseil, non astreints au serment, les deux anciens présidents de la République, Vincent Auriol et René Coty. La cérémonie terminée, le Conseil constitutionnel entrait officiellement en fonction. Il s’installa dans l’aile du Palais-Royal longée par la rue Montpensier, d’où il délogea le Conseil économique. Cette installation, qui évitait à la Haute juridiction d’être abritée auprès d’un autre organisme de l’Etat, comme cela avait été, un moment, envisagé, témoignait, pour Noël, de l’indépendance que de Gaulle souhaitait lui accorder. Olivier Duhamel, dans un article écrit en 1986, notait, lui, avec quelque malice semble-t-il, que les locaux ainsi attribués se trouvaient « juste derrière la Comédie-Française »...

4La façon dont fut accueilli le Conseil constitutionnel interrompit rapidement l’état de grâce que Noël avait connu au lendemain de sa nomination. Le format de ce livre ne permet pas de recenser et de présenter toutes les réactions négatives qui émanèrent tant des rangs de l’opposition que de ceux des juristes. L’étude des réactions de la presse donnera une image représentative du climat dans lequel Noël eut à entreprendre sa mission.

5Ce qui caractérisa principalement l’attitude des différents périodiques nationaux et régionaux fut une hostile indifférence. Bien que la Haute juridiction fût l’une des grandes innovations de la Constitution de la V^e République, sa formation ne fit pas l’objet de beaucoup de commentaires approfondis et fut loin d’être présentée comme un événement. Même Le Monde ne crut pas bon de mentionner sa mise en place en titre ou en première page. Aucun effort pédagogique ne fut mené par les journalistes pour expliquer le rôle de l’institution du Palais-Royal. Pourquoi cette carence ? Sans doute, quotidiens et hebdomadaires furent-ils rebutés par l’aridité toute juridique des compétences du nouvel organisme. Mais il est une autre raison, plus conjoncturelle, à ce silence. Les rapports entre le Conseil constitutionnel et la presse furent d’emblée mauvais et conflictuels. Déjà le soir de sa nomination, le 20 février, Noël avait refusé à la radiodiffusion nationale de faire la déclaration qu’elle espérait de lui. Il s’était, alors, retranché derrière la « nature » de ses nouvelles fonctions — fonctions qu’en droit il n’exerçait pas encore — tout en confiant à son carnet sa « répugnance pour les boniments publicitaires ». Mais les relations entre le Conseil et les journalistes se détériorèrent surtout, trois semaines plus tard, lors de la prestation de serment : alors que la cérémonie était radiodiffusée et télévisée, la presse écrite ne fut pas conviée à l’Elysée. La Fédération de la presse — déjà échaudée par l’entrée en vigueur du Code de procédure pénale qui limitait le droit d’expression des magistrats, policiers et avocats — protesta avec force contre l’impossibilité dans laquelle les journalistes étaient mis d’exercer leur métier. Leur rancune ne s’apaisa pas avec le temps. Jacques Fauvet, dans Le Monde du 6 mars 1962, soit trois ans après les faits, faisait toujours référence à l’incident pour expliquer le peu de place ménagée à la Haute juridiction dans les colonnes des périodiques.

6Si on expliqua peu ce qu’était la nouvelle institution, en revanche on la brocarda et on la critiqua davantage. Une ironie, plus ou moins malveillante, accueillit la présence de Noël à sa tête. Le Canard enchaîné, rappelant l’appartenance de l’ambassadeur et de Pompidou, respectivement, au conseil d’administration d’Esso Standard et à la banque Rothschild — cette dernière étant liée aux pétroles anglais — railla ce Conseil qui « ne manqu[ait] pas d’huile » : « On attendait un Etat, c’est un fût de pétrole ! » se gaussait le journal satirique. Roger Escarpit, lui, dans Le Monde du 22 février 1959, après avoir intitulé son billet quotidien « Palindromes », fit semblant de voir dans le choix de Noël « un signe de la palingénésie de la France ». Mais le registre ne fut pas toujours celui de l’humour. Aspects de la France publia à nouveau la lettre supposée de l’ambassadeur à P. Baudouin, en août 1940, et, rappelant son parcours, de Laval à de Gaulle, fit semblant d’y voir l’heureux symbole de « la continuité de la France en face de la précarité des régimes ». A l’autre extrémité de l’échiquier politique, la presse communiste utilisa le même type d’arguments. En 1960, Henri Claude percevait la nomination de Noël comme « hautement symbolique de la relève du « pétainisme » par le « gaullisme » ». Au courant de ces attaques, même s’il ne lut pas la plupart d’entre elles, Noël choisit, comme il le faisait depuis la Libération, de ne pas même gratifier leurs auteurs d’un démenti ou d’un procès en diffamation. Philosophe et se disant « blindé », il notait fin février 1959 :

« Si on m’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, je me garderais de le démentir, sachant qu’on me riposterait que je les ai remises en place. »

7Malgré cette sérénité apparente, ces mises en cause personnelles durent probablement l’atteindre, au moins dans son for intérieur. Mais d’autres propos tenus dans la presse le déstabilisèrent sans doute bien plus. Ceux, plus construits et moins polémiques, visant le profil des conseillers, pouvaient saper dangereusement sa crédibilité et son autorité. Charles Eisenmann, professeur de droit public à la faculté de droit de Paris, ouvrit le feu le 5 mars 1959 dans Le Monde : « Palindromes ou stupeur ? » se demandait-il dans le titre de son article. Quelques jours plus tard, Alfred Grosser dans La Croix faisait part, lui aussi, de ses doutes et de ses craintes, et intitulait clairement son papier : « A propos d’une déception, le Conseil constitutionnel ». La controverse s’installa. Elle s’organisa autour de trois grandes questions. Les membres du Conseil étaient-ils trop âgés ? N’étaient-ils pas trop politisés ? Leur manque de compétence pour exercer leur mandat n’était-il pas criant ? Louis Favoreu, devenu aujourd’hui l’un des plus éminents constitutionnalistes français, a, dès 1967, voulu démontrer la fausseté de ces trois accusations. Noël, à l’époque où elles furent portées, fut-il aussi convaincu qu’elles n’étaient nourries que d’a priori ne résistant ni à l’analyse ni à la comparaison ? Autrement dit, sans que sa fonction l’autorisât à l’exprimer, n’était-il pas le premier à trouver fondées et légitimes certaines des plus accablantes critiques formulées contre l’institution qu’il avait accepté de présider ? L’examen successif des trois questions soulevées par les détracteurs du Conseil montrera si ce fut le simplisme ou, au contraire, la justesse de leurs vues qui l’affecta le plus.

8Pendant l’été 1958, au cours des débats du comité consultatif constitutionnel, Paul Reynaud, en marquant son appréhension de voir le futur Conseil constitutionnel se transformer en « un Conseil de retraités », avait vu juste. En 1959, la moyenne d’âge de ses membres était de 64,8 ans, la médiane étant de 71 ans — l’âge de Noël ! Etait-il légitime, cependant, de s’en scandaliser ? Les carnets de l’ambassadeur ne font aucune mention au problème. Certes, on se souvient de ses réflexions de 1956-1957 déplorant la fâcheuse tendance des vieillards à ne pas abandonner leur rôle actif dans la société. Mais les scrupules d’hier n’avaient manifestement plus lieu d’être en 1959. A partir du moment où, à l’automne 1958, il avait cherché à accéder à la charge qu’il occupait maintenant, l’heure n’était plus à l’introspection ou aux remords. L’argumentaire de L. Favoreu — relativisant le grand âge des membres — n’est donc, ici, nullement contredit par la perception de l’ambassadeur.

9Le Conseil était-il trop politisé ? Noël savait le grief facile en raison du mode de désignation de ses membres et du passé politique de plusieurs d’entre eux. Les choix de De Gaulle, Chaban-Delmas et Monnerville n’avaient évidemment pas été neutres. Fallait-il, là encore, en être choqué ? Les constitutionnalistes ont montré qu’il n’existait nulle part à l’étranger de système excluant le risque d’une politisation. C’était cependant une faible consolation à offrir à ceux qui dénonçaient dans le Conseil un organe gaulliste. Noël en fut immédiatement conscient. Le 1^er mars, avant même son entrée en fonction, il se disait soucieux d’éviter que le Conseil constitutionnel « ne se politis[ât] ». Ce souci se manifesta dans l’article 2 du décret du 13 novembre 1959 qui précisait, comme le Conseil l’avait suggéré au Gouvernement, l’obligation de réserve à laquelle étaient astreints les sages du Palais-Royal. L’alinéa 3 de cet article leur interdisait « d’occuper au sein d’un parti ou d’un groupement politique tout poste de responsabilité ou de direction et, de façon plus générale d’y exercer une activité ». L’appartenance à un parti était donc encore possible, mais une participation active à sa vie y était, dorénavant, impossible. Cette mesure délimitait clairement le champ d’intervention des conseillers : celui du droit. Reprocher au Conseil constitutionnel sa politisation était, pour Noël, lui intenter un mauvais procès, faire peu cas de sa nature juridictionnelle et ne pas faire confiance à ses membres.

10L’ambassadeur rejeta-t-il aussi la troisième accusation portée par les détracteurs du Conseil, celle qui dénonçait l’incompétence de ses membres ? Il n’était pas difficile aux opposants de souligner que la Haute juridiction ne comptait aucun professeur de droit public et que certaines nominations paraissaient relever de la pure fantaisie. Ainsi, Charles Eisenmann, visant Pasteur Vallery-Radot, petit-fils de Louis et président du conseil d’administration de l’Institut Pasteur, se demandait : « Que vient faire dans ce Conseil cet illustre médecin et biologiste ? ». Maurice Duverger, dès 1960, en réactualisant son fameux manuel Institutions politiques et droit constitutionnel était plus complet dans son réquisitoire :

« Le Conseil a pour rôle principal d’interpréter la Constitution, ce qui exige de ses membres des connaissances techniques approfondies, or le Conseil constitutionnel comptait initialement un ambassadeur, un directeur de banque, un ancien directeur d’entreprise privée, un médecin, un conseiller d’Etat honoraire, deux magistrats de l’ordre judiciaire, deux avocats : aucun de ces membres nommés n’a de compétence particulière en matière constitutionnelle. Il est vrai que l’intelligence de certains d’entre eux leur permettra d’en acquérir. »

11Cette charge était sans doute exagérée, voire teintée de mauvaise foi : à l’exception de Pasteur Vallery-Radot. tous les autres conseillers avaient bien reçu une formation juridique, même s’il ne s’agissait, comme pour Victor Chatenay, que d’une simple licence. Quant à l’absence de lumières particulières en droit constitutionnel, elle n’est pas jugée par L. Favoreu comme un handicap, la présence de professeurs spécialistes n’étant pas pour lui « la condition nécessaire d’une bonne composition d’une juridiction constitutionnelle ». Cet argument du constitutionnaliste, s’inscrivant dans sa défense et sa réhabilitation des premières années de l’institution, était d’autant plus acceptable que Noël, dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, reproduit un portrait qu’il traça le 1^er mars 1959 et qui est sinon laudatif, du moins très nettement favorable pour 6 de ses 10 collègues. L’effet d’énumération fait oublier et les membres non cités et l’étrangeté des qualités reconnues à ses préférés : « [...] la droiture et l’autorité du président Coty, [...] la fidélité au Général de Pompidou, l’amitié et le gaullisme de Victor Chatenay et de Pasteur Vallery-Radot, [...] l’honnêteté de Maurice Delépine ». Le seul pour lequel Noël mentionne une capacité professionnelle est Maurice Patin dont il évoque « la science juridique ». Cette description de 1959 fut complétée, quelques pages plus loin, par un bref commentaire, de 1976, lui, sur l’absence de compétence en droit public de la plupart des conseillers, commentaire assez appuyé mais aussitôt stylistiquement contrebalancé par un vibrant hommage rendu au concours efficace de G. Pompidou. Cette façon de procéder signifiait-elle que l’ambassadeur considérait néanmoins, un peu à la façon aujourd’hui de Louis Favoreu, qu’il était suffisant que son équipe fût composée d’hommes intègres ou au contraire, trahissait-elle un malaise et une reconnaissance implicite de la pertinence des attaques de la presse, des protestations de l’opposition et de beaucoup de juristes, défenseurs de la doctrine.

12Noël fut bel et bien catastrophé par la composition du Conseil. En apprenant la liste de ses collègues, son trouble fut grand. Il ne fit, dans les premières semaines, que grandir. Le 25 février 1959, trois jours après sa désignation, l’ambassadeur confiait à son carnet sa déception et son mécontentement : les trois membres nommés par Monnerville étaient des francs-maçons « importants » — on sait l’estime qu’il leur portait — et Chaban-Delmas s’était « obstiné à nommer Michard Pélissier dont on ne [disait] que du mal ». Ce jour là. Pasteur ValleryRadot, Pompidou, Chatenay et Patin trouvaient encore grâce à ses yeux. Le surlendemain, 27 février, Noël était reçu à l’Elysée par de Gaulle. Il profita de ce tête-à-tête pour confier à son hôte les appréhensions qu’il ressentait concernant ses collègues. Cette singulière démarche venant de la part du futur président d’une juridiction indépendante annonçait bien la perméabilité et la proximité des rapports entre les patrons de l’exécutif et du Conseil. La réponse du Général ne dut guère tranquilliser Noël : « Chaban garantit Michard-Pélissier. Moi je ne le garantis pas ». Quant à Gilbert-Jules, il fut qualifié de « brave franc-mac du type classique », étiquette rassurante seulement en apparence puisque Delépine bénéficia de la même mais nuancée, elle, d’un : « mais il passe pour fort honorable » ! Probablement dans la même journée, l’ambassadeur rencontra Gilbert-Jules. L’impression qu’il lui fit fut loin de lever ses préventions :

« C’est le prototype du parlementaire des dernières années : loquace, vaniteux, croyant tout savoir et tranchant de tout, inconscient de la bassesse de son comportement — au demeurant bon garçon. »

13Le 1^er mars, s’il se félicita bien, comme on l’a vu, des qualités de 6 des conseillers, les phrases qui précédaient leur énumération offraient une tonalité bien différente. Noël y évoquait « [son] pauvre Conseil constitutionnel » et y déplorait la présence de trop de membres « indésirables ». Certains étaient « sans valeur » — Gilbert-Jules, Le Coq de Kerland. L’un d’entre eux lui donnait même l’impression de manquer sérieusement d’honnêteté : « Michard-Pélissier est un avocat affairiste de très piètre réputation » assenait-il.

14Toutes ces appréciations peu amènes — mais l’indulgence n’était pas le fort de l’ambassadeur — furent portées, on le voit, avant la cérémonie de l’Elysée du 6 mars. Les premières réunions de l’institution conduisirent-elles Noël à plus de clémence et d’optimisme ? Ce fut le contraire. Le 13 mars 1959 eut lieu la première séance. Noël prononça une allocution inaugurale dans laquelle il insista sur le fait que, « sauf au cas où l’application de l’article 16 de la Constitution l’obligerait à sortir du terrain strictement juridique, le Conseil devrait se comporter exclusivement en juridiction, en juridiction suprême, supérieure à toutes les autres, mais en juridiction ». Il n’eut une idée de la façon dont il avait été entendu que la semaine suivante. Le 21 mars, au lendemain de la deuxième séance, il notait, en effet, abattu : « Toutes mes craintes se sont trouvées dépassées ». Cette réunion avait confirmé qu’à part lui, Pompidou et « un peu » Delépine, aucun des autres conseillers n’avait « la moindre idée du droit public et de ses principes ». Pire, ceux d’entre eux qui étaient juristes, « Patin en tête », s’étaient montrés « imbus » du droit pénal et du droit civil. Celui qui se heurta le plus à Noël fut René Coty, qui contesta, à plusieurs reprises la vision que son président avait des attributions du Conseil et des conditions dans lesquelles il était amené à les exercer. Il réfuta ainsi que le Conseil constitutionnel fût une juridiction qui, sauf si le président de la République avait l’intention d’user de l’article 16, devait exclusivement se comporter comme telle. Par exemple, en matière électorale, il se montra partisan non seulement de juger, après contestation, les élections législatives ou sénatoriales, mais de les vérifier. C’était vouloir faire endosser à la nouvelle institution le rôle tenu sous la IV^e République par les assemblées législatives. Non « sans quelque peine », Noël trouva une majorité pour rejeter cette idée. En revanche, il ne parvint pas à contrer deux autres initiatives de Coty. « Aidé par Patin », celui-ci convainquit la majorité d’admettre que le désistement d’un protestataire unique ne pouvait pas avoir pour effet de dessaisir le Conseil. Noël fit valoir que cela ferait sortir le nouvel organisme du cadre juridictionnel mais, même s’il rallia à son avis V. Auriol, ce fut en vain. Il ne put non plus empêcher Coty de persuader ses collègues de refuser de statuer sur une demande en révision de la commission constitutionnelle provisoire, fondée sur le motif que celle-ci avait commis une erreur matérielle dont le requérant demandait la rectification. Devant ces premières entorses, le secrétaire général du Conseil, Jacques Boitreaud, ainsi que des maîtres des requêtes et des rapporteurs-adjoints présents, confièrent à l’ambassadeur leur peur d’être « déshonorés » s’ils étaient amenés à signer « des décisions aussi contraires au droit public que celles que [prétendait] rendre le Conseil constitutionnel ».

15Quels enseignements Noël tira-t-il de cette séance du 20 mars 1959 ? Son autorité de président avait manifestement été mise à mal. Ses soutiens se limitaient à Pompidou et, dans une moindre mesure, à Delépine. Gilbert-Jules l’avait heureusement surpris en le soutenant un moment, mais il l’avait fait « sans convaincre la majorité ». Du ralliement d’Auriol sur la question du désistement, il ne tirait aucune conclusion : l’ancien président — qu’il ne portait pas dans son cœur, on le verra plus tard — lui était surtout apparu « hésitant ». Mais le pire était sans doute que 4 des 6 conseillers auxquels il faisait encore confiance le 1^er mars l’avaient profondément déçu. Pasteur Vallery-Radot et Chatenay n’avaient pas fait preuve du « caractère » qu’il espérait et n’avaient que « suivi le courant général ». Patin et Coty s’étaient, eux, opposés, et dans deux cas avec succès, à ses indications. S’il se trouva donc renforcé dans son impression première que la plupart des nominations faites avaient été « déplorables », ce fut, bien sûr, à Coty, membre de droit, qu’il en voulut le plus, malgré le « grand lustre » que sa présence et celle d’Auriol apportaient à l’institution. Il lui reprochait, pêle-mêle, de s’être conduit en « avocat normand, fécond en raisonnements adroits, mais faux », de trop intervenir, d’intimider ses collègues, de fournir des justifications aux « tendances » de Le Coq de Kerland et de « l’affreux » Michard-Pélissier, et enfin, de faire obstacle à toute décision « en recommandant, en toute occasion, d’être prudent, de réfléchir encore ». L’addition de tous ces comportements individuels découragea profondément Noël. Comment parvenir à présider un groupe d’hommes aussi peu faits pour leur mission ? Faute de réponse, le moral au plus bas, en ce soir du 21 mars 1959 où il consignait ses impressions dans son carnet, il envisagea simplement de démissionner : « Si je ne parviens pas à orienter dans un sens raisonnable la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je n’aurai d’autre ressource que de me retirer » notait-il. Quinze jours exactement après la mise en place du Conseil, devant l’incompétence de ses membres en droit public, son président songeait déjà à un possible départ. Autant les arguments de l’âge et de la politisation développés par la presse paraissaient à Noël de basses attaques injustifiées, autant il ne se cachait pas que le défaut de qualification de ses collègues était une tare augurant mal de l’avenir.

16Le trouble de l’ambassadeur n’apparaît évidemment pas dans son livre, où, on l’a vu, il est loin de livrer toutes ses impressions du printemps 1959. Celui-ci ne fut, d’ailleurs, que passager. Sa non démission et ses bonnes relations, à la fin, avec R. Coty indiquent, entre autres exemples, que Noël parvint, à assez court terme, à une maîtrise de la situation. Celle-ci fut certainement facilitée par son art de la manœuvre, fruit de son passé de diplomate, et par son sens aigu de l’autorité. Elle reposa davantage encore sur l’application qu’il fit, et parfois sur l’interprétation qu’il imposa, des textes organisant et régissant le Conseil, l’inexpérience de ses collègues s’avérant vraisemblablement, ici, plus un atout qu’un handicap. Le titre de président n’était pas seulement honorifique et Noël s’attacha à jouer pleinement des prérogatives que lui donnait l’ordonnance organique du 7 novembre 1958. Sans les mentionner toutes, attachons-nous aux plus significatives. Le président convoque le Conseil, fixant, donc, date et ordre du jour des séances. Il nomme pour chaque affaire, le rapporteur. Ce pouvoir, aux implications politiques évidentes — le rapporteur après avoir réuni la documentation, prépare le projet de décision qui sert de base à la discussion — n’est, en fait, expressément attribué au président que pour le contentieux électoral : Noël s’octroya le droit de le pratiquer en toutes circonstances. Le président ne participe pas à l’instruction des affaires que par ce dernier biais, il le fait également en présidant les délibérations, en prenant part aux votes et en disposant, dans ces derniers, d’une voix prépondérante permettant, du moins théoriquement, de faire une majorité. La place du président est, par ailleurs, centrale dans l’administration du Conseil. Celui-ci, en effet, ne se gère pas collectivement mais laisse la fixation du budget à son président, ordonnateur de toutes les dépenses, à l’exception, bien entendu, des indemnités des membres. Les services administratifs sont placés sous l’autorité du président, qui désigne ses principaux collaborateurs, le trésorier et le secrétaire général. Pour occuper cette dernière fonction, Noël porta son choix sur Jacques Boitreaud. Il lui avait été recommandé par René Cassin, alors vice-président du Conseil d’Etat, qui venait d’apprécier les qualités de ce maître des requêtes à la tête du secrétariat général de la commission constitutionnelle provisoire. Au sérieux professionnel, Boitreaud ajoutait un profil politique irréprochable : selon le mot même de son épouse, il vouait une véritable « vénération » à de Gaulle. Celle-ci lui permit, en 1962, de devenir conseiller technique au secrétariat général de l’Elysée... Cette promotion donne une idée d’autant meilleure des liens étroits existant entre l’exécutif et le Conseil qu’au Palais-Royal, Boitreaud n’avait pas limité son action aux simples tâches administratives et juridiques qui lui étaient réglementairement assignées, mais avait pris une part active aux débats des conseillers. Avec la bénédiction de Noël, il ne se contentait pas de fournir des compléments d’information ou des suggestions pour la rédaction d’un texte, mais émettait ses avis sur les questions de fond en discussion. Il n’est pas impossible de penser que l’ambassadeur put plus souvent s’appuyer sur ses interventions qu’il n’eut à les combattre... Les membres du Conseil acceptèrent cette pratique — qui laissa peut-être moins paraître les lacunes en droit public de certains — comme ils se laissèrent déposséder par Noël du droit de nommer les rapporteurs adjoints pour le contentieux électoral. Alors que ceux-ci, au nombre de dix, choisis parmi les maîtres des requêtes du Conseil d’Etat et les conseillers référendaires à la Cour des comptes, devaient, chaque année, être désignés par le président mais « en application de la délibération du Conseil », Noël institua un usage différent : ces nominations furent de son seul ressort, après consultation du vice-président du Conseil d’Etat et du premier président de la Cour des comptes. Toujours dans le même esprit, profitant du vide des textes à ce sujet, il décida que lui seul représenterait le Conseil à l’extérieur. « En dehors de tout cadre juridique », comme l’a souligné le constitutionnaliste Joël Boudant, il se posa en unique représentant diplomatique, constitutionnel et juridique de la nouvelle institution, ne laissant à aucun autre conseiller le soin de communiquer avec les autorités publiques, d’organiser une réception officielle ou d’y représenter le Conseil.

