1En entrant à la Chambre des députés, Léon Noël quittait l’habit de simple dirigeant de parti, ne tenant sa reconnaissance que de De Gaulle et de ses compagnons, pour revêtir celui d’homme politique public, fort de la légitimité du suffrage universel. La métamorphose commencée en 1947-48 était achevée, la réserve d’hier oubliée. L’ambassadeur était dorénavant au cœur de l’arène, porteur des idées d’un camp. Mais cette arrivée à l’Assemblée nationale, qu’il n’avait jamais envisagée avec beaucoup d’enthousiasme, avait lieu dans un contexte difficile. Le scrutin de 1951 marquait un incontestable reflux du Rassemblement, lourd de menaces pour son unité. Comment, dans ces conditions, Noël conçut-il son rôle de député ? Parvint-il à concilier la dimension locale de son mandat, sa fonction d’élu de la République, appelé à légiférer et à débattre, et son appartenance à un groupe parlementaire vite divisé ? La réponse à cette triple interrogation sera envisagée en trois tableaux successifs, couvrant chacun la totalité du temps de la législature. Elle permettra de mieux comprendre l’amertume laissée à l’ambassadeur par son passage sur les bancs de l’hémicycle. Peut-être celle-ci n’apparaîtra-t-elle plus alors seulement liée, contrairement à ce que Noël a souvent écrit, au seul dégoût que lui inspiraient les « combinaisons sordides et malfaisantes qui se pratiqu[aient] au Palais-Bourbon ».

2L’élection de Léon Noël faisait de lui l’un des quatre députés de l’Yonne. Les trois autres, tous modérés, s’appuyaient principalement sur leur position de notables locaux, bien ancrés dans le terroir. L’ambassadeur, en juin 1951, ne bénéficiait pas du même enracinement. Chercha-t-il à profiter du prestige et de la légitimité de sa nouvelle fonction pour corriger cette lacune ? Noël, le 8 décembre 1951, devant la section R.P.F. d’Auxerre, manifestait sa volonté de maintenir un contact fréquent avec l’électeur. Mais l’assistance à laquelle il s’adressait dit assez les limites de son projet. Celui-ci resta un vœu pieux. En fait, Noël, tout au long de son mandat ne s’investit pratiquement pas auprès de la population icaunaise, réservant la très grande majorité de ses interventions mensuelles, aux seuls adhérents du Rassemblement. Elles avaient pour cadre les conseils départementaux du R.P.F. qui se tenaient à Auxerre, à Sens, à Brienon, à Laroche-Migennes ou à Avallon. De plus, dans ces petites réunions militantes, Noël se livrait plus à des exposés ex abrupto qu’à un véritable dialogue propice à l’échange. L’ambassadeur y commentait surtout l’actualité politique du moment. Il justifiait l’attitude de son groupe face au vote de telle ou telle loi ou donnait le point de vue de la rue de Solférino sur la dernière crise gouvernementale. Ce faisant, Noël paraissait accorder peu d’importance à l’écoute de ses administrés.

3En choisissant de ne s’adresser qu’aux seuls compagnons de l’Yonne et non à l’ensemble de ses habitants, en ne prévoyant aucune structure d’accueil pour la population, comme la traditionnelle permanence, Noël maintenait volontairement une distance entre ses électeurs et lui. Tout au long de son mandat, il ne s’impliqua que rarement dans les dossiers locaux. Il intervint pour faire classer le vignoble de Chablis. Il éleva, avec succès, une série de protestations contre le projet de création d’un lac artificiel dans la basse vallée du Serein. Voilà les deux seules traces des actions que le député Noël entama pour l’Yonne. Même si leur caractère peut-être parcellaire exagère le peu d’intérêt que l’ambassadeur manifestait pour son département, elles confirment, cependant, qu’il n’assimilait pas sa mission de député à une fonction d’abord locale.

4Comment comprendre ce détachement pour sa circonscription ? Jean Chamant, qui était alors l’un de ses collègues icaunais à la Chambre, l’explique par son désintérêt pour les petits problèmes quotidiens des gens : « Manifestement, ça l’ennuyait ». En fait, intellectuellement habitué au traitement des grandes questions et physiquement affecté d’une imposante raideur, Noël n’était pas homme à nouer facilement des contacts rapides avec ses électeurs. Comme on l’a déjà vu lors de la campagne des législatives de 1951, tout geste d’un élu envers ses administrés était, à ses yeux, entaché du soupçon d’électoralisme et contribuait, à terme, à le placer dans une détestable situation de dépendance. Seule la défense de l’intérêt général le préoccupait. Il limita ses apparitions en public au strict minimum. Il ne prêta aucune oreille aux sollicitations répétées des différents groupes de pression locaux. Qu’elles émanassent de la Fédération des petites et moyennes entreprises qui « [faisait] trembler bien des parlementaires », de l’Union nationale de défense des commerçants et artisans — à qui il attribuait le « record de l’insolence » — ou des bouilleurs de cru, elles restaient sans effet sur lui. Flatter l’électorat par la prise en compte de ses multiples intérêts ne l’intéressait guère. Il resta ainsi, sciemment, à l’écart des débats trop icaunais.

5Soulignons, de plus, que le cadre départemental du système électoral de 1951 était trop vaste et impersonnel pour permettre le tissage de liens privilégiés avec les administrés. Vouloir s’imposer comme un notable à tout un département, fût-il rural, alors que l’on ne bénéficiait pas déjà d’un réseau de solidarités locales, était difficile. L’ambassadeur y renonça sans doute, également, pour cela. En revanche, et comme en négatif à cette hypothèse, Noël, devenu député, non seulement continua de s’impliquer dans la vie du R PF. icaunais, mais travailla à y étendre son emprise. Il n’est pas impossible de voir dans cette volonté de contrôler l’appareil local du R.P.F. une stratégie de remplacement. C’était là une façon de maintenir un contact indirect avec la population, d’entretenir un instrument sur lequel appuyer d’éventuelles futures échéances. L’énergie dépensée à consolider son autorité sur le Rassemblement icaunais peut donc bien être perçue comme une activité consubstantielle à celle de député.

6Dans la foulée de l’élection de Noël au Palais-Bourbon, le R.P.F. icaunais fut complètement réorganisé. Me. René Walter, n^o 2 malheureux de la liste gaulliste, abandonna les fonctions de délégué départemental qu’il occupait depuis le 24 novembre 1948. Pour le compagnon Guy Convert — on l’a déjà mentionné dans le chapitre précédent — Noël avait contraint le jeune et brillant avocat à s’effacer. Pour le remplacer, le conseil de direction du Rassemblement — dont l’ambassadeur était membre — nomma, le 2 août 1951, le commandant Vastra. Celui-ci, déjà conseiller général et « ne disposant que de peu de temps », accepta plus le titre que la fonction, exigeant d’être épaulé par des adjoints. Ainsi, dans l’Yonne, le 7 septembre 1951, furent désignés deux délégués départementaux adjoints : Gérard et Convert. Les deux hommes s’étaient révélés, deux éléments actifs lors de la campagne de Noël, le premier dans le Tonnerrois et le second dans le Senonais. Cette réorganisation permettait donc à Noël de remercier deux compagnons qu’il croyait sûrs. Elle paraît avoir été aussi une application du vieux principe de César : divide ut imperes. L’ambassadeur n’avait plus en face de lui un avocat croyant en son avenir politique mais un triumvirat plus facilement manipulable.

7Ce renforcement de fait de la position du député Noël face aux instances locales de son parti prit rapidement une dimension officielle. Le 11 juin 1952, Terrenoire avertissait Vastra qu’en raison d’« d’impérieuses nécessités financières » — liées, il ne l’ajoutait pas, au déclin du R.P.F. — le poste de délégué régional, qu’occupait Lespiat, était « provisoirement » supprimé. La conséquence de cette disparition de l’échelon régional fut, dans un premier temps, le rattachement du R.P.F.-Yonne au secrétariat général de la rue de Solférino. Puis, dans un deuxième temps, le 4 décembre 1952, Léon Noël se vit attribuer par de Gaulle la mission, en tant que membre du conseil de direction, « de faire appliquer les décisions [de cette instance] et d’animer et de contrôler l’activité du Rassemblement » dans les départements du Cher, de la Côte d’Or, de la Nièvre et de l’Yonne. Ainsi, un peu plus d’un an après son élection, Noël devenait, sans en porter le titre, une sorte de nouveau délégué régional, représentant le plus élevé de son parti dans toute la région.

8Clairement, la stratégie politique du député Noël, on le voit, passait par la maîtrise de l’appareil militant du R.P.F. local bien plus que par une séduction exercée sur l’ensemble de la population. Une autre initiative de la fin 1952 le confirme : Noël décida de lancer un périodique dont le titre — Le Rassemblement de l’Yonne — ne cherchait pas à masquer le caractère partisan. Le ton très militant et parfois agressif de ce tabloïde d’environ 4 pages témoignait qu’il n’avait nullement été conçu pour façonner à Noël une image consensuelle de notable à l’écoute de ses administrés, mais seulement pour être une voix délocalisée de la rue de Solférino à l’adresse des compagnons du département. Cette conception, comme aussi le reflux national du R.P.F., mena rapidement à l’échec. Noël ne signa que 4 ou 5 papiers — dont aucun ne concernait une question icaunaise — dans un Rassemblement de l’Yonne qui eut du mal à trouver son rythme mensuel et s’éteignit, en mars 1953, dès le cinquième numéro.

9Cet échec était-il emblématique de la stratégie pour laquelle le député Noël avait opté en renonçant à être un élu de terrain et en faisant seulement reposer son assise politique sur un R.P.F. local soumis à son influence ? Deux paramètres sont à envisager pour répondre à cette interrogation : le comportement du Rassemblement et de Noël aux différents rendez-vous électoraux icaunais qui suivirent juin 1951 et la façon dont les militants apprécièrent l’ascendant que le député avait pris sur leur appareil.

10La distance entretenue par Noël à l’égard de ses administrés se révéla-t-elle un handicap électoral pendant sa législature ? Si les échecs enregistrés par le R.P.F. icaunais pendant cette période s’expliquent surtout par le déclin national du parti, la position de repli sur la seule structure militante adoptée par l’ambassadeur n’était en rien pour les atténuer. Elle trouva ses limites dès les cantonales des 7 et 14 octobre 1951. Au lieu de tenter de s’emparer du canton de Toucy, d’essayer de faire naître une dynamique autour de sa très récente élection, Noël resta en marge de la compétition. Il a affirmé, dans l’un de ses livres, avoir essayé de négocier avec les indépendants pour obtenir que deux cantons fussent « réservés » aux gaullistes en vertu du « profit qu’ils venaient de tirer de l’apparentement ». Les amis de Jean Moreau, selon Noël, repoussèrent sa demande parce que, dès avant les législatives de juin 1951, ils avaient conclu un accord secret avec le R.G.R. Cette version est plausible. Elle n’est pas certaine. Mais ce qui, en tout cas, apparaît avec netteté c’est que Noël, déjà peu enclin à s’investir dans un mandat aussi mineur, redoutait surtout un échec, comme il n’hésita pas à le reconnaître, le 30 septembre 1951, dans une lettre qu’il écrivit au secrétaire général Louis Terrenoire.

11Peu soucieux de se rapprocher de ses électeurs par un mandat de proximité et craignant la défaite, Noël priva les candidats R.P.F. dans l’Yonne du surcroît de crédibilité que leur eût apporté sa propre candidature. Au lieu des deux cantons auxquels le Rassemblement pouvait prétendre — sur les 19 à pourvoir — un seul lui revint, au terme d’un premier et d’un second tour lors desquels les gaullistes totalisèrent, respectivement, 4,5 et 2 % des voix.

12Ce piètre résultat fut le premier d’une longue série : élections au Conseil de la République de mai 1952, municipales d’avril-mai 1953, cantonales de 1955... Chacune de ces échéances rendait le déclin du R.P.F. dans l’Yonne plus manifeste, réduisant le plus souvent ses candidats, lorsqu’il en présentait, au rôle de figurants. L’attitude à laquelle fut contraint Noël, le 18 mai 1952, l’illustre particulièrement. Alors qu’en novembre 1948, le R.P.F. avait créé la surprise, on s’en souvient, en rassemblant 25 % des suffrages des grands électeurs et en obligeant ainsi les indépendants à un second tour, Noël, cette fois, décida que son parti ne prendrait pas part au renouvellement du Conseil de la République. Deux considérations motivèrent sa décision. D’abord, l’arithmétique ne laissait plus entrevoir la possibilité d’un résultat honorable. Les comptages des renseignements généraux totalisaient 21 mandats R.P.F. sur 925 grands électeurs ! Ensuite, et peut-être surtout, Noël ne voulait pas prendre le risque de voir une liste R.P.F. favoriser indirectement l’élection de son cousin Pierre-Etienne Flandin. En effet, celui-ci avait décidé de passer outre à l’inéligibilité qui le frappait, comptant sur un tel raz-de-marée que le préfet n’oserait pas déclarer nuls les bulletins qui se seraient portés sur son nom. Outre le vieux différend qui séparait les deux hommes depuis Munich, Noël ne pouvait que reprocher à Flandin ses liens étroits avec Antoine Pinay et craindre que son entrée au Luxembourg fût un moyen de redémarrer une carrière politique nationale. Noël considéra donc qu’il valait mieux s’entendre avec Jean Moreau, celui-là même qui, quelques mois plus tôt, lui avait refusé un accord pour les cantonales ! Le député indépendant était lui aussi décidé à barrer la route à son ancien protecteur, estimant que son retour menacerait la situation qu’il s’était faite. Moreau, avec l’aval de Noël, encouragea donc les deux sortants indépendants, Ph. de Raincourt et A. Plait, à se représenter contre Flandin. La manœuvre réussit : les deux conseillers de la République, notamment grâce à l’absence de candidats R.P.F., furent élus dès le premier tour. Cet épisode, dans la perspective qui est la nôtre, illustre l’affaiblissement du Rassemblement icaunais, sous la conduite de L. Noël, sans évidemment qu’il soit permis de lui en imputer l’entière responsabilité, le reflux du vote gaulliste étant général. On peut, malgré cette dernière réserve, s’interroger sur la façon dont sa tactique fut perçue par les militants. Noël, pour empêcher l’élection d’un Flandin, implicitement soutenu par Pinay, était tombé d’accord avec un Moreau, secrétaire d’Etat au Budget du même Pinay. Cette subtilité échappa peut-être à certains compagnons.

