1En avril 1946, une fois déjà, Noël avait cru arrivée l’heure de la retraite. Sa décision, un peu plus d’un an plus tard, de soutenir activement le général de Gaulle avait, en fait, marqué le début d’une deuxième carrière, politique celle-là. En janvier 1956, en ne se représentant pas, il considéra qu’à bientôt 68 ans il était vraiment temps de se retirer de la vie publique et active, de devenir un simple citoyen, spectateur attentif de son époque. Ce retrait s’effectua dans un contexte peu propice à la sérénité et à l’apaisement : ni le bilan des dernières années ni les perspectives politiques offertes par la IV^e République ne poussaient l’ambassadeur à l’optimisme. Sa morosité ne l’empêcha pas, bien au contraire, de rester fidèle à un de Gaulle que beaucoup de ceux qui avaient fait partie de l’aventure R.P.F. avaient délaissé. Cette constance désintéressée, qui n’excluait pas, parfois, la critique, donne son unité à cette période qui ne dura qu’un peu moins de trois ans. En effet, ce qui devait être le début d’une véritable et définitive retraite ne fut qu’une parenthèse qui se referma avec son accession, en février 1959, à la présidence du Conseil constitutionnel. Le parcours de Noël, des heures déprimées de 1956-57 à cette brillante promotion, permettra de mieux comprendre pourquoi, près de neuf mois après de Gaulle, il tint finalement, malgré la fermeté de sa résolution, à sortir à son tour du désert.

2La fin prématurée de la deuxième législature de la IV^e République ne vint bouleverser aucun plan de carrière chez L. Noël. Sa résolution avait été prise dès avant la dissolution : il ne briguerait pas un second mandat. Son carnet atteste que début novembre 1955 il songeait déjà à son après-« libération ». Les projets ne lui manquaient pas. Il s’était ainsi fixé un ambitieux programme, allant de la rédaction de ses mémoires à l’écriture de nombreux articles consacrés à des sujets historiques.

3Pourquoi Léon Noël choisit-il d’abandonner son siège de député ? La réponse apportée par La traversée du désert est double. D’une part, cette résolution eût été prise dès son élection en 1951. D’autre part, réélu, il eût refusé de rester davantage sur les bancs des républicains sociaux, trop discrédités par leurs divisions, et eût, donc, été condamné à n’être qu’un non-inscrit réduit au rôle de Cassandre. Que penser de ces affirmations ? Elles semblent ne traduire qu’une part de la vérité. Il est vrai que l’ambassadeur, en 1951, n’avait fait campagne que parce que de Gaulle le lui avait personnellement demandé et que, par la suite, il ne s’était guère impliqué dans ses fonctions d’élu local. Il est non moins vrai que les querelles intestines du groupe U.R.A.S. avaient ôté à Noël tous ses espoirs de voir les gaullistes unis peser dans le débat politique. Mais derrière ces vérités, il en est deux autres qui contribuèrent également à déterminer son choix : ses chances quasi nulles d’être réélu et son inadaptation profonde au statut de parlementaire. Envisageons d’abord la première de ces deux réalités.

4Dire qu’aux élections de janvier 1956, L. Noël était très vraisemblablement assuré d’être battu s’il se présentait tient de l’évidence. Tout l’indique. Le déclin national du R.P.F. entamé en juin 1951 n’avait fait que s’amplifier à chaque nouveau scrutin. Ce vaste mouvement de reflux se conjuguait, dans l’Yonne, avec le comportement distant de l’ambassadeur à l’égard de ses administrés. Les enquêtes et les sondages des renseignements généraux l’attestent. Alors qu’en juin 1951, Noël avait réuni sur son nom 18,2 % des suffrages, en octobre 1953, l’estimation préfectorale ne situait plus l’influence du R.P.F. qu’à 14,5 % du corps électoral. Un an plus tard, une note du 16 novembre 1954 rendait compte de la disparition totale du R.P.F. Les renseignements généraux se demandaient, dans ces circonstances, si Noël se représenterait et si oui, sous quelle étiquette. Soulignant qu’il n’avait pas d’attache « très profonde » dans le département et qu’il n’était ni conseiller général ni même conseiller municipal, ils considéraient que les chances de Noël, « sous l’étiquette U.R.A.S. ou modérée [sic !] », de voir jouer de nouveau en sa faveur un apparentement avec les modérés étaient très faibles. Si l’ambassadeur n’a probablement pas eu accès à ce rapport préfectoral, le tableau de la situation qu’il dépeignait ne pouvait pas lui être inconnu.

5Hormis la très forte probabilité d’une défaite, un autre élément contribua à décider Noël à se retirer de la compétition. L’ambassadeur l’a développé dans son carnet, s’abstenant de le mentionner dans La traversée du désert. Noël avait dédié sa vie à l’Etat, à la défense de son autorité. Il l’avait toujours servi du sommet. En 1951, il ne fut pas capable d’adapter son mode de pensée à sa nouvelle situation, de comprendre qu’il ne détenait plus son pouvoir d’en haut, mais d’en bas. Sûr d’avoir toujours défendu au mieux l’intérêt général, en fidèle et loyal représentant de l’Etat, il eut du mal à concevoir que sur les grands problèmes, requérant, selon lui, le seul traitement des spécialistes, on eût besoin de s’embarrasser de l’avis et de la sanction du peuple-électeur. Devenu député il n’avait jamais accepté de se sentir lié par l’opinion de ceux qui l’avaient élu. La nature représentative de son pouvoir lui importait peu. N’était-il pas mieux à même que le paysan icaunais de formuler un jugement sur la C.E.D. ? Il y avait incontestablement une forme de mépris dans cette attitude. Il y avait aussi un souci extrême d’efficacité, mis au service d’un patriotisme résolu. Pareille approche fut une des « raisons déterminantes » de la non-représentation de Noël. Le 3 décembre 1955, au lendemain de la publication au Journal Officiel de la dissolution de l’Assemblée, il confiait à son carnet :

« Il me paraîtrait humiliant et indigne de moi-même de me soumettre, dans une centaine de réunions, aux critiques, aux questions d’une foule de sots, d’ignorants, qui se permettraient, sans vergogne, de mettre en cause mes votes sur les questions que je connais le mieux et sur lesquelles ils ne possèdent aucune sorte de lumière. »

6Cette façon hautaine de considérer l’électeur, jointe à la sévère appréciation qu’il portait sur l’impuissance et l’inefficacité du Parlement, ne faisait pas de l’ambassadeur le plus enthousiaste des défenseurs du système parlementaire. Fin 1955, plus que jamais, il ne concevait de France prospère et respectée que dans le cadre d’une République dotée d’un Etat fort affirmant sa prééminence sur la représentation nationale.

7Bien qu’ancienne, la décision de l’ambassadeur de ne pas se représenter ne fut pourtant pas rendue publique immédiatement. La déclaration par laquelle il apprenait la nouvelle à ses électeurs ne fut publiée dans L’Yonne Républicaine et dans les autres journaux locaux que le 7 décembre 1955, cinq jours après l’annonce de la dissolution. Ce délai — assez long au regard de la brièveté de la campagne — avait été utilisé par Noël pour recueillir l’avis de quelques proches sur ce texte. Il choisit d’ailleurs de ne pas tenir compte d’une critique formulée par Pierre Perrot. Ce dernier lui avait conseillé de supprimer, parmi les objectifs initiaux du R.P.F., une mention à la « libération des travailleurs ». Le délégué départemental du R.P.F. qui, on s’en souvient, avait remplacé Jean Vastra après l’affaire Convert, soutenait que personne ne les comprendrait. L’argument avait d’abord porté. Puis Noël, celui qui avait regretté — tout en y contribuant cependant — que le Rassemblement, en mars 1950, n’eût pas donné plus de consistance au projet d’association capital-travail, se ravisa :

« Il y a autre chose à poursuivre que la justice sociale que tout le monde prétend souhaiter. Il y a un effort à faire pour relever la condition matérielle, et, beaucoup plus encore, la condition morale des travailleurs. Voir ce qu’en pensait Simone Weil, ce qu’a écrit dans Birama Delavignette. Quitte à choquer, voire à indigner les bourgeois mes amis, mes semblables, je maintiendrai cette mention contestée. »

8L’indépendance d’esprit et la fibre sociale prononcée, teintée de christianisme, de Noël se manifestaient une nouvelle fois. Ce fut donc tel qu’il l’avait primitivement conçu que son texte fut publié. Quelles réactions suscita-t-il ? La première fut celle de De Gaulle. En effet, dès le 5 décembre, l’ambassadeur l’avait envoyé au Général avec un petit mot d’accompagnement. Il ne s’agissait pas d’attendre de lui un assentiment, mais, simplement, par fidélité et honnêteté, de lui expliquer un geste qui le distinguait de la grande majorité des députés ex-R.P.F. La réponse du Général vint le 12 décembre, sous la forme d’une approbation pleine et entière. Hormis ce très satisfaisant témoignage, l’annonce de sa non représentation n’entraîna guère de réactions. Sans paraître s’en étonner, mais légèrement amer quand même, Noël soulignait dans son carnet, le 10 décembre 1954, le « très petit nombre de lettres » que lui avait valu sa déclaration.

9L’absence d’écho rencontré par la renonciation de Noël à son mandat était le prix payé pour son indifférence à la vie locale des quatre années précédentes. Jean Chamant, député modéré, alors candidat à sa propre succession, a confirmé que la nouvelle de ce retrait ne constitua pas une grande surprise ni pour le personnel politique icaunais ni aux yeux de l’opinion. Il fut d’autant moins remarqué que la très courte campagne électorale était engagée et que l’attention se fixait sur les présents. Noël, en refusant de prendre la moindre part aux préparatifs de l’élection, contribua d’ailleurs à se faire oublier.

10Face aux insistantes invites, il demeura inflexible. Elles ne manquèrent pourtant pas, ni avant ni après sa déclaration du 7 décembre. Le 3, les radicaux, non encore officiellement avertis de sa résolution, lui demandaient de se présenter et d’accepter un apparentement qui eût englobé la S.F.I.O. et les indépendants de gauche. Le lendemain, 4 décembre, de « braves modérés », connaissant ou devinant son intention, vinrent le conjurer de changer d’avis. L’ambassadeur resta évidemment sur sa position, ne concevant qu’encore un peu moins d’estime pour ces solliciteurs. Une fois sa décision rendue publique, il n’en eut pas fini pour autant avec les pressions. Roger Barberot, héros de la France libre, mais « farfelu » selon Noël, s’était fait désigner comme tête de liste des républicains sociaux dans l’Yonne, alors qu’il n’avait aucune attache dans ce département. Ce gaulliste, qui « ne [l’] avait même pas prévenu de sa candidature », envoya à l’ambassadeur « une lettre d’injustes reproches » et le somma de déclarer publiquement que les républicains sociaux étaient la continuation du R.P.F. Noël refusa, « vertement ».

11Le 12 décembre, les deux hommes se rencontraient. Barberot. selon Noël, lui fit ses excuses. Le dialogue fut néanmoins très froid. A Barberot, qui, pour défendre son apparentement avec les socialistes et les radicaux, invoquait la nécessité de suivre la ligne des républicains sociaux, la « ligne mendésiste », l’ambassadeur « [rit] au nez » : « La ligne des républicains sociaux de Chaban-Delmas est plutôt sinueuse ». Dans la dernière semaine de décembre, Noël rencontra de Gaulle. Celui-ci lui redit son complet accord avec sa décision de ne pas se représenter : « Je suis en pleine sympathie avec vous sur ce point et d’ailleurs sur tous les autres ». Le Général s’enquit aussi de l’attitude qu’il allait adopter vis-à-vis du candidat républicain social de l’Yonne en exprimant explicitement le souhait qu’il ne le soutiendrait pas. L’ambassadeur put le rassurer : non seulement il n’apportait aucune aide à Barberot mais, en plus, le 2 janvier, il voterait blanc. De Gaulle lui confia son intention de faire de même.

12Noël se tint aussi strictement à l’écart de la campagne. Ce qu’il en entendit n’améliora pas l’image peu reluisante qu’il avait du corps électoral. Alors que c’était la France dans son existence, faute d’une réforme de l’Etat, qui était menacée, les sujets qui passionnaient les participants aux réunions des candidats n’étaient que le reflet d’égoïstes intérêts particuliers. Le sort des bouilleurs de cru, le devenir de l’Algérie — envisagé sous le seul angle du possible départ d’un proche pour l’autre rive de la Méditerranée — la question scolaire et les modalités de la retraite des agriculteurs étaient, en ordre d’importance, selon lui, les uniques préoccupations des Icaunais. Cette appréciation désabusée ne fut pas gommée par les résultats du scrutin. L’effondrement de ces « pauvres » républicains sociaux, la percée poujadiste et la progression en sièges des communistes n’annonçaient pas une Assemblée plus stable que la précédente. Localement, Noël pût goûter le cuisant échec de R. Barberot qui n’obtint pas 4 000 voix quand lui, en 1951, en avait recueilli 23 000. La représentation de l’Yonne était profondément bouleversée : les trois députés modérés et le gaulliste de la précédente législature étaient remplacés par un modéré, un poujadiste, un socialiste et un communiste.

