1Entré tardivement en politique, à l’âge de 60 ans, Léon Noël se consacra entièrement et définitivement à son engagement. Cela lui permit d’acquérir très rapidement une place importante à l’intérieur du Rassemblement du Peuple Français. Cette fulgurante adaptation s’explique par l’habileté de l’ambassadeur qui semble avoir aussitôt conçu et mené son action comme une véritable seconde carrière, accédant quasi directement au rang de hiérarque de son mouvement, sans avoir adopté une démarche militante classique ni cherché à côtoyer la base des « compagnons ». Cette ascension n’eût toutefois pas été possible si elle n’avait été délibérément voulue et soutenue par de Gaulle. Le Général, pour la faciliter, n’hésita pas à ne tenir aucun compte des réticences et des oppositions qu’elle entraîna chez certains de ses fidèles, ni, au moment de l’étayer par un siège de député, à se contredire lui-même en permettant à l’ambassadeur d’utiliser la loi sur les apparentements qu’il avait pourtant fermement condamnée. Pourquoi une telle sollicitude ? Le parcours de Léon Noël dans les instances nationales de son parti et celui — chronologiquement postérieur — qui le conduisit à devenir député de l’Yonne et à contrôler, de fait, le R.P.F. de ce département, apporteront, au moins, des éléments de réponse.

2Lorsque Noël prit sa carte au R.P.F., il n’entendait pas donner à son geste une signification seulement symbolique. Contrairement à d’autres qui avaient rejoint le Rassemblement pour marquer leur soutien à de Gaulle, mais sans l’intention de s’impliquer réellement dans la vie du mouvement — on pense à Paul Claudel ou à Aimé Clariond — l’ambassadeur conçut son adhésion comme le début d’une participation active et définitive. Ce dernier point est illustré par le refus qu’il opposa, très peu de temps après son entrée dans le parti, à deux propositions que lui fit Robert Schuman. En 1947, celui-ci, alors président du Conseil, lui offrit de devenir gouverneur général de l’Algérie. En 1948, redevenu ministre des Affaires Etrangères, il voulut lui confier la très prestigieuse ambassade du Vatican. Pareils postes eussent probablement été jugés inespérés deux ou trois ans auparavant. Mais l’heure n’était déjà plus au compromis avec un « fantôme d’Etat, un régime qui ne [croyait] plus en lui-même, un pays se laissant glisser, sans réagir sur la pente de la décadence ». Cette explication politique peut sans doute être complétée par un éclairage psychologique : accepter, cela eût été paraître se renier et sembler se dégager du choix gaulliste, risquer l’accusation d’opportunisme alors qu’il s’agissait, au contraire, de faire la démonstration publique de sa fidélité au Général. Noël était irrévocablement entré en gaullisme.

3Cette entrée ne fut pas sans provoquer des réactions d’hostilité parmi ceux qui accompagnaient de Gaulle depuis 1940 ou qui s’étaient associés au projet de création du R.P.F. Noël l’a admis. Mais il n’a jamais fait mention des raisons qui animaient ces mécontents dont les noms, comme le nombre, demeurent inconnus. Il est très probable que le principal reproche qu’on lui adressait touchait à sa présence à Rethondes et à la tête de la D.G.T.O. L’homme du 18 juin avait-il besoin de celui qui avait « signé » l’armistice ? Le contraste entre la notice biographique du R.P. F. concernant L. Noël, qui élude la période de la guerre, passant directement de la mention d’« ambassadeur à Varsovie (mai 1935-juin 1940) » à celle de « membre de l’Institut (1945) », et celles concernant les autres membres du conseil de direction qui, elles, s’attardent longuement sur leur passé militaire ou résistant est, de fait, saisissant. On trouve une trace de la violence des réactions que l’arrivée de Noël provoqua dans les mémoires de Joseph Halléguen. Ce dernier, à propos de l’intervention de l’ambassadeur au conseil national élargi de Saint-Maur des 4-5-6 juillet 1952 — sur laquelle nous reviendrons en détail dans le prochain chapitre — écrit :

« Il y avait dans la salle un membre du comité directeur du Mouvement, qui était certainement d’accord sur ses propos, mais peut-être moins sur sa présence : c’était celui dont l’avis était qu’il aurait fallu fusiller tous les signataires de l’Armistice, “pour le principe”... »

4Sans aller jusqu’à réclamer solution aussi radicale, il est vraisemblable qu’un certain nombre de gaullistes aient jugé la personnalité de Noël bien encombrante au vu de sa conduite en juin-juillet 1940. D’autres facteurs ont dû également joué. Il est possible de penser que son âge lui fut un handicap. Son année de naissance — 1888 — pouvait le faire apparaître comme un homme d’avant-guerre aux yeux de cadres du R.P.F. plus jeunes. De sa génération, on ne trouvait quasiment que le Général, né, lui, en 1890 et que son statut rendait sans âge. Notons, d’ailleurs, que si ce décalage générationnel a, sans doute, desservi L. Noël auprès de certains membres des instances dirigeantes, il fut probablement — on y reviendra — un atout dans la relation privilégiée qui s’établit entre lui et de Gaulle.