13Le parti pris par le député Noël de ne pas s’investir sur le terrain et de préférer étendre son influence sur les adhérents départementaux de son mouvement, fut, on vient de le voir, chèrement payé électoralement. Comment fut-il ressenti par les militants ? Les relations du député avec ses compagnons icaunais semblent s’être progressivement détériorées pour en arriver, à la veille de l’été 1954, à une véritable situation de crise. Cette évolution doit aussi se lire à la lumière du déclin national du mouvement gaulliste. Les échecs électoraux répétés du R.P.F. ne pouvaient pas susciter l’enthousiasme de la base militante pour ses cadres. De plus, depuis que de Gaulle, par sa fameuse déclaration du 6 mai 1953, avait privé les élus du Rassemblement de leur étiquette R.P.F., la position des députés à l’égard des structures locales du parti était sérieusement compliquée. Noël, certes toujours membre du parti et chargé de s’occuper de la Bourgogne, n’était plus, cependant, député R.P.F. mais simplement membres de l’Union des républicains d’action sociale, l’U.R.A.S. Ce changement forcé d’appellation, aux allures de désaveu, ne pouvait qu’encourager à s’exprimer ou à agir des militants de terrain qui estimaient Noël responsable du piètre état de leur parti dans l’Yonne.

14Guy Convert, délégué départemental adjoint, supporta de plus en plus mal la prétention du député Noël à s’immiscer dans la vie départementale du parti. L’ambassadeur souhaitait, en effet, qu’aucune décision ou nomination ne fût prise sans qu’il eût été d’abord consulté. Dans le même esprit, il avait obtenu de recevoir copie de toute la correspondance que la rue de Solférino expédiait à la délégation icaunaise. Convert, qui, malgré son titre, exerçait de fait les responsabilités de délégué départemental — le commandant Vastra, nommé à ce poste, s’étant entièrement déchargé sur lui — finit, fin avril ou début mai 1954 par se heurter, assez violemment, à Noël. Ce fut le prélude à un affrontement sans merci entre les deux hommes, illustration moderne de la fable du pot de fer et du pot de terre. Le hiérarque parisien du R.P.F. parvint à briser le petit militant provincial en moins de trois mois, dénonçant au secrétaire général L. Terrenoire ce qu’il considérait comme l’incroyable prétention de Convert à agir seul.

15Convert répliqua en expliquant pourquoi, selon lui, le député cherchait à se servir de l’altercation qui les avait opposés pour l’éliminer. Ces prétendues véritables raisons vont sur deux points essentiels — l’orthodoxie gaulliste de Noël et sa détermination à ne pas se représenter — à l’encontre du souvenir que l’ambassadeur a voulu laisser de lui. En effet, d’après Convert, les attaques du député à son endroit n’étaient que des « prétextes destinés à provoquer l’épanchement d’une certaine amertume accumulée depuis la déclaration du 6 mai 1953 ». Noël eût donc été blessé de se voir rendre par de Gaulle une liberté qu’il ne lui avait nullement demandée et n’eût plus alors eu de cesse que de critiquer non seulement le R.P.F. — ou ce qui en restait — mais aussi de Gaulle lui-même :

« Pourquoi Léon Noël a-t-il perdu confiance dans le délégué départemental [adjoint] ? Est-ce parce que le délégué départemental a fait des réserves sur certaines critiques de Léon Noël visant 1) Le général de Gaulle (il ne sait pas ce qu’il veut !). 2) Le centre national (bon à rien). 3) Le journal Le Rassemblement (mal fait). 4) Plusieurs personnalités, parlementaires ou non, du Rassemblement, et bien connues, précisément pour leur orthodoxie. »

16Ainsi, selon Convert, Noël, en désaccord profond avec de Gaulle sur l’amputation du R.P.F. de ses élus et de ses groupes parlementaires, eût compris que le maintien du délégué départemental adjoint, indéfectiblement fidèle, lui, au Général était un obstacle sur la voie de sa réélection. Lui qui, au lendemain du scrutin de 1951, avait délibérément négligé de cultiver des relations privilégiées avec ses électeurs, jugeant suffisant son ascendant sur les militants, eût saisi que Convert en place, il ne pourrait pas compter sur le réseau gaulliste icaunais pour battre campagne à ses côtés. Le raisonnement est séduisant, presque convaincant. Il s’appuie cependant sur deux affirmations — une violente rancune à l’égard de De Gaulle et le souhait de se représenter — qui paraissent extrêmement contestables et procéder de l’exagération. On verra dans le troisième mouvement de ce chapitre, en étudiant l’attitude de l’ambassadeur face au déclin et aux divisions du R.P.F., qu’il fit partie des gaullistes les plus orthodoxes. Accusations mensongères de Convert alors ? Pas nécessairement ; il est possible qu’entre les positions politiques et de principe défendues par Noël à l’échelle nationale de son groupe parlementaire et sa conduite dans l’Yonne un décalage se soit produit. Sa circonscription a, en effet, peut-être été le lieu-exutoire d’une amertume probable — même si celle-ci n’atteignit sans doute pas le degré de ressentiment décrit par Convert. Les querelles de personnes, les incompatibilités d’humeur et la conviction de chacun d’être plus gaulliste que le voisin firent le reste, sur fond de déceptions électorales répétées.

17La querelle séparant Noël et Convert prit rapidement les allures d’un bruyant duel. Le délégué départemental adjoint comprit que son unique chance de ne pas être brisé était d’entourer l’affaire du maximum de publicité. Il envoya donc de nombreuses et longues lettres à Louis Terrenoire, expliquant avec force détails sa situation et contenant, parfois, quelques traits assassins :

« Je sers [la cause du gaullisme] avec intransigeance depuis 1940, puisque vous ne pouvez l’ignorer, j’ai été arrêté, une première fois, en plein cours, tandis que j’étais lycéen, le 13 novembre 1940 et traduit en Conseil de Guerre. je constate d’ailleurs que je n’ai jamais été attaqué autrement que par les adversaires du général de Gaulle, qu’ils se soient révélés tôt ou tard... »

18Ses efforts furent vains. Le conflit trouva sa résolution fin août 1954 : le commandant Vastra démissionna de sa charge de délégué départemental rendant ainsi caduque celle de délégué adjoint. Exit Convert. Un nouveau délégué départemental fut péniblement trouvé en la personne de Pierre Perrot qui, séjournant 5 jours par semaine à Paris, ne dut pas se montrer un responsable « local » trop encombrant pour Noël. Convert refusa, du moins au début, de le recevoir et de lui transmettre les archives en sa possession.

19L’épisode de la lutte impitoyable qui mit aux prises Noël et Convert méritait d’être évoqué, tant il est éclairant aussi bien sur les mœurs pouvant régner à l’intérieur d’un parti censé regrouper des hommes mus par le même idéal, que sur l’échec de la stratégie locale du député Noël. Par tempérament, par principe et parce que le cadre départemental du système électoral ne permettait pas l’établissement d’un dialogue privilégié avec un nombre limité d’électeurs, l’ambassadeur avait choisi d’asseoir son influence dans l’Yonne sur le seul R.P.F. icaunais. Quatre ans après son entrée au Palais-Bourbon, ce choix révélait ses limites. Le déclin national du Rassemblement et les possibles ambiguïtés de Noël après le choix opéré par de Gaulle le 6 mai 1953 avaient exacerbé les rivalités personnelles et mené à la douloureuse et violente réorganisation de la délégation départementale exposée plus haut. En août 1954, le député avait certes balayé ceux qui lui contestaient sa prétention à être le patron des gaullistes dans le département, mais à quel prix ? La démission de Vastra, troisième départ d’un délégué départemental depuis que Noël avait jeté son dévolu sur l’Yonne, et l’éviction de fait de Convert désorientèrent nécessairement les compagnons et durent laisser des traces. L’ambassadeur, si prompt à dénoncer la bassesse des pratiques politiciennes de la IV^e République, avait pourtant pratiquement réduit le versant local de sa fonction de député à l’exercice de manœuvres électorales et de jeux d’influence au sein de l’appareil départemental de son parti.

*

20Le faible investissement de Noël dans sa circonscription conduit à s’interroger sur le travail qu’il fournit à l’Assemblée. L’attention peu soutenue dont il fit preuve à l’égard de ses administrés eut-elle pour contrepartie une intense activité dans l’hémicycle de la représentation nationale ? L’examen successif de son rôle de législateur et de débatteur permettra de répondre à la question. Il occupera le deuxième mouvement de ce chapitre, avant, rappelons-le, que dans un troisième ne soit étudiée la place de Noël dans le très divisé groupe parlementaire R.P.F.

21Parisien beaucoup plus qu’icaunais, l’ambassadeur fut un député assidu, ne négligeant pas sa charge. Michel Habib-Deloncle, alors secrétaire administratif du groupe parlementaire R.P.F. de l’Assemblée, a gardé le souvenir d’un homme « très consciencieux et très présent, faisant avec sérieux son travail de député ».

22Assiduité semble, cependant, chez Noël, n’avoir pas signifié ardeur à la tâche. Le travail législatif qu’il fournit jusqu’en janvier 1956 peut, en effet, paraître bien dérisoire. En quatre ans et demi, il proposa une loi, une résolution et deux amendements ! Il convient cependant de nuancer et de ne pas se limiter à une approche quantitative en déterminant le poids politique ou la valeur symbolique de ces quatre textes.

23La seule proposition de loi à la rédaction de laquelle Noël participa fut le simple résultat d’une solidarité avec son groupe et non l’aboutissement d’un engagement personnel. Le 20 novembre 1951, l’ambassadeur cosignait avec huit autres députés R.P.F. un texte de loi tendant à alléger les droits de mutation en matière de succession en ligne directe et entre époux afin de préserver la petite et la moyenne propriété. La proposition fut renvoyée devant la commission des finances et n’aboutit pas. Cette première initiative législative ne témoignait pas d’une grande implication de Noël dans le projet.

24Il en va différemment du second texte que, bien plus tard, Noël déposa à l’Assemblée. Le 23 mars 1955, il signait une proposition de résolution tendant à décider la révision des articles 45 et 46 de la Constitution. Il convenait à ses yeux de lutter sans plus attendre contre l’instabilité ministérielle. Pour ce faire, il préconisait plusieurs moyens conjoints : confier, comme sous la III^e République, au président de la République le pouvoir de nommer le président du Conseil et, sur la proposition de ce dernier, les autres membres du Gouvernement ; faire cesser l’appartenance à l’assemblée dont il faisait partie, de tout parlementaire nommé membre, à un titre quelconque, du Gouvernement ; rendre inéligible aux deux assemblées tout membre du Gouvernement ; maintenir cette inéligibilité jusqu’à la fin de la législature en cours et durant toute la suivante pour les députés, et jusqu’au second renouvellement triennal du Conseil de la République pour ses membres. Cette batterie de mesures rejoignait une des préoccupations politiques majeures — et anciennes — de l’ambassadeur : la restauration de l’exécutif et, à travers elle, celle de l’Etat. Pour Noël, il était clair, en 1955, que se borner à n’envisager qu’une réforme électorale pour sortir la France de l’ornière dans laquelle, selon lui, la IV^e République l’avait fait tomber, était un leurre. Certes la suppression de la représentation proportionnelle — à laquelle il était hostile, rappelons-le, depuis son séjour à Prague — était indispensable, mais elle ne devait être qu’un des éléments d’une réorganisation de l’Etat, centrée sur une plus grande séparation entre les pouvoirs exécutif et législatif.

25Pourquoi Noël ressentit-il le besoin d’exprimer cette conviction au moyen d’une proposition de résolution ? Il n’ignorait pas qu’elle n’avait aucune chance d’être votée. Il faut sans doute, en premier lieu, évoquer le contexte. La chute du cabinet Mendès-France en février précédent et la crise qu’elle ouvrit avait donné une acuité particulière au problème de l’instabilité ministérielle et chacun y était allé de sa proposition. Noël, manifestement, avait voulu marquer avec netteté sa présence personnelle dans le débat. En second lieu, il n’est pas possible de ne pas voir dans cette initiative une manière de testament politique. En déposant ce texte à cinq jours de son soixante-septième anniversaire et, surtout, à un peu plus d’un an du terme normal de la législature, le député, vraisemblablement persuadé que sa carrière politique était terminée, quittait la scène en réaffirmant son orthodoxie gaulliste. Que Noël ait pris l’initiative, sous sa seule responsabilité, en dehors du cadre de l’U.R.A.S., de soumettre à l’Assemblée cette résolution sans d’abord en discuter avec de Gaulle — « par discrétion envers lui » — doit sans doute se lire comme l’expression de la proximité de l’ambassadeur et du Général et, surtout, comme une sorte de dernier présent ou d’ultime hommage offert ou rendu par le premier au second. D’ailleurs, à peine trois semaines après que Noël avait rendu publique sa proposition, le 14 avril 1955, il fut invité, avec Simone, à déjeuner à la Boisserie. Le geste, en lui-même, avait valeur d’approbation. De Gaulle, de fait, le lui confirma.