13Si tous ces résultats vinrent renforcer le pessimisme de l’ambassadeur sur l’avenir du pays, ce 2 janvier 1956 fut aussi vécu comme une deuxième libération, après celle du 2 décembre précédent. Maintenant qu’il était remplacé, il avait vraiment retrouvé son autonomie. Le 12 janvier 1956, il le consignait dans son carnet :

« En circulant dans l’Yonne j’éprouve un soulagement : je ne dépends plus des gens que je vois. Plus exactement, ils n’ont plus l’impression que je dépende d’eux, que j’ai besoin de leurs voix, que j’aurai des comptes à leur rendre. »

14Noël entendait bien, dorénavant, être le propre maître de sa retraite. Il ne voulait pas, cependant, faire table rase du passé. Rendu à lui-même, sa volonté première fut de refermer ses plus de huit années d’un intense engagement politique. Le moyen qu’il trouva pour cela fut de rédiger un petit livre, mélange curieux de testament politique et de contribution pour l’avenir. Ainsi parut aux éditions Geldage, dans la deuxième quinzaine de mars 1956, Notre dernière chance, présentant de Gaulle comme l’unique recours possible. Ce livre est l’un des deux seuls qu’il écrivit où sa position n’était pas celle du témoin racontant ses souvenirs ou de l’historien explorant le passé, mais celle d’un acteur, conscient que son rôle public était terminé, mais voulant encore prendre date, à la manière d’un militant. Ce statut différent est l’explication de la charge affective très forte — plus forte que pour n’importe lequel de ses autres écrits — qu’il investit dans sa parution.

15Avant d’étudier cet aspect et le retentissement du livre, il convient d’abord d’en rappeler rapidement le contenu, simplement entrevu jusqu’ici à travers quelques citations. L’ouvrage est en deux parties. La première trace un tableau très noir de la France du milieu des années 50. La seconde partie définit les enjeux et avance des solutions concrètes. Celles-ci sont avant tout d’ordre constitutionnel. Cette façon de privilégier les mécanismes institutionnels n’avait rien d’étonnant chez l’ancien haut fonctionnaire qu’était Noël. Tous les maux provenaient de la décadence et du dysfonctionnement de l’Etat. Cette approche explique, par exemple, la très faible place — à peine deux pages — faite aux problèmes de la décolonisation qui se posaient pourtant en termes particulièrement aigus et douloureux.

16Comment doter la France d’un Etat fort ? L’abandon du scrutin proportionnel était évidemment nécessaire. Mais le retour à un système majoritaire ne résoudrait rien en lui-même. La valse des ministères sous la III^e République était là pour le rappeler. Il convenait donc aussi de réformer le pouvoir législatif. L’ambassadeur ne manquait pas d’idées précises. Il préconisait de fixer à 6 ans la durée d’une législature pour donner aux députés une plus grande indépendance vis-à-vis de leurs électeurs, d’inscrire cette durée et le mode de scrutin dans la Constitution pour bannir les réformes de dernière minute uniquement motivées par le contexte politique, de priver l’Assemblée du pouvoir de validation de ses membres, de restreindre le nombre des députés à 500, de diminuer la durée des sessions comme des séances pour lutter contre l’absentéisme et favoriser la qualité du travail parlementaire et de limiter le droit de légiférer à la définition de règles et de principes généraux pour laisser au Gouvernement le soin d’entrer dans le détail de leur exécution. Toujours dans le domaine législatif, Noël faisait sienne une vieille proposition du R.P.F. : la suppression de l’Assemblée de l’Union française et du Conseil économique dont les compétences seraient transmises à un Conseil de la République rénové.

17Cette panoplie de mesures devait évidemment être accompagnée d’une réforme du pouvoir exécutif. Il lui paraissait nécessaire de confier l’élection du président de la République à un corps élargi de grands électeurs, dans lequel les parlementaires seraient minoritaires. Cette base plus étendue permettrait au président d’être un meilleur gardien de l’équilibre des pouvoirs surtout si on l’autorisait à user, sans restriction, du droit de dissolution. Il convenait aussi de redonner au président le droit, qu’il avait sous la III^e République, de nommer, avant toute intervention de l’Assemblée nationale, le président du Conseil, et sur la proposition de ce dernier, les membres du Gouvernement. Il fallait en finir avec la procédure d’investiture. La réforme de l’exécutif ne devait pas se limiter aux pouvoirs du président de la République : l’organisation du Gouvernement était aussi à revoir. Noël proposait d’inscrire dans la Constitution le nombre — réduit le plus possible — et les attributions des ministres et des secrétaires d’Etat. Il suggérait, en s’inspirant du modèle anglais, qu’une disposition constitutionnelle créât, au sein du Gouvernement, un organisme restreint, regroupant sous la présidence effective du président de la République, le président du Conseil, les ministres des Affaires Etrangères, de la Défense, de l’Intérieur, des Territoires d’outre-mer et de l’Economie et des Finances. Ce cabinet serait chargé de prendre toutes les décisions importantes définissant la politique nationale. Enfin, l’ambassadeur développait à nouveau les arguments qui l’avaient conduit en mars 1955, comme on l’a déjà vu dans le chapitre précédent, à prôner l’incompatibilité des fonctions ministérielles avec un mandat parlementaire.

18Toutes ces propositions, comme le constat de faillite de la IV^e République qui les précédait, avaient été rédigées pendant les vacances parlementaires de l’été 1955. C’était Albert Ollivier, une des signatures les plus régulières du Rassemblement et ami de l’ambassadeur, qui l’avait convaincu de se lancer dans cette rédaction. Il l’avait motivé en lui assurant que les éditions Plon, pour qui il travaillait, prendraient très certainement le manuscrit. L’ambassadeur remit son texte à cet éditeur en novembre 1955. Son titre était alors : L’agonie de l’Etat. Début janvier 1956, las d’être sans nouvelle, il prit l’initiative de recontacter Plon. De mauvais pressentiments l’habitaient : le 6 janvier il s’était même demandé dans son carnet s’il ne serait pas obligé de faire fabriquer, tel Voltaire en son temps, son livre en Hollande ou en Suisse. Les événements lui donnèrent raison. La maison Plon, dans une lettre du 16 janvier, lui fit alors savoir qu’elle renonçait à la publication : les élections du 2 janvier faisaient, assurait-elle, perdre « l’essentiel » de son intérêt au manuscrit. Au même moment, les éditions du Seuil lui donnaient également une réponse négative : « Le livre touchait de trop près à l’actualité ». Entre temps, l’un de ses amis, Maxime Leroy, avait pris l’initiative de s’adresser à l’un des principaux collaborateurs de Gallimard. Celui-ci n’exclut pas la possibilité d’une édition à condition de supprimer tous les passages relatifs au R.P.F. « Comment parler de la politique de ces dernières années, en feignant d’ignorer de Gaulle et le Rassemblement ? » notait rageusement Noël le 13 janvier. L’ambassadeur tenta une ultime démarche. Il prit rendez-vous avec son ami personnel, René Julliard, sans doute le 18 ou le 19 janvier. Celui-ci fit un très bon accueil à son manuscrit. Echaudé, Noël attendit « sans trop y croire ». Il eut raison. Julliard, dans une lettre du 4 février 1956, lui écrivit ne pas se sentir « qualifié pour conduire [son] livre jusqu’au succès ». Noël vit dans ce brusque revirement, comme dans les précédents refus, la preuve que « le « système » était défendu avec vigilance par les protégés, les clients — voire les protecteurs — qu’il possédait dans l’édition ». Contre ce qu’il estimait une atteinte à la liberté de pensée, Noël décida de ne plus s’exposer à d’autres humiliants refus. Il publia Notre dernière chance à compte d’auteur.

19Le livre parut très rapidement, dans la deuxième quinzaine de mars. L’ambassadeur avait finalement renoncé à le faire précéder d’une préface dénonçant l’« abstention peureuse » de « MM. les grands éditeurs ». Cela ne signifiait pas que la violente amertume qu’il avait ressentie à l’occasion de cet épisode avait disparu. Celle-ci ne fit que s’accentuer au cours des mois qui suivirent. Après qu’on avait voulu empêcher son ouvrage de paraître, on faisait tout maintenant pour qu’il passât inaperçu. Toute l’année 1956, Noël fut persuadé qu’une « conspiration du silence » visait à étouffer les idées gaullistes qu’il avait exposées dans Notre dernière chance. Les difficultés qu’il rencontra pour sa diffusion n’en étaient-elles pas la preuve ? Le 15 mai, un journaliste de la télévision, qui l’avait invité pour présenter son livre, ne tenta-t-il pas de le faire taire lorsqu’il expliqua que ceux qui, hier, l’accusaient d’être un fasciste et un partisan de la dictature, reconnaissaient, aujourd’hui, « l’impossibilité de gouverner avec le régime actuel » ? La façon dont, le soir même, la radio écourta et tronqua cet entretien, supprimant notamment son allusion au petit tiers d’électeurs qui avait voté oui au référendum de 1946 sur la Constitution, était bien, selon lui, la démonstration que l’on cherchait à le bâillonner. Ils étaient trop nombreux ceux qui avaient intérêt à ce que ses 204 pages passassent inaperçues. L’ambassadeur en dressait pour lui-même la liste dans son carnet : « Les antigaullistes, le M.R.P., les « modérés », les dissidents du R P.F., les républicains sociaux, les féodaux de tout acabit, la « hiérarchie », les journalistes serviles. »

20Noël seul contre tous, victime de la sournoise censure de la IV^e République ? Le tableau mérite évidemment d’être nuancé. Il n’y eut pas de complot contre son livre. Celui-ci bénéficia même rapidement de critiques assez louangeuses dans la presse, signées notamment Henri Petit, Charles Morazé, Robert Delavignette, Roger Giron et Lucien Febvre. Autant d’articles qui ne constituèrent pas, à proprement parler, un mur du silence ! Beaucoup d’auteurs rêveraient d’une pareille couverture.

21Si Noël, cependant, eut l’impression qu’une conspiration s’efforçait de nuire à la propagation de ses idées, ce fut qu’en dépit des comptes rendus parus, le livre n’eut pas le succès escompté. Il avait espéré que Notre dernière chance ferait grand bruit. Mais aucun débat ne s’instaura. L’indifférence, seule, fut au rendez-vous. Le gaullisme, en 1956, n’était plus une valeur politique en vogue. L’homme de Colombey, par son mutisme, ne faisait d’ailleurs rien pour entretenir l’espoir. Alors, les avertissements et les objurgations d’un vieil ambassadeur de 68 ans, à la retraite, qui n’était même plus député, étaient condamnés à n’être que cris dans le désert. Noël, sans s’y résoudre, le comprit rapidement à la lecture des premières lettres de remerciements qu’il reçut de ceux à qui il avait envoyé son livre. Celles-ci le déçurent. Outre que beaucoup — celles de F. Charles-Roux, Maurice Garçon, François Goguel — se montraient pessimistes sur les chances d’un retour de De Gaulle, aucune ne se risquait à apprécier les jugements sévères qu’il avait portés sur la classe politique en général et sur les modérés en particulier. « Les uns ne veulent pas me dire leur désapprobation. Les autres n’ont pas le courage de marquer leur assentiment », ainsi résumait-il l’attitude de ses premiers correspondants, ceux qui s’étaient manifestés fin mars-début avril. Ceux qui prirent plus de temps pour répondre accentuèrent encore son dépit et ruinèrent le peu d’illusions qui lui restaient sur l’impact de son livre :

« [Ils] ne l’ont pas lu, ni même parcouru. Les uns parce qu’ils sont occupés. D’autres par négligence ou paresse. D’autres — les plus nombreux peut-être — parce qu’ils préféraient ne pas savoir ce que je disais, par hostilité à de Gaulle, idée préconçue sur ce livre ou simple crainte de voir les réalités en face. »

22Encore ceux-là avaient-ils fini par remercier. Ce ne fut pas le cas de tous. Ni F. Mauriac, ni Jules Romains n’avaient daigné accuser réception à Noël de son envoi. Finalement deux réactions seulement lui apportèrent une satisfaction, pleine et entière dans un cas, amère dans l’autre. La première fut évidemment celle du général de Gaulle qui, dès le 31 mars, lui avait témoigné de l’« extrême intérêt » qu’il avait pris à la lecture de son ouvrage, ne cachant pas que « la mélancolie » qui s’en dégageait ne pouvait manquer de toucher « le cœur ». La seconde, plus inattendue, dit bien la colère rentrée qui habitait l’ambassadeur. Le 19 mai 1956, devant l’absence de toute réplique ou protestation publique à Notre dernière chance, il fut presque content d’en recevoir un exemplaire couvert d’annotations anonymes méprisantes. « Enfin quelqu’un a réagi violemment contre mon livre », nota-t-il ironiquement dans son carnet.

23L’échec éditorial rencontré par Noël inaugurait mal sa nouvelle retraite. Il contribua à renforcer un découragement et un pessimisme déjà bien établis. La considération du passé avait sa part dans cet état d’abattement. L’ambassadeur, certes, a été un des rares gaullistes à ne pas renier les années R.P.F. Il n’a pas hésité, par exemple, à écrire, dans son livre paru en 1972, que le Rassemblement avait permis de rapprocher de nombreux éléments qui avaient pu ainsi apporter, le jour venu, « à la V^e République un concours ardent, dévoué et efficace ». Mais il convient de souligner combien cette vision était une construction a posteriori, sincère mais influencée par l’heureux dénouement de 1958. En décembre 1955, alors qu’il triait, rangeait et détruisait une bonne partie des papiers qu’il avait depuis son engagement dans le mouvement gaulliste, Noël était loin de puiser dans les années précédentes un motif de réconfort :

« J’ai consacré au R.P.F. et à sa politique plus de sept ans et demi de mon existence et la plupart des notes que j’ai prises, des documents que j’ai utilisés, ont perdu tout intérêt. Le bilan de cet immense effort, collectif et personnel, est bien mince ! »

24Plus encore que le souvenir des revers du gaullisme parlementaire, c’était, bien entendu, la IV^e République qui entretenait et accentuait l’accablement de l’ambassadeur. Outre qu’il la tenait pour responsable de l’insuccès de son livre, il la jugeait, surtout, coupable d’entraîner la France sur la pente fatale du déclin. De décembre 1955 à mai 1958, le domaine dans lequel les « vices du régime » — « hésitations, contradictions, impuissance à se décider et à agir, verbalisme » — apparurent le plus à Noël fut celui des conflits coloniaux. Ses carnets, dont il a tiré le chapitre de La traversée du désert intitulé « L’agonie de la IV^e République et le drame algérien », en témoignent avec constance. Cette attention soutenue pourrait surprendre : dans les années précédentes Noël ne s’est quasiment jamais exprimé sur la montée des nationalismes outre-mer. Mais s’il ne se prononça pas sur ces questions au sein de la commission des Affaires Etrangères du R.P.F., ce fut simplement qu’il existait, à côté d’elle, une commission de l’Union française à laquelle il n’appartenait pas. Et si au Palais-Bourbon, il ne monta guère à la tribune pour évoquer ces problèmes, c’était qu’il ne se considérait, on l’a vu, vraiment compétent que sur les affaires européennes. Sa discrétion sur les enjeux coloniaux, du temps où il était un homme public, résultait donc, à la fois, de son manque d’opportunités et de ses scrupules, non d’une quelconque indifférence.