17L’ambassadeur, on le voit, avait étendu son emprise sur le Conseil autant qu’il l’avait pu. Le souvenir de la deuxième séance et de ses débordements l’avait sans doute convaincu de la nécessité d’agir pour faire prévaloir sa vision de l’institution. Quelle était-elle ? Noël avait du Conseil constitutionnel la même conception que ceux qui avaient décidé de sa création pendant l’été 1958. Les attributions et les modes de saisine du Conseil avaient été surtout pensés pour lutter contre les déviations du régime parlementaire : il convenait donc, avant tout, pour Noël, de faire respecter par les deux assemblées le partage des matières législatives et réglementaires tel que l’avaient défini, au profit de l’exécutif, les articles 34 et 37 de la Constitution. Bien décidé à aider à l’installation du « parlementarisme rationalisé » qu’avaient voulu les auteurs de la Constitution, il voyait un danger dans une interprétation plus large et moins procédurale des compétences du Conseil. Reconnaître une compétence générale au Conseil, comme Auriol la réclama tant qu’il siégea, c’était prendre le risque de le voir rendre des décisions désavouant ou paralysant l’action du Gouvernement. Considérer la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et le préambule de la Constitution de 1946, qui figuraient tous deux dans le préambule de celle de 1958, comme faisant partie du bloc de constitutionnalité présentait le même risque. Le Conseil ne devait que s’occuper des règles constitutionnelles régissant les rapports entre pouvoirs publics et ne le faire que dans le cadre des attributions expressément déterminées. Il n’était pas question d’aller au-delà des intentions déclarées des rédacteurs de la Constitution. Cette interprétation stricte, voire restrictive, de la mission générale du Conseil, défendue par Noël et qui était aussi sans doute celle d’une majorité des membres, s’imposa. Elle fut clairement établie, on y reviendra, par les deux fameuses décisions du 14 septembre 1961 et du 6 novembre 1962, stipulant explicitement que le champ de compétence du Conseil était délimité par la Constitution et la loi organique.

18Que Léon Noël fût en phase complète avec le pouvoir quant à l’étendue des compétences du Conseil, n’a, en soi, rien d’étonnant, ni même de choquant. Cette communauté de vue qui ne concernait, en somme, que la définition du nouvel organisme était naturelle : si de Gaulle l’avait nommé à sa tête c’était bien en raison de leur accord sur ce qu’il devrait être. Mais la tentation n’était-elle pas grande pour les deux hommes de prolonger cette adhésion au-delà du simple cadre des principes initiaux ? La question se pose d’autant plus qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre, dans leurs écrits, cherché à cacher qu’ils continuèrent de 1959 à 1965 à se fréquenter.

19Certes, aucune disposition juridique n’interdisait au chef de l’Etat de consulter personnellement et à titre officieux le président du Conseil constitutionnel. Il suffisait que les propos échangés demeurassent strictement confidentiels. Mais cette pratique, qui débuta dès la naissance de l’institution, peut d’autant plus être perçue comme la manifestation d’une connivence préjudiciable à l’indépendance du Conseil que Noël se refusa à éclairer pareillement et le président de l’Assemblée et le président du Sénat. Ce traitement inégal posa bien, au tout début, quelques problèmes de conscience à Noël qui dut sentir que l’accueil qu’il réservait à de Gaulle l’éloignait de l’esprit de sa charge et fournissait, à bon compte, des arguments à l’opposition. Il décida donc, début avril, de ne plus rencontrer ni de Gaulle ni Debré ni leurs entourages. Ce choix auquel il procéda à contrecœur s’avéra très temporaire. Dès le 8 juillet, il revoyait G. de Courcel. Le 14, il croisait le Général dans une cérémonie. Les deux raisons avancées par l’ambassadeur pour expliquer pourquoi il ne maintint pas plus longtemps cette saine réserve déconcertent, la première par son manque de crédibilité, la seconde par sa candeur. D’abord, selon lui, ce laps de temps d’à peine trois mois avait été suffisant pour que « l’indépendance de l’institution nouvelle [eût été] affirmée vis-à-vis de tous ». Qu’il suffise de rappeler ici — nous y reviendrons plus tard — que ce fut en juin 1959 qu’intervinrent les décisions du Conseil constitutionnel sur le règlement des Assemblées qui parurent aux députés et aux sénateurs scandaleusement favorables à l’exécutif et relancèrent la polémique sur la partialité du Conseil. Ensuite, second élément d’explication, l’absence de relations avec de Gaulle à laquelle il s’était astreint l’avait privé de « ces passionnantes conversations en tête-à-tête dont [il avait] contracté l’habitude et dont [il ne s’était pas passé] sans de vifs regrets ». Ainsi, le plaisir et, sans doute, l’orgueil qu’il tirait de sa proximité avec le grand homme, l’amenaient aussi à estimer que l’indépendance du Conseil pouvait être préservée autrement que par une coupure aussi radicale entre lui et de Gaulle.

20Début septembre 1959, à l’initiative de Noël qui demanda une audience au Général, les nouvelles règles du jeu furent fixées. Elles s’appliquèrent, cette fois, jusqu’en 1965. Il fut décidé que le président du Conseil constitutionnel tiendrait le président de la République au courant des travaux du Conseil « susceptible[s] de l’intéresser », soit en lui écrivant, soit en lui rendant visite. L’ambassadeur, en dévoilant dans son livre cet accord, a pris soin d’insister sur la « délicatesse » de De Gaulle qui lui marqua, lors de cet entretien, qu’il n’entendait point influencer les décisions des sages du Palais-Royal. Ce ne fut pas là, selon Noël, une vaine parole puisqu’avec le recul du temps, il se devait de constater que les conversations qu’il eut avec le chef de l’Etat ne portèrent que sur des décisions déjà intervenues.

21Peut-on croire que les relations de Noël et de De Gaulle furent tellement neutres qu’elles n’interférèrent pas dans les décisions du Conseil constitutionnel ? Faut-il, d’ailleurs, appréhender les relations du Conseil et de l’exécutif au travers du seul dialogue entre les deux hommes ? Comment Michel Debré, puis Georges Pompidou, et leurs ministres respectèrent-ils la nouvelle institution ? Pour répondre à ces questions, on ne disposait jusqu’à présent que de deux sources très inégales en volume. On pouvait se fier, d’une part, au De Gaulle et les débuts de la V^e République de Noël, livre dont on a déjà eu l’occasion de s’apercevoir qu’il n’était, parfois, qu’une expression très partielle des souvenirs et de l’opinion de son auteur. On pouvait, d’autre part, s’attacher à l’étude de la jurisprudence pour y chercher les traces éventuelles de décisions qui, de façon récurrente ou systématique, eussent été favorables au pouvoir. La perspective biographique de ce livre n’autorise pas à se livrer à une exégèse des différentes lectures des constitutionnalistes, mais force est de constater que leurs appréciations demeurent, aujourd’hui encore, fort discordantes. Quand bien même ces dernières seraient-elles univoques, l’approche du juriste resterait, d’ailleurs, différente de celle de l’historien. Là où le premier ne s’attache qu’aux textes pour dégager une logique jurisprudentielle, le second cherche, par la prise en compte de tous les documents possibles, à cerner le contingent, à reconstituer les circonstances du processus décisionnel. Les carnets inédits de L. Noël viennent donc très heureusement étendre le corpus permettant l’étude du Conseil constitutionnel sous sa présidence. Certes, ceux rédigés d’avril 1959 à juillet 1962 n’ont pas été retrouvés, certes, celui écrit de novembre 1962 à septembre 1963 — dont l’affaire Canal devait constituer la trame — n’a pas été retrouvé non plus, mais les cinq qui ont été préservés constituent, quand même, une source d’information extrêmement riche, notamment pour la compréhension de la crise du référendum d’octobre 1962 et des suites qu’elle eut jusqu’au départ de Noël en 1965. Ils permettront d’apporter des éléments de réponse éclairants aux interrogations qui introduisaient ce paragraphe.

22Envisageons d’abord, avant d’utiliser ces nouveaux matériaux, les trois premières années du Conseil constitutionnel. Celui-ci, du printemps 1959 au printemps 1962, intervint surtout dans deux domaines principaux : celui lié à la guerre d’Algérie et celui constitué par les problèmes d’ordre institutionnel. Même si ces deux champs se confondaient parfois, par souci de clarté, ils seront, ici, examinés successivement.

23L’Algérie fut souvent au cœur des débats des sages du Palais-Royal. Ainsi, le 24 avril — soit dès la deuxième séance lors de laquelle ils étaient appelés à statuer sur des affaires — et le 5 mai 1959, les conseillers entérinèrent 6 élections législatives de cette partie du territoire national. Cette décision fut prise alors même que, de l’aveu de Noël, elles avaient été entachées de graves irrégularités. Le débat, ces deux jours là, fut vif. Auriol, notamment, devant l’évidence et le nombre des procédés contestés — électeurs musulmans amenés aux bureaux de vote en camions militaires, pressions pour la composition des listes, etc. — avait défendu l’annulation avec une « véhémence méridionale ». Mais, finalement, « le Conseil constitutionnel recula devant la perspective de provoquer en Algérie de nouvelles consultations » car elles eussent été marquées par autant d’irrégularités et eussent risqué de faire « couler le sang ». Les mots employés par Noël dans son livre donnent l’impression que cette décision avait été prise en toute liberté et indépendance par des conseillers qui eussent compris que les considérations humaines, le réalisme et la sagesse commandaient d’oublier le droit. C’était masquer son propre rôle et celui du pouvoir. Début mars 1959, Noël eut un entretien discret, pour ne pas dire secret, avec René Brouillet, alors directeur de cabinet de De Gaulle, au sujet desdites élections. Son interlocuteur lui fit part du « souhait » du Général d’éviter toute annulation. L’ambassadeur en prit acte et, spontanément, dit son intention « d’ajourner, en tout cas, toute décision sur ces dossiers jusqu’après les élections municipales » qui devaient avoir lieu en Algérie dans la seconde moitié d’avril. Cet épisode laisse d’abord imaginer dans quel sens le président Noël inclina les débats quand ils eurent finalement lieu. Il atteste, ensuite, de la puissance que conférait au président du Conseil constitutionnel le choix des ordres du jour. Il démontre enfin, d’une part, que de Gaulle n’entendait pas que le droit et le Conseil constitutionnel gênassent ou s’opposassent à sa politique, d’autre part, que, dès le tout début, Noël s’était montré conciliant à l’égard de l’exécutif et n’avait pas cherché à s’ériger en défenseur de l’indépendance de « son » institution.

24L’iniquité de cette décision semble cependant être restée exceptionnelle. La bienveillance de Noël pour les dirigeants de la V^e République et sa volonté de les aider à mettre en place leur politique algérienne prirent des formes plus discrètes et moins cyniques. L’une d’elles fut d’interpréter de façon restrictive la compétence du Conseil. Ainsi, l’ambassadeur eut probablement plus que sa part dans la décision du Conseil du 15 janvier 1960 de se déclarer incompétent pour examiner si l’institution d’un régime de carrière particulier pour les magistrats musulmans — décidée par le Gouvernement pour combler leur retard en matière de promotion et d’intégration — était compatible avec le principe d’égalité.

25Quelques jours plus tard, en pleine semaine des barricades à Alger, l’ambassadeur eut l’occasion d’apporter une autre forme de soutien à la politique algérienne de De Gaulle. Cette fois, il se départit de la réserve à laquelle sa fonction présidentielle eût dû le tenir et revêtit l’habit d’un conseiller du chef de l’Etat. Le 27 janvier, le Général convoquait Noël pour lui faire part de son intention de faire jouer l’article 16 de la Constitution. Il souhaitait son avis personnel avant de soumettre éventuellement un texte au Conseil constitutionnel. En acceptant ainsi de donner un pré-avis, l’ambassadeur se plaçait nécessairement sur un terrain très ambigu puisque ses propos ne pouvaient ni reposer sur l’étude de la conformité au droit d’un texte qui n’existait pas encore ni engager ses collègues. Noël s’efforça de convaincre de Gaulle que la situation — « la métropole [étant] absolument calme et presque unanime à le soutenir » — ne nécessitait pas d’avoir recours à l’article 16. Il l’avertit qu’« indubitablement » l’avis public qu’émettrait le Conseil constitutionnel serait défavorable, le fonctionnement régulier des pouvoirs n’étant pas interrompu. Mais, loin de se contenter d’user d’arguments procéduraux et juridiques, il n’hésita pas à se livrer à une analyse politique de la situation. S’il ne fallait pas utiliser l’article 16 c’était surtout qu’il ne procurerait pas de « pouvoirs utiles » à l’exécutif alors qu’il dresserait contre lui « les partis de gauche et l’ensemble des syndicats » qui, à l’exception du parti communiste, lui étaient, pour le moment, acquis. Noël mit aussi en avant l’« inconvénient » qu’il y avait à entraîner, de plein droit, la réunion du Parlement et, last but not least, le risque de voir le Conseil constitutionnel profiter de l’occasion pour « définir, par avance, les circonstances où pourrait jouer l’article 16 » ! Après avoir montré les écueils à éviter, l’ambassadeur ne s’embarrassa pas pour proposer une alternative. Il convenait, ce qui était possible avec les pouvoirs dont il disposait déjà mais dont il n’usait pas assez, que l’exécutif se fît obéir des chefs de l’armée. Il fallait aussi ne pas craindre de pratiquer arrestations et perquisitions, notamment chez « les gens de droite, y compris certains indépendants ». Noël eut l’impression que son discours avait porté. Il quitta de Gaulle en l’avertissant que, toutefois, il profiterait de la séance du surlendemain pour demander à ses collègues de ne point quitter Paris au cas où...

26De Gaulle lui avait demandé son avis. Il l’avait donné. Eût-il conscience d’avoir mélangé les genres ? Sans doute pas. L’important était qu’il aidât au mieux le régime à surmonter les crises et non de se demander à quel titre il le faisait. D’ailleurs, alors que l’on pourrait arguer que dans cet entretien du 27 janvier il n’avait fait que répondre à une convocation, ce fut lui qui, le 30, prit l’initiative de demander une audience. Devant la rumeur persistante d’un recours à l’article 16, convaincu que Chaban-Delmas, Monnerville et Debré en étaient des partisans et poussé par l’entourage de De Gaulle qui y était hostile, Noël jugea utile de développer à nouveau ses arguments. Il se montra plus précis, se faisant l’avocat d’une utilisation de l’ordonnance d’octobre 1958 — qui rendait possible l’internement de ceux qui apportaient une aide, même indirecte, aux rebelles d’Afrique du Nord — et de l’article 38 de la Constitution — qui permettait au Gouvernement de se faire autoriser par le Parlement à prendre, dans certaines limites et sous certaines conditions, « des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». L’entretien — au terme duquel il eut aussi quelques mots avec Debré — ne leva pas les inquiétudes de l’ambassadeur. Entrant dans une logique qui trouverait son expression la plus finie lors du référendum du 28 octobre 1962, il commença à se faire à l’idée de se « résigner à une violation de la Constitution, s’il [lui apparaissait] qu’elle était indispensable au salut du pays », celui-ci ne s’entendant bien sûr pas sans de Gaulle. Pour éviter d’être mis dans une telle situation, le 31 janvier encore, sachant que, le soir même, Pompidou et Brouillet devaient être reçus par Debré, puis par de Gaulle, il accepta de rencontrer les deux hommes dans l’après-midi. La suite est bien connue : les insurgés d’Alger renoncèrent dans la matinée du 1^er février et, le lendemain, les députés, par application de l’article 38, confiaient pour un an, sous la signature du président de la République, des pouvoirs exceptionnels au Gouvernement.

27La semaine des barricades, première grave crise du régime à laquelle il fut associé, fournit, en quelque sorte, à l’ambassadeur la matrice de ses rapports avec le chef de l’Etat. La part qu’il dut s’attribuer dans la décision de De Gaulle l’encouragea à essayer de maintenir cet équilibre entre sa fonction présidentielle et sa position de conseiller-confident. Il ne le fit pas toujours avec le même succès. Un lourd silence entoure dans De Gaulle et les débuts de la V^e République le rôle qu’il joua auprès du Général et au sein du Conseil à la veille du référendum sur l’autodétermination. La brièveté d’une mention à l’anticonstitutionnalité de la loi référendaire du 8 janvier 1961 laisse supposer que, s’il sut convaincre ses collègues de l’étroitesse de leur compétence en matière de référendum, il ne parvint pas à modifier le projet initial du Général. Cela n’entama nullement la confiance de De Gaulle. Pendant le putsch des généraux, en avril 1961, la connivence entre l’ambassadeur et lui joua encore pleinement. Le 23 avril, Noël, réglementairement cette fois, venait apporter au président de la République l’avis du Conseil constitutionnel sur le texte justifiant le recours à l’article 16. Le Général, « sombre, le visage ravagé », lui offrit le spectacle de sa solitude en lui avouant « en propres termes, qu’il ne savait pas sur quelles forces il pouvait compter ». Cet appel à peine voilé à la fidélité convainquit l’ambassadeur de ne faire aucune allusion à la déclaration qu’il avait promis à ses collègues de faire avant de remettre au chef de l’Etat leur avis favorable. Les membres du Conseil n’avaient, en effet, voté majoritairement l’approbation du texte de De Gaulle qu’à condition que Noël spécifiât oralement qu’ils souhaitaient que l’article 16 ne fût utilisé vraiment qu’en ultime recours. Le gaulliste soucieux de ménager son héros avait pris le pas sur le président lié par les débats de son institution.

28Cinq jours plus tard, l’ambassadeur était de retour à l’Elysée, sans qu’aucune raison professionnelle ou protocolaire l’y amenât, simplement pour s’« entretenir de la situation » avec G. de Courcel et R. Brouillet. En les quittant, sans que cela eût été prévu, Noël eut une longue discussion avec de Gaulle. Celui-ci lui expliqua quelle était sa conception du rôle du Conseil constitutionnel pendant la période d’application de l’article 16 : s’il était libre de suggérer certains amendements aux textes qui lui seraient soumis, il avait surtout pour charge d’apprécier si ceux-ci étaient inspirés « par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission » (art. 16). Noël n’eut pas à être convaincu, c’était, là aussi, sa vision.

29Le rôle de conseiller politique de Noël s’accentua dans les semaines suivantes. Choqué par le maintien du régime de l’article 16, dont il estimait qu’il « était contraire à l’esprit et à la lettre » de la Constitution, et considérant, surtout, qu’il constituait « une erreur [...] au point de vue politique » — en fournissant l’opposition en arguments faciles — il multiplia les interventions pour obtenir sa levée auprès, d’abord, de l’entourage du Général. Il rendit visite à G. de Courcel et à Brouillet. Il finit par s’adresser lui-même directement, au chef de l’Etat. A chaque fois, il dut mettre en avant sa crainte de voir le Conseil se prononcer formellement contre l’application prolongée de l’article 16 à l’occasion d’un avis qu’il aurait à rendre. C’est pourquoi aussi, une fois, une fois au moins, début juin 1961 — devant un projet de décision qui remettait en cause l’inamovibilité des magistrats du siège — il préféra intervenir en amont et expliquer à de Gaulle que le texte envisagé était en contradiction avec la Constitution et, argument politique, qu’il était « inopportun ». Cette façon de procéder faisait de Noël un partenaire et un collaborateur du pouvoir. Il se rendit sans doute compte de ce que ce glissement avait de choquant. Mais, s’il fut tenté à plusieurs reprises, écrit-il, de « réunir officieusement le Conseil constitutionnel pour lui proposer de [lui] donner mission d’inviter, en son nom, le président de la République à constater que le maintien en application de l’article 16 ne se justifiait plus », cette noble idée ne dépassa jamais le stade de l’intention. Le Général put ne mettre un terme à l’application de l’article 16 que lorsqu’il le souhaita, le 24 septembre 1961. soit 5 mois après son entrée en vigueur. La mise en place de la politique algérienne de De Gaulle n’avait pas à être freinée par le droit. L’O.A.S., à sa manière, comme pour sanctionner cette vision de l’ambassadeur, lui envoya, le 28 juin 1961, une condamnation à mort...

30Comme celle du référendum de janvier 1961, comme celle du maintien prolongé de l’article 16, l’anticonstitutionnalité du référendum du 8 avril 1962 apparut à Noël et l’embarrassa. Le Général lui montra le texte du projet de loi le 17 mars. L’ambassadeur avait beau savoir que le Conseil n’avait pas compétence pour se prononcer sur le principe et sur l’objet du référendum, il exposa quand même à de Gaulle « ce qu’il y avait, en l’espèce, de désagréable » dans la situation. La « responsabilité morale » de son institution serait nécessairement affaiblie par les attaques de la presse et de l’opposition qui, sans tenir compte de ses attributions réelles prétendraient qu’elle avait failli en ne dénonçant pas « les entorses données à la Constitution ». Le chef de l’Etat ne vit dans ces objections de droit que des « discussions byzantines » : le « référendum [était] une affaire à régler entre lui et le peuple français ». Noël se résigna. Il rencontra quelque difficulté à faire examiner par ses collègues le projet de décret organisant la consultation. Certains voulurent, en effet, avant de se plier à cet examen, qu’en leur nom il allât « attirer l’attention » du président de la République sur ce qu’avait de « contestable » le recours au référendum. Noël sut les convaincre — ce qu’il ne serait plus en mesure de faire en octobre 1962 — de renoncer à cette exigence et de se contenter d’envoyer, après coup, une note officieuse dévoilant leur réticence.