26Eloignés dans le temps, à chacune des deux extrémités de la législature, très différents par leurs significations, ces deux textes de 1951 et de 1955 constituent quasiment tout le travail rédactionnel que Noël fournit comme législateur. Pour être complet, il convient également de mentionner deux amendements qu’il rédigea. Le premier tendit, le 20 mars 1953, à insérer un article additionnel à la nouvelle loi réorganisant le régime de la propagande des élections municipales. Il ne fut pas retenu. Le 23 décembre 1954, il en proposa un second, à l’occasion de la discussion des projets de loi portant ratification des accords de Paris. Son contenu et le contexte dans lequel, finalement, son auteur le retira, seront étudiés plus loin, quand seront évoqués, d’une part, le combat de Noël pour un accroissement du contrôle parlementaire sur la politique étrangère du Gouvernement et, d’autre part, sa lutte anti-C.E.D.

27Le bilan de l’activité législatrice de Léon Noël, on le voit, n’infirme pas l’impression d’un élu assez peu impliqué par sa fonction que l’étude de son comportement dans l’Yonne a laissée. Reste qu’un député n’est pas seulement le défenseur des intérêts de sa circonscription et le promoteur des lois, il est aussi celui qui, au sein de la représentation nationale, entretient et nourrit le débat politique. Noël s’acquitta-t-il davantage de ce versant de sa tâche ? Les chiffres paraissent, cette fois, mieux plaider sa cause : il intervint — ou voulut intervenir — en séance une bonne dizaine de fois. Surtout, la constante teneur de ses prises de parole permet de mieux comprendre la discrétion dont il fit preuve en tant qu’élu local ou que législateur. A une exception près — encore celle-ci n’est-elle pas significative — Noël ne s’exprima que sur la politique extérieure de la France. Le député Noël restait l’ambassadeur Noël. Lui qui, tout au long des années trente et encore sous Vichy, avait toujours déploré que chacun donnât son avis sur tout et que la voix des spécialistes fût noyée dans le concert des approximations douteuses, estimait n’avoir à parler que de ce qu’il connaissait. Cette conception étroite du métier de député — qui revenait à ne traiter que des affaires qui l’intéressaient — valut à celui qui était toujours président de la commission des Affaires Etrangères du R.P.F. de devenir à l’Assemblée l’un des principaux ténors gaullistes sur le sujet.

28Un mois, jour pour jour, après son élection, le 17 juillet 1951, Noël avait été choisi par son groupe pour siéger à la très réputée commission des Affaires Etrangères, confiance qui lui fut maintenue à chacun des renouvellements de la législature. Cette commission, sur ses 44 membres, comptait, outre 7 autres R.P.F., plusieurs anciens présidents du Conseil, comme R. Mayer, Ed. Daladier, F. Gouin, E. Faure, des personnalités à la stature nationale, telles Marcel Cachin ou Pierre Cot, et, pour Noël, quelques vieilles connaissances comme J. Fonlupt Esperaber, Y. Delbos et J. Bardoux, remontant respectivement, on s’en souvient, à l’Alsace, au Front populaire et à la guerre. Le lendemain de cette désignation, eut lieu, l’élection du bureau de la commission. Noël fut présenté par les siens pour briguer la présidence, mais ce fut l’U.D.S.R. Edouard Bonnefous qui fut élu 20 voix contre 11 à Noël. Appliquant leur politique de quarantaine à l’égard du Rassemblement, les membres de la commission ne désignèrent aucun gaulliste pour occuper les deux vice-présidences et diriger le secrétariat.

29Dans cette atmosphère de confrontation et d’hostilité, Noël, le temps qu’il resta député, fit porter ses interventions sur deux grands sujets qu’il jugeait interdépendants et qu’il mêlait donc : le contrôle parlementaire de la politique extérieure du Gouvernement et la construction européenne. Par souci de clarté, ils seront, ici, envisagés successivement.

30Dès le départ, Noël estima que la représentation nationale, et en son sein, les députés R.P.F., n’était pas suffisamment ni correctement associée à la diplomatie menée au nom de la France. Le mercredi 14 novembre 1951, son premier geste politique fut de déposer une demande d’interpellation sur les méthodes du Gouvernement en politique extérieure. Celle-ci n’ayant pas été retenue, l’ambassadeur, trois semaines plus tard, le 6 décembre 1951, profita d’avoir à défendre à la tribune la position du R.P.F. sur la C.E.C.A., pour pratiquer une longue digression sur l’insuffisance du contrôle parlementaire en matière diplomatique. Noël, très applaudi et soutenu sur l’extrême droite de l’hémicycle — où avaient été symboliquement cantonnés les gaullistes — ignorant le règlement, transformait ainsi ce qui devait être une participation à la discussion d’un projet de loi en une interpellation du Gouvernement. René Pleven, président du Conseil, sur le banc du Gouvernement, s’en émut. Cela n’empêcha pas Noël de dénoncer le refus de son cabinet d’organiser à l’Assemblée un débat sur l’ensemble de la politique internationale, refus d’autant plus préjudiciable que la commission des Affaires Etrangères en était réduite, selon lui, à faire de la figuration.

31Ce vibrant plaidoyer en faveur d’un contrôle parlementaire renforcé n’était pas seulement inattendu parce qu’il ne figurait pas à l’ordre du jour, mais parce qu’il émanait d’un gaulliste ! Le renforcement de l’exécutif au détriment d’un législatif aux pouvoirs jugés trop étendus n’était-il pas un des thèmes centraux de De Gaulle ? La politique étrangère, dont on sait pourtant la place considérable qu’elle tenait dans l’idéologie du Général, souffrait-elle une exception ? La réponse à cette dernière interrogation est, évidemment, négative. Cette entorse au dogme, faite par Noël et ses collègues R.P.F., était un accommodement tactique. Pour contrer la construction européenne, les élus gaullistes préférèrent risquer d’apparaître en contradiction avec leur credo institutionnel plutôt que de se battre exclusivement sur le terrain des idées anti-européennes. Créer un débat autour du contrôle parlementaire leur permettait d’insinuer dans l’opinion que les ministres des Affaires Etrangères et les présidents du Conseil successifs engageaient le pays dans une voie dangereuse sans avoir de légitimité réelle pour le faire, puisque considérant le Parlement comme une simple chambre d’enregistrement. Le décalage entre l’exigence du R.P.F. d’une plus grande prise en compte du législatif et l’objectif final fixé par de Gaulle fait bien apparaître, cependant, la difficulté et l’ambiguïté, dès le début de la législature, d’être à la fois député et gaulliste, de vouloir la fin du régime et d’en être un de ses élus. Comment s’opposer sinon en essayant d’utiliser à son avantage les règles du jeu parlementaire telles que la IV^e République les avait posées ?

32Il convient de souligner que chez Noël, la revendication d’un contrôle parlementaire accru ne prit pas seulement la forme d’une contradiction politique mais aussi celle d’une contorsion plus personnelle. En 1948, l’ambassadeur avait, en effet, dans ses Conseils à un jeune Français entrant dans la diplomatie, évoqué avec nostalgie le temps de la diplomatie secrète, fait l’éloge de la discrétion et explicitement mis en cause le rôle des assemblées, mises sur un même pied que la presse ! Paris vaut bien une messe. Alors que René Pleven avait réagi à la charge de Noël en dénonçant l’irrégularité de sa forme, Robert Schuman, ministre des Affaires Etrangères, préféra se jouer de cette évolution circonstancielle :

« J’ai le devoir [...] de défendre la tradition républicaine et les droits de l’exécutif. Ce n’est pas moi qui demande un exécutif fort. (Applaudissements et rires au centre et à gauche. — Interruptions à l’extrême droite). Je demande et je pratique 1a séparation et la distinction des responsabilités entre l’exécutif et le législatif. [...] Cependant, jamais je ne pourrai accepter qu’une négociation soit dirigée par une Assemblée. Là encore je m’en rapporte à vous. (Applaudissements au centre et à gauche) ».

33Ce rappel n’entama pas l’ardeur de Noël à réclamer que la représentation nationale fût davantage associée à la politique étrangère de la France. René Pleven tombant début janvier 1952, Edgar Faure ne se maintenant qu’à peine plus d’un mois, ce fut sous le plus durable cabinet Pinay, formé le 8 mars 1952, que Noël continua avec constance à essayer de forcer le Gouvernement à tenir compte des députés dans ses initiatives diplomatiques. Début décembre 1952, peu avant la chute du maire de Saint-Chamond, le 22 du même mois, il ne pouvait cependant que déplorer, dans Le Rassemblement de l’Yonne, l’inutilité de ses efforts.

34L’engagement de L. Noël en faveur d’un contrôle parlementaire accru dans le domaine de la politique étrangère ne se limita pas seulement à des attaques portées au Gouvernement du haut de la tribune ou à la rédaction d’articles dénonciateurs. Le 23 décembre 1954, en plein débat sur la C.E.D., le député franchit un nouveau pas en déposant, cette fois, un amendement ainsi conçu :

« Pour suivre l’application des Accords visés par la présente loi [celle portant ratification des accords de Paris], il sera constitué à l’Assemblée nationale et au Conseil de la République une sous-commission dont la composition sera la suivante dans chacune des deux assemblées :

• Trois membres désignés par la commission de la défense nationale ;
• Trois membres désignés par la commission des Affaires Etrangères ;
• Trois membres désignés par la commission des finances.

Le Gouvernement ne pourra, en temps de paix, donner son approbation à un accroissement quelconque du niveau des forces visées aux articles 1^er et 2 du protocole n^o II signé le 23 octobre 1954, sans avoir obtenu, au préalable, l’assentiment de ces deux sous-commissions. »

35L’emploi du mot « assentiment » — et non du mot « avis » comme ce fut le cas dans la seconde mouture de cet amendement proposée cinq jours plus tard — témoignait bien de l’intention première de Noël et de ce qui restait de députés U.R.A.S. de pourvoir le législatif d’un véritable droit de veto sur une éventuelle augmentation des forces allemandes voulue ou acceptée par le Gouvernement français. C’était vouloir déposséder les commissions régulièrement formées et mandatées — principalement celle des Affaires Etrangères — et, surtout, c’était s’acheminer vers ce qui ressemblait fort à un gouvernement d’assemblée. L’article additionnel proposé par Noël, modifié, puis retiré, comme on le verra, n’aboutit pas. Il eût créé un précédent et modifié profondément le partage des pouvoirs entre le Gouvernement et l’Assemblée. Un renforcement très net du contrôle parlementaire sur l’action de l’exécutif, soutenu par les gaullistes, fut donc évité à la IV^e République !

36S’il n’hésita pas à présenter le problème de la place réservée à la représentation nationale dans la définition de la politique extérieure comme une question de principe, menaçant le régime parlementaire et la démocratie, la motivation réelle du député Noël était, bien sûr, la défense de l’indépendance nationale contre les progrès de la construction européenne. L’ambassadeur, pour lutter contre celle-ci, ne se plaça pas sur le seul terrain de l’équilibre des pouvoirs, il fut aussi, au R.P.F., l’un des plus actifs dénonciateurs des projets de Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et, surtout, de Communauté Européenne de Défense. Pour démontrer le caractère dangereux de ces deux institutions, l’ambassadeur utilisa tous les moyens à sa disposition : la tribune de l’Assemblée nationale, les colonnes des journaux et les réunions publiques.

37Le 6 décembre 1951, lors de son premier grand discours, Noël, on l’a vu, avait surpris, en réclamant longuement une discussion sur l’ensemble de la politique internationale du Gouvernement alors que le projet de loi examiné en séance portait sur la ratification du traité instituant la C.E.C.A. Cette digression, qu’il s’était peut-être autorisée parce que, dans la même journée, J. Soustelle s’était déjà exprimé sur le fond, ne l’empêcha pas de finir par aborder le sujet. Reprochant le secret qui avait entouré la négociation du traité, pointant les divisions de la « majorité théorique » qui soutenait le projet, il s’en prit plus qu’à la philosophie même de la C.E.C.A., à ses modalités concrètes. Pour Noël, fidèle interprète de la pensée R.P.F., le champ d’application du traité n’était pas assez large. Il eût dû s’étendre à l’Angleterre et englober aussi les produits agricoles, ceux de l’Afrique du Nord et de l’Union française, certaines matières premières comme la bauxite, les phosphates et la potasse. Seul cet élargissement eût permis à la France de ne pas se trouver en position d’infériorité manifeste par rapport à l’Allemagne, dont la richesse en charbon et en acier était bien supérieures à la sienne. La « technocratie irresponsable » que le traité engendrerait fatalement fut également la cible de Noël qui conclut son intervention en expliquant que l’on s’y prenait à l’envers. Bien sûr il fallait l’Europe, mais il convenait, d’abord, de l’organiser politiquement, sur une base démocratique et avec un contrôle parlementaire, et ensuite ou en même temps si cela était possible, d’établir une communauté économique qui serait contrôlée par l’autorité politique européenne.

38Ces critiques se fondaient parfaitement dans le discours anti C.E.C.A. du R.P.F. Elles n’étaient marquées d’aucune empreinte proprement personnelle. Noël avait calqué ses propos sur ceux de son secrétaire général. Jacques Soustelle. Il s’était gardé de trouver scandaleuse en elle-même l’inclusion de l’Allemagne dans le traité. L’ambassadeur, qui ne pouvait ignorer que le plan Schuman était plutôt bien perçu par l’opinion, était parvenu à contenir son vieil anti-germanisme. Il n’observerait plus la même réserve pour combattre la Communauté Européenne de Défense... Une semaine après son intervention, le vote sur la C.E.C.A. intervenait. Le 13 décembre 1951, la ratification du traité l’emportait par 337 voix contre 233. Mais, pour Noël, ce n’était là que l’expression des « tares du régime » et non celle de la volonté vraie des députés. En effet, il resta convaincu que si le Gouvernement n’avait pas posé la question de confiance, ce qui rendait le scrutin public, une majorité de députés, à la faveur d’un scrutin secret, eût rejeté la C.E.C.A. Il dut trouver dans cette intime conviction motif à espérer au moment de prendre position, comme député, sur la C.E.D.