25Retiré de la vie parlementaire, il fut atterré par le processus de décolonisation que les gouvernements successifs de la IV^e République engageaient cahin-caha, toujours sous la pression de l’événement et sans plan d’ensemble. Rien de ce qui se faisait ne correspondait aux deux idées simples auxquelles, selon lui, il fallait s’en tenir : beaucoup plus associer les élites locales à la gestion de leurs territoires, tout en veillant à ce que cette prise en compte des légitimes aspirations nationales ne pût jamais déboucher sur une rupture avec la France. L’attachement de Noël aux colonies était fort. Il excluait strictement la possibilité pour elles d’un accès à l’indépendance. Cette position n’avait cependant pas la rigidité du dogme. L’ambassadeur était capable aussi bien de mesurer à sa juste valeur un rapport de force que de comprendre les conséquences néfastes du jusqu’au-boutisme. Cette juste appréciation du réel lui permit, on le verra, de commencer assez tôt, à partir de janvier 1958, à se résigner à la fin de l’Algérie française. Dès 1954, elle l’avait conduit à accepter comme un moindre mal les accords de Genève du 21 juillet. Conscient que même sans la chute de Diên Biên Phu, la France eût été évincée, il approuva, par son vote à l’Assemblée, l’indépendance des Etats indochinois. Octroyée par la France, elle permettait, au moins, d’éviter « notre éviction imminente par la force et toutes les conséquences qu’elle risquait d’entraîner aussitôt en Afrique ».

26Si, en Indochine, la défaite militaire n’avait pas offert d’autre choix que la perte totale de souveraineté, rien dans la situation du Maroc et de la Tunisie ne justifiait qu’on en arrivât à laisser ces deux pays proclamer leur indépendance, respectivement les 2 et 20 mars 1956. La seule voie à suivre était, selon lui, celle inaugurée par Pierre Mendès France dans son discours de Tunis du 31 juillet 1954, celle d’une « autonomie interne ». Aussi l’ambassadeur considérait-il que cela avait été une « insigne, une inexcusable folie » que de reconnaître l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, que cela avait été un « non-sens » de parler d’« interdépendance » alors que la réforme de la Constitution, nécessaire pour réorganiser l’Union française, n’avait pas été engagée. Il imputait à la droite la responsabilité de ces erreurs qui eussent pu être évitées si l’on avait suivi l’esprit et la lettre de la politique mendésiste. Le discours en vogue chez les modérés désignant P.M.F. comme le « coupable des abandons successifs » n’était donc pour lui qu’une légende.

27L’avenir des trois départements d’Algérie le concernait et le touchait plus encore que celui de la Tunisie et du Maroc. L’ambassadeur avait gardé le souvenir de deux de ses arrière-grands-pères qui, sous Louis Philippe, avaient participé à la conquête. Ses deux grands-pères avaient habité, « quelque temps », Alger. Lui-même éprouvait encore de la nostalgie en pensant au séjour qu’il avait effectué en Algérie, à 26 ans, à la veille de la première guerre mondiale. Il se rappelait surtout que, lorsqu’en 1951 il s’était rendu à Alger pour remettre de l’ordre dans le R.P.F. local, il en était revenu avec le sentiment que « la partie n’était pas encore jouée là-bas » et que des « réformes profondes » garantiraient la position de la France. On le voit, des liens affectifs assez forts unissaient Noël à l’Algérie. Son indépendance, sa sécession étaient inacceptables, voire inimaginables. Elles sonneraient la fin de la France. Le jour même du scrutin du 2 janvier 1956, alors qu’on lui rapportait que des électeurs souhaitaient que l’on abandonnât l’Algérie « pour éviter des sacrifices », l’ambassadeur ne s’embarrassait pas de nuances dans son carnet :

« La sécession serait suivie de la perte presque totale de nos colonies, la France ne serait plus qu’un pauvre pays, condamné à la décadence, à la misère, au chômage, une Espagne sans la foi, sans la passion, sans la fierté nationale et sans la barrière des Pyrénées. [...] La perte de l’Algérie serait, pour tout dire, plus grave que ne le fût en 1871 celle de l’Alsace et de la Lorraine. »

28Si Noël, dans La traversée du désert, n’a pas caché qu’il avait eu — on appréciera la litote — « grand peine à ne pas [se] cramponner à la légende de l’Algérie française », il n’est pas allé, toutefois, jusqu’à y insérer cette citation très évocatrice de sa flamme. Convaincu du caractère français de l’Algérie, il vécut douloureusement les progrès des indépendantistes. Ceux-ci lui paraissaient dus, en grande partie, au manque d’intelligence politique de dirigeants français surtout soucieux de préserver leur majorité à la Chambre. Le pays était gouverné par des « hommes médiocres, sans nulle expérience des affaires et qui se [croyaient] aptes à tenir les plus grands emplois, à régler les problèmes les plus difficiles ». Ce jugement global, dont la sévérité confinait au mépris, fut émis en février 1956, quelques jours après l’arrivée à Matignon de Guy Mollet. Chaque nouvelle investiture, de 1956 à 1958, conforta l’ambassadeur dans son opinion. Mollet lui était apparu comme le « Pinay des socialistes ». On mesure mieux ce qualificatif lorsque l’on sait qu’avec le colonel Beck, Marcel Boussac et Alexis Léger, Pinay fut l’une des personnalités que Noël, jusqu’au bout, détesta le plus. Le radical Maurice Bourgès-Maunoury, successeur de Mollet le 12 juin 1957, n’était guère crédible. Son discours d’investiture avait été « lamentable ». Ce « médiocre » ne devait sa carrière politique qu’à ses bonnes relations avec le député Jean Baylet, directeur de la très influente Dépêche du Midi à Toulouse. A sa chute, le 30 septembre 1957, celui qui le remplaça ne trouva pas non plus grâce aux yeux de l’ambassadeur. Félix Gaillard, autre radical, n’avait pas formé un ministère mais « un syndicat, [...] un groupement pour la défense d’intérêts professionnels », allusion à sa fortune vite acquise et à ses relations avec Boussac et des « affairistes véreux ». Quant à l’éphémère Pierre Pflimlin, investi le 13 mai 1958, Noël avait, au terme d’un dîner, le 20 juin 1957, porté ce jugement sur lui : « Il m’a paru posséder plus de facilité que de fond, plus de prolixité que de talent, et je ne miserais pas sur sa franchise. »

29Décidée par de pareils hommes, la politique algérienne de la France ne pouvait être ni cohérente, ni efficace. Sa chaotique mise en place achevait de convaincre Noël que la IV^e République était incapable de faire respecter l’Etat à l’intérieur même du pays. La façon dont, le 6 février 1956, Guy Mollet, avait, sur la seule pression de la foule algéroise, demandé au général Catroux de démissionner, alors qu’il venait de le nommer ministre résident, en était une illustration. En se déjugeant ainsi, le président du Conseil privait le Gouvernement de la France de toute autorité : « Cette nomination était sans doute une faute. La capitulation qui l’a suivie en est une infiniment plus grave » assena Noël le 9 février 1956. Mais là où les responsables politiques du régime des partis étaient plus coupables encore, c’était en laissant bafouer l’Etat à l’extérieur de ses frontières. Noël se désespérait de constater qu’aucun des cabinets formés n’était assez habile ou lucide pour éviter le piège de l’internationalisation. Dès août 1955, l’ambassadeur évoquait ce risque avec de Gaulle. Le 31 mai 1956, dans un autre entretien avec le Général, il tombait d’accord avec son interlocuteur pour déplorer qu’on allât « chercher Nasser, Nehru, Boulganine, etc., pour les mêler à l’affaire africaine ». Le 12 juillet 1957, encore, il s’en prenait dans son carnet, au Gouvernement qui, tout en répétant « que, militairement, nous allons gagner la partie », se laissait acculer à une internationalisation de la question algérienne. L’Algérie française devait rester une affaire intérieure. L’Etat n’avait à tolérer aucune immixtion étrangère.

30Quelle politique de rechange l’ambassadeur préconisait-il pour garder ce territoire à la France ? Le conflit en cours n’appelait pas, selon lui, une réponse spécifique : pour le régler, comme pour régler tous les autres défis lancés au pays, il fallait, comme il le répétait depuis des années et comme il l’avait encore formulé dans Notre dernière chance, d’abord réformer l’Etat. Et, bien sûr, seul de Gaulle était capable d’assurer cette réforme. Ce discours avait le mérite de la clarté. Il était aussi un témoignage exemplaire de fidélité à l’égard de l’homme de Colombey, vertu peu répandue chez nombre de gaullistes d’hier. Reste qu’il pouvait paraître — sans jeu de mots — un peu général et pas réellement adapté aux nécessités concrètes de la guerre à mener journellement contre les fellaghas. Surtout, il pouvait sembler n’être qu’une formule incantatoire, ne traduisant que le profond désarroi de son auteur, dans la mesure où, surtout en 1957, Noël douta souvent non seulement que l’on rappelât de Gaulle, mais que celui-ci fût encore animé par le désir de revenir au pouvoir.

31Le 20 avril 1957, Max Fauchon, député indépendant de la Manche, publiait dans Le Monde un « Appel à de Gaulle ». Il suggérait qu’on eut recours au général pour constituer un Gouvernement de « salut algérien ». Cette initiative, au lieu d’être perçue comme un premier frémissement positif, n’amena Noël qu’à se demander si ce n’était pas déjà « trop tard ». Le 15 mai, une rencontre avec de Gaulle ne lui donna guère plus confiance : « Il m’a donné l’impression de ne plus croire du tout à la possibilité pour lui de revenir au pouvoir, du moins en temps utile ». Une interview de Bourguiba dans L’Express du 21 janvier 1957, proposant en termes flous de charger de Gaulle de fonder une communauté franco-nord-africaine, réussit à apparaître aux yeux de Noël comme une solution éventuellement viable : « Peut-être serait-il, en effet, possible au Général, si on lui en donnait les moyens de rétablir la situation, en utilisant le Sahara comme base pour l’établissement de liens nouveaux entre la France, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie ». Trois semaines plus tard, le 12 juillet 1957, l’ambassadeur se prenait à rêver à ce qu’eût pu être un de Gaulle jouant au sein de l’Union française le « rôle fédérateur » du souverain britannique au sein du Commonwealth. Hélas, il était trop tard, l’internationalisation était inévitable et, de toute façon, cette solution n’eût été efficace qu’« un temps ». En octobre 1957, après la chute de Bourgès-Maunoury, alors que l’on reparlait d’un recours à de Gaulle, le pessimisme de Noël, lui, atteignait des profondeurs abyssales :

« Comment cela finira-t-il ? Si on recourt à de Gaulle, ce ne sera qu’à l’heure où tout sera perdu. Et il n’est plus jeune. Sa santé n’est plus la même. Sa foi dans la possibilité d’un redressement prochain est morte. Ah ! Qu’ils sont coupables tous ceux qui lui ont barré la route, alors qu’il était encore possible de sauver tout ou presque tout ! »

32Fin 1957, Noël n’était pas loin du désespoir. Il assistait, impuissant, et à la perte d’une Algérie qu’il considérait toujours comme devant rester française, et à l’agonie de l’Etat, rendu exsangue par l’impéritie de ceux qui en avaient la charge. De Gaulle, lui-même, ne lui apparaissait plus comme une solution crédible au conflit en cours. D’ailleurs, son héros l’avait déçu à deux reprises dans les mois précédents. La lettre que, fin juin 1957, le Général avait envoyée au comte de Paris pour le mariage de son fils, le prince Henri, l’avait choqué. Elle pouvait d’autant plus laisser penser qu’il n’était pas hostile à une restauration — ce que de Gaulle ne lui démentit pas formellement le 3 juillet 1957 — qu’elle venait rompre un long silence de sa part. « De Gaulle, depuis des mois, malgré toutes les instances, est resté coi. Etait-il indiqué de sortir du silence à cette occasion ? » s’interrogea-t-il, réprobateur, dans son carnet. Quelques semaines plus tard, Noël se montra tout aussi sévère à l’égard d’« un nouveau pas de clerc » du Général. Le 1^er septembre 1957, il ne s’expliquait pas les raisons pour lesquelles il avait reçu Poujade qui n’était « qu’un aventurier, lié à l’extrême droite et compromis avec elle, [...] en perte de vitesse dans le pays et ne [représentant], pour le moment, que peu de choses ». En 1957, l’état d’abattement de l’ambassadeur était tel que même de Gaulle ne bénéficiait pas, pour ses « erreurs », de circonstances atténuantes. Ces griefs — non reportés dans La traversée du désert — n’altérèrent, cependant, que très momentanément l’image que Noël avait du Général.