31La guerre d’Algérie, on le voit, en plaçant le pays dans une situation exceptionnelle, où l’efficacité et la raison d’Etat pouvaient primer sur toute autre considération, y compris juridique, contribua à installer, de 1959 à 1962, entre de Gaulle et Noël des rapports faits d’une tacite complicité. Si l’ambassadeur fut en proie à des états d’âme et fut, parfois, heurté par certaines mesures, jamais, par son attitude envers le Général ou par les décisions qu’il eût pu contribuer à faire prendre par le Conseil, il ne chercha à contrarier les desseins du pouvoir. Cette bienveillance ne se limita pas, durant ces trois premières années de sa présidence à la question algérienne. Si celle-ci fragilisait de Gaulle, les menées de l’opposition contre l’installation des rouages de la V^e République constituaient, à la même époque, une autre menace. Sur ce front là également, Noël sut se montrer un habile soutien de l’exécutif.

32Dès juin 1959, en statuant sur les règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat, le Conseil constitutionnel rendit des décisions allant dans le sens souhaité par le pouvoir, contribuant ainsi à installer en France un « parlementarisme rationalisé ». Si ces décisions étaient toutes juridiquement fondées, elles témoignaient aussi d’une interprétation très stricte de la lettre de la Constitution. Noël, avant d’inscrire à l’ordre du jour l’examen desdits règlements, avait, d’ailleurs, veillé à ne point se laisser bousculer par le calendrier. Il fut, en effet, sans doute pour beaucoup dans la décision du Conseil du 14 mai 1959 de refuser d’examiner une demande de consultation de Chaban-Delmas sur un article isolé du règlement de l’Assemblée nationale. Il avait manifestement considéré qu’il s’agissait là d’une manœuvre obligeant le Conseil à dévoiler prématurément ses arguments et à permettre aux députés de s’adapter. Lorsque, finalement, le texte intégral et définitif du projet de règlement de l’Assemblée nationale fut remis, le 6 juin, au Conseil constitutionnel, l’ambassadeur n’eut guère de difficulté, apparemment, à convaincre la majorité de ses collègues de se montrer rigoureux. Après trois jours de délibération, alors même que le texte soumis avait fait l’objet d’une « transaction » entre les députés et Michel Debré, le Conseil, le 24 juin, déclara non conforme 10 articles des plus sensibles parmi les 162 du texte. Les 24 et 25 juin 1959, il montrait la même sévérité à l’égard du projet de règlement du Sénat. Noël ne fut nullement ému par le tollé provoqué chez des parlementaires d’autant plus choqués de voir leurs textes ainsi censurés que c’était la première fois de l’histoire constitutionnelle du pays que ceux-ci étaient contrôlés. Aux yeux de l’ambassadeur, le Conseil, en empêchant, notamment, les députés de pouvoir clore par un vote un débat portant sur une question orale et en les privant de la faculté de voter des résolutions, n’avait fait que suivre les intentions des rédacteurs de la Constitution et le souhait des électeurs lassés par l’instabilité ministérielle.

33La fermeté dont fit preuve le Conseil constitutionnel dans cette affaire déplut à Vincent Auriol. Déjà très choqué par la validation des élections des 24 avril et 5 mai précédents, l’ancien président de la République estimait que le droit eût permis une position moins rigide. La suite de la mise en place de la V^e République le choqua encore bien davantage et le convainquit de l’insuffisance des compétences du Conseil. Entre fin décembre 1959 et mi-mars 1960, la promulgation de la loi scolaire, la révision des articles sur la Communauté et le refus de De Gaulle de convoquer l’Assemblée nationale en session extraordinaire, malgré la demande de 300 parlementaires préoccupés par la question agricole, sans que le Conseil, à aucune de ces trois occasions, pût se prononcer, déterminèrent Auriol à agir. Le 19 mars 1960, il écrivait à Noël pour lui demander de convoquer le Conseil, d’une part, pour examiner la situation juridique née du refus de l’Elysée et, d’autre part, pour étudier une « proposition de résolution » qu’il avait rédigée et qui tendait « à faire autoriser le président du Conseil constitutionnel, ou un membre du Conseil à saisir ce dernier de toutes mesures ou de tous textes non conformes à la Charte nationale ». L’ambassadeur ne vit dans ce courrier qu’une manœuvre destinée à permettre à son auteur de « se livrer à quelque manifestation spectaculaire ». Il n’entrait, en effet, pas dans les attributions du Conseil de voter ou même d’examiner des résolutions. Certes, mais il ne lui était pas interdit de communiquer au président de la République un texte officieux et confidentiel, sous forme d’un vœu, l’informant des souhaits de ses membres. Noël, ne voulant pas accéder purement et simplement à la demande d’Auriol, pria Michel Debré d’accélérer la transmission au Conseil d’une affaire dont il devait être saisi afin de ne pas avoir à le convoquer uniquement pour envisager les questions soulevées par l’ancien président. Ayant obtenu satisfaction du premier ministre, il fixa la réunion au 7 avril en prévenant Auriol qu’il ne pourrait faire part de ses considérations qu’une fois la délibération officielle terminée, hors séance. Le jour dit, d’après Noël, Auriol ne chercha pas à recueillir l’assentiment de ses collègues sur sa « proposition de résolution » et se contenta de demander à l’ambassadeur de la porter à la connaissance du Gouvernement, laissant entendre que, s’il n’en était tenu aucun compte, il démissionnerait du Conseil. Noël mit directement de Gaulle au courant lors d’un entretien approfondi. Dans la matinée du 12 mai, manifestement un peu choqué et vexé qu’Auriol se soit fait excuser, il rendait compte, la séance levée, à ses autres collègues de cette entrevue. Le soir même il en résumait les résultats dans une lettre à Auriol. De Gaulle n’envisageait pas, « dans un avenir prochain », de prendre l’initiative d’une réforme constitutionnelle touchant la saisine du Conseil. En conséquence, « il [considérait] qu’en l’état, il serait prématuré, pour lui, de se prononcer, dès maintenant […] ». C’était une claire fin de non recevoir. Noël, pour en atténuer le caractère définitif et vexatoire, affirmait, dans son courrier, sa volonté de dialogue. Il en indiquait les modalités à son correspondant : il convenait que les membres du Conseil puissent « toutes les fois qu’il serait utile et même, le cas échéant, dans l’intervalle [des] séances poursuivre [leurs] entretiens et préciser [leurs] vues sur ces problèmes ». L’ambassadeur restait volontairement vague sur la nature desdits problèmes, semblant vouloir laisser croire à Auriol que la saisine du Conseil par son président ou par l’un de ses membres serait, un jour, envisageable. Il alla pour essayer d’entretenir l’espoir de l’ancien chef de l’Etat jusqu’à manier le paradoxe :

« Mes réflexions personnelles m’ont amené à cette conclusion qu’il serait sage de ne pas hâter une révision certainement souhaitable. Il me paraît préférable d’observer, quelque temps, le fonctionnement de la Constitution qui, peu à peu, fait apparaître ses lacunes, ses contradictions, ses malfaçons. Une révision trop rapide ne permettrait pas de remédier à tous ses défauts. »

34En fait, si Noël, théoriquement, était bel et bien partisan de deux ou trois réformes élargissant le champ de compétence du Conseil, pratiquement, malgré le soutien de Coty et de Pompidou, il ne fit jamais rien pour les promouvoir. Il fut toujours, durant les 6 années de son mandat, urgent d’attendre. Auriol, à qui n’avait pas échappé l’état d’esprit de son président, ni sa farouche hostilité au changement précis qu’il défendait, ne fut pas dupe de la bonne volonté exprimée par Noël dans sa lettre. Il en tira les conséquences.

35La suite est bien connue : Auriol, faute de pouvoir « démissionner », stricto sensu, étant membre de droit, et donc à vie, du Conseil, fit savoir à Noël qu’il n’assisterait plus aux séances du Palais-Royal. L’ambassadeur, par retour du courrier, lui répondit en termes très secs. Ce départ, quand il serait connu, ne pourrait que ternir l’image de son institution. Auriol se fit évidemment un plaisir d’entourer sa décision du maximum de publicité. La presse en fit état le 2 juillet. Il confia au Monde, qui les publia dans son édition datée des 3-4 juillet 1960, ses lettres à Noël du 19 mars et du 25 mai, ainsi que son projet de résolution du 7 avril. Sa « démission » reçut l’approbation de nombreuses personnalités. Elle entraîna l’ire élyséenne. Même si de Gaulle, dans un premier temps, affirma à Noël que le départ d’Auriol le laissait « indifférent », il chercha, par la suite, à lui faire payer son insolence. Le Général imagina faire constater officiellement que l’ex-chef de l’Etat n’appartenait plus au Conseil, façon de se prémunir contre son retour éventuel. Puis il pensa lui faire quitter l’appartement de fonction qu’il occupait quai Branly en tant, pourtant, qu’ancien président de la République et lui couper l’indemnité qu’il percevait comme membre du Conseil. Ce fut l’ambassadeur qui convainquit de Gaulle de renoncer à ces projets, lui exposant qu’il ne convenait pas de faire d’Auriol un martyr. Peut-être Noël avait-il aussi en vue, sans pouvoir s’en ouvrir directement au Général, de préserver l’apparence d’indépendance de son institution : persécuter un membre du Conseil qui avait décidé de ne plus siéger, c’était également exercer une pression dissuasive sur ses autres collègues.

36En 1960, Auriol n’avait pas justifié sa « démission » par telle ou telle décision du Conseil — on a vu qu’hormis celles d’avril-mars 1959 sur les élections en Algérie, toutes, aussi restrictifs que fussent leurs considérants, avaient été fondées en droit — mais par son absence de décision en trois circonstances où il ne fut pas consulté. Il est plus que probable que Léon Noël, soucieux d’éviter qu’une autre contestation du même type pût, un jour, conduire le Conseil à délibérer sur des questions autres que celles dont il était régulièrement saisi, fut pour beaucoup, l’année suivante, dans une décision établissant explicitement les limites que se fixait le Conseil, Le 14 septembre 1961, Chaban-Delmas déposait une demande d’avis sur la recevabilité d’une motion de censure en période d’application de l’article 16. Le Conseil, statuant le jour même, se déclara incompétent. Alors qu’il eût pu le faire en indiquant qu’aucun texte ne prévoyait la saisine par le président de l’Assemblée nationale dans semblables circonstances, il appuya sa décision sur un considérant de principe, affirmant définitivement qu’il n’avait pas une compétence de droit commun en matière constitutionnelle. Le Conseil n’avait pas à combler les silences de la Constitution mais seulement à être saisi « dans les cas et suivant les modalités qu’elle [avait] fixés ». C’était se définir seulement comme une juridiction d’attribution et s’interdire, donc, de statuer face à certaines éventuelles violations de la Constitution. Le Conseil constitutionnel, sous Noël, était d’abord là pour aider le régime à se stabiliser.

37Cet objectif prioritaire ne se ressentait pas uniquement dans l’attitude de Noël lors des séances du Conseil. Il amenait aussi l’ambassadeur, comme il le faisait pour les affaires algériennes, à se comporter en véritable conseiller et confident du Général pour certaines affaires institutionnelles et politiques. Cette liberté de parole qu’il prenait ainsi, en dépit de sa fonction, fut rapidement connue de ceux qui gravitaient autour du pouvoir. Elle lui valut d’être souvent sollicité par des ministres ou des proches du Général — « et non des moindres » — pour se faire leur interprète auprès de lui, effrayés qu’ils étaient à l’idée d’éventuellement le contrarier. On le pria ainsi de « [se mêler] d’affaires qui ne [le] concernaient point ». En 1961, il fut souvent approché pour essayer de sonder les desseins présidentiels concernant l’avenir de Michel Debré à Matignon. Il se plia avec d’autant plus de grâce à cette mission que le premier ministre lui inspirait toujours autant de respect qu’à la veille de sa nomination. A plusieurs reprises, donc, en 1961, l’ambassadeur aborda avec de Gaulle le cas Debré sans, toutefois, faire explicitement allusion à la question de son départ. Des propos que le chef de l’Etat lui tint, il tira la conclusion qu’il était déjà décidé à changer l’hôte de Matignon, mais qu’« il voulait gagner du temps ». Il fallait au Général, à la fois, ne pas froisser Debré, offrir de la V^e République l’image d’un régime stable et, surtout, procéder au bon choix pour le successeur. Sûr de son analyse et sentant probablement le moment du remplacement approcher Noël, en octobre 1961, « si délicate que fût pour [lui] une intervention à cet égard », évoqua devant de Gaulle « l’absolue nécessité » de changer Debré. Le Général demanda à l’ambassadeur à qui il pensait pour prendre la suite. Fallait-il désigner un « ancien » ou un homme nouveau ? Noël, hostile à la première solution, donna son opinion « sans ambages » : si parmi les « anciens » un certain nombre possédait d’« indéniables qualités » — le général Billotte, le « fidèle » Maurice Schumann et, « non sans quelques réserves », Edgar Faure, Pierre Pflimlin, René Pleven — elles les désignaient plus pour être ministres que pour devenir le premier d’entre eux. L’ambassadeur se fit donc l’avocat du choix d’un homme neuf. Il en cita deux dont il constata avec plaisir que de Gaulle avait éventuellement pensé à eux : Louis Joxe et... Georges Pompidou. Ainsi, non seulement le président du Conseil constitutionnel se livrait avec le président de la République à des commentaires et à des analyses politiques mais il n’hésitait pas, non plus, à souffler le nom de l’un de ses collègues pour devenir le deuxième responsable de l’exécutif. Sans doute, en dehors des considérations objectives sur la « haute intelligence » de Pompidou, Noël avait-il jugé que le Conseil avait tout à gagner d’une nomination qui casserait son image de cénacle de vieillards en offrant celle d’une institution qui recelait de jeunes et brillants talents, capables de donner un nouveau souffle au pays. Une fois Pompidou à Matignon, l’ambassadeur s’apercevrait rapidement que le lien entre le Conseil et le pouvoir ne se réduisait plus seulement à ses relations privilégiées avec de Gaulle.

38Quelques semaines plus tard, le 21 décembre 1961, au cours d’un nouvel entretien d’environ trois quarts d’heure, le Général lui confia qu’il procéderait au remplacement de Debré « dès que l’affaire d’Algérie serait sur le point d’être réglée ». Surtout, il lui apprit qu’il avait renoncé à nommer un « ancien ». De fait, le 14 avril 1962, Georges Pompidou était nommé premier ministre. Cette nomination d’un ancien collaborateur personnel du Général, et non d’un parlementaire, marquait le début du conflit, jusqu’à présent retardé par la guerre d’Algérie, entre de Gaulle et les partis traditionnels. Après la condamnation de l’Europe supranationale que défendait le M.R.P., la réforme de l’élection du président de la République fut le deuxième défi lancé par le Général à ses adversaires. Sa mise en place provoqua, au sein du Conseil constitutionnel et dans les relations de celui-ci avec le pouvoir, de si vives tensions que son aboutissement, le référendum d’octobre 1962, fut impuissant à les résorber toutes. Une meilleure connaissance du rôle de Léon Noël que celle qu’autorisait son seul livre, permettra de jeter une nouvelle lumière et sur la crise de l’automne 1962, dont bien des éléments — comportements de personnalités, textes clés, répartition de votes etc. — demeuraient inconnus, et sur ses suites pour le Conseil constitutionnel, totalement ignorées jusqu’ici.

39L’élargissement du collège électoral du président de la République était devenu une question récurrente du débat politique depuis 1960-1961. En décembre 1961, de Gaulle se fit devant Noël le défenseur de l’élection au suffrage universel du chef de l’Etat. Il tenta, dès cet entretien. d’obtenir de l’ambassadeur son avis quant à un éventuel référendum sur le sujet. Noël esquiva cet aspect formel et procédural de la question, se contentant d’affirmer son opposition de fond à la réforme envisagée, coupable à ses yeux de permettre à des incapables de briguer l’Elysée. S’il admit que le mode de désignation inscrit dans la Constitution laissait à désirer, surtout depuis que les changements affectant la Communauté réduisaient le nombre des grands électeurs, il dit à son interlocuteur « ne pas apercevoir quel système meilleur pourrait être trouvé ». L’ambassadeur, au cours du premier semestre 1961, à des dates non précisées, développa plusieurs fois ces arguments. Convaincu, surtout après les accords d’Evian qui lui laissaient les mains libres, que de Gaulle n’avait renoncé ni à son projet ni à l’appuyer sur un référendum, le président du Conseil constitutionnel, agissant plus que jamais en conseiller du pouvoir, décida, le 22 juin 1962, d’expliquer en détails au chef de l’Etat pourquoi le recours au référendum serait inconstitutionnel. Il s’attacha à démontrer que l’article 11 de la Constitution, sur lequel le Général entendait fonder son action — « Le président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions, ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics [...] » — était clairement dominé par l’article 89 qui fixait la procédure de révision et indiquait que le référendum ne pouvait intervenir que pour ratifier ou repousser un texte préalablement voté par les deux assemblées. L’ambassadeur assortit ce raisonnement de deux avertissements. Il prévint de Gaulle, d’une part, que si, en droit, le Conseil constitutionnel n’avait pas compétence pour statuer sur un recours au référendum, sa « responsabilité morale » serait, cependant, en jeu et que, cette fois, il ne pourrait faire autrement que de prendre lui-même l’initiative d’une note officieuse dénonçant le caractère inconstitutionnel du projet. Il compléta cette mise en garde, d’autre part, par des considérations politiques. Organiser un troisième référendum sur une question d’ordre constitutionnel c’était prendre le risque d’un fort taux d’abstention, c’était donner de la V^e République une image instable, c’était, surtout, créer un précédent qui encouragerait les indépendants de Giscard d’Estaing à utiliser l’article 89 pour instaurer un régime présidentiel. Noël eut alors la grande satisfaction d’entendre le Général lui déclarer catégoriquement qu’il n’avait pas l’intention d’avoir recours au référendum « dans les prochains mois ». C’était au moins un répit. L’ambassadeur en rendit d’abord compte à Pompidou, le 28 juin, puis seulement après, le 10 juillet, à ses collègues du Conseil. Quelques jours plus tard, des doutes l’assaillirent : si l’Assemblée nationale adoptait la motion de censure déposée contre la création de forces nucléaires, de Gaulle ne serait-il pas tenté de profiter de la crise pour modifier la Constitution à l’aide de l’article 11 ? Noël crut si fort à ce scénario qu’il en arriva à réfléchir aux termes de sa lettre de démission et à la manière, la moins gênante possible pour le Général, de la lui remettre. Mais, le 17 juillet, ladite motion était rejetée.

40L’attentat du Petit-Clamart, cela est bien connu, changea la donne en fournissant à de Gaulle un prétexte idéal. Noël, le surlendemain, 24 août 1962, envoyait un mot de sympathie au Général. Il fut très surpris que le chef de l’Etat se fût donné la peine de lui répondre dès le 26. Cette diligence lui apparut comme un indice de sa volonté d’engager une révision constitutionnelle. Il n’était d’ailleurs plus question que de cette dernière dans la presse. Noël y était plus que jamais opposé, comme il le nota dans son carnet le 31 août :

« Je n’arrive pas à admettre que l’élection du président de la République au suffrage universel soit une garantie de stabilité après la disparition ou la retraite de De Gaulle. J’espère, en tout cas, qu’il n’est pas revenu à l’idée de réviser la Constitution en se servant de l’article 11. »

41Une lettre de Jacques Boitreaud, reçue le 8 septembre, lui enleva ce dernier espoir. Son ancien secrétaire général lui confiait que De Gaulle annoncerait au pays, le 18 septembre, son intention d’organiser un référendum, fondé sur l’article 11. La consultation aurait lieu soit fin octobre soit début novembre, selon qu’elle serait doublée ou non par des élections législatives, le Général étant déjà décidé à dissoudre l’Assemblée si celle-ci votait une motion de censure. Dans cette même lettre, Boitreaud, « navré », racontait à Noël comment une heure durant il avait « connu l’orage » en tentant de convaincre de Gaulle que l’article 11 était inapplicable. Son amertume était d’autant plus grande que Pompidou, qui assistait à l’entretien et qui était de son avis, s’était « rendu sans combat », allant jusqu’à estimer que « si ce n’[était] pas juridiquement très satisfaisant, ce n’[était] pas non plus “vilain”, puisque le Général ne faisait pas cela pour lui-même et puisque l’on ne [touchait] pas aux autres pouvoirs ». De Gaulle put donc facilement lui présenter la révision comme une simple « mesure conservatoire » sans laquelle son successeur serait « hors d’état d’exercer ses plus hautes prérogatives ».

42Noël était effondré. Il réagit, cependant, rapidement en envoyant une série de lettres. Il remercia d’abord Boitreaud pour ses confidences. Il écrivit ensuite à E. Burin des Roziers, alors secrétaire général de la présidence de la République. Le président du Conseil constitutionnel, retrouvant ses réflexes de dirigeant R.P.F., lui fit part des dangereuses conséquences politiques auxquelles, selon lui, le référendum exposerait le pouvoir. Le 10 septembre, enfin, l’ambassadeur envoya à Coty un courrier dans lequel il lui faisait part, une nouvelle fois, de ses objections quant à l’utilisation de l’article 11. C’était, probablement, une façon de le sonder sur l’attitude qu’il entendait observer au Conseil. La réponse de Coty lui parvint le 15 : hostile à l’élection au suffrage universel du président de la République, considérant, également, que le référendum envisagé était inconstitutionnel, il lui serait impossible de participer à sa préparation et à son dépouillement.

43D’accord avec la double analyse de Coty, Noël voyait approcher avec angoisse la crise qui frapperait bientôt le Conseil constitutionnel. Celle-ci lui apparaissait d’autant plus certaine que, comme il le nota avec une distance ironique, le voyage triomphal que de Gaulle venait d’achever en Allemagne — il était rentré le 9 septembre — « n’était pas pour [le] rendre plus accessible aux objections et aux conseils ». Le 12 septembre, un coup de téléphone d’Alexandre Parodi, lui montra que le vice-président du Conseil d’Etat était, lui aussi, « très inquiet », s’attendant à ce que son institution, déjà consultée, elle, sur le projet de loi, émît un avis défavorable. A cette date, Noël était profondément choqué de la désinvolture avec laquelle de Gaulle traitait la Haute juridiction. Convaincu, le 12 septembre, que le Général annoncerait le référendum au pays avant d’avoir consulté le Conseil, il estimait, amer et mordant, que « cette fois, le Général pourrait se dispenser de me communiquer son texte “pour information” ». Pour l’ambassadeur, en mettant ainsi le Conseil constitutionnel devant un fait accompli, le chef de l’Etat entendait bien « ne lui [laisser] que le seul rôle légal qui lui appartienne » : l’avis sur l’organisation du référendum, le contrôle de son déroulement et la proclamation de ses résultats. Le 15 septembre, toujours pas contacté par le pouvoir, Noël confiait ses intentions à son carnet :

« [...] je supprimerai la proclamation provisoire des résultats, qu’aucun texte ne prévoit. Pour la proclamation des résultats définitifs, je proposerai à mes collègues de ne pas procéder par la voie d’une décision, visant la Constitution, mais de me borner à dire : “Voilà les résultats définitifs de la consultation populaire à laquelle il a été procédé le...” »

44Cela n’eût certes pas été la prise de position publique qu’un président du Conseil constitutionnel non gaulliste eût pu, sans doute, envisager. Cela eût été, cependant, offrir aux juristes et aux journalistes l’expression de sa nette désapprobation. A l’heure du choix, on le verra, Noël ne se souvint que de sa première résolution, la moins spectaculaire des deux.