39Noël prit une part importante dans le débat sur la Communauté Européenne de Défense qui, surtout de 1952 à 1954, secoua la IV^e République. Dès le 12 septembre 1951 de Gaulle avait condamné le projet d’une « armée dite “européenne” » qui faisait entrer la France, plus encore que la C.E.C.A, dans une Europe intégrée et permettait à l’Allemagne de se réarmer. Quelques mois après la ratification des accords sur le charbon et l’acier, le Général, le 4 juin 1952, chargeait Noël, ainsi qu’une trentaine de figures du R.P.F., d’animer une campagne anti-C.E.D. La zone de turbulences dans laquelle était entré le R.P.F. depuis le vote par certains des siens de l’investiture, en mars 1952, d’A. Pinay, ne permit pas à cette campagne d’être entourée de tout l’éclat souhaité par de Gaulle. Les attentions étaient fixées ailleurs, sur le conseil national élargi de Saint-Maur des 4-5-6 juillet, auquel il sera largement fait allusion dans le troisième mouvement de ce chapitre. Tentant de se remettre de la scission qui résulta de cette rencontre, les députés R.P.F. restants se jetèrent dans la bataille contre la C.E.D. avec d’autant plus d’énergie que le sujet était beaucoup plus porteur que la C.E.C.A. auprès de l’opinion et que, aspect important, il permettait des rapprochements entre dissidents et fidèles. L’action anti-cédiste de Noël illustre ce regain de vitalité d’un Rassemblement politiquement usé.

40A l’Assemblée nationale, le député Noël fut, avec Gaston Palewski, Raymond Triboulet, Jacques Soustelle et Pierre Billotte, un des intervenants les plus réguliers du R.P.F. contre le projet d’armée européenne. Le 7 octobre 1952, il déposait une demande d’interpellation sur le traité relatif à la C.E.D. Le 3 mars 1953, il exigeait de René Mayer qu’il confirmât les engagements qu’il avait pris le 8 janvier précédent et qui lui avaient valu de bénéficier, ce jour là, des 81 voix du groupe U.R.A.S. pour son investiture. Le président du Conseil avait alors promis, d’abord, qu’il laisserait tout le temps nécessaire aux commissions et à l’Assemblée elle-même pour étudier les accords et leurs annexes avant de laisser les députés voter selon leur conscience, c’est-à-dire sans poser la question de confiance. Il s’était ensuite engagé à négocier avec les autres puissances concernées des protocoles additionnels destinés à « aménager, à compléter, à préciser ou à éclaircir » certaines clauses du traité. Si Noël se rappelait ainsi au bon souvenir de R. Mayer, c’était que celui-ci, avec ses cinq collègues européens, avait signé, quelques jours auparavant, à l’issue de la conférence de Rome, un communiqué commun proclamant la nécessité de parvenir « sans plus de délai » à une armée européenne et affirmant que les six gouvernements « entendaient soutenir le projet de traité devant les parlements en en soulignant l’extrême urgence ». Trois jours plus tard, le 6 mars 1953, le député Noël remontait à la tribune pour répondre à la déclaration que G. Bidault, ministre des Affaires Etrangères, avait faite à propos de ladite conférence de Rome. Ce fut là son deuxième grand discours de la législature. Alors que la communication de Bidault avait été exclusivement centrée sur la question européenne, Noël, décidément coutumier du fait, embrassa, lui, différents aspects de la politique internationale du moment, façon de dénoncer l’absence dans l’hémicycle de tout débat de politique étrangère depuis plus d’un an. Après avoir évoqué la situation indochinoise et la démilitarisation de Formose, Noël en vint à la C.E.D. Il aborda peu le fond du dossier et concentra ses critiques sur l’absence de transparence des négociations. Le 12 mai 1953, il déposait une demande d’interpellation sur « la politique européenne du Gouvernement ». La démarche n’aboutit pas. Devant l’absence de réaction du Gouvernement à ces diverses interventions, les députés gaullistes privèrent René Mayer de leur soutien. Son cabinet tombait le 21 mai 1953.

41Noël, le 15 octobre suivant, alors que Joseph Laniel occupait Matignon, déposa une nouvelle demande d’interpellation concernant toujours la C.E.D. Celle-ci, cette fois, fut retenue par la conférence des présidents. Noël remonta donc à la tribune le 17 novembre 1953. Cette intervention — la dernière avant le débat décisif de décembre 1954 — lui permit de se faire l’interprète de la violente hostilité du Rassemblement à l’armée européenne. Les gaullistes dorénavant, annonça-t-il, s’opposaient à l’idée des protocoles additionnels puisque tout indiquait qu’ils ne feraient que compléter le traité au lieu, comme ils l’avaient espéré, de l’amender ou de l’aménager. De plus, toujours sur un terrain législatif et formel, Noël dévoila la tactique à venir de son mouvement : il expliqua que lui et les siens prouveraient « le moment venu » que seule la procédure constitutionnelle, requérant une majorité des deux tiers, était juridiquement fondée pour la ratification.

42Sur un plan personnel, cette intervention venait conclure une année 1953 marquée par un engagement politique sans précédent. En 1953, Noël n’avait négligé aucun échelon du débat pour s’opposer à la C.E.D. Il s’était exprimé à maintes reprises devant les congrès départementaux du R.P.F. de l’Yonne pour y vilipender le « monstrueux » projet. Il avait surtout nourri de ses arguments les deux organes de presse de son mouvement, Le Rassemblement et le plus confidentiel LD. Service hebdomadaire d’information et de documentation, en y signant, de février à avril 1953, pas moins de 6 articles.

43A chaque fois, que ce fût du haut de la tribune ou dans les colonnes des journaux, l’ambassadeur expliquait le prétendu danger. Le traité eût officialisé la rupture avec la Grande-Bretagne, attachée, elle, à sa souveraineté et au Commonwealth. Il eût signifié une coupure avec l’Union française qui eût dû se doter de forces armées propres. Il eût été, surtout, la fin de l’armée nationale, vecteur principal du patriotisme. Il eût remis le destin de la France aux mains d’une technocratie irresponsable, anonyme et étrangère. La C.E.D. était le pas de trop vers l’intégration, celui qui eût coûté au pays son existence même.

44Il ne convient pas dans cette biographie d’analyser plus en profondeur ces arguments qui, autant que ceux de Noël, étaient ceux du R.P.F. Il est, en revanche, nécessaire de souligner leur coloration très antiallemande. Le souvenir des années 1940-44 était, chez l’ambassadeur comme chez beaucoup de Français, encore frais. Noël, de surcroît, était, rappelons-le, l’un des aînés du R.P.F. Il avait donc des relations franco-allemandes une expérience beaucoup plus longue que celle de la majeure partie de ses compagnons. Il était toujours habité par les narrations de la guerre de 1870 de son enfance, par le traumatisme de 1914-1918 et par ses séjours en Rhénanie, Tchécoslovaquie et Pologne. Alors que pour les partisans de l’Europe, l’heure était à l’acte de foi envers l’Allemagne, pour Noël l’heure était encore à la mémoire. A ses yeux, les Allemands d’aujourd’hui étaient les mêmes que ceux d’hier. La C.E.D., qu’il réduisait pratiquement au seul réarmement allemand, ne pouvait donc conduire qu’à la renaissance, outre-Rhin, d’une puissance hégémonique, à une résurrection, du Saint-Empire romain germanique.

45Le lien entre la germanophobie de Noël et son nationalisme était patent. L’ambassadeur posait toujours le problème des relations franco-allemandes en termes de rivalité. Renforcer l’Allemagne, c’était nécessairement affaiblir la France. Mais là où d’autres se contentaient d’agiter la menace vague d’une reprise de l’impérialisme germanique, Noël n’hésitait pas, lui, à annoncer qu’elle en serait la conséquence et même la conséquence rapide : la guerre ! La Communauté Européenne de Défense acceptée, celle-ci éclaterait inévitablement, parce que les Allemands disposeraient alors de forces considérables. Il envisageait deux configurations possibles pour un conflit.

46Le premier scénario imaginé s’appuyait sur une de ses vieilles idées. Il l’avait déjà présentée au conseil national du R.P.F., le 1^er octobre 1948, en tant que président de la commission des Affaires Etrangères. Selon lui, le « danger germanique toujours virtuel » pouvait se manifester en liaison avec la menace « russo-bolchévique ». Pour lui, Allemands et Russes n’avaient pas attendu Hitler et Staline pour s’entendre. La collaboration germano-russe était une tradition bismarckienne qui avait toujours compté dans l’armée et dans la diplomatie allemande de chauds partisans, quels que fussent les régimes. En 1953, Noël pensait donc que la C.E.D. pouvait être l’instrument d’un nouveau pacte germano-soviétique tourné contre l’Europe occidentale.

47Le second scénario redouté par le député reposait sur la perception qu’il avait de l’insatisfaction allemande quant à ses frontières. Une Allemagne réarmée n’hésiterait plus à exiger non seulement le recouvrement de la zone orientale d’occupation, mais aussi, au-delà de la ligne Oder-Neisse, celui des territoires actuellement polonais et soviétiques. L’armée européenne permettrait donc aux Allemands d’entraîner la France et les autres pays d’Occident dans une guerre contre l’U.R.S.S. pour récupérer ses frontières orientales de 1939. Noël allait même jusqu’à penser que pareille opération aurait l’aval des Etats Unis, voire qu’elle avait déjà fait l’objet de « quelque engagement secret » entre les signataires du traité !

48Comment considérer ce discours anti-allemand ? Il s’inscrit évidemment dans un courant plus général, commun aux gaullistes, pour ne pas parler des communistes. Soustelle, Palewski, Debré n’eurent pas non plus de mots assez durs pour dénoncer les prétendues ambitions impérialistes de l’Allemagne. Eux-aussi évoquèrent le retour du Saint Empire. Leurs propos, cependant, atteignirent rarement le mélange de violence et de précision rencontré chez Noël. Celui qui écrivait que la C.E.D. serait « le triomphe posthume d’Hitler sur ceux qui, au prix de tant de sacrifices, avaient fini par détruire son empire en 1945 », fut le seul, notamment, à envisager aussi explicitement, avec autant de considérations stratégiques, la perspective d’une guerre imminente. Chez Noël, les mises en garde contre le péril allemand n’étaient pas de simples effets démagogiques destinés à animer la plus austère rhétorique anti-intégrationniste, mais l’expression d’une angoisse aussi sincère qu’ancienne.

491954 vit la récompense de ses efforts. Le 14 juin, en commission des Affaires Etrangères, Noël joignit sa voix à la majorité qui adoptait le rapport Moch préconisant de rejeter la C.E.D. C’était là la première et sérieuse victoire nationale. Trois jours plus tard, le 17 — nous y reviendrons — l’ambassadeur votait, comme la plus grande partie des députés républicains sociaux, l’investiture de Pierre Mendès-France. L’appel direct de Coty, sans ententes préalables avec les candidats des groupes parlementaires, le renvoi de Bidault et du M.R.P. dans l’opposition, et l’engagement de Mendès de régler rapidement le dossier de la C.E.D. avaient convaincu Noël. Alors que le débat sur l’armée européenne connaissait une nouvelle vigueur grâce à la détermination du nouveau président du Conseil et ministre des Affaires Etrangères, l’ambassadeur y était plus que jamais présent. Ainsi, lorsqu’en juillet 1954, plusieurs personnalités au grand rayonnement moral ou intellectuel, telles que Claudel, Duhamel ou Mgr. Saliège, signèrent une pétition en faveur d’une Europe supranationale, il apporta aussitôt sa signature à Michel Debré, auteur d’un contre-appel.

50Après que, du 19 au 23 août 1954, à Bruxelles, les cinq autres pays avaient refusé les nouveaux protocoles proposés par Mendès pour rendre le traité de Paris acceptable aux yeux de la représentation nationale, le président du Conseil, en refusant d’engager la responsabilité du Gouvernement sur un texte qui n’était pas le sien, scellait définitivement le destin de la C.E.D. Le 30 août 1954, comme on le sait, l’Assemblée, par une majorité de 55 voix, adoptait une question préalable qui enterrait sans débat le projet d’une armée européenne. L’heure était au soulagement et au contentement pour Noël.

51Le combat anti-allemand du député Noël ne cessa cependant pas immédiatement. Les accords de Paris, signés dans la capitale le 23 octobre 1954 pour pallier le vide laissé par l’abandon de la C.E.D., prévoyaient, entre autres, que la R.F.A. disposerait d’une Bundeswehr intégrée à l’O.T.A.N. et qu’elle serait incluse dans l’Union de l’Europe Occidentale. Cette double perspective entraînait, évidemment, les plus grandes réserves de la part des républicains sociaux. Mais, en l’absence de position très claire de De Gaulle, le groupe gaulliste était très divisé sur la tactique à adopter. Une tendance dure, emmenée par G. Palewski et M. Jacquet, était contre la ratification des accords. Une autre, conciliatrice, représentée par M. Bayrou et G. Bourgeois, désireuse d’éviter une crise de l’O.T.A.N. et de donner raison a posteriori au M.R.P. qui avait toujours soutenu qu’il n’existait pas de solution de rechange à la C.E.D., se montrait favorable à une opposition constructive. Elle était prête à voter la ratification si elle parvenait à obtenir des modifications. Noël, principal orateur gaulliste lors de la discussion qui eut lieu à la Chambre du 21 au 30 décembre 1954, apporta son soutien à cette dernière. Il semble, d’après le journal Le Monde, qu’il ne s’embarrassa pas, pour le faire, de trop de scrupules. L’ambassadeur, pour que l’U.R.A.S. se prononçât en faveur du principe d’une approbation à un texte modifié, n’eût pas hésité à faire voter « pour » Ph. Barrés, absent et notoirement « contre », et à faire porter absent P. Lebon alors que celui-ci lui eût demandé de voter « contre ». Cette manœuvre n’eût pas eu pour but de masquer les profondes divergences qui séparaient les républicains sociaux — qui, de toute façon, gardaient leur liberté de vote — mais de permettre à ceux d’entre eux qui voulaient peser sur la rédaction définitive des accords de pouvoir mieux s’exprimer à la tribune.