33Il serait abusif d’attribuer la morosité de l’ambassadeur, en 1956 et 1957, au seul poids des facteurs politiques. Des considérations plus personnelles et intimes contribuèrent également à noircir ses appréciations. L’épreuve de l’inaction professionnelle ne fut pas celle qui lui pesa d’abord le plus. Même si ce fut peut-être pour s’en convaincre lui-même, il dénonça, en juillet 1956, dans ses notes, la « tendance ridicule » des gens âgés à ne plus vouloir « dételer », s’en prenant à « l’empire des vieillards ». Un peu plus de deux ans plus tard, en accédant, à presque 71 ans et pour 6 ans à la présidence du Conseil constitutionnel, l’ambassadeur serait mieux à même de mesurer la difficulté de n’être plus qu’un retraité sans prise directe sur les affaires... Pour lors, le terme de sa vie lui semblait se rapprocher aussi sournoisement qu’inexorablement. Le 17 février 1957, Noël se confiait à son carnet en ces termes :

« Le mois prochain, j’entrerai dans ma soixante-dixième année. Je sens souvent la mort rôder maintenant autour de moi. Je ne la crains pas. Pourtant, j’aime la vie. Je voudrais vivre longtemps encore pour les miens, pour ceux que j’aime, pour poursuivre mes travaux... »

34Celui qui survivrait encore trente ans à ces lignes ne pouvait s’empêcher, déjà, de tourner son regard vers l’au-delà. Profondément catholique, la mort ne l’effrayait pas. Elle n’en occupait pas moins ses pensées, et ce d’autant plus que, dans le cercle de ses relations, ceux pour qui il avait respect ou amitié étaient de plus en plus nombreux à passer de vie à trépas. Cette préoccupation si essentielle fut, sans doute, en partie responsable du détachement par rapport aux personnes et aux choses qui, peu à peu, s’insinua en lui. Le 18 août 1957, il s’avouait à lui-même être « de moins en moins tenté de voir du monde ». Les gens l’ennuyaient. Il ne se plaisait plus qu’avec ceux qui étaient en mesure de lui apprendre quelque chose. Et cela était de « plus en plus rare » notait-il avec toute la franchise que pouvait donner une haute opinion de soi. En octobre 1957, Noël exprimait le même sentiment de lassitude, teintée de regrets, en réfléchissant à ses lectures :

« J’ai trop lu, beaucoup trop lu et je continue de trop lire. Ma curiosité intellectuelle, ma soif insatiable de me renseigner et de m’instruire me portent tort. J’aurais dû limiter mon champ d’études et chercher à approfondir, à m’approfondir, bien plutôt qu’à savoir. »

35Trois semaines plus tard, ce fut l’utilité de ses notes quotidiennes qu’il mit en doute. Pendant plus d’un mois, il en abandonna la rédaction. Cette tentation de repli sur soi, très certainement liée au poids des ans, se ressentait aussi dans le regard que Noël jetait sur la société qui l’entourait. La France des années 50 ne lui plaisait pas. Que « Match, Brigitte Bardot, les scooters et la télévision » suffisent au bonheur de ses concitoyens le navrait profondément. Partout, l’ambassadeur percevait des signes de déclin. Il ne trouvait pas plus dans le comportement quotidien des Français que dans l’action de leurs dirigeants la moindre raison de se réjouir ou d’espérer.

36Cette disposition nous conduit naturellement à essayer, maintenant, de cerner ce que fut, concrètement, la retraite de l’ambassadeur à partir de janvier 1956. Il la consacra à trois principaux champs d’activité. Le premier était celui que lui procurait sa position sociale d’ancien ambassadeur et de membre de l’Institut. Le deuxième lui était fourni par son âge et son engagement politique passé qui lui valaient d’être — déjà ! — considéré comme une mémoire, voire un sage dont les conseils n’étaient pas à négliger. Le troisième, sans conteste le plus important, était celui qui lui permit d’affirmer à de Gaulle la constance de son admiration, à une époque où les visiteurs se faisaient rares à Colombey.

37Si Noël ressentit plusieurs fois le besoin de se couper des êtres et des choses, il ne chercha jamais à se couper du monde en s’isolant à Toucy. Sa vie sociale, malgré un ralentissement par rapport à ses années de Palais-Bourbon, ne s’éteignit pas. L’Académie des Sciences morales et politiques lui offrit un cadre propice à la recherche et aux échanges intellectuels. L’ambassadeur y consacra du temps. Il n’y prononça pas plus de discours qu’auparavant, mais, tout en continuant à rédiger des articles historiques, il s’investit davantage dans le fonctionnement de l’institution. Le 17 décembre 1956, il acceptait, en effet, de devenir — « corvée à laquelle je n’ai pas voulu me dérober » — vice-président de l’Académie des Sciences morales et politiques. Un an plus tard, le 17 décembre 1957, Noël consentait, à la suite d’un nouveau vote unanime de ses pairs à succéder à Louis Marin à la présidence de leur académie, ce qui lui valut d’être convié, davantage encore, à certains événements politico-mondains. Ainsi du 8 au 11 avril 1957, il fut invité à la plupart des réceptions données par R. Coty et G. Mollet en l’honneur d’Elisabeth II, en visite à Paris avec le duc d’Edimbourg. S’il fut choqué par le faste déployé — destiné, selon lui, à attirer l’Angleterre dans le Marché commun — il n’alla pas jusqu’à bouder les cérémonies prévues à l’Opéra, à l’Hôtel de ville et au Louvre.

38Mais, il ne faudrait pas imaginer que Noël affectionnât particulièrement les réunions de la haute société. Sa position à l’Académie des Sciences morales et politiques ou son titre d’ambassadeur de France lui eussent sans doute permis, entre 1956 et 1958, de participer à beaucoup plus de mondanités qu’il ne le fît. Il n’assista qu’à relativement peu de cérémonies ou même de dîners en ville. Il aimait toujours, certes, à observer, à discuter, voire à encore essayer d’influer, mais les véritables occasions de le faire lui paraissaient rares. De plus, chaque sortie lui renvoyait l’image de l’abaissement de la France. Aussi n’accepta-t-il que peu d’invitations — chez des anciens du Conseil d’Etat, du Quai d’Orsay, chez d’autres membres de l’Institut — et limita-t-il ses apparitions publiques aux cocktails de certains grands journaux et à la soirée diplomatique annuelle de l’Elysée.

39Noël ne fit pas preuve de la même retenue vis-à-vis des personnes qui le sollicitèrent pour qu’il le fasse bénéficier de son expérience. A la retraite, le rôle de mentor lui convenait toujours. Pendant cette période, on fit rarement appel à lui en temps que mémoire capable de ressusciter le passé du pays. Une fois, fin mars 1957, à la mort d’Ed. Herriot, l’agence France-Presse voulut qu’il évoquât sa place dans l’Histoire, mais il se déroba, ne souhaitant pas avoir à évoquer l’« incommensurable naïveté » du personnage. Ceux, plus nombreux, qui vinrent requérir ses avis de sage expérimenté furent, eux, toujours reçus avec bienveillance. Leurs attentes prolongeaient, en quelque sorte, sa vie active récemment abandonnée. Il ne déplaisait pas à Noël d’être toujours considéré comme un expert ès gaullisme, que ce fût par les obscurs ou par les grands. Ainsi, de 1956 à 1958, de jeunes militants gaullistes, rencontrés au temps du R.P.F., vinrent lui faire part, à plusieurs reprises, de leur « bouillonnante » impatience. Ils ne comprenaient pas pourquoi de Gaulle ne tentait pas un coup de force. Noël s’employait, à chaque fois, à calmer leurs ardeurs. Leur chef ne sortirait pas de la légalité, mais saurait saisir l’occasion de revenir si elle se présentait, leur expliquait-il. Pour les encourager à croire dans un recours du pouvoir à de Gaulle, il leur rappelait — traçant un parallèle équivoque — qu’en 1940 c’était la Chambre du Front populaire et le Sénat en grande majorité radical-socialiste qui, par peur de leurs responsabilités, avaient abdiqué entre les mains de Pétain.

40L’ambassadeur fut également consulté par des personnalités politiques. Michel Debré, dès la genèse du projet du Courrier de la colère, dont le premier numéro parut le 24 novembre 1957, lui demanda son avis. Noël l’encouragea et lui apporta un « soutien amical ». Une sollicitation, particulièrement, témoigne de la considération dont il jouissait encore. Le 19 juillet 1957, il fut invité à l’Elysée par René Coty. Noël eut l’impression que le président de la République méconnaissait les idées de De Gaulle en matière de réforme constitutionnelle. Il s’aperçut, notamment, qu’il ignorait que le Général fût favorable au maintien de la responsabilité ministérielle devant l’Assemblée nationale. L’ambassadeur l’éclaira donc. Il lui suggéra, aussi, d’user de son influence pour inciter le Conseil de la République à voter, comme l’avait fait l’Assemblée nationale, le principe d’une révision de la Constitution. Si ce vote n’intervenait pas, celle-ci risquait fort, lui dit-il, d’être « balayée un jour par la violence ». Coty l’admit, évoquant les 6 et 12 février 1934. Mais cet acquiescement ne soulagea aucunement Noël. Il avait fait son devoir en prodiguant ses conseils, mais la sensation que lui avait produite le chef de l’Etat le laissait sans illusion sur leur efficacité :

« Coty est un brave homme, un bon Français intelligent, cultivé, fin, fort bien intentionné et ayant du bon sens. Mais ce n’est point un homme d’Etat. Il manque d’informations et, en vieil avocat, en vieux parlementaire qu’il est, il a une tendance marquée au monologue. Il sent et déplore son impuissance : une fois de plus, j’ai eu l’impression, souvent éprouvée avant la dernière guerre [...] d’avoir entendu plutôt un opposant dépourvu de toute influence, qu’un des principaux personnages de l’Etat. »

41Parmi les conversations d’ordre politique que Noël eut de 1956 à 1958, il convient, évidemment, de faire une place à part à ses entretiens avec le général de Gaulle. Ils furent, au moins, au nombre de six et se déroulèrent les 26 janvier et le 31 mai 1956, les 15 mai, 18 juin et 3 juillet 1957, et le 8 janvier 1958. Ils constituèrent des moments privilégiés de sa retraite qui lui procurèrent un sentiment d’élévation. Certes, le pessimisme du Général ne l’aidait pas à envisager l’avenir avec moins de noirceur. Mais le fait même de rencontrer de Gaulle constituait, chaque fois, une vive satisfaction : c’était, pour lui, la reconnaissance de sa droiture sous la précédente législature. D’autres gaullistes, jugés compromis avec le « système », ne bénéficiaient pas du même traitement. Des républicains sociaux, comme Chaban-Delmas ou Roger Frey, n’étaient, eux, toujours pas reçus. A l’inverse, ces rendez-vous permettaient à l’ambassadeur de témoigner au Général son indéfectible fidélité. Son attitude le rangeait parmi le très petit nombre des visiteurs réguliers de la rue de Solférino. Ed. Michelet, L. Terrenoire, G. Pompidou, J. Debû-Bridel et lui étaient, à peu près, les seuls à ne pas avoir oublié le chemin qui y menait.

42Les sujets de conversation des deux hommes étaient variés. L’un comme l’autre férus d’Histoire, ils aimaient à se servir de Clio pour étayer leur vision du pouvoir. Le 26 janvier 1956, de Gaulle expliquait à Noël les dysfonctionnements de la Constitution actuelle par l’absence d’un arbitre. Les rois. Napoléon, Thiers « avec tous ses défauts », Clemenceau et même Pétain et lui-même avaient su, chacun à leur façon, se situer au-dessus de la mêlée. Une autre fois, le 18 juin 1957, alors que l’ambassadeur lui apportait La vieillesse de Chateaubriand de Marie-Jeanne Durry, ils s’accordèrent sur le rôle politique bien plus grand qu’eût pu tenir l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Mais leurs propos ne se limitaient pas à l’évocation d’un passé si lointain. La lutte politique des dernières années occupait aussi leurs discussions. Le 26 janvier 1956, par exemple, de Gaulle approuva l’analyse de Noël selon laquelle « Chaban-Delmas par la participation, [...] avait fait plus de mal [au R PF.] que la dissidence de Barrachin ».

43L’actualité, bien plus encore, leur fournissait matière à converser. Au lendemain des élections de 1956, Noël s’enquit de l’attitude qu’il convenait d’adopter à l’égard des militants du Rassemblement restés fidèles. De Gaulle lui répondit qu’il n’était pas question de remettre en activité le parti car, immanquablement, les délégués seraient conduits à renouer avec des pratiques politiciennes. Toutefois, étant donné l’autorité qu’il connaissait à l’ambassadeur dans son département, il ne fit pas d’objection à son intention de réunir, de temps à autre, les principaux compagnons de l’Yonne. Les deux hommes, surtout, commentaient le déclin de la France auquel ils avaient l’impression d’assister. La crise financière ou, comme on l’a vu, la situation en Algérie furent plusieurs fois abordées. De Gaulle narra ainsi à Noël les deux initiatives que R. Coty avait prises pour le rencontrer, l’insistance du président étant, bien sûr, ressentie comme un signe de faiblesse.