45Autant que le président du Conseil constitutionnel bientôt amené à se prononcer, le citoyen et l’ancien militant gaulliste étaient toujours aussi profondément troublés. A la veille de son annonce, comme en juin précédent, le référendum paraissait à Noël politiquement « inutile » ou, à tout le moins, « prématuré », risquant de « coûter cher au régime, sinon de contribuer à sa perte ». Le Général n’était-il pas en train de laisser échapper notre dernière chance ? Pourquoi cette réforme soudaine ? A qui le Général pensait-il pour lui succéder ? Noël, le 12 septembre, avait noté sa perplexité en ces termes :

« Ce ne peut tout de même pas être le comte de Paris ! — qui s’est empressé de déclarer qu’il était partisan de l’élection du président de la République au suffrage universel. Et cependant... Je ne le vois pas recommandant l’élection de Chaban-Delmas ni même de Debré. Certains pensent à Pflimlin... »

46Décontenancé au point de ne pas exclure que révision rimât avec restauration, Noël acquit rapidement la conviction que l’émotion suscitée par l’attentat du Petit-Clamart n’eût pas pu être ainsi utilisée par de Gaulle si, autour de lui, s’étaient trouvés des hommes de caractère suffisamment loyaux pour lui tenir le langage de la vérité. Jacques Boitreaud, de qui il avait déjà appris, le 8 septembre, le comportement de Pompidou, lui procura d’autres renseignements en venant déjeuner chez lui le 16 septembre. Noël en tira la conclusion que, décidément, « la responsabilité de Pompidou et de ses ministres [était] grande dans cette affaire ». Pas plus que le premier ministre, Jean Foyer, le Garde des Sceaux, pourtant « catégoriquement » de l’avis de Noël, n’avait rien tenté. Le conseiller technique auprès du secrétariat général de l’Elysée lui expliqua comment les ministres étaient ressortis « verts » du conseil des ministres du 12 septembre après que le Général les avait prévenus qu’il leur demanderait, la semaine suivante, leurs avis, sans cacher qu’il se séparerait de ceux qui en émettraient de négatifs. Boitreaud et Noël, en discutant ce 16 septembre, estimèrent, bien sûr, qu’ainsi prévenus, les ministres ne formuleraient pas leur opposition à l’utilisation de l’article 11. Ils étaient d’ailleurs persuadés que ce silence ne serait pas, chez tous, inspiré par la seule crainte de voir leur carrière brisée. Noël attribuait à certains d’entre eux des calculs plus malveillants :

« Giscard d’Estaing et Pisani, par exemple, savent bien qu’en se taisant, ils feront le jeu des adversaires du régime — leurs amis. »

47Ce fut au cours de ce déjeuner que Noël fut informé par Boitreaud que le Général désirait le voir et que la rencontre aurait probablement lieu le mercredi 19 septembre. Il semble donc qu’en écrivant dans De Gaulle et les débuts de la V^e République que « dès qu’[il] avait compris quelle serait [...] la conséquence de l’attentat du Petit-Clamart, [il] avai[t] demandé à être reçu par de Gaulle » et que, suite à cette demande, il avait obtenu une audience pour le 19 septembre, Noël ait pris quelque distance avec la vérité. L’initiative du premier entretien entre les deux hommes depuis l’ouverture de la crise n’appartint pas à un président du Conseil constitutionnel prenant les devants pour empêcher le viol de la Constitution, mais à un président de la République soucieux, on va le voir, d’expliquer — d’imposer — son point de vue. Deux jours après sa conversation avec Boitreaud, le mardi 18 septembre, Noël recevait tout à la fois les textes du référendum, la confirmation que de Gaulle le recevrait le mercredi à midi et l’étonnante annonce de la visite de Pompidou à son domicile juste après cette entrevue.

48Les textes le confortèrent dans son opinion : « Il est insoutenable que l’article 11 puisse être utilisé en l’espèce » nota-t-il juste après les avoir lus. Il se mit donc à réfléchir aux propos qu’il tiendrait, le lendemain, au Général. Celui-ci pouvait lui demander de démissionner, il ne pouvait pas exiger de le déshonorer et « [il] se tiendrai[t] pour déshonoré vis-à-vis de [lui]-même si [il] adoptai[t] une autre interprétation de l’article 11 [que la sienne] ». Mais cette fermeté résignée, aussi sincère qu’elle fût, ne débouchait pas sur une intransigeante position de principe. Sa fidélité envers de Gaulle, le 18 septembre, l’amenait à espérer — dans des termes révélateurs de l’esprit qui l’animait lors du référendum d’avril précédent — sans y croire beaucoup, que, peut-être, il serait à même d’atténuer la réaction de ses collègues :

« Tout ce que je peux faire c’est essayer de limiter les dégâts au Conseil constitutionnel. Encore ne suis-je pas sûr d’y parvenir. Des protestations nous seront adressées sur lesquelles nous ne pourrons pas ne pas statuer, contrairement à ce que nous avons fait en avril dernier. Nous avions alors passé sous silence et sans y répondre quelques rares protestations émanant d’inconnus. Cette fois, il en sera autrement. »

49La situation était, en effet, fort différente : si le recours à l’article 11 pour les deux référendums de janvier 1961 et d’avril 1962 avait, juridiquement, posé problème, il avait dû être assez facile au président du Conseil constitutionnel de présenter ces entorses à la fois comme indispensables à la résolution du conflit algérien et comme ne portant aucune atteinte au fonctionnement des institutions républicaines. Cette fois, le recours à l’article 11 visait à changer et même à abroger certains passages de la Constitution. L’affrontement, quelle que fût sa dureté, était inévitable, comme étaient inévitables, quoiqu’on en ait parfois dit depuis, ses séquelles sur les relations entre le Conseil constitutionnel et le pouvoir.

50Le jour dit, mercredi 19 septembre à midi, Noël et de Gaulle se rencontrèrent pendant une petite demi-heure, à l’Elysée. L’ambassadeur a reproduit dans De Gaulle et les débuts de la V^e République les notes qu’il avait prises après cet entretien. Au cours de ce dialogue qui « prit, tout de suite, un caractère pathétique », les deux hommes restèrent chacun sur leurs positions. L’ambassadeur tint le langage auquel il s’était préparé la veille, reprenant ses arguments de juin précédent, évoquant son honneur et prévenant que s’il tenterait de « diminuer les éclats [et] le scandale » de la crise qui secouerait le Conseil, il convenait de s’attendre à des absences aux séances, voire à des départs définitifs. Le Général « enregistr[a son] opinion avec considération et même respectueusement ». Il avait finalement de quoi être satisfait : la limite étroite des compétences de l’institution et la promesse de l’ambassadeur de minimiser la crise ne pouvaient que le rassurer. Il eut, d’ailleurs, un autre motif de contentement : spontanément, Noël l’informa que, malgré ce qu’il lui en coûterait, il voterait oui au référendum, par discipline. C’était offrir une belle preuve de sa fidélité et de son abnégation...

51A peine sorti de l’Elysée, Noël ne tarda guère à être rejoint à son domicile par le premier ministre. De cette entrevue là, pas un mot dans son livre. Son annonce, la veille, l’avait manifestement désagréablement surpris. Son cadre très discret, loin des palais officiels, et son moment, juste après sa conversation avec de Gaulle, mais aussi juste avant le Conseil des ministres de l’après-midi, laissaient présager quelque intervention peu orthodoxe. L’ambassadeur accueillit son ancien collègue plutôt sèchement : « Je pense que vous n’êtes pas venu me voir dans l’espoir de me faire changer d’avis : vous n’y parviendrez pas ». « Un peu interloqué », le premier ministre fit immédiatement « mauvaise impression » à Noël qui, oubliant que quelques mois plus tôt il avait vivement encouragé de Gaulle à l’appeler à Matignon, trouva qu’il était « avant tout un sceptique » dont l’« exceptionnelle intelligence ne supplé[ait] pas au tact absent ». Pompidou, de fait, aborda maladroitement le dialogue en tentant de nier qu’en juin il avait partagé son interprétation de l’article 11. Puis « [s’étant] coupé, contredit, il lui [avait] bien fallu le reconnaître ». Cela ne l’empêcha pas d’en arriver à ce pour quoi il était venu en tenant « à peu près » à Noël ce langage :

« Oui, vous, comme président, vous ne pourriez pas soutenir une autre thèse, mais faites en sorte d’agir sur les indécis... pour les pousser dans l’autre sens ! »

52Continuant sur sa lancée, le premier ministre ne cacha pas à l’ambassadeur qu’il avait déjà « commencé le siège de plusieurs » membres du Conseil, notamment de R. Cassin à qui il avait aussi rendu une visite chez lui. Pompidou, dans la même veine, lui dit « compte[r] que l’on fera[it] le nécessaire » pour convaincre Pasteur Vallery-Radot. Noël contint sa colère, demeurant simplement froid. Il n’était pas question pour lui de faire passer l’utilisation de l’article 11 pour constitutionnelle. Il était encore moins question de le faire à la demande de celui à qui il attribuait une « grande culpabilité » dans la situation :

« S’il avait tenu bon, en s’appuyant, comme il l’avait fait en juillet, sur l’avis de Debré — père de la Constitution — et sur le mien, le Général ne se serait pas obstiné à revenir à la procédure de l’article 11. »

53Noël absolvait peut-être ici un peu vite de Gaulle en ayant recours à la vieille explication du bon roi et de ses mauvais conseillers. Le Général, en appelant Pompidou à Matignon, avait peut-être aussi, sans que cela fût sa motivation principale, perçu l’intérêt qu’il aurait à s’adjoindre les services d’un ancien membre du Conseil constitutionnel pour surmonter les obstacles que la nouvelle juridiction pourrait éventuellement dresser sur le chemin des grandes réformes qu’il entendait conduire. A de Gaulle les relations personnelles privilégiées avec Noël, à Pompidou la tâche, en cas de besoin, de circonvenir ses anciens collègues dont et les sensibilités et les caractères lui étaient parfaitement connus. L’hypothèse de cette distribution des rôles serait peut-être renforcée si l’on pouvait établir que le comportement de Debré à l’égard du Conseil fût plus respectueux. L’absence des carnets de Noël antérieurs à juillet 1962 rend malheureusement la comparaison impossible.

54Au lendemain de cette journée, le jeudi 20 septembre, de Gaulle annonçait au pays la tenue d’un référendum sur l’élection du président de la République au suffrage universel. Il fondait sa démarche sur l’article 11, déjà évoqué, et sur l’article 3 — « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». L’ambassadeur jugea cette allocution radiotélédiffusée habile mais ne fut nullement convaincu par le raisonnement. Ce ne fut pas le cas de tous les membres du Conseil. Le soir même, L. Pasteur Vallery-Radot, qui, deux jours avant encore, était de l’avis de Noël, lui expliqua que le discours de De Gaulle l’avait « retourné ». On peut légitimement se demander, au vu des propos tenus la veille par Pompidou et d’un épisode qui, on le verra, eut lieu une semaine plus tard, si seul le passage du chef de l’Etat sur les ondes était la cause de cette volteface. Le 21 septembre, elle inspira, en tout cas, à l’ambassadeur ce jugement : « Il est prêt à voter n’importe quoi au Conseil constitutionnel. C’est un piètre caractère et, en un sens, une pauvre cervelle ». Lui restait sur sa position. Ce qu’il consignait dans son journal la résuma beaucoup plus durement que les considérations, bien postérieures, de son livre :

« Fonder le recours [au référendum] sur l’article 3 aboutit non pas seulement à violer la Constitution mais à détruire à terme la Constitution. Celle-ci serait alors tenue pour respectée tant que la Nation aurait des représentants et qu’elle serait consultée par référendum. [...] L’admettre c’est être bien près des conceptions du droit hitlérien. »

55Ce très inattendu parallèle entre de Gaulle et Hitler donne toute la mesure de l’incompréhension entre le chef de l’Etat et le président du Conseil constitutionnel. L’annonce officielle du référendum ne provoqua, donc, chez Noël, aucun réflexe de solidarité avec le pouvoir. Au contraire, la plupart des échos qu’il recueillit après l’intervention du Général le confortèrent dans sa position. Le 24, il rencontra Coty et Cassin qui tous deux se montrèrent « fermement hostiles » à la procédure engagée. Le deuxième ne lui cacha pas que, bien que « pris entre ses sentiments gaullistes et sa volonté de ne pas se prêter à une violation évidente et aussi grave de la Constitution », il était « prêt à aller jusqu’au bout devant le Conseil constitutionnel ». Le 25, à la gare d’Austerlitz où il faisait partie de la délégation officielle accueillant le roi Olav de Norvège, il s’entretint avec A. Parodi, « navré comme gaulliste et mesurant les risques politiques de l’affaire », puis avec J. Chaban-Delmas, « toujours du même avis qu’avant les vacances mais qui, semble-t-il, n’a rien tenté pour convaincre le Général ». G. Monnerville, également présent, lui fit l’effet d’attendre son heure.

56Le dîner à l’Elysée, offert le 26, en l’honneur du souverain norvégien fut particulièrement riche d’enseignements pour Noël. M. Couve de Murville et L. Joxe lui firent part de « leurs regrets et [de] leur hostilité ». P. Reynaud lui confirma que Pompidou, en juin, lui avait bien affirmé, à lui aussi, que de Gaulle avait abandonné l’idée de recourir à l’article 11. Burin des Roziers, dans un autre registre, se montra surpris que l’allocution du Général ne l’ait pas « converti » : tous les espoirs du pouvoir n’avaient manifestement pas disparu. Noël lui rétorqua, sans doute avec sincérité à ce moment là, qu’il pouvait « dès maintenant » penser à sa succession car « quoiqu’il arrive, [il] ne pourrai[t] pas rester ». Mais, plus que tous ces apartés, ce fut un incident auquel il assista en témoin privilégié qui marqua l’ambassadeur. L. Pasteur Vallery-Radot s’était, ce soir-là, présenté au palais présidentiel où il n’avait plus été reçu depuis le 23 mai 1962, date à laquelle son vote, motivé par sa déontologie de médecin, avait empêché, à la grande fureur du Général, la condamnation à mort du général Salan par le haut tribunal militaire. D’après Noël, ce retour avait été négocié avec Burin des Roziers et Georges Galichon, directeur de cabinet du président de la République depuis juillet 1961, qui l’avait assuré que de Gaulle lui ferait bon accueil. On peut penser que cette promesse ne fut pas étrangère à la soudaine conversion, six jours plus tôt, de Pasteur Vallery-Radot à l’article 11. Mais lorsque celui-ci salua le chef de l’Etat, il n’eut droit qu’à « une poignée de main sèche et courte » et pas même à un bonjour. Humilié et furieux, il alla aussitôt vers Noël pour lui déclarer qu’il ne remettrait plus les pieds à l’Elysée et lui dire, changeant de discours pour la deuxième fois :

« L’article 89 est catégorique. On ne peut pas faire cela. Je voterai avec vous et, si vous partez, je partirai aussi. »

57Le président du Conseil constitutionnel soucieux d’éviter les remous au sein de son institution pouvait légitimement s’inquiéter : des considération personnelles, très éloignées de la seule prise en compte du droit, viendraient, le jour du débat, compliquer sa tâche.

58La poursuite de la visite officielle du roi Olav de Norvège continua de favoriser les échanges de vue de Noël avec les hommes gravitant dans l’orbite du pouvoir. Le 28 septembre, au dîner donné par le souverain au Quai d’Orsay, Joxe admit devant l’ambassadeur que les ministres s’étaient montrés « faibles », particulièrement, le premier d’entre eux qu’il « blâm[a] » sévèrement. Ce fut une raison supplémentaire pour Noël de féliciter Pierre Sudreau, ministre de l’Education nationale et seul membre du Gouvernement à avoir décidé de démissionner pour protester contre la tenue du référendum. Touché par cette marque de sympathie, il avoua à Noël être « écœuré par la lâcheté de ses collègues ». Le président du Conseil constitutionnel, à la fin du repas, fut à nouveau l’objet d’une pression explicite. Jean Foyer, Garde des Sceaux, accompagné de René Cassin — lequel, Noël l’avait appris le matin même de Christian Fouchet, ministre de l’Information, avait été reçu par de Gaulle, la veille, pendant trois quarts d’heure, « chacun [étant] resté sur ses positions » ! — l’aborda : « Le premier ministre [...] m’a chargé de vous convaincre » commença-t-il. L’ambassadeur lui assura aussitôt qu’il n’y parviendrait pas. Le ministre eût alors immédiatement renoncé et eût même « fait chorus avec Cassin et [Noël] ». Le soir même, celui-ci sanctionna cette attitude dans son carnet par ce trait assassin :

« Pauvre Garde des Sceaux ! Le risque pour lui serait d’être nommé à la faculté de droit de Paris. »

59Noël, au cours de cette soirée du 28 septembre, eut encore l’occasion de faire preuve de sa fermeté et même d’une certaine pugnacité. En effet, le dîner terminé, toute l’assistance se transporta à l’opéra — lieu du drame et de la théâtralité par excellence... — pour assister au gala offert au roi Olav, sans doute très loin de s’imaginer à quel point ses hôtes avaient d’autres préoccupations que l’amitié franco-norvégienne… A l’entracte, l’ambassadeur s’abstint de paraître au foyer, mais décida d’aller saluer de Gaulle dans sa loge. Il y trouva également Pompidou et Burin des Roziers. Le Général « [F] entrepri[t] de nouveau » bien qu’il ait « dès l’abord » réaffirmé sa façon de considérer le recours à l’article 11. Cette insistance, comme certains propos de De Gaulle — « Les partis veulent se débarrasser du président de la République, ils veulent lui enlever le droit de dissolution... » — l’inclinèrent à penser que le chef de l’Etat « commenç[ait] à s’inquiéter ». Cette analyse le décida à s’en prendre, non sans habileté, à Pompidou, façon de le désigner implicitement aux yeux de De Gaulle comme le véritable responsable de la crise en cours. Il « secou[a] » donc le premier ministre qui en resta « pantois ». Il commença par l’accuser de se faire des « illusions » : « Vous ne vous rendez pas compte de ce qui vous attend au Conseil constitutionnel en particulier » lui lança-t-il. Puis, toujours devant de Gaulle et Burin des Roziers, il lui reprocha en termes aussi vifs que peu aimables — « Vous faites comme les taureaux : vous vous attaquez au bas ventre ! » — d’avoir la veille, convoqué J. Michard Pélissier pour tenter de le circonvenir. Pompidou essaya de nier qu’il ait « convoqué » ce membre du Conseil constitutionnel, puis admit qu’il l’avait bien rencontré. Ce à quoi, Noël, décidément très remonté, lui rétorqua :

« Tous les journaux l’ont annoncé : croyez-vous que cela fasse bon effet, même sur le Conseil constitutionnel ?[...] Que dirait-on aux États-Unis si, avant une décision importante de la Cour suprême, le Président convoquait successivement ses membres ? »

60Ce sermon laissa Pompidou « penaud ». Burin des Roziers, lui, « commenç[a] seulement à comprendre que [la] conscience [de Noël] lui interdi[sait], en la circonstance, de céder ». N’était-il cependant pas bien tard pour se poser en farouche défenseur de l’indépendance du Conseil constitutionnel ? Après avoir accepté, au cours des trois premières années de vie de l’institution, de maintenir avec de Gaulle des relations bipolaires qu’aucune déontologie ne venait limiter, l’ambassadeur pouvait difficilement donner à son discours les accents de la vertu outragée. Si, pourtant, en ce 28 septembre, il le fit, et le fit en prenant à témoin le Général, ce fut probablement qu’il considéra que la forme de plus en plus polynucléaire que prenait un exécutif multipliant ses pressions non plus sur lui seul mais sur l’ensemble de ses collègues, constituait une menace pour son autorité et donc, dans son optique, pour l’efficacité de son institution. Son dialogue privilégié avec de Gaulle n’induisait, pour lui, aucune perte d’indépendance pour le Conseil tant qu’il demeurait exclusif. Les interventions de Pompidou, Burin des Roziers, Galichon, Foyer — et probablement d’autres — auprès de ses collègues et de lui-même risquaient, au contraire, de ruiner la position qu’il s’était forgé au sein du Conseil. Devant un recours à l’article 11 aussi peu fondé, il convenait de le laisser agir seul et de prendre la correcte mesure de ce qu’il était possible de faire — « [...] tâcher d’obtenir que le Conseil constitutionnel proclame les résultats après avoir marqué sa position et d’essayer que soit écarté, après le référendum, le recours probable de Monnerville en vertu de l’article 61 ». Demander davantage — un avis officieux favorable ou pas d’avis officieux — était, pour Noël, irréaliste et dangereux.

61Le lendemain de cette charge contre Pompidou, il eut l’impression qu’elle avait porté, même si maintenant il était « trop tard ». En effet, dès le 29, le chef de cabinet du premier ministre convoquait Dreuzy à Matignon. Le secrétaire général du Conseil constitutionnel tint évidemment à son interlocuteur le même langage que celui de son président à de Gaulle en juin. L’ambassadeur interpréta cette convocation comme un signe de « panique » du chef du Gouvernement qui « réalis[ait] enfin que le Conseil constitutionnel pourrait être amené à ne pas proclamer les résultats du prétendu référendum ».