52De fait, côté U.R.A.S., ce fut Noël qui présenta le plus longuement son point de vue. Il prononça ce qui fut son dernier grand discours le 21 décembre 1954. Dès le départ, il prit bien soin d’épargner Mendès-France qui avait reçu un « héritage […] lourdement obéré » et qui, s’il recherchait l’approbation desdits accords, ne « [songeait] certainement pas à s’en exagérer les vertus ». Dans le même esprit d’ouverture, il ne manqua pas de souligner qu’il existait bien, « malgré quelques reculs de détail, une supériorité évidente et multiple [du texte examiné] sur la défunte C.E.D. ». Mais les accords de Paris n’en représentaient pas moins, à ses yeux, une lourde menace : ils autorisaient un réarmement allemand. Celui-ci serait le prélude à un « enchaînement fatal » de dépassements d’effectifs et le prétexte à une relance de la course aux armements entre les deux blocs. Les conditions d’un nouveau « développement des mauvais instincts de l’Allemagne » seraient ainsi réunis. Pour éviter cette dérive, Noël proposait, on l’a vu en étudiant son engagement en faveur d’un contrôle parlementaire accru en matière de politique étrangère, de doter l’Assemblée nationale et le Conseil de la République d’une sous-commission, chacune disposant d’un droit de veto sur tout accroissement du niveau des forces européennes. Si le sens de cet amendement, annoncé le 21 décembre et déposé le 23, a déjà été commenté, son devenir ne l’a pas été.

53Le jour même où Noël déposa son amendement, il le retira. Alors que son article additionnel avait pour objet de déterminer les conditions d’application de l’article n^o 1 du protocole n^o 2 des accords, celui-ci fut, lors d’un premier vote, repoussé. L’ambassadeur annonça donc qu’il retirait provisoirement son amendement et entendait le représenter quand l’article n^o 1 reviendrait en deuxième délibération. De fait, le 28 décembre 1954, Noël soumettait à nouveau son texte au vote de ses collègues. Ce contretemps technique de 5 jours fut manifestement utilisé par le R.P.F. et le Gouvernement à des fins de négociations. En effet, l’amendement de Noël fut retenu par le Gouvernement et même défendu à la tribune par Mendès-France lui-même. En fait, Mendès avait obtenu, pas forcément de Noël, on le verra, mais, en tout cas, des républicains sociaux qu’ils changeassent un mot de l’amendement. Les deux sous-commissions n’avaient plus à donner leur « assentiment » à une augmentation des forces allemandes, mais simplement leur « avis ». Cela atténuait considérablement la portée du texte de Noël en privant les sous-commissions d’un pouvoir de décision. Le contrôle supplémentaire accordé au Parlement paraissait surtout symbolique. Visiblement, Mendès-France, en ne rejetant pas purement et simplement l’amendement Noël, mais en priant les gaullistes de le modifier, cherchait à se concilier ces derniers. Le président du Conseil savait que la ratification des accords de Paris serait difficile.

54Comment Noël lui-même apprécia-t-il l’évolution — pour ne pas dire la dénaturation — imposée à son texte ? En apparence, il continua d’assumer la paternité de son amendement rectifié. Le 28 décembre, il assurait à la tribune que l’« avis » des deux sous-commissions serait un « point d’appui supplémentaire » qui permettrait au Gouvernement de mieux résister aux pressions en faveur de l’augmentation des maxima. En conséquence, il demandait à ses collègues de voter l’amendement modifié. Ce n’était là cependant, peut-être, que l’effet d’un reste de discipline de groupe ou qu’une volonté de masquer provisoirement son dépit et son désaccord. Avant même le dénouement du lendemain, on ne peut, en effet, qu’être surpris par le silence de l’ambassadeur dans les très vifs échanges auxquels donna lieu la discussion de son article additionnel. Malgré la virulence et l’outrance des attaques, notamment portées par les communistes, Noël resta silencieux sur son banc comme si son amendement n’était plus le sien. Il ne demanda pas la parole et ne se livra à aucune interjection spontanée. Il laissa Pierre Mendès-France annoncer que le Gouvernement posait la question de confiance pour l’adoption du projet de loi portant ratification des accords de Paris, complété par son amendement. En vertu de l’article 49 de la Constitution, le vote sur la question de confiance fut fixé au lendemain, 29 décembre 1954, à 16 heures.

55A l’heure et au jour dit, le député Noël créa la surprise en prenant une initiative personnelle qui mit la France face à une difficulté constitutionnelle inédite. Juste au début de la séance, il monta à la tribune pour faire savoir à la représentation nationale qu’il retirait son amendement. Il justifia son geste en expliquant que celui-ci avait perdu « une grande partie de sa valeur pratique » du fait que l’« assentiment » des sous-commissions avait été remplacé par un simple « avis ». Et, surtout, il ajouta que certaines « manœuvres » s’étaient développées auxquelles il considérait comme indigne de lui de se prêter. Quelles étaient ces « manœuvres » et quels en étaient les instigateurs ? On peut tout au plus formuler une hypothèse. Noël avait vraisemblablement défendu la ratification auprès des républicains sociaux sur la foi des affirmations du pouvoir que son amendement serait retenu. Constatant que son groupe, peut-être travaillé par des approches de l’équipe de Mendès, était prêt à trahir l’esprit de son article en abandonnant le terme d’« assentiment », l’ambassadeur ne voulut pas prêter son nom plus longtemps à un amendement qui servait non plus à se prémunir contre un réarmement allemand intempestif, mais seulement à trouver une majorité au président du Conseil.

56Quelle que soit la validité de cette hypothèse, en ne réagissant qu’à l’ultime moment, à quelques minutes du vote de confiance, Noël jouait un très mauvais tour au Gouvernement et aux partisans de la ratification. En effet, l’amendement ayant été incorporé par Mendès-France au projet de loi, la teneur dudit projet était modifié par son retrait. La question de confiance posée la veille, 28 décembre, sur l’ensemble du texte était-elle donc encore constitutionnellement valable ? Mendès, sitôt Noël eut-il achevé son annonce, se tourna vers le perchoir occupé par A. Le Troquer pour demander les conséquences réglementaires de ce geste. L’affirmation première du président de l’Assemblée selon laquelle la décision du député gaulliste n’était d’aucun effet sur la procédure engagée suscita Tire des adversaires des accords. Ils firent évidemment valoir que la question de confiance se trouvait désormais posée sur un texte nouveau puisque modifié et exigèrent donc un nouveau délai constitutionnel de vingt-quatre heures, le temps, de l’avis général, travaillant pour eux. Le débat s’engagea. Une majorité de députés se rangèrent à l’avis de leur président, mais la conférence des présidents, réunie le soir, ne cacha pas son trouble devant la situation inédite créée par l’ambassadeur. Finalement, on en vint à réunir le bureau de l’Assemblée. Il jugea qu’un second délai de vingt-quatre heures s’imposait. Le vote eut donc lieu le 31 décembre 1954 ; une courte majorité de 287 voix contre 260 se dégagea en faveur de la ratification. Noël se rangea, lui, dans les 74 abstentionnistes. Il marquait par là, à nouveau, sa déception et son inquiétude.

57La part prise par l’ambassadeur dans les débats ayant trait à la C.E.C.A. et aux accords de Paris amène, on le voit, à sérieusement corriger l’image du député peu soucieux de remplir son mandat, que son manque d’implication dans l’Yonne et sa quasi-absence dans le travail législatif avaient pu donner jusqu’à présent. Noël sut être un élu actif. Il ne le fut, cependant, que lorsque sa conception de la fonction de député, celle d’un défenseur de l’intérêt général, garant de l’intégrité nationale, rejoignait ses champs de compétence et son goût personnel pour les relations européennes. Il reste, maintenant, à étudier dans le troisième et dernier volet de ce chapitre, le rôle que l’ambassadeur joua dans la vie d’un groupe parlementaire R.P.F., puis U.R.A.S, en proie à la division, à la déception et au doute. Là réside aussi, peut-être, une clé pour comprendre l’absence de passion avec laquelle il remplit sa tâche de député.

*

58Au lendemain des élections de 1951, les députés R.P.F., au nombre de 118, constituaient le groupe parlementaire le plus important de l’Assemblée. Cette position n’était satisfaisante et avantageuse qu’en apparence. Les gaullistes étaient, en effet, très loin de pouvoir rassembler une majorité autour d’eux. Ils étaient donc réduits à imaginer quel sens donner à leur présence dans l’hémicycle. De la multiplicité croissante de leurs réponses vinrent leurs problèmes. Seuls les débuts de la législature furent encore unanimes.

59Le premier geste politique des députés R.P.F. fut de marquer leur différence et leur refus du « système » en présentant, le 10 juillet 1951, un candidat au perchoir contre Edouard Herriot. Seuls les communistes avaient également refusé l’élan consensuel que suscitait la grande figure radicale rescapée de la précédente République. La volonté des gaullistes de ne pas se compromettre avec le régime était ainsi clairement affirmée. Et ce fut Léon Noël qui fut désigné par les siens pour briguer la présidence de l’Assemblée. Comment se fit ce choix ? De Gaulle eut sans doute sa part dans la décision. L’ambassadeur avait peut-être bénéficié de son image d’homme neuf, de novice de la politique, même s’il n’était pas le seul à en jouir, le scrutin de 1951 ayant été l’occasion d’un renouvellement certain de la représentation nationale. Il tira sans doute avantage, plus encore que de sa présence au conseil de direction, de son âge. Sans être le doyen du groupe, il était, à 63 ans, l’un des 9 députés R.P.F. de plus de 60 ans. Cela lui conféra certainement une crédibilité supplémentaire face à un Herriot de 79 ans.

60Quelles que fussent les motivations des gaullistes, leur choix se révéla judicieux. Alors que leur démarche n’avait manifestement qu’une portée symbolique, elle se traduisit par un succès politique. Si Herriot fut très largement élu dès le premier tour, avec 334 voix, dépassant de 49 voix la majorité absolue, Noël rallia, lui, 135 suffrages. Alors que seuls 102 R.P.F. avaient pu prendre part au vote, cela signifiait que 33 députés d’autres groupes avaient profité du caractère secret du scrutin pour témoigner leur sympathie ou leur absence d’hostilité à l’égard du Rassemblement. Ce résultat ne pouvait que fortifier la position de Noël. Mais, à ce qui avait pu paraître un score de bon augure, succéda le temps de la quarantaine.

61Les députés gaullistes furent, dès le début de la législature, mis à l’index. Malgré leur effectif, malgré la tradition républicaine, aucun poste important ne leur fut confié. Toutes les présidences des commissions leur échappèrent. On ne leur ménagea guère plus d’influence dans les bureaux et les secrétariats des commissions. Noël, on s’en souvient, fut victime de cette discrimination en n’obtenant aucune responsabilité à la commission des Affaires Etrangères. A l’instar de ses compagnons, il vécut douloureusement, comme une « brimade assez ridicule » le fait d’être relégué à l’extrême droite de l’hémicycle. En plus de ces mesquineries, l’ambassadeur souffrit également de certains comportements individuels. Les députés qui l’évitèrent, qui feignirent de ne pas le reconnaître ou qui ne lui parlèrent que dans un coin reculé ou un couloir vide de l’Assemblée, furent apparemment nombreux. Ce climat d’hostilité, engendré par l’« effroi » qu’inspirait le R.P.F., expliquait principalement, selon Noël, que le Rassemblement se fût trouvé immédiatement enfermé dans le « ghetto de l’opposition ». On peut cependant se demander si la tendance initiale de l’ambassadeur et des gaullistes à considérer que la participation du R.P.F. à une majorité — que Noël voyait composée, outre des siens, de républicains populaires, de l’U.D.S.R. et même de socialistes « à l’exception de quelques attardés » — impliquait nécessairement qu’il en fût l’élément prépondérant, n’eût pas été, même avec une classe politique mieux disposée, rédhibitoire. On bâtit une majorité sur un projet, mais aussi avec de la souplesse et des partenaires à part entière.

62La stricte quarantaine à laquelle furent soumis les députés gaullistes ne se prolongea que le temps de l’été. La querelle scolaire, relancée par la préparation et la discussion des lois Barangé et Marie leur permit de rompre leur isolement. D’un côté, les défenseurs de la laïcité, en envisageant de faire tomber le Gouvernement Pleven, semblaient ne plus craindre d’offrir au R.P.F. l’opportunité d’une crise gouvernementale. D’un autre, les partisans de l’école privée, M.R.P. en tête, comprenaient que l’appoint des voix gaullistes leur serait indispensable. De fait, le 21 septembre 1951, les députés R.P.F. faisaient passer les deux textes en cause en apportant leur suffrage aux républicains populaires, aux indépendants et paysans et aux quelques radicaux. C’était la fin de l’abstention systématique.