44Rien dans toutes ces considérations ne portait Noël à l’optimisme. De surcroît, les réactions ou le comportement de De Gaulle alimentaient ses doutes sur sa volonté de revenir aux affaires. A chaque fois qu’il le sonda discrètement sur une éventuelle prise de position publique ou sur une participation à quelque manifestation, il se heurta à un refus désabusé. Le 31 mai 1956, il se risqua à lui demander s’il n’estimait pas venu le moment de prendre la parole. La réponse vint aussitôt : « A quoi bon parler, quand on ne peut agir ? La parole doit être le prélude de l’action ». Le 15 mai 1957, à la demande d’Irène de Lipkowski et de Jean Marot, président de la Fédération départementale des déportés et internés de l’Yonne, l’ambassadeur l’interrogea sur l’accueil qu’il réserverait à une proposition d’inaugurer la Maison des déportés de Nantou. Le général écarta la possibilité de sa participation, précisant qu’il ne tenait, pour le moment, à prendre part à aucune manifestation. Le 18 juin 1957, en quittant de Gaulle, Noël lui assura que, tant qu’il serait là, il croirait que « « notre dernière chance » [était] devant nous ». Le Général prit un « air grave » et se contenta d’une « moue dubitative ». La discussion du 3 juillet 1957, pendant laquelle de Gaulle justifia la lettre qu’il avait adressée au comte de Paris, amena, elle aussi, l’ambassadeur à une interprétation peu encourageante : « Au fond, cela signifie peut-être — et sans doute — que de Gaulle tient son rôle actif comme définitivement terminé ». Le 8 janvier 1958, l’ultime entretien que Noël eut avec le Général avant son retour aux affaires, acheva de le convaincre : décidément non, de Gaulle ne croyait plus avoir un rôle à jouer.

45Ce constat désespérant ne fut peut-être pas, cependant, le plus douloureux de cette journée. Au cours de leur conversation, de Gaulle convainquit Noël que si, en 1946, il était encore possible d’intégrer les Algériens, le fossé entre eux et les Français était dorénavant trop large. En conséquence, l’amélioration de la situation militaire perceptible ces temps derniers ne devait pas prêter à illusion : même si elle se confirmait, elle ne contribuerait aucunement à un rapprochement entre les deux partis. Cet argumentaire dans la bouche du Général le « surprit », l’« émut » et le « bouleversa » : « Je vivais encore dans l’illusion que la partie n’était pas encore jouée là-bas au détriment de la France ». L’irréalisme de la thèse du maintien de l’Algérie dans la France lui apparut ainsi, à la manière d’une brusque révélation, quatre ans avant les accords d’Evian. Rapidement après, il n’hésita pas à rompre avec les tenants de l’Algérie française, notamment, au sein de l’Académie des Sciences morales et politiques. Il n’alla pas, cependant, jusqu’à imaginer immédiatement que la solution du conflit résidait dans une rupture complète des liens entre les deux pays.

46Cette mutation déchirante à laquelle il se résignait, intervint un mois, jour pour jour, avant le bombardement du village tunisien de Sakhiet. La « maladresse criminelle » du 8 février 1958 le mit hors de lui. Pour la première fois, il regretta de n’être plus député pour pouvoir crier sa colère et interpeller Félix Gaillard. L’incurie du Gouvernement avait non seulement conduit à la mort de civils innocents mais à l’internationalisation du conflit. Le débat qui, trois jours plus tard, le 11 février, eut lieu à l’Assemblée l’indigna, à la fois parce qu’il s’était encore trouvé une majorité pour soutenir Gaillard et parce que « la droite, des poujadistes à Bidault », avait encore pris Mendès pour bouc-émissaire. Furieux, il notait le 12 février : « Quels que soient les problèmes qui se posent, pour ces gens, c’est à Mendès-France ou à de Gaulle qu’il convient de penser d’abord, sinon exclusivement, et pour essayer de les compromettre, de les condamner, de leur barrer la route ».

47Les suites politiques du bombardement de Sakhiet sont bien connues : mission de « bons offices » anglo-américaine, renversement du cabinet Gaillard le 15 avril 1958 et ouverture d’une longue crise politique menant au retour de De Gaulle. Comment Noël vécut-il ces trois derniers mois ? Alors que la presse, pour s’en inquiéter ou pour s’en réjouir, évoquait de plus en plus l’éventualité d’un recours au Général, il ne retrouvait ni besoin d’agir, ni espérance, restant inquiet et sceptique. Il ne se mêla, à aucun moment, à ceux des gaullistes qui intriguaient, conspiraient ou ranimaient des réseaux. En mai 1958, il dissuada même les compagnons de l’Yonne de former un « comité de salut public ». Ce comportement tenait vraisemblablement à son âge — il avait fêté ses 70 ans en mars — à un réflexe légaliste de vieux serviteur de l’Etat et, surtout, à la persistance de ses doutes sur les chances de De Gaulle. En effet, son pessimisme des années précédentes était toujours aussi vivace. Pratiquement jusqu’au dernier instant il ne crut pas à un dénouement favorable au Général. A Toucy, où il passa la majeure partie d’avril-mai 1958, il continua d’accumuler de sombres remarques dans son carnet. Le 14 mars 1958, il se montrait convaincu que, même si l’on faisait appel à de Gaulle, il échouerait. Le 2 avril, il ne croyait pas que le Général fût encore capable de déclencher un vaste mouvement d’opinion. Le 24 du même mois, alors qu’on parlait toujours beaucoup d’un retour de De Gaulle, il disait nettement ne plus croire en cette possibilité. Même la déclaration du Général, le 15 mai, indiquant qu’il se tenait prêt à assumer les pouvoirs de la République, ne suscita pas la moindre bouffée d’optimisme et lui donna l’impression que son auteur ne croyait pas vraiment à ses chances.

48Il faut attendre la fameuse conférence de De Gaulle, le 19 mai 1958, au cours de laquelle il déclara ne pas avoir l’intention de « commencer une carrière de dictateur », pour observer un tournant. Pour la première fois, l’ambassadeur considéra « très vraisemblable » l’éventualité d’un retour du Général. Cela ne suffit pas, toutefois, à le rassurer complètement. La censure des organes d’information français contribuait à la diffusion de rumeurs qui l’inquiétaient. Le 21 mai. Noël eut un nouvel accès de pessimisme : la IV^e République finissante n’était-elle pas en train de mener le pays à « l’anarchie » ou à « la catastrophe » ? Dans cette atmosphère enfiévrée, le 26 mai, son fils Bernard lui apprit une nouvelle qui le ramena deux ans en arrière et raviva, sans doute, son amertume quant au temps perdu : une librairie de la rue des Saints Pères avait mis en vitrine des exemplaires de Notre dernière chance, munis d’un bandeau « De Gaulle, pourquoi pas ? » !

49Survint la déclaration de De Gaulle du 27 mai : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un Gouvernement républicain, capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays [...] ». Noël, admiratif, estima, dans son carnet, qu’elle « contenait tout ». Quelques lignes plus bas, il reconnaissait implicitement, cependant, qu’elle était assez vague, en se posant cette question : « De Gaulle va-t-il accepter le pouvoir ou seulement servir d’arbitre ? ». Comme il gomma de La traversée du désert cette interrogation, qui ternissait sa perspicacité politique et la rectitude du Général, il effaça la trace de l’inquiétude qu’il ressentait encore, en ne reproduisant pas cette autre phrase : « Tout n’est pas fini pourtant dans le “processus engagé”, attendons — attente anxieuse — si ça s’arrange ». Aux yeux de Noël, la prudence et la circonspection s’imposaient toujours. Il ne fut définitivement rassuré que le 29 mai, en apprenant que Coty faisait officiellement appel à de Gaulle. Le hasard — un conseil d’administration de Rhône-Poulenc — voulut qu’il fût à Paris, ce jour là. Il eut l’impression de vivre une « dramatique journée historique, féconde en péripéties et en surprises ». La joie qu’elle lui procura lui fit même oublier une partie du jugement que, le 19 juillet 1957, il avait porté sur Coty puisqu’il perçut son geste comme « l’acte d’un véritable homme d’Etat ». De Gaulle était revenu, l’impensable s’était produit. La France avait, finalement, saisi sa « dernière chance ». Tout à son bonheur, Noël, dans son carnet, se laissa aller — fait très rare — à un lyrisme métaphorique qui, tout à la fois, disait son espoir retrouvé, témoignait de son instinctive méfiance et rappelait la place que la religion et l’Etat occupaient dans sa vision du politique :

« Le régime s’est vraiment effondré. Parmi ses ruines, on n’a plus aperçu que des nains, le président de la République et la haute silhouette du Général. Les nains, affolés, se sont accrochés à lui pour qu’il les sauve. Une fois rassurés, ils le trahiront — mais pas plus que les “compagnons du R.P.F.”, les Barrachin, les Frédéric-Dupont, les Legendre, qui n’en avaient attendu que leur élection ou leur défection, pas plus que les Chaban-Delmas et les Soustelle qui ont voulu jouer leur jeu personnel. C’est l’instant des ouvriers de la 11^e heure : l’Evangile et la raison d’Etat commandent de ne point les repousser. »

50Noël voulait rester lucide et ne pas se laisser griser par l’ivresse de la victoire. Les marques de soutien et les ralliements en train de se multiplier ne suscitaient en lui aucune illusion. Le 2 juin 1958, installé dans une tribune réservée au public de l’Assemblée nationale, il assista au débat qui précéda le vote des pleins pouvoirs à de Gaulle. Il apprécia à sa juste mesure, le trouvant simplement « piquant », le spectacle offert par beaucoup de ses anciens collègues de droite, du centre et de gauche, applaudissant le Général. Ces dérisoires palinodies ne gâchèrent pas le plaisir qu’il eut à écouter de Gaulle. Les accusations de coup d’Etat soutenu par les factieux d’Alger, portées par Mendès, Mitterrand, Cot, Menthon et Isorni, le laissèrent froid. Noël se reconnaissait pleinement dans les mots de son chef. A partir de ce moment, chacune de ses prises de parole ou de ses décisions rencontra l’approbation sans réserve de l’ambassadeur. D’ailleurs, comme il le nota le 6 juin, il se refusait « à formuler la plus petite critique sur ses choix, sur ce qu’il [faisait] ou ne [faisait] pas, sur ses propos qu’[il trouvait], du reste, excellents ». Ainsi l’entrée assez massive d’hommes du « système », qu’il haïssait ou méprisait, tels A. Pinay et G. Mollet, dans le cabinet formé par de Gaulle, fut-elle comprise et acceptée. C’était une concession tactique nécessaire — manifestement plus guidée par la raison d’Etat que par l’Evangile au vu du parallèle que Noël traça dans son carnet :

« Bonaparte a [bien] accepté comme collègues, dans le consulat provisoire, Sieyès et Roger Ducos ; puis Cambacérès avec Lebrun, dans le consulat définitif ! »

51De la même façon, il défendit la mise en place de la politique algérienne de De Gaulle. Ceux — « les ultras, les nostalgiques du régime de Vichy et tutti quanti » — qui l’accusaient de trahir le 13 mai parce qu’ils considéraient qu’il avait été rappelé pour que l’Algérie restât française ne trouvaient aucune grâce à ses yeux. Si on avait eu recours à de Gaulle, « malgré certaines apparences » concédait-il, c’était d’abord pour venir à bout du processus subversif engagé par les « agitateurs d’Alger ». Noël, au cours des semaines et des mois suivants, continua d’apporter un soutien constant aux initiatives du nouveau président du Conseil, jugeant avec sévérité opposants ou détracteurs.

52L’accession au pouvoir de De Gaulle avait profondément modifié la donne politique en France. Plus modestement, elle avait aussi contribué à changer le statut de L. Noël : de spectateur impuissant et désespéré, accroché à des certitudes que personne ne semblait partager, il était devenu, de fait, un homme proche du pouvoir. Avait-il, dans la période précédente, envisagé cette mutation et ses conséquences possibles ? La réponse est négative. Ne croyant pas aux chances du Général, la question de son propre avenir ne s’était jamais posée à lui. Mars, avril et la première quinzaine de mai se succédèrent sans que jamais il ne se préoccupât des suites éventuelles sur sa retraite d’un retour de De Gaulle. La situation changea après le 13 mai. Il commença à se rendre compte que les événements pourraient très bien faire de lui plus qu’un témoin de l’action. Cette perspective ne le séduisit guère. Retraité il était, retraité il entendait rester. Le 16 mai, il écrivait son intention de se tenir à l’écart au cas, « possible », où le Général reviendrait. « Mon âge, mon état de santé ne me permettent plus de jouer, en politique, un rôle actif et utile » consignait-il. Le 27 mai, sa détermination était la même : « Je ne me sens plus les forces nécessaires pour jouer un rôle actif. Je suis rentré définitivement “dans la vie privée” comme on disait jadis ». Ce n’était pas là une coquetterie, mais l’expression sincère de sa volonté. L’investiture de De Gaulle, sans changer son état d’esprit, mit Noël dans une position nouvelle. Ce qui, hier, ne relevait que d’un choix personnel, pris en conscience et inscrit en confidence, se trouvait, maintenant, soumis à la pression de la rumeur et du regard des autres. Dès le soir du 1^er juin, l’ambassadeur notait :

« Les gens croient que je vais, moi-aussi, “revenir” : ils ne peuvent pas supposer que je n’aie pas suivi de Gaulle uniquement par ambition et avec l’espoir d’en tirer profit. J’aurai plaisir à leur montrer qu’il n’en était rien. »

53Cinq jours plus tard, le 6 juin 1958, une légère évolution se faisait sentir. A ceux — nombreux apparemment — qui lui demandaient pourquoi il n’était pas encore ministre, il répondait toujours : « Place aux jeunes ; le Général connaît mes sentiments et sait ce que je pense à cet égard », mais, en lui-même il ajoutait : « Peut-être pourrais-je, en flanc-garde, continuer à lui être utile ». Comme les allusions à son retour aux affaires, comme ministre, ne cessaient pas, il se trouva, le 8 juin, une nouvelle réponse : « Il me suffit d’avoir eu raison avec de Gaulle ». Ces bruits le concernant finirent par l’exaspérer et ne renforcèrent pas sa considération pour la nature humaine :