62Cette éventualité, qui eût entraîné une crise majeure, sans doute fatale à de Gaulle, voire à la V^e République, était, bien sûr, pour Noël, à éviter absolument. C’est pourquoi, tout en continuant à affirmer aux plus hauts responsables de l’Etat que le référendum n’était pas constitutionnel, il accepta d’établir le calendrier du Conseil conformément à leurs vœux. Comme Pompidou le lui avait expressément demandé dans son entretien du 19 septembre, l’ambassadeur chercha d’abord et surtout à « gagner du temps ». Alors qu’il était en possession des textes depuis le 19 septembre, il n’avait nullement cherché à obtenir du pouvoir une saisine rapide du Conseil. On pourrait certes objecter que cela n’était pas de sa compétence, mais, au vu des tractations postérieures, une démarche en ce sens de Noël eût été, dans la pratique, parfaitement concevable. L’ambassadeur choisit d’attendre, trahissant ainsi une dépendance du pouvoir plus grande que celle que laissaient augurer ses paroles. S’accorda-t-il aussi un délai pour communiquer les textes à tous ses collègues ? On l’ignore. Le vendredi 28 septembre, au moins, mais probablement dans les jours qui précédèrent, il apprit que le Conseil serait saisi le 1^er octobre dans le début de l’après-midi, le conseil des ministres au cours duquel serait pris le décret soumettant le projet de loi au référendum se tenant dans la matinée du 2. Noël décida alors de réunir le Conseil constitutionnel le matin du 2. Cela lui permettrait de diriger les débats en connaissant l’avis du Conseil d’Etat, attendu dans l’après-midi du lundi. En faisant ce choix, l’ambassadeur avait conscience de se montrer « complaisant » à l’égard de l’exécutif : délibérer le mardi matin signifiait, en effet, ne pas attendre que le conseil des ministres eût officiellement proposé la révision de la Constitution. S’il se montra peu sourcilleux sur ce point ce fut que, ce vendredi 28 septembre, « on » lui avait assuré que les projets de décrets dont le Conseil serait saisi le lundi ne seraient que « d’ordre général et que les autres suivraient, on ne savait quand ». Tout semblait réglé...

63Dès le lendemain, samedi 29 septembre, en fin d’après-midi, un coup de téléphone de « l’Elysée » priait Noël de réunir le Conseil lundi après-midi, pour qu’il examinât l’ensemble des projets de décrets et ce, donc, très nettement avant le conseil des ministres du lendemain. L’ambassadeur apprécia peu ce revirement, comme il l’écrivit dans son carnet le 1^er octobre 1962 :

« Tout se passe en pleine irrégularité : les ministres se sont vus imposer sous peine de démission un projet de révision qu’ils auraient dû proposer au président de la République, s’ils le jugeaient bon [...]. En tout cas et quelque attitude que le Conseil constitutionnel adopte, je ne resterai pas à la tête d’une institution qui se sera révélée impuissante à empêcher ce que je tiens pour une violation flagrante de la Constitution. »

64Noël, déchiré entre ce que le droit lui dictait et ce que son gaullisme lui commandait, s’il songea, à nouveau, ce jour-là, à sa prochaine démission, n’alla pas jusqu’à protester contre la demande du pouvoir. Il fixa la réunion du Conseil au lundi 1^er octobre à 16h30, c’est-à-dire quand même suffisamment tard pour être en possession des conclusions du Conseil d’Etat qui se réunissait, lui, à 14h30. L’ambassadeur pensait déjà qu’il serait possible au Conseil de rédiger suffisamment rapidement la note officieuse au président de la République pour la lui remettre « en fin de journée », avant que, « après dîner », les conseillers n’examinassent les projets de décrets. C’était encore accorder trop de constance à l’exécutif...

65Le dimanche 30 se passa sans nouveau coup de théâtre. La journée fut simplement marquée, pour Noël, par la visite que lui rendit Alexandre Parodi. Son ancien directeur de cabinet du temps de la D.G.T.O. lui apportait l’avis de la commission du Conseil d’Etat. A l’unanimité moins une voix, celle du rapporteur, André Deschamps — que le gaulliste Parodi avait choisi parce qu’il le savait favorable au projet — la commission avait tenu pour inconstitutionnels les textes qu’on lui avait soumis. Le vice-président du Conseil d’Etat se montra certain que l’assemblée générale, le lendemain, se prononcerait dans le même sens. Ce n’était guère là une surprise pour Noël.

66Ce qui en constitua une, et de taille, fut une nouvelle intervention de Matignon dans la matinée du lundi 1^er octobre. Noël, excédé, nota dans son carnet : « Pompidou paraît avoir perdu la tête ». Le premier ministre, par l’intermédiaire de l’un de ses collaborateurs, faisait savoir qu’il désirait maintenant que le Conseil constitutionnel ne se réunît que mardi afin que son avis ne fût pas connu avant le conseil des ministres. Plus rien ne pressait pour l’examen des décrets. Un second coup de fil, de l’Elysée celui-là, confirma le premier : Boitreaud dit à Noël que « le projet de loi devant être mis définitivement au point que [le mardi matin] au conseil des ministres, [de Gaulle] jugeait plus correct que le Conseil constitutionnel ne délibère qu’après cette réunion, et qu’il serait désireux de connaître son avis avant d’envoyer, dans la soirée [de mardi], le projet de loi, pour information, aux présidents des deux chambres ». Ces explications ne convainquirent pas un seul instant l’ambassadeur. Pourquoi de Gaulle eût-il été « pris soudain d’un respect inattendu pour la Constitution » ? Apprenant que peu avant ces coups de téléphone, Pompidou avait rencontré de Gaulle à l’Elysée, Noël en conclut que le premier ministre s’était « affolé » à l’idée que le Conseil constitutionnel pouvait « dénoncer l’illégalité de cette révision, avant la réunion [du mardi matin] du conseil des ministres et avant la séance [du mardi soir] de l’Assemblée nationale ». Une nouvelle fois, néanmoins, l’ambassadeur se laissa faire violence. Comme il était vraisemblablement trop tard pour annuler la réunion du Conseil à 16h30 sans que certains de ses membres ou la presse ne s’en étonnassent, il la maintint. Elle fut « très courte » puisque sans objet, le Conseil n’étant pas officiellement saisi. Sans doute, les conseillers eurent-ils, pour sujet de conversation le vote, en début d’après-midi, par l’assemblée générale du Conseil d’Etat — à l’unanimité moins, encore, la voix du rapporteur — de l’avis déclarant inconstitutionnelle la procédure engagée...

67Le 2 octobre 1962, le Conseil constitutionnel se réunissait donc avec pour objectifs, d’une part, de communiquer au président de la République son avis officieux et confidentiel sur la constitutionnalité du référendum et, d’autre part, notamment en fonction de celui-ci, de quelle façon il exercerait ses prérogatives. Du déroulement de cette séance, particulièrement importante pour l’histoire de la V^e République, on avait jusqu’à présent, en raison notamment de l’inaccessibilité des archives du Conseil constitutionnel, qu’une vision très approximative. Dès l’époque, des fuites dans la presse avaient indiqué la durée des débats — 5 heures — et le sens négatif de l’avis émis. En 1976, Noël, dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, confirma ou infirma partiellement la répartition des voix pour le vote principal, celui de l’avis, que certains journaux avaient, en partie seulement aussi, publié les 3 et 4 octobre 1962. Il écrivit alors que le texte envoyé à de Gaulle avait été adopté par 7 voix contre 2 et 1 abstention, R. Coty et lui-même s’étant prononcés pour, B. Chenot et Ed. Michelet contre. Il est permis, aujourd’hui, d’avoir une meilleure connaissance de cette séance du 2 octobre.

68Elle fut, effectivement, « longue et difficile ». Les conseillers, tous présents à l’exception de V. Auriol, réfléchirent d’abord aux mots à employer pour marquer à de Gaulle leur « hostilité absolue à la procédure employée ». L’avis achevé fut soumis au vote ; Il recueillit bien le nombre de suffrages dévoilé par Noël en 1976. Leur répartition fut la suivante : R. Coty, R. Cassin, J. Gilbert-Jules, M. Waline, L. Pasteur Vallery-Radot, Ch. Le Coq de Kerland et L. Noël votèrent pour, alors que B. Chenot et Ed. Michelet votèrent contre et que J. Michard-Pélissier s’abstint. Au cours d’une suspension de séance, Le Coq de Kerland avait eu « le toupet » d’informer Noël qu’il venait de rectifier son vote auprès du secrétaire chargé du compte rendu et qu’il avait voulu s’abstenir. L’ambassadeur lui répliqua « sèchement » que son vote était acquis. Cette répartition montre la très nette supériorité numérique des membres jugeant inconstitutionnel le recours à l’article 11. Elle indique également que l’origine des nominations de chacun d’eux ne fut pas un facteur déterminant : si, bien sûr, on retrouve du côté des partisans du texte, les trois conseillers nommés par Monnerville — Gilbert-Jules, Le Coq de Kerland et Cassin — deux des trois désignés par ChabanDelmas — Michard-Pélissier et Pasteur Vallery-Radot — et deux des trois choisis par de Gaulle — Noël et Waline — n’hésitèrent pas à l’approuver. Cela mérite d’autant plus d’être souligné que ledit avis, simplement connu jusqu’ici pour avoir été défavorable à l’initiative du Général, ne s’apparentait pas à une timide remontrance de principe. En voici le texte inédit :

« Le Conseil constitutionnel,
saisi, pour information, du texte de projet de loi soumis au référendum et portant révision des dispositions de l’article 6 de la Constitution, croit de son devoir de faire observer à Monsieur le Président de la République que la Constitution fixe, limitativement, dans son titre XIV intitulé “de la Révision”, comportant l’unique article 89, seul texte applicable en la matière, les cas où elle peut être soumise à révision ainsi que les procédures susceptibles d’être employées à cette fin. Il constate que la procédure envisagée dans le cas présent n’est pas conforme aux dispositions dudit article. Dès lors, il considère que la procédure dont il s’agit ne saurait être regardée comme constitutionnelle et la consultation qui en est l’objet comme un référendum au sens de la Constitution.
Le Conseil juge indispensable de faire part de sa manière de voir à Monsieur le Président de la République et d’attirer respectueusement son attention sur les conséquences graves que risque d’entraîner, pour la validité de la consultation dont il s’agit, l’emploi de la procédure envisagée. »

69Certes ce texte officieux n’avait aucune valeur contraignante, mais le ton catégorique et la fermeté des arguments avertissaient clairement de Gaulle de la disposition d’esprit du Conseil. Le second paragraphe, dont on peut imaginer que Noël chercha à le tempérer, était explicitement menaçant : évoquer les « conséquences graves » du recours à l’article 11 — auquel, d’ailleurs, aucune mention directe n’était faite, comme si le nommer c’était déjà le cautionner — « pour la validité de la consultation dont il s’agit » — à laquelle les conseillers déniaient la qualité de référendum — c’était plus que sous-entendre que la proclamation des résultats ne serait pas une formalité automatique.

70Le vote par Noël de ce texte traduisait son hostilité initiale à l’utilisation de l’article 11. Il eut aussi, probablement, de sa part, une visée tactique. Le président du Conseil, en faisant corps avec la majorité de ses collègues, éloignait tout soupçon de complaisance à l’égard du pouvoir et acquérait ainsi une meilleure posture pour imposer son point de vue dans la seconde phase de la séance, où il ne s’agirait plus de transmettre un avis destiné à rester secret mais de déterminer si, malgré la position de principe qu’il venait d’adopter, le Conseil jouerait le rôle, bien visible, lui, que la Constitution lui conférait en cas de référendum. Noël a livré dans son livre d’intéressantes informations sur cette partie des débats sans, cependant, puiser dans tous ses souvenirs. D’emblée, il se montra favorable à une application respectueuse de l’article 60 — « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats ». Reconnaissant que sa position pouvait paraître « contradictoire » alors qu’il venait de s’associer à un texte qui refusait de considérer la consultation prévue comme un référendum, il usa de deux arguments. Le premier, en séance, consista à montrer qu’en refusant d’examiner les projets de décrets, de procéder au recensement général des votes ou à la proclamation des résultats — sur ce dernier point l’évolution était sensible depuis l’intention qu’il avait exprimée le 15 septembre — le Conseil prendrait position publiquement alors qu’il n’avait vocation ni à se prononcer sur le principe d’un recours au référendum ni, encore moins, à participer au débat politique. Le second, exprimé dans des tête-à-tête, développa l’idée selon laquelle, en ne tenant pas son rôle, le Conseil « risquerait d’acculer de Gaulle à une manière de coup d’Etat ». Cette présentation fut loin de convaincre. Coty et Gilbert-Jules annoncèrent, en effet, que s’ils ne quittaient pas la salle, ils s’abstiendraient, cependant, dorénavant, de prendre la parole. Surtout, Cassin et Waline, malgré leur gaullisme, firent des « objections telles que [Noël] crai[gnit] un instant l’échec de [son] plan et le refus du Conseil constitutionnel de jouer son rôle dans la suite de l’affaire ». L’ambassadeur finit par les persuader de se contenter que fût simplement ajoutée à la note sur le projet de décret convoquant les électeurs la formule : « sous réserve de la considération générale formulée dans la note adressée ce jour au président de la République ». Grâce à cette concession, Noël fit accepter au Conseil constitutionnel d’examiner les décrets. Déjà soulagé, il eut la bonne surprise de voir Coty et Gilbert-Jules revenir sur leur décision, le premier ayant pris le second « à part » pour le convaincre. Coty expliqua leur changement d’attitude par l’égard qu’ils avaient pour leur président et leurs collègues, ainsi que par leur volonté d’éviter que leur attitude fût connue à l’extérieur. Il annonça, toutefois, que ni lui ni Gilbert-Jules n’assisteraient à la proclamation des résultats.

71Noël — et de Gaulle — pouvait être rassuré. Le spectre d’un scandale public, pouvant être utilisé par l’opposition, était écarté. Il était parvenu à faire en sorte que l’hostilité des conseillers ne se manifestât que par le biais très discret d’une note officieuse au président de la République. Il convient, d’ailleurs, de s’arrêter, ici, sur les conditions dans lesquelles celle-ci fut remise à son destinataire. Contrairement à ce qui a été parfois écrit, notamment sous la plume féroce de François Mitterrand, Noël n’apporta pas l’avis en mains propres à de Gaulle. Ce fut l’« un de ses plus proches collaborateurs », sans doute son secrétaire général, Dreuzy, qui s’en chargea. Il s’agissait d’éviter qu’une visite du président du Conseil constitutionnel à l’Elysée ne fût interprétée par la presse et les adversaires du régime comme un indice de ce qui venait de se passer. Mais, dans son livre, l’ambassadeur présente ce choix comme une idée personnelle, approuvée par « tous » ses collègues et, de surcroît, en conformité avec « la suggestion personnelle d’un [des] plus proches collaborateurs [de De Gaulle] ». En fait, la veille, lundi 1^er octobre, dans le coup de téléphone, déjà mentionné, que Noël avait reçu de Boitreaud, celui-ci ne lui avait pas suggéré, mais expressément demandé, de ne pas apparaître à l’Elysée pour, effectivement, ne pas attirer inutilement l’attention. L’ambassadeur, déjà irrité par la conversation téléphonique qu’il venait d’avoir avec un collaborateur de Pompidou et sans doute vexé d’être privé, en un moment aussi important, d’une rencontre avec son chef, avait alors ressenti un dépit manifeste : « Tout cela devient incohérent et c’est mauvais signe pour le régime... » avait-il noté dans son carnet. Une fois encore, néanmoins, il avait préféré observer la consigne du pouvoir.

72Le succès tactique qu’il avait obtenu au cours de cette séance du 2 octobre ne fut guère savouré. Le soir même ou le lendemain, A. Parodi et lui sombrèrent dans le pessimisme. A leurs yeux, « l’initiative du Général sonnait le glas du régime ». Une nouvelle, apprise, elle-aussi, soit le soir même, soit le 3, le fit s’interroger sur le sens du combat qu’il avait mené 5 heures durant au Conseil constitutionnel. Noël fut, en effet, averti — il se garde de le préciser dans son livre — que le Général avait signé les décrets sans attendre l’avis du Conseil ! Ainsi les longues discussions qu’il avait présidées n’avaient servi à rien d’autre qu’à permettre à de Gaulle de signaler sur le décret soumettant son projet de loi à référendum que le « Conseil constitutionnel [avait été] consulté dans les conditions prévues par l’article 46 de l’ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 ». La seule fin du Général avait été d’entretenir l’apparence d’un processus régulier en se moquant bien de la fonction du Conseil. Ce comportement particulièrement irrespectueux à l’égard de l’institution dont il avait la charge, blessa profondément le fidèle serviteur qu’était Noël qui, tout début octobre, s’épanchait ainsi dans son carnet :

« Ainsi certaines modifications utiles suggérées par nous ne sont pas retenues — et il est pénible de constater que le Général fait preuve d’une pareille désinvolture envers nous dans le cas où la loi organique nous donne expressément compétence pour nous prononcer. »

73On peut penser que le Conseil avait notamment mentionné l’absence, dans les visas du futur décret n^o 62-1127, de la formule « sur proposition du Gouvernement », exigée par l’article 11, ainsi que celle de la référence à l’avis du Conseil d’Etat, obligatoire pour tout projet de loi.

74Jusqu’à la tenue du référendum, le Conseil constitutionnel et son président n’eurent plus de rôle actif à jouer. Mais la légèreté que le pouvoir continua de montrer à l’égard de la Constitution aggrava le trouble de l’ambassadeur. Son analyse de la situation n’était pas éloignée des critiques que formulait l’opposition. L’attitude de De Gaulle après le vote par l’Assemblée, le 5 octobre 1962, de la motion de censure, le choqua. Pourquoi, après l’offre de démission de Pompidou, l’avait-il chargé de continuer d’exercer ses fonctions jusqu’à la réunion de la nouvelle Assemblée au lieu de simplement lui confier le traitement des affaires courantes ? De même, la non publication du décret de dissolution, manifestement destinée à éloigner le plus possible les législatives du référendum, le déçut. « Avec son habituelle désinvolture, le Général continue à faire bon marché de la Constitution » nota-t-il dans son carnet le 8 octobre. Le lendemain, il y consignait sa réprobation devant l’utilisation des médias par le pouvoir :

« La campagne électorale ouvrira le 15 seulement mais des ministres — [Jacques] Maziol, Frey, ce soir, Fouchet à la télévision — font déjà campagne. La radio leur fait écho. Les opposants ne sont pas mal fondés à s’en plaindre et à parler de pression officielle. »

75Soulignons, ici, que la surveillance de l’égale utilisation de la radio et de la télévision par les différents partis incombait au Conseil... La suite de la campagne électorale et la façon dont de Gaulle jeta son maintien à l’Elysée dans la balance déplurent tout autant à l’ambassadeur qui, le 19 octobre, à une semaine de la consultation, écrivait :

« Mais ils n’ont malheureusement pas tort ceux qui déclarent que, le 28 octobre, il y aura non un référendum mais un véritable plébiscite. On est loin de la lettre de la Constitution de 1958 qu’avec des pouvoirs limités certes, le Conseil constitutionnel a reçu mission d’appliquer. Comment, dans ces conditions, pourrais-je demeurer à sa tête ? »

76C’était la conclusion logique que l’ambassadeur, depuis le début de la crise, ne cessait d’envisager. Elle était, cependant, toujours différée dans un futur commençant au lendemain des élections législatives. Noël avait beau être accablé, « [avoir] perdu à peu près le sommeil et [...] maigri considérablement » au point de se sentir devenir un « vieillard véritable », il n’en restait pas moins gaulliste. Il ne concevait pas de contrecarrer un projet du Général, aussi mauvais lui apparaissait-il. Si, donc, pour mettre sa conscience en accord avec lui-même, Noël était sincèrement prêt à démissionner, il n’imagina jamais donner à son geste un retentissement public qui eût pu compromettre le processus engagé par le chef de l’Etat.

77Il fallait si peu gêner le pouvoir que l’ambassadeur entendait bien tenir la promesse qu’il avait faite au Général, le 19 septembre, en votant oui le 28 octobre. La fidélité devenait paradoxe... Lui qui reprochait à de Gaulle de transformer le référendum en plébiscite s’appuyait, pour se convaincre du bien-fondé de sa décision, sur un raisonnement légitimant le détournement du scrutin :

« Au point de vue politique, j’estime que, dans le dessein d’éviter des dangers futurs et donc, malgré tout, hypothétiques, on risque de se jeter sur un péril prochain, peut-être immédiat : le départ du Général ou, du moins, si son autorité sortait amoindrie du référendum, un conflit aigu entre lui et le Parlement »

78Noël voterait donc oui pour éviter le chaos. Mais son dévouement à la cause gaulliste ne s’arrêta pas là. Ne tenant aucun compte de l’obligation de réserve à laquelle sa fonction le tenait expressément, il rédigea une déclaration qui expliquait son choix et qu’il fit parvenir, « en un assez grand nombre d’exemplaires », à ses relations ainsi que dans l’Yonne. Cette initiative, d’autant plus surprenante que le carnet de l’ambassadeur atteste qu’il était très conscient que « chaque jour renfor[çait] le camp du oui », fut, évidemment, connue du pouvoir. Ainsi, le 24 octobre 1962, J. Boitreaud lui faisait part de la reconnaissance de M. Debré pour la « campagne » qu’il menait dans l’Yonne. Noël avait sans doute voulu à la fois couper court à certains commentaires de la presse qui le disaient prêt à voter non et rappeler à de Gaulle que sa loyauté envers lui ne faiblissait pas, en dépit des circonstances. En considérant ainsi qu’il lui était possible de séparer le citoyen du président du Conseil constitutionnel, de scinder les terrains juridique et politique, il interprétait, en tout cas, très librement l’étendue du champ auquel devait s’appliquer sa réserve.

79Alors que, courant octobre, la classe politique cherchait à mobiliser et à convaincre les électeurs, au Conseil constitutionnel et dans son orbite on en était déjà à réfléchir à l’après-scrutin et au recours que G. Monnerville, sur la base de l’article 61 alinéa 2, déposerait si le oui l’emportait. Noël était inquiet, pas tant sur l’issue de la consultation — même si l’arrêt, dit arrêt Canal, rendu le 19 octobre par le Conseil d’Etat, on y reviendra, le troubla en même temps qu’il vint nourrir les espoirs de l’opposition — que sur sa capacité, le moment venu, à imposer son point de vue à la majorité de ses collègues. Le camp adverse, en effet, se préparait. Noël sut rapidement que Vincent Auriol s’apprêtait à revenir siéger non pas seulement à la séance qui examinerait le recours du président du Sénat mais aussi à celles au cours desquelles seraient étudiés, en vue de la proclamation des résultats, les totaux départementaux et les procès verbaux. Cette perspective ne l’enthousiasma guère : « Cela promet des séances agitées, des pertes de temps et des accrochages » nota-t-il le 21 octobre, ajoutant que cette « réapparition » faisait, évidemment, partie de « la mobilisation générale contre de Gaulle ». Cette décision avait, de fait, été appelée de leurs vœux par le président du Sénat et par l’un de ceux qu’il avait nommé au Conseil constitutionnel en 1959, J. Gilbert-Jules. Auriol et Coty, lui aussi notoirement hostile au recours à l’article 11, et peut-être d’autres, reçurent ensuite de Monnerville un schéma de l’argumentation à employer au Conseil pour s’opposer à la promulgation du projet de loi soumis à référendum. Début novembre, la lettre saisissant le Conseil, envoyée à Noël par le président du Sénat, si elle avait été principalement rédigée par François Goguel, alors secrétaire général du Sénat, avait été aussi « approuvée et complétée sur certains points » par Gilbert-Jules. Dans la bataille juridique qui s’annonçait, on le voit, les adversaires du référendum avaient, eux aussi, une idée assez large de l’indépendance du Conseil et de la séparation des pouvoirs.