63Noël eut l’impression qu’à partir de là les élus du Rassemblement ne furent plus regardés avec la même défiance. Le temps faisait son œuvre. Profiter du nouveau climat — que l’appel du président de la République, V. Auriol à J. Soustelle, président du groupe parlementaire R.P.F., pour former le Gouvernement, vint confirmer le 9 janvier 1952 — pour adopter une attitude résolument constructive et positive face au pouvoir, tel fut le comportement que Noël prôna. Auprès de ses collègues députés, il le fit avec la seule autorité que lui procurait son appartenance au conseil de direction du parti, puisqu’il n’avait sollicité aucune fonction dans le bureau de son groupe parlementaire. Il le fit, également, directement auprès de De Gaulle. Ainsi, en janvier 1952, à la chute de R. Pleven, il exprima clairement au Général ce que, selon lui, devait être l’attitude du Rassemblement à l’Assemblée :

« [...] accepter de pratiquer une politique de soutien conditionnelle et clairement conditionnée, sans participation ministérielle, pour la réalisation, en un temps prédéterminé, d’un programme comportant certaines réformes urgentes, quitte, si l’entreprise réussissait, à la faire suivre d’autres étapes analogues. »

64Cette stratégie lui apparaissait la seule voie salutaire entre le refus de tout contact avec le régime et, au contraire, la participation au Gouvernement, entre la politique du pire et la compromission. Elle s’inscrivait, selon lui, dans l’esprit de ce qu’avait déclaré de Gaulle aux assises de Nancy, le 25 novembre 1951 : « A tout instant, nous sommes prêts à étudier avec d’autres les moyens à prendre en commun pour tirer la patrie d’affaire ». L’ambassadeur était néanmoins conscient que le soutien conditionnel qu’il préconisait n’était viable que si le R.P.F. restait uni.

65Mais au moment où il montrait ainsi le chemin à emprunter, Noël savait déjà son mouvement en proie à des tiraillements centrifuges. Un certain nombre de députés R.P.F. ne croyaient plus à l’événement soudain qui porterait de Gaulle au pouvoir. Lassés par son intransigeance et son refus de toute concession au régime, ils aspiraient à cesser d’être accusés de voter avec le parti communiste et, donc, à participer à une nouvelle majorité ainsi qu’au Gouvernement. Derrière ces intentions, Noël — sans doute à raison dans quelques cas — percevait surtout la manifestation d’ambitions personnelles d’« intrigants » qui n’avaient adhéré au Rassemblement que pour mieux échanger leur démission contre un portefeuille ministériel. Pour conjurer le danger d’un éclatement incontrôlé, quelques fidèles de De Gaulle, qu’on ne tarderait bientôt plus à appeler les « intransigeants », décidèrent de réagir en se consultant régulièrement, vraisemblablement dès fin 1951. Il s’agissait de « faire contrepoids » selon le mot de Jacques Vendroux. Le beau-frère du Général plaçait Noël en tête de la liste des membres de cet informel « comité des sages », car il « [voyait] les choses de haut et [était] fort écouté ». Le nom de l’ambassadeur était suivi de ceux de Pierre de Gaulle, Henri Lespès, Gaston Palewski, Christian Fouchet, Robert Nisse et de celui du général Gilliot. Quelle était la solution envisagée par ces tenants de l’« orthodoxie gaulliste » ? Sans encore renoncer à la possibilité d’une conciliation, ils évoquaient déjà l’éventualité de préserver sa « force morale » au groupe parlementaire en excluant le « tiers de brebis galeuses ».

66L’enchaînement des crises gouvernementales priva Noël et ses 7 collègues de l’initiative. Le cabinet du radical Edgar Faure, formé le 20 janvier 1952, ne se maintint qu’un peu plus d’un mois. Le 6 mars, après une semaine de crise et le renoncement de Paul Reynaud, le modéré Antoine Pinay accédait à Matignon. Ce tournant à droite de la deuxième législature avait été acquis grâce au vote de 27 députés R.P.F. Ces derniers avaient considéré que, devant la proximité des solutions fiscales et financières défendues par Pinay et par leur parti, il n’y avait pas à hésiter pour éviter la banqueroute au pays. Noël était furieux. D’une part, il n’avait aucune estime pour le maire de Saint-Chamond, incarnation à ses yeux d’une droite conservatrice, sans imagination et compromise avec Vichy. D’autre part, la dissidence des 27 élus du Rassemblement laissait apparaître au grand jour la division des gaullistes et posait avec acuité le problème de la discipline à l’intérieur du groupe. De Gaulle, la veille du vote, avait, en effet, clairement répété qu’il n’était pas question de composer avec le régime et de lui accorder un sursis en votant pour Pinay.

67Malgré l’offense qui lui avait été faite, le Général décida de ne pas traduire en acte son « dépit méprisant » à l’égard des dissidents. Poussé par son entourage, soucieux, lui, de sauvegarder l’action parlementaire du Rassemblement, il ne procéda à aucune exclusion. Noël — mais on ne dispose que de son propre témoignage, postérieur aux événements — approuva sa modération et sa patience. Cette approbation apparaît en retrait par rapport à la position qu’avant cette crise il avait envisagé avec ses quelques collègues du « comité des sages ». Elle fut sans doute guidée par des considérations tactiques. Ne valait-il pas mieux laisser les dissidents se découvrir encore davantage pour mieux châtier leur « trahison » ? Si tel fut le calcul de l’ambassadeur, il se révéla exact. Un mois après leur premier crime de lèse-gaullisme, les dissidents furent 34, le 9 avril, à voter la confiance au président du Conseil. Moins de deux mois plus tard, le 9 mai, ils furent 7 de plus à écrire au Général pour défendre l’idée d’une « entrée sous condition dans la majorité ». Devant cette montée de la contestation, devant l’atmosphère de plus en plus irrespirable des réunions du groupe R PF., de Gaulle décida la convocation d’un conseil national élargi du Rassemblement, les 4-5-6 juillet 1952, à Saint-Maur. Officiellement, il ne s’agissait que de fixer les « règles relatives à la cohésion parlementaire » du groupe. En fait, ce rendez-vous sonnait l’heure de la confrontation.

68De Gaulle, dans cette épreuve, s’appuya largement sur Noël, lui laissant la lourde responsabilité d’être l’une des voix de la fidélité. En vue de sa prestation, l’ambassadeur s’était personnellement assuré du soutien du R.P.F. icaunais. Au congrès départemental d’Auxerre, le 15 juin 1951, il avait obtenu le vote à l’unanimité d’une motion lui donnant mandat à lui et aux délégués de l’Yonne pour condamner « l’expérience Pinay ». Cette cohésion lui permit, le 5 juillet, de se présenter aussi comme l’interprète de la base.

69Le jour dit, son tour ne vint pas immédiatement. Les 615 compagnons réunis, à huis clos, dans l’hôtel de ville de Saint-Maur, après que de Gaulle et Soustelle avaient ouvert le débat de quelques mots, écoutèrent d’abord le député du Doubs, Marcel Prélot, ex-M.R.P, qui essaya de jouer les conciliateurs. Son plaidoyer en faveur de l’unité ne recueillit que les huées d’un public acquis à de Gaulle. Noël, lui-même, jugea sévèrement son intervention. Ensuite, se succédèrent les trois orateurs de la contestation, Jean Legendre, Edmond Barrachin et le général Billotte. Si ce dernier, piètre orateur, fit se vider la salle, ses deux prédécesseurs, en rendant de Gaulle responsable de la coupure entre le Rassemblement et l’opinion, déchaînèrent chez les militants une telle hostilité que le Général dut se lever et les inviter à plus de modération. Noël ne vit dans leurs discours que de « véritables réquisitoires véhéments, perfides, sans bonne foi ».

70Il avait été décidé qu’à la suite des trois dissidents, ce serait Jacques Soustelle, en tant que président du groupe parlementaire à l’Assemblée, qui monterait à la tribune pour infliger la première riposte. Pourtant, à la dernière minute, Soustelle changea d’avis et céda sa place à Noël qui eût dû intervenir après lui. L’ambassadeur, qui ne l’avait jamais apprécié, vit là sa volonté « de ne pas s’aliéner ceux qui étaient sur le point de s’éloigner du général de Gaulle ». Quelques semaines plus tard, il trouva une confirmation de son analyse dans la démission de Soustelle de la présidence du groupe.

71De façon un peu prématurée, donc, Noël s’adressa aux militants. Il commença par s’en prendre, sur un ton ferme et férocement ironique, aux dissidents, abaissés au rang d’intrigants à qui il fallait d’abord rappeler que « les meilleurs théoriciens de la tactique politique, de Machiavel à Retz, n’étaient pas moins remarquables par l’échec de leurs entreprises que par la qualité de leurs écrits ». Puis, non moins ironiquement, il pointa leurs contradictions. Comment soutenir un Gouvernement pour sa politique financière alors que l’on est censé être en désaccord complet avec sa politique étrangère ? Noël visait là, principalement, la politique européenne du Gouvernement et la signature par Pinay du traité de la C.E.D. Il se demanda comment l’on pouvait s’enorgueillir de suivre moins un homme que l’opinion, quand celle-ci était fabriquée par « la presse gouvernementale [et] et celle de M. Boussac » ? Après ces quelques flèches, l’ambassadeur en vint à dresser le bilan positif de l’action parlementaire des gaullistes. Il s’étendit sur la fin de l’ostracisme dont le R.P.F. avait fait l’objet. Il attribua, bien sûr, ces progrès à l’unité du groupe pendant cette période. Il termina sur une note plus agressive : ceux qui, aujourd’hui, soutenaient Pinay « sans condition ni garantie » étaient les mêmes qui, hier, en conseil de direction, s’étaient opposés à sa proposition d’apporter au Gouvernement des soutiens conditionnels et conditionnés sur des dossiers précis. S’il assura taire les noms « par charité », chacun, dans la salle, dut reconnaître Ed. Barrachin, J. Legendre et le général Billotte, les trois seuls dissidents membres du conseil de direction.

72Comment fut perçue cette première réplique des orthodoxes ? L’effet produit par Noël varia évidemment selon le bord auquel on appartenait. Joseph Halléguen, député du Finistère, qui démissionna du groupe parlementaire R.P.F. le 8 juillet 1952, garda le souvenir d’une prestation qui n’avait fait que trahir l’aveuglement et l’inadaptation de son auteur :

« L’ambassadeur Noël, qui fut en 1940 l’un des cosignataires de l’armistice, était l’homme qu’on avait choisi, non pour faire la paix, mais pour dire qu’il fallait demeurer en hostilités ouvertes avec le régime. 11 prouva à l’assemblée que tout allait pour le mieux dans la meilleure des France pour le Rassemblement. »

73A l’opposé de cette présentation se situe celle de Claude Mauriac. Celui-ci, au contraire, dépeint très favorablement — mais lucidement — l’écho rencontré par les paroles de Noël, aussi bien sur la masse des compagnons que sur de Gaulle lui-même :

« Puis [arrive] Léon Noël qui représente enfin les fidèles. Les militants ulcérés n’ont plus besoin d’interrompre par des “Vive de Gaulle” imbéciles et touchants ; ils écoutent maintenant dans le bonheur. Pour la première fois le visage de De Gaulle s’adoucit d’un sourire. »

74Visiblement, Noël avait offert à la salle un discours que la majorité de ses occupants approuvait. Mais ses références, ses allusions, ses arguments, même venant après l’ennuyeuse intervention du général Billotte, étaient trop subtils et éloignés de la tension dramatique du moment pour galvaniser l’auditoire. André Malraux, qui lui succéda à la tribune, comprenant l’insuffisance des propos de l’ambassadeur, usa de ses brillants talents d’orateur pour secouer le public. « Nos adversaires — car je dis franchement nos adversaires — disent [...] » commença le tribun. Ces paroles déclenchèrent le bruyant enthousiasme des compagnons. Malraux continua sur le même ton violent. Le lendemain, il le justifia auprès de Cl. Mauriac :

« J’ai seulement voulu qu’entre Léon Noël — qui du reste a bien parlé — et le Général, les militants entendissent une voix qui répondent à leur exigence. Car, enfin, la mystique a plus d’importance pour eux que la tactique. »

75Les suites du conseil national de Saint-Maur sont bien connues. Les compagnons votèrent à une écrasante majorité l’institution d’une discipline de groupe pour les votes d’investiture, de confiance et de censure. Les dissidents y virent une provocante manifestation de l’intransigeance bornée de De Gaulle et démissionnèrent. Le 12 juillet 1952, ils étaient 30 à fonder un nouveau groupe parlementaire, présidé par Ed. Barrachin, l’Action républicaine et sociale, l’A.R.S.