« Que de coups de téléphone, que de demandes de rendez-vous ! Que de réapparitions de gens qui ne pensaient pas souvent à moi ! J’en suis, ce soir [9 juin 1958], excédé bien qu’amusé et point étonné. »

54Le soin que l’on prenait à lui demander de ses nouvelles énervait d’autant plus Noël qu’il eut l’impression que chez beaucoup cet empressement n’était qu’un moyen de lui suggérer que de Gaulle faisait preuve d’ingratitude à son endroit. Il réagit en prenant l’initiative. Le 22 juin, il rendit visite, de lui-même, à Olivier Guichard, directeur adjoint du cabinet du Général, installé à Matignon. Ainsi, au lieu d’attendre un éventuel signe venant d’en haut, il jugea bon d’aller « causer » avec Guichard pour être fixé sur les rumeurs qui circulaient. Tout en exposant clairement à son interlocuteur qu’il ne voulait « ni fonctions, ni mandat, ni missions, ni commissions », il lui affirma rester « à la disposition du Général pour lui donner officieusement les avis qu’il attendrait de [lui] ». N’était-ce pas une façon de se rappeler au bon souvenir du pouvoir, de présenter une offre de service déguisée ? Il ne le semble pas à la façon dont il réagit à l’information que Guichard lui communiqua :

« Il m’a appris que de Gaulle avait eu l’intention de me prendre comme ministre de l’Intérieur sans me dire à quoi je devais d’avoir été dispensé de repousser moi-même ce calice. »

55Noël en savait assez, maintenant, pour faire taire les propos des malintentionnés. Son ambition se limitait bien, au printemps 1958, à ne rencontrer de Gaulle que de temps en temps, comme il l’avait fait jusqu’à présent, pour s’entretenir avec lui des problèmes de l’heure. A son âge, sa place n’était plus au cœur de l’arène. Le 30 juin 1958, toutefois, il prit la décision, comme pour conclure son engagement, de participer dans l’Yonne, et dans l’Yonne seulement, à la campagne en faveur du oui au prochain référendum sur la Constitution. Ce choix intervenait à un moment où les critiques à l’encontre de De Gaulle se faisaient, à nouveau, plus nombreuses. Les Français, « incorrigibles », recommençaient à « chicaner » sur ses choix ministériels, sur la composition de son entourage, sur ses soutiens, sur sa politique algérienne. En terminant ainsi son combat, sur le terrain local, il donnait une ultime preuve de la sincérité et du désintéressement de son parcours gaulliste. « Le référendum intervenu, je me retirerai définitivement de la politique active : pour commencer, je m’abstiendrai de me mêler publiquement des futures élections » écrivait-il ce 30 juin.

56Une semaine plus tard, le 7 juillet, Noël était reçu à Matignon par de Gaulle. Celui-ci confirma, à peu de choses près, ce que Guichard lui avait appris le 15 juin. De Gaulle, s’il ne mentionna pas la place Beauvau, fit explicitement référence à la place Vendôme en lui déclarant :

« Je n’ai pas fait le ministère que j’aurais voulu faire [...]. Je voulais vous confier les Sceaux... Mais il me fallait prendre Debré... Je n’y renonce pas. Après le référendum, après les élections, je referai le Gouvernement, et je ferai alors ce que je voulais. »

57Noël ne fut donc pas ministre en 1958, selon les explications du Général, principalement parce que, dans ce cabinet de transition, il fallait bien encore faire la part belle aux représentants des partis. L’ambassadeur, en livrant ces propos de De Gaulle dans La traversée du désert, ne s’est pas étendu sur les raisons qui l’amenèrent à lui préférer un autre docteur en droit, également passé par le Conseil d’Etat, pour devenir ministre de la Justice et, donc, pour présider à la mise en place de la nouvelle Constitution. Son carnet est un peu plus bavard. Il y fait suivre la phrase du Général « Je voulais vous confier les Sceaux... mais il me fallait prendre Debré » de cette parenthèse interprétative : « (sous entendu, et il a eu raison : je ne pouvais lui confier un ministère où son tempérament aurait été gênant) ». Noël prit la confidence comme une nouvelle marque de la haute estime dans laquelle le tenait de Gaulle. Il n’en conçut aucune jalousie ou déception rétrospective, considérant encore qu’à 70 ans il n’était plus temps de servir. Il quitta donc Matignon satisfait, seulement « un peu inquiet » à l’idée que le Général n’oubliât pas son projet de lui confier, plus tard, un ministère.

58De retour dans l’Yonne, comme il en avait pris la décision à la fin juin et comme il venait de l’annoncer à de Gaulle, il commença à songer à la préparation du référendum. Le 13 juillet, il réunissait à Auxerre les anciens cadres du R.P.F. Dans ce qu’il appela lui-même un « esprit de conciliation », il convia à cette réunion Guy Convert qui, avec quelques autres, avait enfreint la consigne qu’il avait donnée en mai de ne pas former de comité de salut public dans l’Yonne. L’atmosphère fut houleuse. Pour l’ambassadeur, Convert et ses amis regrettaient que de Gaulle fût revenu au pouvoir par des voies légales. Ils espéraient un échec du référendum pour pouvoir utiliser la « manière forte ». Noël, avec l’ironie mordante qui le caractérisait leur rappela que « même Mussolini, même Hitler n’avaient pris le pouvoir que dans des conditions légales ». Il prit la décision de ne plus convoquer Convert à leurs prochaines rencontres. Cela ne l’empêcha pas de craindre que sa tendance manœuvrât pour noyauter le comité de 6 membres créé, ce jour là, pour réfléchir à la façon d’organiser la campagne du référendum et pour prendre, dès maintenant, des contacts avec les partisans du oui autres que gaullistes. Noël retira une impression « pénible » de cette journée. Elle contribua à raviver son pessimisme, l’amenant même à s’interroger sur la pertinence de sa place dans cette ultime bataille politique. Hier spectateur impuissant de la IV^e République, Noël s’apercevait, aujourd’hui, de la difficulté d’être un acteur, même local, de la campagne en cours. N’ayant d’autre légitimité que sa proximité avec de Gaulle et n’aspirant, sur un plan personnel, qu’à la retraite, il n’avait guère le profil d’un chef de file. Le 19 juillet, à l’issue d’une réunion restreinte chez R. Walter, au cours de laquelle il fut décidé de ne rien entreprendre avant la fin août et de se limiter, pour le moment, à des prises de contacts individuelles, Noël brossait un tableau sans concession de sa position sur le terrain :

« Je sens, même chez les anciens R.P.F., combien mon influence et mon autorité ont diminué : je ne suis plus député et ne veux plus l’être. De Gaulle est au pouvoir et je ne suis point ministre. J’ai contre moi ceux qui ont cru aux républicains sociaux, les “modérés” qui ne me pardonneront jamais Notre dernière chance, les jaloux qui en veulent au “grand bourgeois”, à l’ambassadeur, au membre de l’Institut que je suis, etc. Cela fait beaucoup de monde. Et on me tient compte du fait que j’ai vu clair en politique. »

59Tenter de constituer un réseau de partisans du oui dans ces conditions n’était, évidemment, pas chose aisée. Noël s’en rendait compte un peu tardivement. Les événements ne lui laissèrent pas le temps de se laisser aller à l’amertume ou au regret. Fin juillet 1958, ses efforts de mobilisation furent, en effet, interrompus pendant presque trois semaines.

60L’ambassadeur fut touché par la rumeur dans la semaine du 21 juillet : on parlait de lui pour siéger au Comité consultatif constitutionnel. Son nom circulait pour faire partie des personnalités devant encore être nommées par de Gaulle dans cette instance. Ce projet prêté au Général fut loin de rencontrer l’adhésion de Noël. L’idée de faire partie d’un groupe majoritairement composé de parlementaires lui déplaisait souverainement. Il y avait là trop d’hommes qui s’étaient compromis avec le « système », tels l’ex-dissident Ed. Barrachin ou les deux M.R.P. R-H. Teitgen et P. Coste-Floret. Tous ces députés et ces sénateurs se livreraient inévitablement à « des palabres inutiles [et à] des coupages de cheveux en quatre ». Siéger à leurs côtés serait une véritable « corvée ». De plus, l’ambassadeur, en son fors intérieur, n’était pas convaincu de l’utilité de ce Comité : son caractère seulement « consultatif » limitait par avance la portée de ses propositions. « Le dernier mot restera — et heureusement — au Général » notait-il le 27 juillet. Ce qui scandalisait l’opposition, rassurait Noël sans pour autant lui donner envie de faire de la figuration au sein du C.C.C.

61Ses réticences étaient telles que dans les jours qui précédèrent sa nomination, Noël, visiblement sûr que les bruits le concernant étaient fondés, tenta une démarche. Il rencontra G. Pompidou et lui expliqua qu’il ne voyait pas de « quelle utilité [sa] présence pourrait être » au comité, ajoutant qu’il lui serait, de plus, impossible de se décommander auprès du Centre international d’études juridiques de Nice auprès duquel il s’était engagé, « depuis longtemps », à faire deux conférences début août. Le directeur de cabinet du Général ne put que lui répondre que celui-ci paraissait tenir à sa participation au C.C.C. De fait, le 26 juillet, de Gaulle signait le décret désignant Noël et 12 autres personnalités. La presse, dans son ensemble, publia la liste des noms sans s’attarder sur celui de l’ambassadeur. Seule L’Humanité, le 29 juillet 1958, s’en prit à lui, rappelant son passé et ses liens avec de grandes entreprises.

62La première séance du C.C.C. eut lieu dès le matin du 29 juillet. Elle se déroula, comme les suivantes, dans l’aile ouest du Palais-Royal, abritant, alors, le Conseil économique. Noël qui avait débuté sa carrière juste à côté, au Conseil d’Etat, vit dans cette localisation un « retour au lancer ». Mais le moment n’était point à l’attendrissement. Dès l’ouverture du Comité consultatif, ses premières impressions confirmèrent ses craintes : l’origine parlementaire de la majorité des membres lui pesa immédiatement. Il fut outré de la façon dont Paul Reynaud, en vieux renard de la politique, se fit élire président du C.C.C. par acclamation, sans la moindre consultation préalable. Il fut tout aussi contrarié par la manière dont le programme de travail fut fixé : sur une suggestion de Paul Coste-Floret, la pause des week-ends — du samedi au lundi — serait observée pour permettre aux députés de regagner leurs départements. La seule éclaircie de cette première journée, pour l’ambassadeur, fut la visite, l’après-midi, de De Gaulle, venant solennellement remettre l’avant-projet de Constitution. Alors que beaucoup furent déçus que, dans sa très courte déclaration, il eût souhaité expressément une approbation par le C.C.C. de l’avant-projet, Noël, lui, considéra que c’était là un vœu naturel. Pour lui, le Général ne venait pas imposer sa Constitution mais soumettre un texte qui était nécessairement un compromis puisque déjà approuvé par des ministres de partis différents.

63Le plaisir qu’il eut à entendre de Gaulle ne suffit pas à le motiver pour les jours suivants. Rapidement l’ennui le gagna. Le 30 juillet, un entretien que lui et quelques-uns de ses collègues eurent avec Michel Debré à la Chancellerie lui fit l’effet d’une simple « parlote ». La séance du vendredi 1^er août lui apparut comme une « soi-disant discussion générale, qui [avait] consisté dans de longs exposés, en grande partie inutiles de [Raymond] Janot, commissaire du Gouvernement ». Ce fut au terme de celle-ci que, sans enthousiasme, il s’inscrivit dans le groupe de travail chargé de l’organisation des Pouvoirs publics en métropole. Il manqua sans déplaisir les séances du mardi 5 et du mercredi 6 n’ayant pas annulé ses conférences à Nice. Même s’il en avait prévenu Pompidou dès avant sa nomination, cette désinvolture traduisait bien l’intérêt qu’il prenait aux débats du Palais-Royal. Puis à l’ennui vint s’ajouter la fatigue. Pour en finir au plus vite — le 14 août au soir — comme le Gouvernement l’avait souhaité, le rythme des séances, compte tenu de la longueur des week-ends, était très soutenu. Les matinées et les après-midi, mais aussi la plupart des soirées, étaient occupées par de « fort absorbantes » réunions. Le 13 août, veille de la fin des travaux, Noël siégea ainsi 11 heures durant.

64Physiquement un peu éprouvé et intellectuellement pas très stimulé par l’exercice, quel fut l’apport de l’ambassadeur au Comité consultatif ? Force est de constater qu’il y prit une part très faible. On ne dénombre, au total, qu’une trentaine de ses interventions. Encore ce chiffre prend-il en compte les prises de parole non réellement significatives, notamment les brèves réactions spontanées aux propos d’un autre membre notées par les sténographes. Ce décompte englobe également, outre un trait d’humour, de nombreuses arguties portant sur le déplacement d’un alinéa ou la suppression d’un mot jugé redondant. Dans ce type de remarques, qui n’aboutirent que rarement chez Noël, à une présentation d’amendement, la conformité technique aux règles du droit primait, en général, sur une quelconque signification politique. A trois occasions, cependant, il intervint sur des formulations pouvant donner lieu à controverses dans la cité. La première fois, le 1^er août, il combattit dans son groupe de travail, puis en séance plénière, une proposition de R. Bruyneel et Ed. Barrachin, tous deux Indépendants et paysans, visant à gêner l’action du parti communiste, voire à l’interdire. Il leur opposa, sans être entendu, ce raisonnement : « Si vous voulez lutter efficacement contre le communisme, votez une réforme électorale, faites en sorte que les Français soient logés et appliquez les lois existantes ». Une deuxième fois, le 7 août, il fit remettre aux voix un amendement du M R P. P.-H. Teitgen qui, soutenu par les indépendants, visait à modifier l’article 31 du titre V de l’avant-projet. Son auteur souhaitait ajouter à la fin de la phrase : « Sont réglées par la loi les questions relatives aux principes généraux de l’enseignement », les adjectifs « public et privé ». L’ambassadeur estimait que les deux mots ajoutés ne changeaient rien au sens du texte et qu’une allusion à l’enseignement privé dans la Constitution risquait de dresser contre elle le camp laïque. En deuxième lecture, l’amendement de Teitgen fut repoussé par 11 voix contre 8. Enfin, une troisième fois, le 8 août, Noël retarda l’adoption d’une nouvelle rédaction de l’article 21 du titre III en s’opposant à une modification de l’ordre du jour voulue par R. Bruyneel. Celui-ci souhaitait que les parlementaires nommés ministres fussent mis en congé de leur parti. Pour l’ambassadeur, il ne s’agissait là que d’une ridicule demi-mesure : seule l’incompatibilité des fonctions ministérielles avec un mandat parlementaire avait un sens. Les trois fois, Noël avait agi avec le même souci : éviter qu’un article de la Constitution ne fît perdre à lui tout seul, à cause de sa forte charge symbolique, des centaines de milliers de voix au oui, lors du référendum.