80Noël était-il conscient qu’une coalition des opposants au recours à l’article 11 était en train de se former au sein du Conseil et ce, en étroite liaison avec le palais du Luxembourg ? Il dut bien s’en douter. Mais, peut-être — ce n’est qu’une hypothèse — eut-il droit à quelques indiscrétions sur les soutiens de Monnerville au sein du Conseil par... François Goguel. En effet, le secrétaire général du Sénat était en désaccord complet avec son président sur le recours qu’il avait décidé d’adresser au Conseil constitutionnel. Or la récurrence avec laquelle Noël, de 1961 à 1963, soutint activement les candidatures successives de Goguel à l’Académie des sciences morales et politiques, et la façon, on le verra, dont, à partir de 1963, à plusieurs reprises, il suggéra à de Gaulle et à Pompidou de le nommer au Conseil constitutionnel, laissent penser, sinon que l’ambassadeur avait une dette envers Goguel, du moins que leurs relations étaient très confiantes.

81Quoiqu’il sût des relations unissant certains membres du Conseil entre eux et avec Monnerville, il put, lors de quelques tête-à-tête, mesurer la détermination individuelle de certains collègues. Ainsi, le 25 octobre, il eut une longue conversation avec L. Pasteur Vallery-Radot qui lui déclara qu’il voterait l’annulation du référendum : « Je me suis efforcé de le calmer, je ne suis pas sûr d’y parvenir et de l’empêcher de voter avec Auriol sur le recours de Monnerville ! » dut constater Noël dans son carnet. Le 2 novembre, soit après le référendum et à la veille de la première séance du Conseil, il rendit visite à Coty : si tous deux n’eurent guère de difficultés à dire du mal d’Auriol, aimablement qualifié par Noël de « Jean-foutre », l’ancien président de la République resta en revanche sur sa position. Il se prononcerait contre la proclamation des résultats. Le débat s’annonçait houleux.

82Le 28 octobre 1962, le oui réunissait 61,75 % des suffrages et 46,44 % des inscrits. Noël, après avoir attendu ces résultats jusqu’à 2 heures du matin, les jugea mitigés. Ces chiffres l’amenèrent aussi à s’interroger sur la conduite qu’il devait adopter. Un très mauvais score du Général, l’obligeant à quitter l’Elysée, lui eût permis de démissionner dans la foulée. Un résultat plus médiocre que celui enregistré, mais que de Gaulle eût ignoré en se maintenant, eût rendu difficile son départ qu’on eût immédiatement interprété comme un lâche abandon après la défaite. Un raz-de-marée du oui ne lui eût laissé d’autre choix que de quitter le Palais-Royal. Mais que faire dans la situation présente ? Noël finit par arrêter sa position :

« Avec les chiffres d’hier, j’hésite un peu, mais, tout compte fait, je reste à peu près décidé à m’en aller aussitôt après l’examen du recours Monnerville. »

83Celui-ci approchait. Monnerville, par une lettre du 25 octobre, avait, « par courtoisie », envoyé à Noël une lettre l’informant que si une majorité de votes positifs se dégageait, il déférerait le projet de loi ainsi adopté au Conseil constitutionnel. Auparavant, ses membres devaient examiner les résultats du référendum dans chaque département et se prononcer sur les réclamations concernant les opérations du scrutin elles-mêmes. Cette séance eut lieu le samedi 3 novembre. Aucun incident ne l’émailla. Vincent Auriol, « discret » et « silencieux », eut simplement à affronter la froide réserve de la plupart de ses collègues qui lui tenaient rigueur de sa longue absence. Noël et Coty furent, manifestement, les plus désagréables à son endroit. « J’ai été envers lui tout juste poli et encore ! » nota l’ambassadeur. Quant à Coty, d’après Noël, il resta « sombre et silencieux » tant la réapparition d’Auriol, qu’il n’appréciait guère, l’avait rendu « furieux ». Le président du Conseil constitutionnel entendait bien, d’ailleurs, jouer du manque d’estime réciproque de ces deux membres de droit qu’il savait hostiles à la proclamation des résultats. « Je compte un peu sur l’état d’esprit [de Coty] pour les séances de lundi et l’examen, mardi après-midi, du recours de Monnerville » écrivit-il dans son carnet le 4 novembre 1962.

84Le lundi 5 novembre, dans la matinée, le Conseil se réunissait une deuxième fois, pour examiner les réclamations contestant la constitutionnalité du référendum ou protestant contre les abus de la propagande officielle, principalement contre les interventions du chef de l’Etat et sa menace de démissionner. En dépit de cet ordre du jour, Auriol, selon Noël, se lança dans des considérations générales sur le rôle du Conseil constitutionnel et reprocha aux membres leur manque d’indépendance. Noël lui adressa « une sévère semonce » qui le laissa « éberlué ». Cette intervention, toujours selon l’ambassadeur, lui valut, après la séance, les remerciements de « plusieurs » collègues. Les propos d’Auriol n’empêchèrent donc pas que les conseillers se prononçassent, par leur vote, dans le sens espéré par Noël. Celui-ci, il est vrai, avait mis toutes les chances de son côté en désignant comme rapporteur Bernard Chenot, l’un des deux seuls membres, on s’en souvient, à avoir désapprouvé l’avis envoyé à de Gaulle le 2 octobre. Les carnets de l’ambassadeur permettent, ici, encore une fois, d’avoir accès à la répartition des suffrages. Les conseillers rejetèrent, comme n’étant pas de leur compétence, les objections d’ordre constitutionnel visant le principe et la procédure de révision en vertu de l’article 11. Seuls les deux anciens présidents de la République s’y opposèrent. Quant aux autres griefs, et notamment ceux portant sur la place réservée aux partisans du oui dans les médias officiels — dont on se rappelle, pourtant, comment Noël l’avait jugée — le Conseil les écarta « comme n’ayant pas eu une influence blâmable ou perceptible sur les résultats ». Seuls ne votèrent pas cette décision : Coty, Auriol et probablement — Noël n’en était plus certain en consignant ses notes — Cassin.

85Juste avant d’examiner le recours Monnerville, Noël, le mardi 6 novembre à midi, apporta, officiellement, les résultats définitifs du référendum à de Gaulle. Il profita de l’occasion pour lui apprendre qu’il avait préparé une lettre de démission qu’il lui remettrait sitôt la loi promulguée. Sa position sur le recours à l’article 11, expliqua-t-il, était trop connue pour que son autorité à la tête du Conseil n’en fût pas gravement affectée. Noël eut cette phrase étonnante : « [...] Il est préférable que le président du Conseil constitutionnel interprète la Constitution comme vous l’interprétez vous-même ». C’était souligner l’évidence de la distorsion, constater que de Gaulle était le seul détenteur de l’esprit de la Constitution et que l’esprit prévalait sur la lettre. Le Général refusa la démission de Noël et lui assura, « en souriant », qu’il n’y aurait plus de référendum. L’ambassadeur n’insista pas davantage, repoussant à après les législatives sa décision finale. A cette date, le raz-de-marée gaulliste l’aida de nouveau à oublier ses scrupules.

86L’après-midi du 6 novembre commença l’examen par le Conseil du pourvoi de Gaston Monnerville. Noël avait chargé Michard-Pélissier — le seul à s’être abstenu sur l’avis du 2 octobre — d’être le rapporteur. Il n’était pas trop inquiet : en quittant de Gaulle, il lui avait confié que le recours avait 99 chances sur 100 d’être rejeté. Dans son livre, il est même allé jusqu’à écrire que le président du Sénat lui-même était le premier à savoir que, juridiquement, sa démarche ne tenait pas. Monnerville, c’est bien connu, fondait son intervention sur l’alinéa 2 de l’article 61, partant du principe que les lois adoptées par le peuple pouvaient tout aussi bien que les lois votées par le Parlement être soumises au Conseil constitutionnel. Mais Noël et une majorité de ses collègues préférèrent s’en tenir à la jurisprudence déjà établie et à continuer de lire restrictivement les textes. Sans examiner le fond du recours, ils se contentèrent de rappeler que dans « l’esprit de la Constitution, [... le] Conseil constitutionnel [était seulement] un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics » et que statuer sur un référendum, « expression directe de la souveraineté nationale », ne relevait pas de leur capacité. La Haute juridiction déclara donc simplement qu’elle n’avait pas « compétence pour se prononcer ». Cette décision fut bien prise, comme la presse l’indiqua dès l’époque, à 6 voix contre 4. Les notes de Noël nous permettent, aujourd’hui, de préciser comment se répartirent les voix : Noël, Michelet, Chenot, Waline, Le Coq de Kerland et Michard-Pélissier votèrent contre la recevabilité, Coty, Auriol, Cassin et Pasteur Vallery-Radot se prononcèrent pour. R. Cassin tenta en vain, au cours des trois heures et demie de ce « très âpre débat », de proposer une sorte de solution de conciliation qui eût consisté à déclarer le Conseil compétent et à trouver ensuite un moyen d’écarter l’annulation du référendum. Durant la séance, René Coty montra de l’acharnement à défendre sa thèse : « [Il] a [...] mené l’attaque avec une ardeur, une passion, une adresse et une roublardise extraordinaire » se rappela Noël. L’ambassadeur, minorant presque le poids de la conviction dans cette attitude, l’expliqua par les critiques récentes que de Gaulle avait formulées contre la IV^e République et attribua sa « nervosité » à son état de santé déjà déclinant — Coty mourut 15 jours plus tard, le 22 novembre 1962.

87Ainsi le 6 novembre, Noël avait-il rempli avec succès la mission qu’il s’était fixée : faire jouer au Conseil constitutionnel le rôle, et seulement le rôle, que les textes, interprétés strictement, lui conféraient. Le mercredi 7 novembre, il notait dans son carnet :

« Au total, je suis satisfait : tout s’est déroulé selon mon plan. Les décisions prises sont celles que j’escomptais. Juridiquement et moralement, elles sont celles qui s’imposaient. »

88Ce ne fut évidemment pas l’avis de Monnerville. A partir de ce moment, l’ambassadeur et le président du Sénat — dont la déclaration du 6 novembre sur le « suicide » du Conseil constitutionnel est bien connue — se vouèrent un mépris et même une haine que rien ne vint jamais atténuer. Noël, dans les cérémonies et réceptions officielles, « tourn[a] le dos ostensiblement » et systématiquement à Monnerville. En 1976, dans son livre, il ne manqua pas une occasion de flétrir son comportement et de le présenter comme uniquement préoccupé par sa carrière politique. En 1980, l’ancien président du Sénat, publiant à son tour ses mémoires, fit une mention à De Gaulle et les débuts de la V^e République, après avoir aimablement rappelé que son auteur « en fait de foi gaulliste avait beaucoup à rattraper » depuis qu’il s’était rendu à Rethondes en juin 1940 :

« Bien que marqué d’une suffisance qui suscite une indulgente ironie, ce livre d’un néophyte tardif du gaullisme n’épargne personne. Naturellement, je fais partie de ses cibles préférées. Quoi de plus naturel, ne suis-je pas son reproche vivant ? »

89Encore ces lignes avaient-elles fait l’objet d’une expurgation. Le brouillon de Monnerville contenait, en effet, quelques phrases éclairant encore mieux la nature des sentiments qu’il vouait à l’ambassadeur, telle celle-ci : « Léon Noël pourrait se promener en toute sécurité dans un puits infesté de vipères » ou celle-là : « Je le laisse à son niveau, celui de la limace ».

90Laissons ces règlements de compte et revenons-en au lendemain du 6 novembre 1962. Noël dut aussi, rétrospectivement, se féliciter d’avoir largement contribué à sauver le Conseil constitutionnel. Il apparaît, en effet, assez évident que s’il n’était pas parvenu à faire prévaloir auprès de ses collègues une interprétation stricte du droit, l’avenir de leur institution eût été très compromis. Alain Peyrefitte a rapporté les propos que de Gaulle avait tenus au conseil des ministres du 7 novembre : « Je ne vois pas quels auraient été sa figure et son avenir si [le Conseil constitutionnel] avait voulu s’opposer à la volonté nationale. Cette sottise n’a pas été commise. On aurait fait ce qu’il aurait fallu pour en tirer les conséquences ». Menace peu rassurante... Certes, pour reprendre des mots d’Olivier Duhamel, la Haute juridiction ne pouvait plus être dorénavant considérée par les « esprits non inféodés au gaullisme » que comme le « chien de garde de l’exécutif », mais du moins son existence était-elle sauvegardée pour un avenir où la tutelle présidentielle deviendrait moins lourde.

91Comment, dans l’immédiat, les rapports de De Gaulle avec Noël et — prenons déjà soin de les distinguer — le Conseil constitutionnel évoluèrent-ils après la crise politico-institutionnelle de 1962 ? La résistance, même très respectueuse, offerte par la Haute juridiction pouvait-elle de quelque manière braquer le Général ? Une première réponse, indirecte, est fournie par le rôle que Noël joua dans « l’affaire Canal ». Rappelons que celle-ci naquit le 19 octobre 1962, à moins de 10 jours du référendum, lorsque le Conseil d’Etat annula l’ordonnance du 1^er juin 1962 qui avait créé la Cour militaire de justice, permettant à André Canal, membre de l’O.A.S. condamné à mort et auteur du recours, d’échapper à sa peine. La colère de De Gaulle fut immédiate. Noël prit très vite la mesure de la très mauvaise humeur du pouvoir. Dès le 19 ou le 20 octobre, il avait eu un contact avec Alexandre Parodi, le vice-président du Conseil d’Etat. Celui-ci avait eu droit à une « scène » du Garde des Sceaux, Jean Foyer, et, « navré de ce qu’il n’[avait] pu empêcher », songeait à démissionner. Le 21 octobre, l’ambassadeur reçut un coup de téléphone de Jacques Boitreaud, très ému, qui venait d’essuyer une « sortie violente » du Général :

« Si les Français ne me donnent pas leur confiance dimanche, je me retirerai à Colombey. Je les laisserai avec leur Conseil d’Etat... il ne leur restera que ça... Le Conseil d’Etat vient de se suicider [...]. L’article 16 est là. »

92La détermination de De Gaulle à « régler son compte » au Conseil d’Etat, comme sa « véritable fureur », apparurent avec encore plus de netteté, trois jours plus tard, le 24 octobre. Ce jour-là, Noël entendit le « déplorable » communiqué de Christian Fouchet, ministre de l’Information, qui fustigeait la décision du 19, et il reçut chez lui Boitreaud qui put se montrer plus bavard qu’au téléphone. De sa conversation avec son ancien secrétaire général, il transcrivit ceci :

« “J’aimerais mieux crever que de m’incliner devant cet arrêt” a [dit de Gaulle] à Boitreaud et il se prépare à prendre aussitôt après le référendum du 28, des mesures pour rendre inopérant l’arrêt Canal et mater le Conseil d’Etat. Il entend lui enlever une partie de ses attributions et s’en prendre aussi à certains de ses membres. »

93Quelle analyse cela inspira-t-il à Noël ? Dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, il a surtout mis en avant la politisation des membres du Conseil d’Etat, la mauvaise rédaction de leur texte et la précipitation dans laquelle il fut adopté, avec une courte majorité, à la veille du référendum. La colère du Général était « amplement explicable », a-t-il ainsi assuré en 1976. Cette présentation ne reflète cependant pas ce qu’il ressentit à l’époque des faits. Au lendemain du 19 octobre, Noël fut surtout extrêmement préoccupé des conséquences que l’annulation prononcée aurait sur l’avenir de la juridiction. L’essentiel des reproches qu’il adressa au Conseil d’Etat, dans son carnet, visa donc surtout l’aveuglement dont il avait fait preuve en ne comprenant pas que jamais de Gaulle ne tolérerait pareil affront :

« [...] le Conseil, maintenant politisé, se met à jouer les Parlements de l’ancien régime. Il devrait se souvenir de la façon dont cela s’est terminé pour les parlementaires eux-mêmes. »

94Le ton n’était nullement à la menace mais à l’inquiétude. Fils de conseiller d’Etat, conseiller d’Etat honoraire, Noël était profondément meurtri par la situation. Le regret, exprimé dans son carnet, que les membres du Conseil ne se fussent pas déclarés incompétents pour examiner le pourvoi de Canal, traduit une autre importante vérité, masquée dans son livre. Il signifiait que, selon lui, à partir du moment où la juridiction acceptait de statuer sur le recours, sa conclusion ne pouvait être que ce qu’elle fut. Le 20 octobre 1962, l’ambassadeur le formulait d’ailleurs explicitement :

« Il est certain, en outre, que la création de la Cour de justice militaire sortait du cadre des mesures à prendre en vertu des accords d’Evian — et c’est ce que le Conseil d’Etat a affirmé hier. »

95Mais Noël n’épargna pas non plus, dans son analyse, le chef de l’Etat. Moins de deux mois avant que l’ordonnance du 1^er juin 1962 ne fût prise, le Conseil constitutionnel, dans sa note officieuse à l’occasion du référendum du 8 avril 1962, lui avait indiqué qu’« il serait contraire à la Constitution qu’il se fasse autoriser à prendre des ordonnances en dehors des conditions prévues par elles ». Noël, pas plus que pour le recours à l’article 11, n’avait été écouté. Toujours le 20 octobre 1962, il écrivait, amer :

« Le Général méprise par trop les avis des gens compétents. Il a le tort de faire prévaloir ses interprétations personnelles du droit. Il en subit aujourd’hui les conséquences — et ce n’est pas fini. »

96Et cela risquait surtout de ne pas finir pour Noël car, immanquablement, le Conseil constitutionnel serait saisi quand de Gaulle tenterait de modifier le Conseil d’Etat au moyen de... l’article 16. Le Conseil constitutionnel, Noël le savait, ne pourrait que rendre un avis défavorable — et public celui-là — à son utilisation, d’autant plus que le Général, selon Boitreaud, entendait agir juste après le référendum alors, donc, que l’Assemblée nationale serait encore dissoute. L’idée d’avoir à nouveau à assister impuissant à une violation de la Constitution, si peu de temps après une autre, le motiva, autant, sans doute, que le sort du Conseil et que son attachement à de Gaulle, pour prendre une initiative.

97Elle fut rapide, sans qu’il soit possible de la dater exactement, et intervint avant le référendum du 28 octobre. Noël envoya à de Gaulle une lettre pour le mettre en garde contre des « mesures de circonstances » et lui suggérer d’engager, « à tête reposée », une « réforme d’ensemble » du Conseil d’Etat. Le président du Conseil constitutionnel se posait, une nouvelle fois, en conseiller du pouvoir. Le 31 octobre 1962, il recevait, aux Monins, un coup de téléphone de G. Galichon lui apprenant que le Général avait lu sa lettre, « qu’il était d’accord avec [lui] sur presque tous les points et qu’il [lui] en parlerait “rapidement” ». C’était un geste d’ouverture appuyé, à 6 jours des discussions du Conseil constitutionnel sur le recours Monnerville. Le 13 décembre, plus d’un mois et demi après l’appel de son directeur de cabinet, de Gaulle recevait Noël à l’Elysée et le priait de prendre la présidence de la commission chargée de lui faire des propositions sur les réformes à apporter au Conseil d’Etat. L’absence du carnet « R », rédigé de novembre 1962 à juin 1963, ne permet pas de savoir si avant cette audience, l’ambassadeur avait reçu des informations sur ce projet. Noël accepta. Ce faisant, il prenait, une nouvelle fois, une distance certaine avec son obligation de réserve. Comme l’a montré Joël Boudant, la charge administrative paraissait là se confondre étroitement avec une activité politique.

98Ce qu’on appela la « commission Noël », et qui avait pour appellation officielle la « commission d’études sur le fonctionnement et les activités du Conseil d’Etat », se mit en place le 4 janvier 1963 au ministère de la Justice. Devant les 13 membres qu’elle comptait et Alexandre Parodi, invité à cette première séance, Jean Foyer expliqua dans quel esprit le Gouvernement avait créé cette commission : il s’agissait « d’adapter le Conseil d’Etat à l’Etat moderne » en lui demandant « d’accroître sa productivité et de réaliser une meilleure coopération avec le Gouvernement ». Noël prit la parole pour affirmer qu’il convenait « de maintenir [le Conseil d’Etat] dans le rôle qui lui a été imparti dès sa création ». Il fixa ensuite l’ordre du jour des séances qui se tiendraient au... Conseil constitutionnel et observa, en dernier lieu, que « les travaux de la commission [ne devraient pas] apparaître comme une réplique à un cas particulier ».

99La commission rendit ses conclusions fin avril 1963. Elles furent révélées par Le Monde le 18 mai. Le quotidien, suivi par une large part de la presse, y vit, sous la plume de Maurice Duverger, une tentative pour transformer le Conseil d’Etat en Conseil du Roi. Noël, dans son livre de 1976, s’est félicité que, dans les deux décrets pris le 30 juillet 1963, les mesures extrêmes changeant profondément le rôle du Conseil n’aient pas été retenues. Etait-ce là l’expression sincère de sa conviction d’alors ? Noël fut-il débordé par une majorité de ses collègues trop exclusivement préoccupés d’apaiser l’ire du Général après l’affaire Canal ? Cela est vraisemblable compte tenu, notamment, de l’attachement très fort de l’ambassadeur à la maison de ses débuts et au symbole d’impartialité que, malgré tout, elle représentait à ses yeux. Notons, toutefois, en marge, que Noël, en janvier 1963, fut sensible aux « criailleries », aux « accusations » et aux « calomnies » proférées contre lui et sa commission par 4 maîtres des requêtes — ex-députés, battus aux législatives de novembre — que le Gouvernement, bien que les vacances nécessaires fussent ouvertes, refusa, quatre mois durant de réintégrer en raison de leur engagement politique hostile. Sur ce problème, celui de la compatibilité de l’appartenance au Conseil d’Etat avec l’exercice d’un mandat politique, pouvant mener son titulaire à s’opposer au Gouvernement, Noël estimait, comme la majorité des membres de la commission, qu’il convenait de revenir à, ou, du moins, de s’approcher de la situation existant avant 1945, quand le statut du corps n’autorisait pas cette compatibilité. De fait, le pouvoir retint dans ses décrets les propositions allant dans ce sens.