76Cette scission, ajoutée aux mauvais résultats électoraux du R.P.F. — les derniers remontant au renouvellement du Conseil de la République du 18 mai 1952 — et à la raréfaction des militants, était de mauvais augure pour l’avenir du Rassemblement. De Gaulle, cependant, ne s’était pas encore décidé à renoncer à cet instrument. Sa préoccupation, quelques semaines après l’éclatement de son parti, était de trouver un successeur à Soustelle à la présidence du groupe parlementaire. Celui-ci avait, en effet, demandé à être remplacé. Officiellement, il désirait renouer avec la recherche. En réalité, écœuré par les luttes intestines qu’il avait été impuissant à éviter et en désaccord avec de Gaulle, depuis le 9 janvier précédent, sur son refus obstiné de composer avec le pouvoir, Soustelle tenait à reprendre sa liberté. Le 23 septembre 1952, le Général recevait, à Colombey, Soustelle, Pompidou, Koenig et Terrenoire. Après le repas, lors de la traditionnelle promenade dans le parc de la Boisserie, le nom de Léon Noël s’imposait pour prendre la suite de Soustelle. La confiance de De Gaulle pour l’ambassadeur ne se démentait pas. Il en vint vite à considérer que seul Noël, avec son sens de l’autorité et de la diplomatie, serait à même de remettre de l’ordre dans la maison R.P.F. de l’Assemblée. Il lui demanda donc de poser sa candidature à la succession de Soustelle. Il le pria d’accepter sa requête à pas moins de cinq reprises. A chaque fois, Noël repoussa l’offre. Comme il l’avait déjà fait par le passé et comme il le ferait encore, il tînt tête à son maître, même s’il eut « beaucoup plus de peine à résister au Général » qu’il n’en avait eu avant les élections de 1951, en refusant de se présenter à Paris. Pourquoi cette attitude ? Noël a livré une réponse sincère dans La traversée du désert, mais celle qu’il confia à son carnet, plus crue, est aussi plus riche :

« Je considérais que je n’avais pas la santé nécessaire pour jouer le rôle de chef de groupe, être toujours sur la brèche, de jour et de nuit, et prêt, à tout moment, à intervenir. Autant je me sentais apte à tenir la tribune après une préparation sérieuse, autant je ne me sentais pas capable des improvisations qui auraient été nécessaires. En outre, étant donné ce qu’était l’état d’esprit d’un certain nombre de membres de notre groupe qui, sans oser le quitter, étaient plus ou moins de cœur avec les dissidents, tel Marcel Prélot, j’étais convaincu que, si j’assumais cette présidence, faute pour moi d’accepter certaines défaillances et certaines manœuvres, je risquais de provoquer de nouveaux départs. »

77De Gaulle eut beau lui faire valoir qu’il pourrait toujours se faire suppléer dans sa tâche, Noël resta sur sa position. André Diethelm fut finalement désigné. Quelques semaines plus tard, au conseil départemental d’Avallon du 26 octobre 1952, l’ambassadeur adressait aux militants un tout autre langage que celui tenu au Général. Minimisant les conséquences du départ des dissidents, il s’évertuait à rassurer son public : « L’abcès vide, nous serons entre nous, sans aucune arrière-pensée d’aucune sorte » déclarait-il en parfaite contradiction avec lui-même. Avec la même intention de ne pas décourager la base, Le Rassemblement de l’Yonne, en décembre 1952, apprenait à ses lecteurs que leur « éminent compagnon Léon Noël, député de l’Yonne, [avait] refusé la présidence du groupe parlementaire pour se consacrer entièrement à son mandat et à ses compagnons ».

78Au moment même où paraissait cet article, la menace sur l’avenir du groupe R.P.F. à l’Assemblée — comme au Conseil de la République — se précisait. De Gaulle, déçu de l’engagement de plus en plus grand de ses députés dans le « système », lors d’un conseil de direction, le 16 décembre 1952, envisageait de leur retirer l’étiquette R.P.F C’était la tactique du « semi-départ » préconisée par G. Pompidou : maintenir le lien du Rassemblement avec le pays, mais couper celui avec le Parlement. Noël réagit immédiatement. D’une part, expliqua-t-il au Général, pareille décision précipiterait la « désagrégation totale » du groupe. D’autre part, elle poserait les députés devant un cas de conscience : s’étant engagés durant la campagne à ne s’affilier à aucun autre groupe que le R.P.F., ne devraient-ils pas démissionner et quitter l’Assemblée ? De Gaulle lui répondit par un néologisme, fréquent, alors, dans sa bouche : « Ne tragifiez pas ». La réaction de l’ambassadeur et celles, probables, des autres membres du conseil de direction l’amenèrent à suspendre l’annonce officielle de la dissolution des groupes parlementaires du Palais-Bourbon et de celui du Luxembourg. Elles ne l’amenèrent cependant pas à renoncer à faire diffuser par la presse la nouvelle qu’il effectuerait bientôt un long déplacement en Afrique. Ostensiblement, de Gaulle affichait son désintérêt pour les péripéties parlementaires du Rassemblement.

79Ce 16 décembre 1952, Noël et ceux qui étaient présents eurent l’impression que c’était la fin du R.P.F., que de Gaulle n’entendait plus cautionner le parti qu’il avait créé. Ce sentiment ne pouvait être que profondément désagréable et douloureux à l’ambassadeur. Lui qui n’était entré en politique que pour soutenir l’action du Général, se trouvait menacé d’un injuste abandon. Retirer à tous les députés l’étiquette du R.P.F. ce serait comme punir sans nuances les fidèles et les traîtres, ne pas distinguer entre la loyauté des uns et l’attrait du pouvoir des autres. De plus. Noël en était persuadé, ce serait, politiquement, se priver d’un instrument toujours potentiellement capable de favoriser un retour de De Gaulle aux affaires.

80Tout indique dans le comportement de Noël, au lendemain de ce premier détachement du Général pour les affaires parlementaires, qu’il entendait faire la démonstration de l’utilité de gaullistes estampillés R.P.F. au sein de l’hémicycle. Dans Le Rassemblement du 15 janvier 1953, il approuvait le « sérieux » avec lequel Jacques Soustelle, à la chute de Pinay, fin décembre 1952, avait accepté d’entamer les consultations pour lui succéder. Soustelle avait, selon lui, contribué à un « revirement appréciable » de l’opinion française et internationale en offrant le « vrai visage du Rassemblement, celui qu’on leur cachait depuis toujours », sous-entendu celui d’un parti responsable et constructif. Ce discours était aussi celui de beaucoup de dirigeants du R.P.F., A. Ollivier, A. Diethelm, L. Terrenoire... On sait que de Gaulle, lui, avait condamné l’initiative de Soustelle.

81Ce dernier échouant dans son tour de piste — comme il l’avait d’ailleurs prévu — le radical René Mayer s’attelait à former un Gouvernement. Le 7 janvier 1953, il recevait l’investiture de la Chambre grâce au soutien de 81 des 84 députés R.P.F. Parmi eux, bien sûr, se trouvait L. Noël. On l’a vu en étudiant son rôle dans le débat sur la C E D., ce vote était, dans son esprit, la parfaite illustration de ce que pouvait être un soutien conditionnel, clairement conditionné, sans participation gouvernementale, pour la réalisation d’un programme précis. Malheureusement pour lui, la suite des événements lui donna tort en même temps qu’elle donna raison à de Gaulle. La non exécution de l’accord conclu avec Mayer conduisit Noël et les siens à le faire tomber en lui refusant la confiance, le 21 mai 1953.

82Deux semaines plus tôt, le 6 mai 1953, fatigué de ces jeux stériles et de la dérive participationniste des députés qui se réclamaient de lui, le Général retirait l’étiquette et la caution du R.P.F. à ses groupes et à leurs membres. La rupture entre de Gaulle et le monde parlementaire, encore évitée en décembre précédent, était cette fois consommée. Comment Noël réagit-il à ce désaveu qui intervenait après la mise en sommeil du conseil de direction décidée le 15 avril ? Curieusement, ses ouvrages publiés ne permettent absolument pas de répondre. Faut-il le reconnaître dans la description, postérieure aux événements, que Soustelle fit des parlementaires R.P.F. au lendemain du 6 mai, abandonnés « en enfants perdus dans la jungle politique, comme s’ils eussent été coupables d’y être alors que [de Gaulle] les avait envoyés » ? Le témoignage de son ami Pierre Lemarchand l’accrédite :

« Léon Noël a eu le sentiment d’avoir été oublié quand le Général a décidé de dissoudre le R.P.F. et de se retirer à Colombey. Il s’est dit : “Moi je me suis mêlé de politique, c’était pas mon truc, je l’ai fait, je me retrouve [seul]”. »

83Cette très probable impression d’ingratitude se transforma-t-elle en un ressentiment à l’endroit de De Gaulle ? Noël en voulut-il au Général ? La réponse d’Olivier Guichard ne laisse pas place à l’ambiguïté :

« Evidemment ! Noël faisait partie de ce groupe de 120 types, insuffisant, et le détachement du Général, pour lui, ce n’était pas du tout agréable ; il disait beaucoup que s’il était dans la vie politique c’était uniquement pour le Général. »

84Ce jugement récent de Guichard n’est évidemment qu’une interprétation, une déduction. Il est, cependant, confirmé, on s’en souvient, par les accusations portées en juin 1954 par le délégué général adjoint de l’Yonne, Guy Convert. Celui-ci avait dénoncé à Terrenoire « l’amertume accumulée [par Noël] depuis la déclaration du 6 mai 1953 ». Il avait également prêté à l’ambassadeur ces mots : « [De Gaulle] ne sait pas ce qu’il veut ! ». Il est clair qu’en mai 1953 Noël a été désorienté par la disparition de son groupe parlementaire. L’image vivante d’un rassemblement du peuple français, à laquelle il avait cru fin 1947, qui s’était déjà largement effritée après Saint-Maur, avait vécu. Il est aussi établi, on l’a vu au moment du tour de piste de Soustelle en décembre précédent, que des considérations tactiques le séparaient de De Gaulle, que le R.P.F., selon lui, eût gagné à s’impliquer davantage ou mieux sur le terrain parlementaire. Mais s’il éprouva quelque ressentiment pour son chef au printemps 1953, ce fut sans doute plus sur le coup d’une humeur passagère que sous l’emprise d’une colère profonde et irrémédiable. Le Général faisait toujours son admiration. Et si Noël n’approuvait pas sa présente décision, il n’en restait pas moins qu’il demeurait l’unique recours, « notre dernière chance » comme il l’écrirait plus tard.

85Son attitude à l’Assemblée à partir de mai 1953 traduisit bien son intention de se soumettre loyalement à la nouvelle donne qu’avait décidée de Gaulle. La sanction imposée au groupe parlementaire R.P.F. de l’Assemblée encouragea même Noël à se ranger résolument du côté de ceux qu’on appelait les « intransigeants », comme s’il était plus nécessaire que jamais de faire montre de gaullisme. Alors qu’en décembre encore, il envisageait d’abandonner son mandat si son groupe était privé de l’étiquette R.P.F., Noël ne démissionna pas. Il rejoignit les rangs de l’Union des républicains d’action sociale, l’U.R.A.S., regroupant, le 26 mai, 76 autres de ses collègues ex-R.P.F. Il le fit sans doute par discipline, soucieux de ne pas atteindre le Général par quelque esclandre. Il le fit aussi par intérêt personnel : seule une appartenance à un groupe lui permettait de continuer de siéger à la commission des Affaires Etrangères.

86Bien décidé à ne plus paraître prolonger le régime en votant une investiture, l’ambassadeur, Mayer tombé, n’apportait sa voix à aucun des nombreux présidents du Conseil pressentis. Peu lui importait la longueur de la crise ministérielle — s’étalant sur 36 jours en juin-juillet 1953 ce fut la plus longue de l’histoire de la IV^e République. Lorsque le 4 juin, il apprit qu’en son absence, on l’avait fait voter pour Mendès France, homme qui avait pourtant, on l’a vu, sa faveur, il tint à faire publier une rectification de vote alors même que le candidat avait manqué son investiture de 13 voix.

87Le 12 juin 1953, Le Monde annonçait qu’une quinzaine de députés gaullistes, dont Noël, Barrès, Nisse, Vendroux, avaient l’intention, pour préserver l’esprit du gaullisme que bafouaient les autres députés U.R.A.S. en accordant leurs suffrages aux différents candidats à Matignon, de fonder une nouvelle formation. Celle-ci aurait déjà un nom : l’Action démocratique et sociale, l’A.D.S. Jacques Vendroux, dans son journal, a confirmé le projet, expliquant que ses auteurs s’étaient donné jusqu’à octobre, date de la rentrée parlementaire, pour y réfléchir. Noël était décidément du côté de l’intransigeance.

88Quinze jours après cet article, le 26 juin 1953, l’investiture du modéré J. Laniel mettait fin à la crise gouvernementale. J. Vendroux, gardien du temple de l’orthodoxie gaulliste, notait que Noël avait été l’un des seulement 14 U.R.A.S. à ne pas l’avoir votée. Le beau-frère du Général accordait d’autant plus un « brevet de pureté absolue » à l’ambassadeur qu’il faisait partie des 9 députés gaullistes à n’avoir à aucun moment apporté leur soutien à un candidat. Satisfaction sans doute bien amère aux yeux de Noël : le pire, à ses yeux, n’était pas tant l’accession de Laniel à la présidence du Conseil grâce au vote de 62 U.R.A.S. que, pour la première fois, la participation au Gouvernement de 3 ministres et de 2 secrétaires d’Etat gaullistes. De Gaulle eût beau faire aussitôt savoir que ces cinq personnalités se plaçaient, par leur attitude, en dehors du Rassemblement, Noël ne pouvait que se rendre compte que la présence de gaullistes au Gouvernement ne faisait que retarder la chute du régime en lui offrant un volant de manœuvre supplémentaire pour se trouver des majorités.

89La volonté de Noël de rester à l’écart du « système » connut, cependant, elle aussi, un fléchissement en décembre 1953, à l’occasion de l’élection présidentielle. Alors que les tours succédaient aux tours sans que le Parlement fût capable de trouver un successeur à V. Auriol, Noël fut sollicité pour défendre auprès de De Gaulle la candidature d’un gaulliste à l’Elysée. Le général Koenig, estimant que la grande lassitude des parlementaires rendait très possible son élection, souhaitait se présenter. Il n’envisageait cependant pas de le faire sans avoir reçu l’aval de De Gaulle. Il contacta donc Noël ainsi que G. Palewski, Ph. Barrès, Ed. Michelet, Ch. Fouchet, H. Torrès et M. Debré, afin qu’ils constituassent une « délégation de gaullistes insoupçonnables » et qu’ils se rendissent à Colombey pour plaider sa cause. Chacune des personnalités approchées accepta. Noël pensa sans doute que cette compromission avec le « système » pourrait avoir des effets salutaires rapides : un proche du Général à l’Elysée ne hâterait-il pas son retour au pouvoir et la fin de IV^e République ? Toutefois, l’intransigeant qu’il était n’envisageait pas, fin 1953, tout comme Koenig, de composer avec le régime sans que ce manquement à l’orthodoxie eût reçu la bénédiction de son chef. Or celle-ci n’était pas acquise. L’ambassadeur, comme ses compagnons, éprouva quelque appréhension à l’idée d’affronter le Général sur le sujet en question. Sa volonté de ne pas paraître intervenir dans le débat présidentiel était, en effet, bien connue. Le 20 décembre 1953, de bon matin, les sept gaullistes partaient pour la Boisserie. Juste avant d’y arriver, Noël, « au nom de tous », demandait à Michel Debré d’être le porte-parole de la délégation. Celui-ci n’a pas gardé le souvenir des arguments employés par l’ambassadeur pour ainsi se décharger sur lui de la délicate mission, si ce n’est qu’il était le président du groupe au palais du Luxembourg. De Gaulle n’admit une présentation de Koenig que s’il avait en face de lui Vincent Auriol et que la confrontation pût prendre l’allure d’un duel entre le « candidat officiel du régime » et « tous ceux qui ne [voulaient] pas qu’il se [perpétuât] ».