65Le 14 août 1958, le C.C.C. se séparait. Contrairement à ce qui avait été prévu, ses membres n’eurent pas à se prononcer par un vote sur l’ensemble du texte amendé, après avoir, chacun, donné leur opinion. L’absence matérielle du nouveau texte, pas encore mis au propre, et celle de trop de membres, ainsi, surtout, que les réticences de certains présents — prêts à donner un avis favorable aux amendements mais non à paraître approuver l’ensemble du projet de Constitution — décidèrent Paul Reynaud à simplement accompagner les modifications suggérées d’une « lettre d’envoi » au général de Gaulle. Noël ne put donc livrer à ses collègues les raisons qui l’eussent amené, malgré ses réticences sur la nouvelle rédaction de l’article 21, à voter l’approbation de l’avis émis par le Comité. Il se contenta de suggérer deux modifications de détail dans la « lettre d’envoi » que, par ailleurs, il jugea « admirablement rédigée ». Noël quitta le Palais-Royal, « écœuré », comme il l’avait été au Palais-Bourbon, par « les préoccupations, les manœuvres [et] les tactiques » parlementaires. Son mépris et ses reproches allèrent surtout aux députés. Il fit preuve de plus d’indulgence pour les sénateurs. Certains d’entre eux — P. Marcilhacy et F. Valentin, républicains indépendants — l’impressionnèrent même par leur « effort d’objectivité ». Sa participation au C.C.C. amena Noël à une autre amère constatation. « Les membres du Conseil d’Etat présents m’ont montré par leur comportement, leur empressement et, souvent, leur familiarité avec les parlementaires, à quel point le Conseil s’est politisé » nota-t-il le 14 août 1958. Sans doute par solidarité avec son ancien corps, il ne reproduisit pas ce jugement dans La traversée du désert.

66La parenthèse du Comité consultatif constitutionnel refermée, Noël retourna à Toucy, décidé, comme il s’y était engagé auprès de De Gaulle, à se consacrer à la campagne du référendum du 28 septembre. La situation qu’il trouva dans l’Yonne le ramena aux réflexions qu’il se faisait, avant son départ, sur la perte de son influence sur les gaullistes du département. Le 16 août, le préfet Maurice Picard lui apprenait que, d’après les renseignements généraux, « le torchon [brûlait] au R.P.F. de l’Yonne », qu’un certain nombre d’anciens militants dont, bien sûr, G. Convert, mais aussi le commandant Vastra, censément fidèle, l’accusaient de « manœuvres à des fins personnelles ». Dans ce climat assez lourd, Noël dut se rendre à l’évidence : il lui fallait renoncer à la part très active qu’il avait compté prendre à la campagne. Il avait proposé à de nombreux maires et conseillers généraux d’organiser des réunions publiques, au cours desquelles il eût présenté la Constitution et expliqué les raisons de voter oui. Les uns lui répondirent que cela était inutile, les autres approuvèrent poliment l’initiative, mais n’y donnèrent aucune suite. Le 10 septembre 1958, Noël se consolait en se disant que cela valait peut-être mieux ainsi, étant donné la force du courant en faveur de l’approbation. Le ralliement tardif des indépendants, « qui attendaient sur la réserve, en prenant le vent » — l’ambassadeur visait Jean Chamant — le confirma dans sa nouvelle analyse. Le 15 septembre, il alla jusqu’à refuser de donner une conférence à des maires, pour laquelle il s’était pourtant proposé un peu moins d’un mois auparavant, convaincu que « point n’[était] besoin de se donner l’air d’enfoncer une porte ouverte et de marquer de l’ancien sceau du R.P.F., la campagne en faveur du “pour” ». Le puissant souffle qu’il comptait initialement insuffler à la campagne se réduisit à un article non signé, paru sous l’étiquette des républicains sociaux ( !), dans la tribune libre de L’Yonne républicaine et, finalement, dans les derniers jours précédant le scrutin, à quelques participations à des réunions publiques, notamment à Auxerre et Toucy.

67L’action de Noël en faveur du oui ne se borna pas, toutefois, à ces interventions locales peu appuyées, même si l’autre versant de son engagement fut tout aussi discret. En effet, dans un registre beaucoup plus mondain et parisien, il n’hésita pas à user de ses relations et de son influence pour tenter d’infléchir la position de deux grands quotidiens, alors même, on le sait, que la presse était déjà largement acquise au oui. En se rendant à Nice, début août, l’ambassadeur avait voyagé avec Roger Giron, journaliste gaulliste à France-Soir et travaillant occasionnellement pour Le Figaro. Il apprit ainsi les trois raisons qui, selon son interlocuteur, expliquaient que ce dernier journal se montrât « perfidement hostile », à l’époque, à l’avant-projet de Constitution. D’abord, Pierre Brisson, son directeur, eût entretenu de mauvais rapports avec de Gaulle et ce depuis leur première rencontre en Alsace vers 1939-1940. Ensuite, Gabriel Robinet, le rédacteur en chef du journal, eût subi l’influence de Jacques Isorni, un de ses proches amis. Enfin, la rédaction du Figaro eût été « ulcérée » que son collaborateur régulier, A. Siegfried, n’eût pas été appelé à faire partie du C.C.C. Le 16 août, à un autre journaliste, Roger Massip, qui lui affirmait que Pierre Brisson souhaitait le succès du référendum, Noël répondit qu’il donnait l’impression inverse et que les réserves émises par Siegfried et par d’autres lui paraissaient ranger le journal aux côtés du Monde ou de l’« infâme » Dépêche du Midi. Il autorisa Massip à répéter ses propos à Brisson et. surtout, décida d’écrire à Paul Reynaud qu’il savait influent au Figaro. Le 19 août, par retour de courrier, l’ancien président du Conseil lui apprenait qu’il était intervenu auprès de Pierre Brisson et que celui-ci lui avait catégoriquement confirmé qu’il ferait campagne pour le oui. Le 23 août, en ouvrant Le Figaro, Noël trouva un changement. La tonalité générale était devenue « très favorable » au oui. « Est-ce l’effet de l’intervention de Reynaud ? Cela durera-t-il ? » s’interrogea-t-il. Le 6 septembre, faisant suivre sa phrase de points de suspension révélateurs de son estime pour celui qu’il considérait — compliment relatif dans sa bouche — comme l’« un des plus intelligents des “modérés” », il notait : « Dans Le Figaro, André Siegfried prend nettement position “pour” !.. »

68Inspiré par le même motif, Noël effectua une démarche similaire auprès d’Hubert Beuve-Méry. La publication par Le Monde d’articles défendant alternativement le oui et le non n’était pas de son goût. Il reçut le 23 septembre une réponse de Beuve-Méry convenant que bon nombre de ses collaborateurs, surtout au service politique, avaient résolument opté pour le non. Il reconnaissait aussi que la présentation des informations s’en trouvait un peu faussée malgré ses efforts pour y remédier. Il assurait Noël que lui, personnellement, « sans illusion et en voulant [s’]accrocher à un très faible espoir », optait pour le oui. Le 26 septembre, le directeur du Monde, après avoir dressé la liste des raisons de dire non, appelait à voter oui. Noël jugea qu’il le fit « en assez bons termes ».

69La part prise par l’ambassadeur dans la campagne resta, on le voit, marginale. Le oui, rassemblant plus de 79 % des suffrages, n’avait pas eu besoin de lui pour triompher le 28 septembre 1958. Soulagé et heureux, Noël allait-il enfin reprendre le cours normal de sa retraite comme, on s’en souvient, il en avait fermement marqué l’intention dans son carnet, le 30 juin précédent ? Les événements, mais aussi — ce qu’il a toujours soigneusement dissimulé — une initiative qu’il prit, en décidèrent autrement. Fin septembre, sans que l’on sache si ce fut à la veille ou au lendemain du référendum, une rumeur, encore une, évoqua un remaniement ministériel qui verrait le départ du ministère de l’Intérieur d’Etienne Pelletier qui serait lui-même remplacé par Jean Berthoin, détenteur du portefeuille de l’Education nationale. Un coup de téléphone du très informé Roger Massip apprit à Noël qu’on parlait de lui pour succéder à Berthoin. Ce bruit, comme ceux du même type qui avaient déjà couru, effraya Noël qui ne se sentait toujours pas la force physique, à son âge, d’assumer une telle responsabilité. Il y prêta d’autant plus de crédit que, le 8 juillet précédent, il se souvint que de Gaulle lui avait dit qu’« après le référendum » il aurait les mains plus libres pour constituer à sa guise le Gouvernement.

70Noël, qui devenait coutumier du fait, voulut tirer l’affaire au clair. Il demanda une audience au Général. L’entretien eut lieu le mardi 6 octobre 1958. La conversation, qui avait lieu la veille du conseil des ministres devant déterminer le mode de scrutin pour les législatives, porta d’abord, assez longuement, sur la loi électorale. De Gaulle, en souriant, lui demanda si « décidément » il ne se présenterait pas. La réponse fut évidemment négative et le Général lui donna raison, ajoutant qu’il avait lui-même déconseillé à son frère, Pierre, de se porter candidat. Ce fut le moment de leur discussion que Noël choisit pour évoquer la rumeur qui le concernait. Il confia à son hôte que « ce serait manquer d’honnêteté à son égard que d’accepter un portefeuille ». De Gaulle le rassura aussitôt : il ne songeait pas à lui pour un maroquin, mais pour être l’un des trois membres du Conseil constitutionnel que, s’il était élu président de la République, il aurait à nommer. L’ambassadeur réagit à la nouvelle en indiquant qu’il ne se déroberait pas devant une telle mission. Les deux hommes évoquèrent, ensuite, la présidence du futur Conseil constitutionnel. Ils ne firent que se demander si elle devrait échoir à Vincent Auriol, le plus âgé des deux anciens présidents de la République. De Gaulle fut de l’avis de l’ambassadeur : faire accéder à la tête de la nouvelle institution « ce vieux politicien, usagé, roublard, piètre autorité morale, enrichi, disait-on, aux affaires » eût mal auguré de son avenir.

71En présentant ainsi, dans La traversée du désert la confidence du Général sur les projets que celui-ci nourrissait à son égard, Noël a offert de cet entretien une version pour le moins tronquée. Certes, rien n’est faux dans ce qu’il a publié. Mais deux omissions gomment complètement le sens de la démarche qui était la sienne en ce 6 octobre 1958. D’abord, juste après avoir annoncé à de Gaulle qu’un portefeuille ministériel ne l’intéressait pas, l’ambassadeur s’apprêtait, de lui-même, à lui demander de le nommer au Conseil constitutionnel ! Ensuite, le Général étant allé, comme par miracle, au-devant de sa requête, le dispensant de la formuler, Noël n’hésita pas à manifester son souhait d’occuper la présidence de cette institution. Ce fut en répondant à cette sollicitation que de Gaulle, sans doute pour se donner le temps de la réflexion ou pour ne pas promettre ce qu’il n’était pas sûr de pouvoir tenir, évoqua les convenances qui, peut-être, l’obligeraient à choisir Auriol.

72Ces deux éléments masqués par Noël, pour d’évidentes raisons d’amour-propre, posent évidemment problème. Lui qui, depuis 1956, n’aspirait qu’à une retraite consacrée à ses travaux personnels et qui eût simplement été ponctuée, de temps à autre, par les moments privilégiés qu’eussent constitué ses tête-à-tête avec de Gaulle, sollicitait maintenant la présidence de la plus haute juridiction du pays. L’explication de ce brusque changement n’est pas facilitée par les sentiments mêlés et même contradictoires que lui inspirèrent, début 1959, l’imminence de sa nomination et sa nomination elle-même :

« Vendredi 30 janvier — Le bruit continue à courir que je vais faire partie du Conseil constitutionnel. Je ne le désire guère et je ne souhaite pas non plus ne pas être nommé !

[...]