100La place que de Gaulle accorda à Noël dans le traitement de l’affaire Canal illustre bien l’absence de toute rancœur de sa part et/ou sa suprême habileté à jouer du dévouement sans borne de son serviteur. Le Général ne manifestait aucune rigueur à l’ambassadeur de la position qu’il avait adoptée le 2 octobre précédent. Leurs relations personnelles étaient sorties indemnes de la crise. Cela fut sans doute d’un grand réconfort pour Noël qui, tout horrifié qu’il fût par la voie choisie pour établir l’élection du président de la République au suffrage universel et par les menaces qui, un moment, pesèrent sur le Conseil d’Etat, n’en restait pas moins, évidemment, très attaché à de Gaulle. Le maintien de l’estime du Général suffit-il, cependant, à rendre à l’ambassadeur sa sérénité d’avant l’automne 1962 ? Assurément non. Si l’homme et le gaulliste pouvaient être grandement satisfaits de la permanence des sentiments du chef de l’Etat, le président du Conseil constitutionnel, lui, perçut assez vite qu’il n’exercerait plus ses fonctions dans les mêmes conditions qu’auparavant. Noël, en effet, se convainquit rapidement que le pouvoir faisait payer à la Haute juridiction son affront du 2 octobre 1962. De cette conviction, pas la moindre trace dans De Gaulle et les débuts de la V^e République qui élude presque complètement les trois dernières années de sa présidence. Ce silence, en 1976, servait, bien sûr, autant à préserver l’image de De Gaulle que la sienne et celle de son institution.

101L’ambassadeur souffrit de ce qu’il ressentit comme une mise en sommeil du Conseil constitutionnel. Le 16 décembre 1963, il remarquait que celui-ci n’avait pas été saisi depuis le 4 octobre alors même qu’« à plusieurs reprises » on lui avait annoncé des affaires. « En un sens » — la formule en dit long — le recours moins fréquent au Conseil lui apparaissait naturel : de 1959 à 1962 une jurisprudence avait déjà été tracée et les présidents des Assemblées, comme le pouvoir, savaient maintenant par où passait la frontière entre l’exécutif et le législatif. Mais ce raisonnement ne semblait convaincre qu’à moitié le président d’une juridiction dont le rôle ne se réduisait pratiquement plus qu’à veiller au déroulement de référendums et à examiner le contentieux des élections générales. Le ralentissement de l’activité du Conseil au lendemain d’octobre 1962 était, de fait, troublant. Le 23 mars 1964, à un an de sa retraite, Noël notait encore que les 132, 133 et 134^e séances du Conseil, qui avaient eu lieu la semaine précédente, avaient interrompu « une longue période de léthargie ».

102Cette « léthargie » était vécue d’autant plus péniblement que son constat s’accompagnait, chez l’ambassadeur, de réflexions amères sur la façon dont de Gaulle exerçait sa charge et considérait la Constitution. Alors que, pour lui, le référendum d’octobre 1962, juridiquement, n’avait fait que modifier le mode de désignation du président de la République, sans accroître le champ de son autorité, il n’apprécia pas que, peu à peu, après les triomphales législatives de novembre, le Général se comportât « de plus en plus comme le véritable chef du Gouvernement ». Cette évolution lui inspira, le 5 octobre 1963, cette notation :

« Ses conceptions constitutionnelles sont bien éloignées du texte de la Constitution. Ce n’est pas nouveau, il est vrai. Il y a longtemps qu’il m’a dit un jour, sur un ton où la bonne humeur se mêlait à la confidence : “En somme, la Constitution c’est moi !” »

103Quelques mois plus tard, l’allocution que de Gaulle prononça le 31 janvier 1964, dans laquelle il affirma que « le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’Etat », le choqua, sans le surprendre. En livrant aussi explicitement aux Français ce que Noël qualifia peu aimablement de « métaphysique de sa conception constitutionnelle », le Général donnait aux spécialistes du droit constitutionnel l’occasion de « s’en donner à cœur joie ». L’ambassadeur espéra seulement que cette « théorie hasardeuse » n’aurait pas de conséquences pratiques.

104La dérive monarchique de De Gaulle contribua probablement beaucoup, cependant, à faire craindre à Noël que le Conseil constitutionnel ne fût tiré de sa somnolence que pour veiller à la régularité des opérations d’un nouveau référendum anticonstitutionnel. La tentation d’établir un dialogue direct avec le peuple n’amènerait-elle pas le Général à faire toujours aussi peu de cas de l’article 89 ? Avant l’été 1963, « deux ministres et non des moindres », L. Joxe et R. Frey, avaient inquiété l’ambassadeur en lui parlant d’un référendum probable à l’automne. Le 4 octobre 1963, J. Boitreaud l’avait rassuré : de Gaulle ne l’avait chargé d’étudier aucune réforme du Sénat, ni, a fortiori, un projet de référendum.

105Cinq mois plus tard, pourtant, la situation avait évolué : le 8 juillet, Noël eut une longue conversation avec Boitreaud, maintenant chargé de préparer une réforme du Sénat et, surtout, partisan de la faire aboutir avant l’élection présidentielle de 1965, sous la forme d’un référendum ! Le président du Conseil constitutionnel, plus que jamais hostile à cette procédure, avança des arguments politiques pour tenter de gagner son interlocuteur à ses vues. Si de Gaulle était décidé à se représenter — et Noël souhaitait ardemment qu’il se représentât — il était dangereux d’organiser avant l’élection un référendum qui rassemblerait contre lui tous ses opposants. L’ambassadeur eut l’impression de ne pas avoir convaincu Boitreaud, mais, du moins, espéra-t-il lui avoir fourni des éléments de réflexion. Il ne fut complètement apaisé que le 28 juillet 1964 après que de Gaulle, lors d’une conférence de presse, avait explicitement repoussé au lendemain des présidentielles une adaptation des institutions. Un mois plus tard encore, le 23 août, le président du Conseil constitutionnel s’en félicitait :

« Je suis soulagé depuis que je sais qu’il n’y aura pas de référendum avant ma retraite. Il m’aurait été insupportable de me trouver encore une fois en présence d’une réforme constitutionnelle contraire à la Constitution et sans que le Conseil constitutionnel ait compétence pour y faire obstacle. »

106Il est, en effet, très important de souligner que l’ambassadeur, contrairement à Boitreaud avec qui il en avait discuté, ne considérait pas que le précédent de 1962 fît jurisprudence et eût instauré une coutume constitutionnelle autorisant, dorénavant, à réviser la Constitution au moyen de l’article 11 et du référendum. Noël était d’ailleurs persuadé qu’après son départ, en cas de nouvelle tentative du pouvoir en ce sens, Gilbert-Jules et Cassin pèseraient de tout leur poids pour que le Conseil ne veille pas, cette fois, à la régularité des opérations du référendum, en rappelant qu’à l’époque, les conseillers n’avaient accepté de jouer leur rôle que parce qu’il les avait convaincus qu’une décision contraire eût entraîné « des conséquences catastrophiques pour le pays ».

107Ce ne fut donc qu’à l’été 1964 que Noël fut entièrement libéré de l’angoisse d’être de nouveau confronté à un référendum. A cette date, le Conseil constitutionnel avait été tiré de son sommeil à quelques rares reprises. Chacune d’elles ne fut que l’occasion de se convaincre davantage que la Haute juridiction n’était décidément plus en Cour auprès du pouvoir.

108La première, en décembre 1963, eut pour motif la vérification, à la demande de J. Chaban-Delmas, de la conformité à la Constitution du règlement du Congrès. Celui-ci se réunissait pour la première fois afin de modifier les dates des deux sessions ordinaires du Parlement. Noël n’hésita pas, une fois de plus, à quitter l’habit du président du Conseil constitutionnel pour endosser celui de conseiller du président de la République. Si l’adoption de la réforme envisagée ne posait guère problème, de Gaulle et Chaban, selon Noël, redoutaient que les parlementaires ne soulevassent des questions autres que celle inscrite à l’ordre du jour. Aussi, le Général, malgré les objections de Boitreaud, avait « échafaudé une théorie selon laquelle le Congrès ne pouvait être réuni que pendant les sessions parlementaires ». De Gaulle, qui « ne voulait pas en démordre », avait donc fait préparer un décret convoquant le Congrès « pour la journée du 20 décembre », ultime jour de la session en cours. Le 17 décembre, il convoqua Noël pour solliciter son avis. Celui-ci lui démontra qu’il n’existait, juridiquement, aucune raison pour justifier l’établissement d’un lien entre les textes relatifs aux sessions parlementaires et les dispositions concernant le Congrès. Il ajouta que Chaban avait suffisamment de pouvoirs pour faire face à d’éventuels débordements, que, sitôt la réforme votée, il pourrait déclarer l’ordre du jour épuisé et lever la séance. L’ambassadeur conclut qu’au pire, si « le débat déraillait » avant le vote, il lui serait toujours permis à lui, président de la République, de retirer le projet. Tous ces arguments portèrent et de Gaulle modifia de sa main, devant Noël, le texte du décret : députés et sénateurs n’étaient plus convoqués « pour la journée du 20 décembre », mais le « 20 ».

109Le 20 décembre 1963, le Congrès se réunissait à Versailles et adoptait dans la matinée son règlement. A la mi-journée, le Conseil constitutionnel se réunissait pour étudier sa conformité à la Constitution. Noël avait chargé Michard-Pélissier — nommé, on s’en souvient, par Chaban — du rapport. La déclaration de conformité ne fut pas acquise « sans mal ». Gilbert-Jules, toujours fidèle à Monnerville, multiplia les objections, cherchant manifestement, selon Noël, à obtenir de ses collègues des modifications qui eussent obligé le Congrès à tenir une séance supplémentaire et, donc, à siéger plus longtemps. Mais si les suggestions de Gilbert-Jules rencontrèrent quelque écho chez les autres membres, ce fut que « la plupart » d’entre eux ne dissimulèrent pas à Noël leur « mauvaise humeur ». Ils se plaignirent — on y reviendra — « d’être, de plus en plus, relégués à un rang protocolaire inférieur à ce qu’il devrait être ». L’ambassadeur, d’accord avec eux, leur donna raison et, pour les calmer, leur promit d’aborder la question, début janvier, avec de Gaulle et Pompidou. Il s’abstint sans doute de leur dire qu’il tenterait cette démarche « sans grand espoir » d’être entendu. Le malaise des conseillers se traduisit par une autre récrimination contre le pouvoir : ils se dirent « blessés » de n’être plus invités à l’Elysée que pour des soirées et de n’être plus conviés au déjeuner annuel que de Gaulle avait pris l’habitude, en 1959, d’offrir en l’honneur du Conseil constitutionnel. Noël attribuait ce geste, pour le moins offensant à l’égard de la Haute juridiction, à la détermination farouche de De Gaulle de ne pas avoir à sa table Pasteur Vallery-Radot auquel il ne pardonnait toujours pas d’avoir épargné, en mai 1962, la peine de mort à Salan. Reste que l’année qui vit l’arrêt de ces déjeuners était aussi celle de l’avis négatif que le Conseil avait rendu sur le référendum du 28 octobre. Cette coïncidence n’avait pas dû manquer d’apparaître à certains conseillers... Leur grogne, en ce 20 décembre 1963, était loin d’appeler des réserves de la part de Noël pour qui elle était la conséquence attendue du sort fait au Conseil depuis la fin de l’année 1962. Si lui, personnellement, avait échappé à la rancune du Général, il n’en était pas de même du Conseil et son président en souffrait :

« Quoi qu’il en dise, le Général a pris en grippe le Conseil constitutionnel. On le sait et on en prend de plus en plus à son aise avec nous. »

110L’année 1964 ne démentit pas cette analyse. Trois incidents la marquèrent, montrant clairement la désinvolture du pouvoir à l’égard du Conseil constitutionnel. Fin février 1964, Noël reçut un coup de téléphone d’un « chef adjoint » de Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires Etrangères, lui demandant s’il accepterait de se rendre à Caracas le 9 mars, pour assister à la cérémonie d’investiture du président de la République vénézuélienne. A la fois vexé qu’on eût pensé à lui pour pareille « corvée » et convaincu que de Gaulle n’avait pas été mis au courant de cette démarche, l’ambassadeur n’hésita pas à se dérober. A sa grande surprise, le 29 février, au cours d’un déjeuner à l’Elysée, le Général lui lança : « Alors, vous n’avez pas voulu aller au Venezuela ! ». Noël, en raison de la présence d’autres convives, se contenta, pour justifier son refus, d’énumérer quelques prétextes : les élections cantonales du 8 mars, une élection académique et sa méconnaissance absolue du Venezuela. Il était cependant bien décidé à livrer à de Gaulle le fond de sa pensée : « [...] Il n’appartenait pas au président du Conseil constitutionnel de “représenter”, où que ce soit, le Gouvernement ». Le lui demander c’était méconnaître trop ouvertement son statut de juridiction. Trois ou quatre jours plus tard, à l’issue d’un dîner en l’honneur de Nicolas Grunitzky, président du Togo, l’ambassadeur put s’expliquer, dans un tête-à-tête, avec le Général. Il lui dit sa surprise de voir que l’initiative était venue de lui et reprit son argumentation sur l’impossibilité pour le président du Conseil constitutionnel de représenter le Gouvernement, surtout, ajouta-t-il finement, « dans un pays américain où on a tendance à considérer que notre Conseil constitutionnel est l’équivalent de la Cour suprême des États-Unis ». De Gaulle l’assura qu’il comprenait son point de vue et, en guise d’explication, lui affirma que « c’était une idée qu’on avait eue sans y avoir réfléchi ».

111Les pressions exercées, pratiquement à la même époque, sur les conseillers pour qu’ils prissent sur la question de la R.T.F. une décision conforme aux souhaits du pouvoir, furent, elles, parfaitement réfléchies. Le Conseil constitutionnel avait enfin été saisi, début mars 1964, de ce dossier qu’on lui annonçait depuis juin 1963. Ce très long délai s’expliquait, en partie au moins, par la difficulté que le Gouvernement avait à accepter que l’essentiel des statuts de la R.T.F. fût du domaine législatif. Le pouvoir, montrant encore une fois le peu de cas qu’il faisait de l’indépendance de la Haute juridiction, tenta d’ultimes interventions pour imposer une autre interprétation. Celles que subit Noël furent relativement peu appuyées, sans doute parce qu’on le savait peu manipulable. Le 2 mars, Pompidou l’avait fait venir à Matignon. Noël comprit à sa gêne qu’il avait promis à Alain Peyrefitte, ministre de l’Information, ou à de Gaulle lui-même, d’aborder la question avec lui. Il prit donc les devants et assura son interlocuteur que seule la conformité à la Constitution déterminerait son choix. Pompidou n’insista pas. « Un soir à l’Elysée », sans doute première quinzaine de mars, Peyrefitte, « avec infiniment de prudence et de délicatesse », avait également mis en garde l’ambassadeur contre la possible colère de De Gaulle si le Conseil laissait la part trop belle au législatif. Mais Noël s’aperçut rapidement que le pouvoir ne limitait pas ses pressions à sa seule personne et qu’à l’égard de ses collègues il ne s’embarrassait pas de circonspectes périphrases. Il apprit ainsi que Pompidou, quelques jours avant le début des séances, avait invité à déjeuner Ed. Michelet et était parvenu à « l’intimider en lui faisant croire que le Général verrait d’un fort mauvais œil une décision dans le sens de celle que nous allions prendre ». Il n’échappa pas non plus à l’ambassadeur que Peyrefitte s’était rendu au Palais-Royal pour y rencontrer R. Cassin, désigné rapporteur et donc chargé d’établir le projet de décision. Le ministre tenta de convaincre le conseiller « que la matière était entièrement du ressort de l’exécutif ». « Avec fougue », Cassin défendit la thèse inverse. Cet échec ne découragea pas Peyrefitte qui, la veille de la première séance, eut « l’incorrection » de téléphoner à M. Waline qu’il désirait voir « d’urgence ». Waline se dit trop occupé et fit aussitôt part de son « indignation » à Noël. Celui-ci était convaincu, par ailleurs, que « sans nul doute » Chenot et Michard-Pélissier avaient, eux-aussi, fait l’objet de pressions. Malgré toutes ces interventions du pouvoir, le Conseil déclara, le 18 mars, que les règles essentielles régissant l’établissement public qu’était la R T.F. étaient du domaine législatif. Le principe de cette décision avait été acquis par 6 voix contre 3, celles de Chenot, Michard-Pélissier et Michelet. La même majorité, moins le suffrage de Le Coq de Kerland, absent, avait adopté le texte de la décision. La séance levée, Noël décida de prendre la parole pour « marquer [son] sentiment » : « J’ai été satisfait de cette discussion : non seulement l’autorité, mais l’indépendance même du Conseil constitutionnel était [sic] en jeu ». Michard-Pélissier, qui, selon Léon Noël, blêmit à ces paroles, tint à préciser que « l’indépendance de tous les membres du Conseil avait été la même dans cette affaire ! ». C’était, pour l’ambassadeur, l’aveu des pressions qu’il avait subies.

112L’indépendance des conseillers fut au cœur d’une nouvelle affaire qui secoua la Haute juridiction pendant l’été 1964 et acheva d’éclairer Noël sur les qualités que le pouvoir attendait d’abord de ses membres. A la mi-août 1964, Bernard Chenot avait été nommé président des Compagnies d’assurances générales, entreprise nationale. Il entendait néanmoins rester au Conseil constitutionnel. Noël s’y opposa formellement, arguant qu’une nomination à un emploi public était incompatible avec un maintien au Palais-Royal. Chenot dut se résigner. L’ambassadeur, en se montrant aussi ferme face à l’ancien Garde des Sceaux de Michel Debré, nommé, on s’en souvient, en remplacement de Pompidou, rappelait sèchement au Gouvernement qu’il convenait de respecter son autorité. Il en paya rapidement le prix. Pour achever le mandat de Chenot — 3 ans et demi — Noël proposa à de Gaulle de nommer Jean Toutée, le président de la section des Finances au Conseil d’Etat, qui avait fait partie de sa commission début 1963. Cette proposition fut soutenue par J. Boitreaud qui avança également, en deuxième ligne, le nom de René Massigli. Ce choix avait aussi recueilli l’approbation de l’ambassadeur qui considérait que pour avoir été, un temps, maître des requêtes, Massigli savait « ce qu’[étaient] le droit et une décision juridictionnelle ». Mais Noël ne se fit, dès le départ, aucune illusion sur les chances de ses suggestions. Le 23 août, il notait, en effet, que de Gaulle et surtout Pompidou, dans la perspective du référendum sur le Sénat qui serait organisé après les présidentielles, « se méfi [aient] beaucoup des juristes ». Cette attitude à courte vue lui inspira ce long développement :

« Je m’élève, en toutes occasions, contre la conception que se font le Général et le premier ministre du rôle du Conseil constitutionnel. Si l’on veut que cette institution, créée, pour la première fois, par le régime, garde quelque autorité, il est indispensable de n’y nommer que des personnalités en vue et qui soient, à quelque degré, tout au moins, des juristes. Politiquement, c’est d’ailleurs une erreur que de ne vouloir y faire entrer que des hommes “sûrs”, c’est-à-dire présentant pour le régime toute garantie [...]. Les seuls vraiment sûrs, c’est ceux qui ont du caractère, de la droiture, de l’honnêteté intellectuelle. Si l’on veut qu’en un jour de péril pour les institutions, le Conseil constitutionnel joue le rôle qui lui est dévolu par la Constitution, il faut se garder, dans le souci d’éviter quelques petits ennuis, de recourir à des personnages serviles prêts à toutes les trahisons. Je parlerai, dans ce sens, à de Gaulle, à la première occasion. »

113Etonnant plaidoyer en faveur de l’indépendance du Conseil sous la plume d’un homme qui avait été nommé à sa tête pour son gaullisme et qui, au moins jusqu’en 1962, fit toujours preuve d’une grande compréhension à l’égard des écarts constitutionnels du pouvoir... En 1964, avec le recul du temps, Noël se rendait un peu tardivement compte que la crédibilité et l’efficacité du Conseil passaient par une clarification de ses liens avec l’exécutif. Eut-il l’opportunité de développer ces arguments devant de Gaulle avant que celui-ci ne nommât le successeur de Chenot ? Si oui, ce fut en pure perte. Le Général désigna André Deschamps, soit, on le l’a pas oublié, le seul conseiller d’Etat qui avait, en octobre 1962, admis la régularité constitutionnelle du référendum ! Noël, la veille de sa prestation de serment et de son installation, à la mi-septembre 1964, ne manqua pas de lui rappeler cet exploit, ce qui le rendit « assez gêné ». Cette nomination ressemblait fort, pour Noël, à un camouflet.

114Malgré la disgrâce dans laquelle était tombée sa juridiction, Noël n’entendait pas rester un président amorphe. De 1963 à mars 1965, l’avenir du Conseil après son départ, le préoccupa aussi beaucoup. Il essaya — en vain — d’alerter le pouvoir sur la nécessité d’en améliorer les statuts. Il tenta aussi — non sans succès — d’influer sur le choix de son successeur.

115Aux yeux de Noël le statut du Conseil n’était pas satisfaisant. Il présentait plusieurs inconvénients qui nuisaient, directement ou indirectement, à son autorité. S’il les perçut assez rapidement, ce ne fut que dans la deuxième moitié de son mandat, et parfois à son extrême fin, qu’il chercha à y remédier. Poser d’entrée des problèmes statutaires eût sans doute été préjudiciable à la stabilité de la juridiction naissante. L’ambassadeur considérait d’abord que la durée de 9 ans assignée à la fonction de conseiller était trop courte. Il convenait, selon lui, de la porter à « 12 ans au moins ». Il liait cette revendication à une autre : l’augmentation des rémunérations allouées aux membres du Conseil. Leurs émoluments étaient, selon lui, trop faibles par rapport à ceux qu’ils pourraient toucher dans le privé, voire en occupant certaines autres fonctions publiques, et ne reflétaient pas le « rôle éminent » qui était le leur dans l’Etat. Pour Noël, un mandat trop court et insuffisamment payé empêchait ou, du moins, ne favorisait pas un recrutement de qualité. Il exposa ces arguments à de Gaulle, sans que l’on sache quand, et à Pompidou, notamment le 28 janvier 1965. Le président de la République convint qu’une indemnité « trop faible » rendrait difficile le recrutement. La réaction du premier ministre est inconnue. On sait, en revanche, que, dès la création du Conseil, le niveau de rémunération de ses membres fut parfois dénoncé comme étant... trop élevé.