90Le cas de figure envisagé par de Gaulle n’eut pas lieu : trois jours après l’excursion de Noël à Colombey, le 23 décembre 1953, les parlementaires, peut-être soucieux de passer les fêtes en famille élisaient enfin, au 13^e tour, René Coty. Cet épisode éclaire bien la ligne de conduite de Noël, au moins depuis le 6 mai 1953 : n’apporter son concours à aucune des manœuvres de l’Assemblée ou du Gouvernement, mais lorsqu’une opportunité susceptible d’avoir vraiment des conséquences positives se présentait, s’enquérir de l’opinion de De Gaulle avant de s’en saisir.

91Son attitude, début juin 1954, fut à nouveau conforme à cette règle. Dans la première semaine du mois, le président Coty appela Noël et 4 autres gaullistes — J. Chaban-Delmas et les généraux de Monsabert, Koenig et Corniglion-Molinié — à l’Elysée. Alors que Diên Biên Phu était tombé depuis le 7 mai et que la conférence de Genève était engagée, il leur demanda de bien vouloir différer de quelques jours la chute annoncée du cabinet Laniel afin, leur dit-il en termes vagues, de lui permettre de prendre de « graves décisions ». Noël et ses compagnons virent dans la raison invoquée un motif de refus. Le 12 juin, l’ambassadeur contribuait, avec 44 U.R.A.S., à la chute du ministère Laniel.

92Laniel tombé, Coty appela Mendès. Alors que juste un an auparavant, Noël n’avait pas souhaité porter ce dernier à Matignon, cette fois, il estima, on l’a déjà signalé, devoir réviser sa position. Dès juin 1953, Mendès avait annoncé une politique susceptible de le séduire : indépendance au sein de l’O.T.A.N., renonciation au droit de dissolution en cas de question de confiance sur la C.E.D., report à après l’automne de la discussion sur l’armée européenne. Son refus d’alors s’expliquait, vraisemblablement, à la fois par sa volonté de ne pas, symboliquement, investir le premier Gouvernement formé après la dissolution du groupe parlementaire R.P.F. et par sa crainte de voir Mendès-France rechercher à n’importe quel prix une « solution pacifique » en Indochine. Un an plus tard, le traumatisme du 6 mai 1953 était estompé et la cuvette de Diên Biên Phu aux mains du Viet-Minh. Du coup, Noël ne voyait plus que des qualités à Mendès. Il avait été à la Libération, un « collaborateur constamment loyal » du Général. Il avait toujours su résister à la tentation de former un cabinet qui n’eût pas eu les moyens de sa politique. Il avait pour lui son « intelligence », son « courage civique », l’« ardeur de ses convictions », son « caractère », son « esprit d’initiative », sa « probité » et son « réalisme ». Noël était convaincu que la France détenait en Mendès un homme d’Etat qui méritait qu’on lui donnât sa chance même si le régime ne lui en laisserait probablement pas.

93Cet enthousiaste élan mendésiste n’est surprenant qu’à première vue. Noël était profondément et sincèrement gaulliste. Il admirait le Général et approuvait ses idées. Il avait adhéré au R.P.F., on s’en souvient, parce que ce mouvement n’était pas un parti mais un rassemblement de bonnes volontés unies pour le salut national. Mais au sein de cette force, Noël occupait, par conviction et par détestation des conventions, une place originale. S’il estimait, en bon gaulliste, dépassées les notions de droite et de gauche, il était bien conscient que, dans les sphères dirigeantes du Rassemblement, beaucoup de ceux qui suivaient le Général se rattachaient au camp conservateur. L’attraction exercée par Pinay en 1952 l’avait illustré. Le danger d’une captation par la droite de l’idéal gaulliste était d’autant plus grand, à ses yeux, que cette droite n’était porteuse que de sa médiocrité :

« Un des traits particuliers de nos “modérés” c’est leur refus de voir et d’admettre les faits. [...] Ils confondent la stagnation avec la prudence, la passivité avec la sagesse, l’apathie avec la conservation sociale. [...] A dire vrai, tous ces “modérés” n’ont guère de principes, ne sont animés d’aucun idéal et n’ont pas davantage de programme. Ils incarnent, dans ce qu’il y a de plus mesquin, l’esprit bourgeois, ou plus exactement, petit-bourgeois, rebelle à l’action, aux initiatives, aux innovations, parce que ceux qui en sont animés redoutent, par dessus tout, les efforts et les sacrifices. »

94Ce réquisitoire sans merci signifiait-il que Noël fût de gauche ? Evidemment non. Son anticommunisme a été maintes fois montré. Il n’avait aucune tendresse pour la S.F.I.O. Etait-il alors un gaulliste de gauche ? Pas davantage. Si sa fibre sociale, empreinte de christianisme, et son antilibéralisme le rapprochaient certainement d’un Louis Vallon ou d’un René Capitant, il n’a jamais revendiqué cette appartenance, fuyant par principe les étiquettes. Mais ce profil difficilement classable explique qu’en 1954 Noël fût convaincu que l’expérience Mendès France méritait d’être tentée. Ce radical, atypique chez les siens, n’incarnait-il pas le mouvement ? Ne faisait-il pas preuve de fermeté autant que de volonté ? Surtout peut-être, ne manifestait-il pas un réel sens de l’Etat, qualité que Noël n’avait retrouvée chez aucun dirigeant depuis janvier 1946 ? Des considérations conjoncturelles — l’assurance d’une fin prochaine du débat sur l’armée européenne, l’envoi dans l’opposition, pour la première fois depuis la guerre, des républicains populaires — achevèrent de convaincre l’ambassadeur.

95Il savait ses convictions partagées par un certain nombre de ses collègues U.R.A.S. — 58 d’entre eux votèrent finalement l’investiture. Il ignorait, en revanche, la position de De Gaulle. Ne tenant pas à être pris en défaut de gaullisme, il décida de sonder le Général. Il le rencontra, entre le 12 et le 18 juin 1952, lui expliquant son intention d’apporter son suffrage à Mendès-France, même si « les tares du régime [le condamnaient] à échouer dans son entreprise ». De Gaulle lui eût répondu qu’il était « entièrement » de son avis, qu’il venait d’ailleurs de recevoir Mendès, qu’il lui avait souhaité d’accéder à Matignon et de recueillir le soutien des gaullistes dans cette entreprise. Il ne lui eût pas caché qu’« étant donnés la situation et le régime constitutionnel » il aurait du mal à gouverner. Si le conditionnel s’impose, c’est d’abord que l’ambassadeur est le seul à mentionner une rencontre entre de Gaulle et Mendès à la veille de l’investiture de ce dernier. C’est ensuite, et surtout, que la position de De Gaulle suggérée par Noël ne correspond pas à l’attitude sèche qu’il adopta, sur le même sujet, à l’égard de Christian Fouchet ou du général Koenig. Peut-être cette distorsion n’est-elle imputable qu’à la très grande confiance que le Général plaçait dans la droiture et la discrétion de Noël.

96Le 17 juin, celui-ci votait donc l’investiture de Pierre Mendès France. Ce geste ne fut pas le seul signe de la bienveillance de l’ambassadeur pour le nouveau président du Conseil. Lui qui avait fermement condamné la présence de ministres et de secrétaires d’Etat gaullistes dans le Gouvernement Laniel, ne condamna pas la participation au cabinet Mendès de Koenig, Lemaire, J. Chaban-Delmas, Ch. Fouchet, D. Catroux et H. Ulver. Choqué par la haine que PM.F. suscitait chez ses adversaires de droite, indépendants et A.R.S., Noël, dont on peut imaginer que ce n’était pas là le style, se surprit, un jour, à crier à ses voisins de banc : « Messieurs les modérés, modérez-vous ! ». Bien que les sentiments de De Gaulle à l’égard de Mendès demeurassent ambigus — ou parce qu’ils le demeuraient — son soutien se maintint jusqu’à la fin. Le soir du 5 février 1955, à l’issue du débat sur l’Afrique du nord qui coûta son poste à Mendès, Noël pouvait se compter parmi les 45 républicains sociaux qui lui avaient encore accordé leur confiance. Il ne regretta jamais de l’avoir fait.

97La chute de Mendès le confirmait, cependant, dans sa conviction que seul de Gaulle était capable de procéder à la réforme de l’Etat qui sauverait la France. Ce fut donc logiquement que Noël ne vota pas l’investiture d’Edgar Faure, le 23 février 1955. Il fut l’un des seulement 7 députés U.R.A.S. à manifester ainsi son refus du régime. Il se retrouvait, à nouveau, dans le groupe très réduit des intransigeants dont Jacques Vendroux, sans illusion, tenait inlassablement la comptabilité. La participation de 4 ministres gaullistes au Gouvernement Faure le rendit encore un peu plus amer. Décidément, de Gaulle avait eu raison de se placer « en retrait par rapport au Rassemblement ». Quelques mois plus tard, le Général rompait encore plus nettement les liens avec le R.P.F. : le 13 septembre 1955, il décidait de ne laisser subsister du Rassemblement que le secrétariat général à l’exclusion de tous les autres organes.

98Bien entendu, Noël contribua à la chute d’Edgar Faure le 29 novembre 1955. Sans le savoir encore, il venait de contribuer à précipiter la fin de la deuxième législature. Son suffrage n’était que la manifestation de son opposition au « système ». Il ne participait en rien, en effet, à la manœuvre imaginée par bon nombre de députés pour faire tomber le Gouvernement avant qu’il ne se trouvât une majorité pour modifier la loi électorale qui régirait les élections anticipées souhaitées par le président du Conseil. La décision de celui-ci d’utiliser l’article 51 de la constitution pour dissoudre l’Assemblée scandalisa Noël. Si la lettre de la Constitution était respectée, son esprit était bafoué. Trois motifs, selon l’ambassadeur, justifiaient une dissolution : la nécessité de rendre les électeurs arbitres d’un conflit entre l’exécutif et le législatif, la nécessité de laisser l’opinion trancher si l’avis de ses représentants n’était vraisemblablement pas le sien, le choix d’un Gouvernement et de sa majorité de rendre la parole aux électeurs. Comme la divergence de vues entre le cabinet Edgar Faure et la majorité des députés portait sur la date des élections et sur la loi électorale, en dissolvant, le président du Conseil réglait, « de sa seule autorité », les deux questions en litige. Les élections, prévues en juin 1956, eurent lieu le 2 janvier 1956, toujours à la proportionnelle départementale couplée au système des apparentements. Avec six mois d’avance, Léon Noël, triste mais soulagé, quittait définitivement le Palais-Bourbon.

99Durant les quatre années et demie que dura cette 2^e législature, Noël eut peu de motifs de satisfaction. Cela ne l’aida pas à endosser un habit de député dans lequel il ne se sentit jamais vraiment à l’aise. Peu enclin à jouer au notable de province, il n’avait, dans l’Yonne, utilisé l’influence que lui conférait sa fonction que pour maintenir son autorité sur l’appareil R.P.F. local. A l’Assemblée, malgré son assiduité, il ne s’appliqua pas davantage dans le travail législatif. Seul le danger mortel que représentait pour la France la C.E.D. le convainquit de ne plus autant négliger les possibilités que lui offrait son mandat. Il devint alors l’un des plus ardents intervenants R.P.F. contre l’armée européenne, quitte, pour la bonne cause, à prendre quelque distance avec le dogme gaulliste sur les rapports entre exécutif et législatif.

100La victoire finale d’août 1954 ne dissipa cependant pas le dégoût de l’ambassadeur pour la vie parlementaire. Trop d’obstacles s’étaient amoncelés devant lui : « le règlement, les habitudes des parlementaires, les usages non codifiés du milieu, les résistances de la conférence des présidents, l’encombrement des ordres du jour, des jalousies peut-être et de sourdes résistances rencontrées parmi quelques-uns de [ses] propres amis politiques ». Trop de Gouvernements impuissants — huit sous sa législature — s’étaient succédés pour qu’il ne considérât pas que les institutions parlementaires ne fonctionnaient plus.

101Mais l’amertume du député Noël ne se nourrissait pas que de cette sombre perception, même si lui-même, plus tard, a surtout insisté sur cet aspect. Elle était aussi entretenue par le sentiment d’une double frustration. D’une part, le démon participationniste de nombre de ses collègues, attirés par le pouvoir et se reconnaissant idéologiquement dans les thèmes de la droite, ruina son espoir de parvenir à une opposition constructive et efficace. D’autre part, la privation de l’étiquette R.P.F. qu’il subit, le 6 mars 1953, au même titre que ceux qui s’étaient laissés séduire par « les jeux, les délices et les poisons du système » le mortifia profondément. Mais son sens du devoir et son admiration pour de Gaulle, dans les deux cas, ne transformèrent jamais cette amertume en désespoir ou en révolte. Malgré l’absence de perspectives, il resta fidèle, du mieux qu’il put, à son engagement.

102Maurice Schumann, « au temps où [...] le gaullisme semblait avoir définitivement perdu la partie », sous la forme d’un bon mot tendrement ironique, en rendit compte mieux que quiconque. Alors qu’un député l’interrogeait : « Et le groupe R.P.F. ? », il répondit : « Il se réduit à la famille [Pierre de Gaulle et Jacques Vendroux] et à Léon Noël ! ».