Vendredi 20 février — […] J’éprouve de la fierté d’avoir été désigné par [de Gaulle] pour un des premiers postes de l’Etat. [...] J’en ressens une forte dose de mélancolie qui balance la satisfaction. […] J’aurais aimé achever ma vie, dans le silence, le recueillement, la retraite. »

73Faut-il ne voir dans ces impressions discordantes — qui, elles, furent publiées — que la manifestation d’une coquetterie pleine d’humilité ? Si elles masquent bel et bien l’ambition que Noël avait dévoilée au Général le 6 octobre précédent, elles paraissent, cependant, exprimer correctement le tiraillement qui fut réellement le sien au moment où il décida de tenter de relancer sa carrière. Quelles raisons le poussèrent à renoncer, finalement, à la liberté et l’indépendance que lui procurait la retraite ? On peut en imaginer plusieurs dont aucune n’est, d’ailleurs, exclusive des autres. Il est clair que Noël ne désirait pas devenir ministre. Pareille responsabilité eût été trop lourde et trop prenante. Convaincu, au lendemain du référendum, que c’était à cet avenir que de Gaulle le destinait, il préféra s’offrir pour une autre fonction moins fatigante et où ses compétences lui seraient plus utiles. Peut-être aussi, sa décision fut-elle, consciemment ou non, une réaction d’orgueil vis-à-vis de tous ceux qui, pendant la campagne pour le oui, l’avaient négligé parce que, politiquement, il ne représentait plus que lui-même. Nul doute, en tout cas, que son attachement à l’Etat et à son indispensable rénovation ait été déterminant. Pourquoi celui-ci ne joua-t-il que début octobre 1958 et pas avant ? Outre l’amertume accumulée pendant la préparation du référendum, il faut probablement invoquer, ici, les effets de sa participation au C.C.C. La crainte de voir un Conseil constitutionnel mal présidé tomber dans les mêmes travers stériles que cette instance le convainquit sûrement qu’il avait encore un rôle utile à jouer. Enfin, en présentant sa requête à de Gaulle, Noël voulut vraisemblablement régler ses comptes avec le passé. Demander à servir de nouveau, après une interruption de plus de 18 ans, pouvait viser à effacer l’injuste disgrâce dont il estimait avoir été la victime en 1944-45. Devenir président du Conseil constitutionnel c’était obtenir, aux yeux de tous, une réhabilitation publique, une « revanche éclatante des heures de Rethondes ». Cette dernière expression, effacée dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, figure bien à la page du carnet qu’il remplit le 20 février 1959, au soir de sa nomination. La plaie restait plus ouverte qu’il ne le laissait paraître. Alors qu’il était en proie à toutes ces réflexions, une rumeur, parfaitement fondée, courut selon laquelle René Cassin — l’homme qui lui avait été préféré en 1944 pour occuper la vice-présidence du Conseil d’Etat et qu’il tenait en piètre estime — allait être nommé à la tête de la nouvelle juridiction. Cela le décida peut-être à franchir le pas.

74Au lendemain de ce 6 octobre, Noël pouvait être raisonnablement optimiste : si de Gaulle accédait à l’Elysée, il serait membre du Conseil constitutionnel. Le ton du Général avait été suffisamment affirmatif pour qu’il n’imaginât pas, à ce moment-là, une quelconque manœuvre dilatoire. Fort de cette quasi-certitude, il se mit, en attendant, à suivre avec attention et même une certaine passion la préparation des élections législatives de la fin novembre. Il s’intéressa tant à l’élaboration des dernières dispositions de la loi électorale qu’à la campagne dans l’Yonne. L’ambassadeur, contrairement à nombre de ministres, dont des gaullistes, soutenait l’idée de De Gaulle d’avoir recours au scrutin d’arrondissement uninominal, plus apte qu’un scrutin de liste à empêcher « la formation d’un syndicat de sortants ». Les deux hommes, on l’a déjà mentionné, avaient pu apprécier la concordance de leurs vues lors de l’entretien du 6 octobre. Quelques jours plus tard, Noël apprit l’intention du Gouvernement d’obliger chaque candidat à désigner un suppléant pour le cas où il cesserait d’être député. Ce projet était, à ses yeux, inacceptable. Il tournait l’interdiction du cumul des mandats avec les fonctions ministérielles, interdiction à laquelle on sait qu’il tenait depuis longtemps. Le 13 octobre, il alla voir Olivier Guichard pour s’élever contre pareille mesure. Le baron lui promit de saisir Michel Debré. Noël ne dut se faire aucune illusion sur les résultats de cette démarche. Il n’ignorait probablement pas que le Garde des Sceaux considérait l’incompatibilité entre un mandat parlementaire et une fonction ministérielle comme « subsidiaire pour le bon fonctionnement du régime ». Par ailleurs, sans doute savait-il aussi que Debré lui attribuait la responsabilité du désintérêt que de Gaulle avait manifesté pour sa proposition de seulement limiter l’interdiction du cumul des mandats aux fonctions de président de conseil général et de maire d’une grande ville avec celles de député. Aussi Noël décida-t-il d’alerter de Gaulle en lui écrivant directement. Il le mit en garde contre les prévisibles réactions négatives de l’opinion : les Français ne comprendraient pas qu’on leur demandât de voter pour deux personnes lors d’un scrutin uninominal. Malgré cette intervention, le Journal Officiel du 14 octobre publia le texte du Gouvernement. Noël pensa que sa lettre avait dû arriver trop tard et ne voulut pas en faire grief au Général. Il n’en restait pas moins que, pour lui, c’était là « une erreur, la première commise par le Gouvernement ». Olivier Guichard eut beau lui expliquer qu’il s’agissait seulement d’éviter qu’après la formation d’un nouveau Gouvernement, celui-ci fût confronté à une série d’élections partielles, il n’en démordit pas.

75Déçu par cette disposition électorale, Noël participa néanmoins à la préparation du scrutin dans l’Yonne. Cet aspect de ses activités n’apparaît quasiment pas dans La traversée du désert. Pourtant, il fut l’un des ordonnateurs de la victoire des gaullistes dans le département. Son rôle, il est vrai, fut fait, avant tout, de discrétion. Autant il avait été boudé par les élus pendant la campagne du référendum, autant il fut très sollicité pour celle des législatives. Le raz-de-marée du 28 septembre et la nature très locale de ces élections, requérant l’appui de réseaux de proximité, l’expliquent. Dès le 17 octobre, il eut l’impression d’être « harcelé par les visiteurs et les coups de téléphone ». Des candidats éventuels, d’autres sûrs de se présenter, d’anciens compagnons, des associations et, bien entendu, le préfet cherchaient à le contacter, espérant conseils et renseignements.

76L’attention dont la classe politique icaunaise l’entourait trouvait sa source dans le rôle d’éminence grise du camp gaulliste qu’il s’était attribué. L’ambassadeur se plut, en effet, à tirer les ficelles de cette élection. Il obtint de Guichard une rectification du découpage de l’Yonne : le canton de St Julien-du-Sault, qui devait être, initialement, rattaché à la circonscription d’Auxerre, le fut à celle de Sens. Des considérations de géographie physique ne durent pas seulement entrer en compte dans cette intervention... Puis Noël, jouant de ses relations à Paris, imprima sa marque aux investitures de l’U.N.R. Il rencontra Olivier Guichard et Roger Frey, alors attaché au cabinet de Soustelle à l’Information et, surtout, secrétaire général de l’U.N.R. Leurs discussions scellèrent le sort des trois conscriptions de l’Yonne. Dans la première, celle d’Auxerre, il convenait d’apporter un « soutien total et effectif » — on appréciera l’adjonction du second adjectif au premier — à René Walter. Dans la deuxième, celle d’Avallon-Tonnerre, il était décidé de laisser le « champ libre » à l’indépendant Jean Chamant en ne lui opposant aucun candidat U.N.R. Dans la troisième, celle de Sens, l’accord se fit, malgré le peu d’enthousiasme de Noël, autour du nom de Gaston Perrot, son suppléant étant le commandant Vastra. Walter, Perrot, Vastra : l’Union pour la nouvelle République était bien, comme l’a appelée Jean Lacouture, un « surgeon poussé sur la branche R.P.F. ».

77Noël modula son soutien dans l’esprit du partage décidé à Paris. Il ne se mêla pas de la campagne de J. Chamant. Dans la circonscription de Sens, il se borna à soutenir G. Perrot auprès de ses seuls amis et parents de Joigny. En revanche, il ne ménagea pas ses efforts en faveur de R. Walter en multipliant les visites dans la circonscription d’Auxerre.

78Les choix entérinés à Paris et l’action de l’ambassadeur sur le terrain payèrent : au soir du second tour, le 30 novembre 1958, Walter, Perrot et Chamant furent tous trois élus. Noël eût pu être pleinement satisfait de ce résultat auquel il avait contribué. Mais, à l’échelle nationale, la débâcle de la gauche et l’imposante victoire des indépendants (132 élus au lieu de 95) et de l’U.N.R. (196 sièges), tout en le rassurant sur l’adhésion que le Général recueillait dans le pays, l’effrayèrent un peu. Une droite aussi majoritaire accepterait-elle les réformes sociales que de Gaulle souhaitait mettre en place ? N’excluant pas qu’elle se mît à vouloir « faire la politique de Poincaré et celle des ultras d’Alger », l’ambassadeur en était déjà à redouter que le Général ne fût acculé à une dissolution. Il était, d’ailleurs, convaincu que de Gaulle lui-même était inquiet de l’ampleur du succès de l’U.N.R., ce qui, en fait, paraît peu probable. Noël se garda, évidemment, de mentionner ces considérations dans le discours qu’il prononça, le 8 décembre, à l’occasion de la séance publique annuelle de l’Académie des Sciences morales et politiques. Il rendit, ce jour-là, un vibrant hommage à de Gaulle qui ne fut pas sans choquer une bonne partie de l’auditoire.

79La difficulté que Noël éprouva à goûter sereinement la victoire électorale du Général annonçait, en fait, une nouvelle phase de doute. A la fin de 1958, il se montra de plus en plus persuadé que le redressement de la France était très loin d’être acquis. Si l’élection de De Gaulle à la présidence de la République, le 21 décembre, lui fit chaud au cœur, il ne put, ainsi, s’empêcher de noter cette réflexion dans son carnet :

« Ainsi de Gaulle est “revenu”, mais n’est-il pas bien tard ? N’est-il pas trop tard ? Sans en rien laisser paraître je me le demande sans cesse. »

80En proie à ces interrogations, la nomination, partout annoncée, de Michel Debré au poste de premier ministre, ne l’apaisa guère. Elle ne lui paraissait une bonne nouvelle que dans la mesure où elle signifiait sans conteste, selon lui, que de Gaulle entendait continuer à diriger le Gouvernement. Sans cette certitude, la perception qu’il avait de Debré l’eût conduit à considérer sa désignation comme une catastrophe :

« Livré à lui-même, [Debré] serait dangereux, en dépit de ses grandes qualités — le dévouement, la fidélité, l’attachement au devoir, l’acharnement au travail —, par son impulsivité, son intransigeance, sa passion. »

81Le regain de pessimisme qui affecta l’ambassadeur à partir de la fin novembre 1958 était aussi lié au sentiment d’insécurité que lui procurait de plus en plus sa situation personnelle. Probablement dès la fin de la campagne des législatives, il commença à s’inquiéter de l’absence de tout signe venant confirmer sa future entrée au Conseil constitutionnel. Le prolongement de ce silence, peu à peu, le mina. Le Général, rencontré le 29 novembre, n’avait plus abordé le sujet. Personne dans l’entourage du pouvoir ne s’était fait l’écho de la désignation envisagée le 6 octobre. Ce mutisme, manifestement, parut suspect à Noël. Cette situation devint franchement inconfortable, lorsqu’à partir de début décembre, la presse, bénéficiant visiblement d’informations auxquelles il n’avait pas accès, se mit à citer son nom comme celui d’un des futurs membres du Conseil constitutionnel. Au lieu de le réconforter, cette publicité le mit mal à l’aise. Les journaux, loin de renoncer à leur information, l’affinèrent : à partir de janvier, Noël était donné comme le président possible, voire probable, de la future juridiction. Pourtant à cette date, l’ambassadeur paraissait avoir perdu pratiquement tout espoir d’y siéger. La façon dont il interpréta son élévation à la dignité de grand-officier de la Légion d’honneur en témoigne. Le 30 janvier, veille de la remise de sa plaque, tout en étant très sensible à l’honneur d’être la première personnalité décorée à l’Elysée par le président de Gaulle, Noël écrivait : « Demain ce seront comme les “obsèques nationales” de ma carrière ! Le couronnement sera inoubliable ». Huit jours plus tard, le 8 février, il précisait sa pensée :

« Je me disais, en sortant de l’Elysée, que si de Gaulle avait voulu donner tant de solennité à la remise de ma plaque, c’était peut-être en partie pour compenser une nomination à laquelle il avait peut-être renoncé. »

82Ce ne fut que plus tard, et sans doute seulement après sa nomination, que Noël comprit que cette cérémonie, comme les « indiscrétions » des journaux, participait d’une méthode pour sonder et préparer l’opinion. Le 20 février 1959, alors qu’il était en train de dîner à Toucy, un coup de téléphone de Geoffroy de Courcel lui annonçait que de Gaulle le nommait président du Conseil constitutionnel pour 6 ans. Dans son carnet, l’ambassadeur remercia Dieu de la nouvelle.

83Soulagé de n’être plus député, aigri par l’insuccès de Notre dernière chance, déprimé par la politique des différents gouvernements — en matière coloniale notamment — sceptique jusqu’au dernier instant, en dépit de sa persistante fidélité, devant les chances d’un retour du Général et, enfin, heureux du dénouement de la crise du 13 mai 1958, Léon Noël avait entamé sa retraite de façon pour le moins contrastée. Sa nomination au Conseil constitutionnel, le 20 février 1959, y mit un terme. Cette désignation, qu’il avait finalement recherchée et qu’il avait fébrilement attendue, le plaçait plus haut qu’il ne l’avait jamais été dans l’appareil de l’Etat. De Gaulle récompensait une vie passée à servir et des années de dévouement à sa personne. La reconnaissance du Général n’était évidemment pas dénuée d’arrière-pensées politiques : choisir Noël c’était aussi faire le pari que ce proche saurait se conformer, avec la souplesse nécessaire, à l’idée que lui se faisait de l’institution naissante...