116Noël s’attela également à essayer de régler le problème de la position protocolaire du Conseil constitutionnel. Lorsqu’il avait commencé à briguer la présidence du Conseil, on lui avait assuré que son détenteur occuperait le rang de cinquième personnage de l’Etat derrière le président de la République, le premier ministre, le président du Sénat et celui de l’Assemblée nationale. Mais, en fait, un décret du 2 décembre 1958 avait relégué le président de la Haute juridiction derrière le Gouvernement et avait laissé les autres membres individuellement dépourvus de tout rang officiel. Les conseillers, par la suite, s’en plaignirent « souvent » à Noël. Un peu moins de deux mois avant que cette incongruité blessante ne fût collectivement évoquée par les membres du Conseil, lors, on s’en souvient, de leur réunion portant sur le règlement du Congrès, Noël, le 30 octobre 1963, avait attiré l’attention du Général sur ce problème. Il lui suggéra, ce jour-là, de profiter du renouvellement de 1965 pour le régler. Il lui apprit combien lui et ses collègues, aux obsèques de R. Coty, en novembre 1962, avaient peu apprécié de se trouver « après le troupeau des parlementaires et anciens parlementaires ». De Gaulle prit des notes et assura l’ambassadeur qu’il s’en occuperait. Mais celui-ci resta sceptique et, de retour chez lui, inscrivit dans son carnet : « Je ne crois guère à une solution satisfaisante ». Celle-ci eût consisté, selon lui, tant en raison du rôle de la Haute juridiction que du mode de désignation des conseillers, à placer son président au 5^e rang de l’Etat et ses collègues après les membres du Gouvernement et des bureaux des deux assemblées parlementaires. C’était là l’avis de Noël et non celui de certains conseillers qui estimaient, eux, devoir venir avant les membres desdits bureaux. Sur ce sujet, bien que Pompidou, le 8 novembre 1963, lui eût aussi formellement promis de le faire étudier, pas plus que sur la durée du mandat ou le niveau des rémunérations, les desiderata de Noël ne furent pris en compte.

117L’ambassadeur, en revanche, sut mieux se faire entendre lorsqu’il n’hésita pas à se mêler du choix de son successeur. Pourquoi Noël essaya-t-il de peser sur la future décision de De Gaulle ? Son souci de l’Etat et son espoir d’éviter au Conseil constitutionnel un président dont la docilité à l’égard du pouvoir eût été bien plus poussée que la sienne furent, sans doute, primordiaux. Mais ses inimitiés à l’égard de certains prétendants tinrent aussi leur place dans son insistance.

118La première intervention de Noël auprès du Général fut très précoce puisqu’elle eut lieu le 30 octobre 1963, à plus de seize mois du terme de son mandat. Le chef de l’Etat fut sans doute surpris de l’initiative et avoua à l’ambassadeur « n’[avoir] pas encore pensé à tout cela ». Noël dissocia, de façon intéressante, le problème de la nomination que de Gaulle aurait à prononcer en mars 1965 de celui de la désignation du président, ce qui, paradoxalement, on va le voir, ne signifiait pas qu’il estimât que son successeur gagnerait à être choisi parmi les actuels membres. Qui nommer ? L’ambassadeur avança trois noms. En premier lieu, il suggéra de désigner F. Goguel, surtout « si Monnerville [était] encore là ». Priver le président du Sénat des compétences techniques de son secrétaire général, tout en joignant au Conseil un juriste éminent qui en octobre 1962 avait été en désaccord avec le recours de son patron, eût été un beau coup. En deuxième lieu, Noël proposa le nom de Michel Carlini, ancien député-maire R.P.F. de Marseille, avocat et bâtonnier. « Si l’on voulait un parlementaire, il serait mieux que beaucoup d’autres » commenta-t-il. En troisième lieu, il conseilla la personnalité du gaulliste de gauche Léo Hamon, alors professeur de droit à Dijon, qu’il qualifia de « bon juriste, bien disposé en faveur du Conseil constitutionnel, honnête, mais sans éclat ». On le voit, dans ses trois propositions, Noël avait marié compétences professionnelles et profil politique irréprochable. Après les avoir énoncées, il aborda la question de son propre successeur, limitant ses remarques à des membres déjà nommés. Pourquoi cette restriction ? Il semble qu’elle fut tactique car si, là encore, il cita trois noms, ce fut, en effet, pour conclure que — malheureusement, bien entendu — aucun n’était satisfaisant. En fait, Noël tenait, avant tout, à écarter la nomination d’un conseiller qu’il savait impatient de lui succéder et en encadrant ses reproches contre lui de considérations négatives sur deux autres de ses collègues, il faisait implicitement apparaître l’appel à un homme du dehors comme la plus juste des solutions. Concrètement, il commença donc par assener que parmi les membres actuels « un seul serait qualifié [pour lui succéder] : Cassin », ajoutant tout aussitôt qu’en mars 1965 il aurait 77 ans « sonnés » et que le nommer président jusqu’à l’expiration de son mandat, donc pour 6 ans, serait « difficile ». Sur Michelet, dont il n’ignorait pas qu’il désirait ardemment s’asseoir à son fauteuil, il eut ses simples mots : « Michelet est incapable de présider s’il le désire visiblement ». L’ambassadeur termina son tour d’horizon en évoquant Chenot — encore membre à cette date — pour souligner que son mandat expirait déjà dans 3 ans. Comment de Gaulle réagit-il à cet exposé inattendu ? Le seul nom qui amena un commentaire de sa part — à la grande satisfaction de Noël sans doute — fut celui de Goguel dont il dit « pense[r] le plus grand bien ». Puis, après avoir réfléchi, il suggéra l’idée de nommer, une nouvelle fois, Pompidou. Noël s’appliqua aussitôt à lui démontrer que, juridiquement, les mandats des conseillers n’étaient pas renouvelables. Il quitta l’Elysée probablement satisfait du déroulement de ce premier entretien et se demandant, par ailleurs, quel était l’avenir de Pompidou à Matignon.

119Une dizaine de jours plus tard, le 8 novembre 1963, Noël tenait le même discours — sans, peut-être, le développer autant — au premier ministre qui « approuv[a son] idée concernant Goguel ». Le 29 février 1964, Noël était invité à déjeuner à l’Elysée avec... Goguel. Il s’arrangea pour faire glisser la conversation sur l’évolution politique de ces dernières années, sujet qui permit au vice-président de l’Association de science politique de constater, devant de Gaulle, que personne désormais ne prenait plus la défense de l’ancien régime, que les adversaires de la V^e République admettaient le maintien de la Constitution de 1958 et que, depuis cette date, des juristes tels M. Duverger ou G. Vedel s’étaient beaucoup rapprochés des thèses gaullistes. Autant de considérations qui ne durent pas déplaire au Général... Ce déjeuner, après ses deux interventions auprès de De Gaulle et de Pompidou, dut rendre l’ambassadeur raisonnablement optimiste.

120Mais, le temps passant, il s’inquiéta de plus en plus de la portée des intrigues que, il en était sûr, Edmond Michelet, aidé par « ses amis » — pensait-il à Chaban ? — menait pour lui succéder. Il lui imputait notamment certaines rumeurs colportées par une presse particulièrement mal informée du mode de renouvellement du Conseil, qui lui prêtait l’intention de refuser un deuxième mandat ( !), qui le disait décidé à se retirer en juillet — 1964 — pour raison de santé et qui citait toujours le nom de Michelet pour prendre sa suite. Devant ce qu’il perçut comme une campagne, il réagit en traçant à de Gaulle, le 25 juin 1964, un portrait très peu flatteur de l’ancien Garde des Sceaux. Sans faire la moindre allusion à ses manœuvres supposées, il donna au Général maints exemples des « incartades » de Michelet qui n’avait, selon lui, aucune notion de la réserve qui s’impose à un membre du Conseil constitutionnel. Il se fit, notamment, un plaisir de citer un de ses récents articles dans La Nation où il était question des juristes qui « peuvent palabrer, ratiociner, épiloguer... ». Cette violente charge ne produisit pas l’effet sans doute escompté par Noël. De Gaulle, à deux reprises au moins, se contenta de rire et de lâcher un apparemment plutôt sympathique : « Il est incorrigible, il est incapable de dire non à quelqu’un ».

121L’été passa sans calmer l’appréhension de l’ambassadeur. Le 19 septembre 1964, au terme d’un déjeuner aux Monins avec les Dreuzy et les Boitreaud, où chacun avait déploré la conception que le Général se faisait et de la Constitution et du Conseil constitutionnel, Noël notait dans son carnet : « Il est à craindre que, dans ces conditions, il me choisisse un successeur sans autorité suffisante ». La fin de l’année 1964 s’écoula, cependant, sans qu’il jugeât opportun d’agir. D’ailleurs, il sembla prendre, à partir de l’automne, une certaine distance par rapport à ses fonctions. Il songeait souvent que les gestes qu’il effectuait en tant que président du Conseil constitutionnel ne se répéteraient plus. Ainsi, en allant fleurir la tombe du soldat inconnu, le 11 novembre. La réception annuelle du Conseil constitutionnel, le 8 décembre 1964, parce qu’elle attira davantage de monde qu’à l’accoutumée — plus de 800 personnes — émut Noël qui y vit, sans doute, à l’aube de sa retraite, comme le résumé de sa vie : le chef de l’Etat, les ministres, des personnalités politiques, les ambassadeurs étrangers à Paris, des membres de l’Institut, des journalistes, des « gens du monde », des compagnons de la Libération, des représentants de la France libre, sans oublier « le petit groupe » de ses amis de l’Yonne, le ramenaient tous à une étape plus ou moins éloignée de son parcours. A de Gaulle qu’il raccompagnait et qui lui demandait dans le grand escalier du Palais-Royal, dans quelles dispositions il se trouvait à la fin de son mandat, Noël répondit simplement « que, pour [lui] cela ne posait pas de question : la règle est là ; elle doit être appliquée ».

122Le Général s’aperçut rapidement que l’impassibilité affichée de l’ambassadeur ne signifiait pas qu’il avait renoncé à se préoccuper de l’avenir du Conseil. Noël, en effet, à moins de deux mois de la retraite, aborda de nouveau avec lui le problème de sa succession. Une lettre de Jacques Boitreaud du 23 janvier 1965 l’avait poussé à remettre l’ouvrage sur le métier. Il y avait appris, d’une part, que le Général « semblait absolument décidé à nommer Michelet », à qui il avait « à peu près promis » la présidence. D’autre part, Boitreaud lui avait indiqué que de Gaulle, le 22 janvier, « semblait s’être laissé convaincre » par Chaban-Delmas qu’un ancien membre du Conseil constitutionnel pouvait être — « au bout d’un temps indéterminé » — nommé à nouveau et pour neuf ans. Cette théorie, d’après les notations de Noël du 28 janvier 1965, avait été soufflée au président de l’Assemblée nationale par Michard-Pélissier dont le mandat expirait dans trois ans et qui eût volontiers repris du service :

« Les deux compères avaient imaginé, pour créer un précédent de faire renommer, à la place de Pasteur Vallery-Radot, Chatenay, ancien député, maire d’Angers, qui, en 1959, avait été nommé [par Chaban] pour trois ans. Sans doute pensaient-ils que Chatenay, qui est de 1886, ou bien ne tarderait pas à disparaître, ou bien accepterait de se retirer rapidement, dans un peu plus de trois ans, pour faire place à Michard. »

123Noël, pour faire échec à ce machiavélique stratagème et pour essayer, encore une fois, de priver Michelet de la présidence, décida de se servir de l’audience que le Général lui avait accordée le 24 janvier 1965. A l’origine, cette rencontre ne devait avoir pour but que de prier de Gaulle de lui remettre personnellement les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur. Après qu’ils eurent discuté des perspectives politiques du moment, Noël, voyant que le Général n’évoquait pas le problème de sa succession, aborda lui-même le sujet. Il indiqua « — avec force — les raisons qu’il y avait de ne pas choisir Michelet ». Puis, il démontra, à nouveau, qu’un conseiller ne saurait être renouvelé dans ses fonctions : rappelant la définition de l’adjectif « renouvelable » dans le Littré, il assura que si on n’avait pas voulu donner à l’article 56 une valeur absolue, il eût contenu une formule comme « pas immédiatement renouvelable » ou « pas renouvelable avant x années ». Il invoqua également l’esprit de la Constitution et la « nécessité évidente » qu’il y avait à épargner aux membres du Conseil toute pression ou apparence de pression. Comment de Gaulle réagit-il ? Noël sut immédiatement que, sur le second point qu’il avait soulevé, il avait convaincu le Général qui acquiesça « catégoriquement » à son raisonnement. En revanche, sur Michelet, de Gaulle ne laissa rien transparaître de ses pensées. Noël n’eut cependant pas à attendre bien longtemps pour comprendre qu’il avait gagné la partie : Boitreaud lui apprit qu’après son entretien « tout [avait été] remis en question » et que de Gaulle « renonçait » à Michelet.

124Cette nouvelle rouvrait évidemment la question de sa succession. Il en discuta aussitôt avec Boitreaud. Les deux hommes convinrent de la difficulté de trouver un « bon candidat ». Noël songea à R. Capitant, mais sa désignation provoquerait une élection législative à Paris. A part lui, il y avait bien A. Parodi et R. Cassin mais « jusqu’ici, le Général n’[avait] paru être favorable ni à l’un ni à l’autre ». Quatre jours après sa visite à l’Elysée, le 28 janvier 1965, l’ambassadeur se rendait à Matignon. Une conversation d’un peu plus d’une demi-heure avec Pompidou lui permit de mesurer l’embarras dans lequel la mise à l’écart de Michelet avait effectivement plongé le pouvoir. Si le premier ministre se montra d’accord avec Léon Noël sur « les inconvénients que présenterait [la] présence [de Michelet] à la tête du Conseil constitutionnel », il lui dit également qu’« il ne trouvait] personne à lui opposer ». Entre ceux qui étaient indisponibles — Capitant — ceux qui déplaisaient à de Gaulle — Cassin, Parodi — et ceux qui refusaient — Pierre Chatenet — la tâche n’était pas aisée. Une autre piste, à peine énoncée, fut abandonnée :

« Pourquoi pas un des hauts magistrats qui se sont bien comportés en face de l’O.A.S. ? Ils l’ont fait parce qu’ils sont des hommes de gauche, mais ne sont pas favorables au régime. »

125Le gaullisme restait un critère de sélection. Mais l’équation, en 1965, était encore plus compliquée qu’en 1959 : Pompidou dit clairement à Noël que, pour le Général, la « préoccupation essentielle » était que le nouveau président du Conseil constitutionnel acceptât son interprétation de l’article 11 afin de lui permettre « en 1966 » d’y avoir recours pour « régler la question du Sénat ». Noël réagit étrangement à ce propos en tenant un discours exactement contraire à la conviction qu’il avait exprimée dans son carnet en août précédent. Il soutint à Pompidou que « la question [était] dépassée » car le référendum d’octobre 1962 avait créé un précédent et que les professeurs de droit — « dont certains sont antigaullistes » — admettaient que « « le pouvoir constituant originel », c’est-à-dire, en l’espèce, le peuple, [avait] le droit de modifier la Constitution qu’il a votée, même en dehors des règles fixées par elle ». Noël, depuis l’été, avait-il effectivement changé d’avis, influencé par la lecture des différents commentaires juridiques ? Ou avait-il simplement tenu au premier ministre des propos rassurants et lénifiants destinés à élargir la palette des successeurs possibles et à laisser sa chance à une personnalité qui eût poursuivi son combat contre le recours à l’article 11 pour organiser des référendums ? Aucun élément objectif ne permet de trancher définitivement. Mais notons en faveur de la seconde éventualité qu’au cours de la conversation, Pompidou confia à Noël qu’« il envisageait bien de succéder au Général et qu’il se préoccupait du comportement que pourrait avoir dans ce cas tel ou tel président du Conseil constitutionnel ». Autant, sous de Gaulle, provoquer une crise de régime pour s’opposer à une pratique anticonstitutionnelle avait paru impossible à l’ambassadeur, autant peut-être, cela lui eût paru mérité d’être tenté par son successeur sous un président de la République qui ne pourrait plus se targuer d’être l’auteur de la Constitution.

126Les carnets de Noël ne laissent apparaître aucune autre conversation ayant trait à sa succession après celle qu’il eut avec Pompidou ce 28 janvier 1965. Dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, l’ambassadeur écrit cependant avoir soutenu le premier des collaborateurs de De Gaulle à avoir suggéré la désignation de celui qui serait finalement le nouveau président du Conseil constitutionnel, Gaston Palewski. Cette affirmation, comme le long et élogieux portrait que, dans ce même livre, il brossa de son successeur, apparaît, néanmoins, quelque peu en décalage avec le bref commentaire qu’il émit à l’époque. Celui-ci insistait exclusivement, de façon assez ambiguë, sur la faculté d’adaptation de Palewski :

« [De Gaulle] a nommé Palewski, ministre d’Etat [chargé de la Recherche scientifique], ancien ambassadeur à Rome, compagnon de la Libération, très intelligent et capable de s’adapter à toutes les tâches. »

127Tant par amour-propre que pour le devenir et l’autorité de la Haute juridiction, Noël ne dut pas se féliciter — au moins sur le coup — que de Gaulle l’eût remplacé par un homme qui n’avait pas la moindre formation juridique. L’essentiel à ses yeux restait, cependant, que la présidence eût échappé à Ed. Michelet — dont il apprit qu’il était « fort marri » d’avoir été évincé. Les nominations des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat furent, elles, relativement bien accueillies. L’ambassadeur ne fut pas mécontent que Chaban-Delmas eût dû renoncer à nommer Victor Chatenay et se résigner à choisir Georges Monnet, ancien membre du cabinet du Général. Il reconnut que « pour une fois, Monnerville [avait] eu du bon sens et du tact » en désignant François Luchaire, professeur à la faculté de droit de Paris depuis 1964.

128Le mandat de Léon Noël expira le jeudi 4 mars 1965. Il quitta le Palais-Royal « sans la moindre mélancolie et sans regrets », pensant au travail intéressant qu’il avait fourni, à son implication dans les grandes affaires du pays, à ses nombreuses rencontres avec de Gaulle, mais aussi aux « heures qu’[il] ne voudrai[t] pas revivre » — celles de l’application de l’article 16, de ses démêlés avec Auriol et surtout du référendum de 1962. Six jours plus tard, le Général offrait en son honneur un grand déjeuner dans le salon Murat de l’Elysée. Parmi la trentaine de convives, étaient présents, outre Simone Noël et Yvonne de Gaulle, les Pompidou, les Foyer, les Chenot, les Le Coq de Kerland, les Burin des Roziers, les Galichon et les Lamothe-Dreuzy. Et si cet événement mondain mérite d’être rapporté, en clôture de ce chapitre, c’est surtout pour l’échange qui le couronna et qui résume six années d’ambiguïté. Au dessert, de Gaulle se leva et porta un toast très élogieux à Noël, rappelant les grands services qu’il avait rendus « au pays et à l’Etat » et son action au sein du Conseil constitutionnel dont il avait fait « une institution définitive ». Mais, au lieu de conserver à son allocution son caractère académique, le Général se mit, en évoquant les « moments difficiles » traversés par le Haute juridiction, à livrer « sa doctrine » :

« Le droit, nous ne pouvions entre nous que le constater, mais au-dessus du droit, il y a l’intérêt général. La nation s’est prononcée. Dans le passé, on avait pris des décisions avant de la consulter : cette fois, on l’a consultée d’abord... »

129Volontaire ou non, l’allusion à octobre 1962 et à la subordination du droit à l’intérêt général n’était pas très délicate. Noël, prolongeant son comportement des dernières années, choisit de ne pas la relever, de ne pas étaler publiquement son désaccord avec la vision de De Gaulle. Autant l’endroit et le moment que l’attitude profondément respectueuse qu’il avait toujours observée à l’égard du chef de l’Etat, lui commandaient de ne pas « répondre sur le même plan ». Il « pri[t] le seul parti qui s’offrait à [lui] » : il se leva à son tour et, ignorant complètement le dernier développement de son hôte, se contenta de le remercier de lui avoir « procuré l’honneur, la fierté, la joie de servir un Etat redevenu l’Etat grâce à [lui], avec [lui] et par [lui] ». L’esquive de l’ambassadeur ne passa sans doute pas inaperçue des convives qui n’ignoraient rien de ses divergences avec de Gaulle : selon l’expression même de Noël, un ange passa. Avec sa dextérité de vieux diplomate, l’ancien président du Conseil constitutionnel réagit en improvisant un hommage à Georges Pompidou, soulignant combien « ses conseils et son soutien » avaient facilité les trois premières années de sa présidence.

130Ce léger accroc fut vite oublié par Noël pour qui le principal restait la considération et la confiance dont l’honorait de Gaulle, pour elles-mêmes et pour ce qu’elles signifiaient au regard de son passé. Le lendemain de ce déjeuner, le 11 mars 1965, en le relatant dans son carnet, comme il l’avait fait le soir du 20 février 1959, en apprenant sa nomination, ce fut, en effet, vers le 22 juin 1940 et ses suites que ses pensées l’emmenèrent :

« Il était impossible d’être plus aimable, d’avoir plus d’attentions pour nous que n’en ont eu, tous ces temps-ci, le Général et Mme de Gaulle. Quelle revanche pour moi, après l’horreur de Rethondes et le désagrément d’avoir dû attendre de Capitant, dix mois, l’approbation de mon élection à l’Académie des sciences morales et politiques ! »

131Le cycle rédempteur entamé fin 1947 était achevé.

132Cet épisode important de la vie de Léon Noël doit aussi être considéré comme particulièrement éclairant quant à la mise en place et au fonctionnement des rouages des pouvoirs pendant les premières années de la V^e République. La logique jurisprudentielle des décisions rendues par le Conseil constitutionnel de 1959 à 1965 ne peut plus suffire à défendre l’idée que de Gaulle fut respectueux de la Haute juridiction et de son indépendance. Celle-ci fut bel et bien sous influence. Certes, le Conseil ne fut pas, à proprement parler, une juridiction soumise et Noël, rompu au droit, ne fut pas, au sens strict, le « béni-ouioui » que Gaston Palewski accorda avoir été tant que le Général fut vivant. Mais la nouvelle institution n’en fut pas moins très marquée par le gaullisme sans faille de son premier président. De Gaulle sut en jouer avec talent, obtenant toujours, soit le soutien de l’ambassadeur, soit son silence résigné. En continuant de traiter Noël comme l’un de ses conseillers personnels, en appelant à l’Elysée le secrétaire général du Conseil et en nommant à Matignon l’un de ses membres, le Général ne cessa d’entretenir une confuse proximité entre l’exécutif et la juridiction. Peut-on trouver meilleure illustration de la conception très personnelle que le chef de l’Etat se faisait de « sa » Constitution que cette piètre observation de la séparation des pouvoirs ?