5Cette dernière, rapidement perceptible, ne manqua pas de susciter de l’amertume et de la jalousie auprès d’autres fidèles s’estimant moins bien traités. Ainsi, encore en 1949, l’ascension de Noël, qui venait d’être admis au conseil de direction, avait-elle été mal vécue par Gaston Palewski qui y avait vu la fin de ses ambitions. Ce que Georges Pompidou traduisit en ces termes :

« La constitution du conseil de direction du Rassemblement avait beaucoup déçu Gaston Palewski. La présence de Léon Noël et de Bénouville et, peut-être, ce qui en avait été dit, semblaient lui fermer la porte des Affaires Etrangères dans ce Gouvernement de Gaulle qu’il imaginait prochain. »

6Sans même qu’ils vissent leurs ambitions ou leurs plans de carrière, au sein du Rassemblement ou dans un éventuel futur cabinet de Gaulle, anéantis ou simplement menacés par le rôle grandissant de Noël, un certain nombre de gaullistes purent aussi mal ressentir sa venue en raison simplement de sa façon d’être. L’ambassadeur n’avait pas une piètre image de lui-même et ses manières n’étaient pas dépourvues, sous les dehors d’une très grande urbanité, d’une certaine solennité, parfois naturelle, parfois forcée, qui pouvait le faire passer pour arrogant ou plein de morgue. Si c’est avec sympathie et respect que Louis Terrenoire notait en juin 1951 la « solennité » et la « causticité » de Noël au cours des conseils de direction, c’est avec beaucoup moins d’indulgence que G. Pompidou se souvenait de sa première rencontre avec lui :

« Le 2 avril [1949], je vois Léon Noël. Une impression d’immense orgueil : “Tout ce qui m’intéresse, moi qui ai exercé tant de grands postes et suis revenu de tout, c’est de confier le résultat de mon expérience aux rares personnes qui en sont dignes et, pour préciser, au général de Gaulle”. »

7Que ces propos eussent été tenus ou non par Noël, les mots qu’il employa ce jour-là ou le ton sur lequel il les prononça eurent un effet désastreux auprès de leur destinataire et alimentèrent une réputation déjà bien établie, dont il ne se débarrassa pas avec le temps.

8On le voit, pour ces multiples raisons, L. Noël était loin d’avoir le profil idéal pour être accepté facilement par l’équipe dirigeante du R.P.F. De Gaulle en avait conscience. Il agit en conséquence. Il poussa la prudence, au début, jusqu’à ne pas recevoir l’ambassadeur dans les bureaux du parti, au 5 rue de Solférino, mais, plus discrètement, à l’hôtel Lapérouse où il logeait à Paris lorsqu’il quittait Colombey-les-deux-Eglises. Ce ne fut que le 11 mars 1948. plus de deux mois après que Noël avait pris sa carte, que le Général le convoqua au siège du R.P.F. et que, à la façon d’un souverain maniant une étiquette de cour, il prolongea son entretien avec lui d’une vingtaine de minutes faisant attendre volontairement les membres du comité exécutif. « C’était leur signifier que, désormais, il tenait [l’ambassadeur] pour un de ses collaborateurs ». Mais, même après cet adoubement public, de Gaulle chercha à ne pas heurter les susceptibilités de ses premiers collaborateurs. Il n’imposa Noël dans les organes décisionnels que progressivement.

9Pour évoquer la montée en puissance de l’ambassadeur au sein du parti gaulliste, il n’est pas question de s’appuyer sur ce que lui-même en a dit dans ses ouvrages publiés. En effet, comme beaucoup de gaullistes dans leurs mémoires, il est quasiment resté muet sur sa place et son rôle à l’intérieur du Rassemblement. Contrairement à celui de nombre de ses « compagnons », ce silence n’équivaut pas à une condamnation implicite de l’aventure R.P.F. seulement mesurée à l’aune de son échec final. Il traduit simplement une échelle de valeur différente de celle de l’historien : il était plus important pour l’ambassadeur, dans ses livres consacrés à la période, d’insister sur ses conceptions politiques, de mettre en valeur ses contacts personnels avec le Général et de rappeler comment, selon lui, la IV^e République avait conduit la France au déclin, que de montrer comment on gravit les marches du pouvoir à l’intérieur d’un parti. Et puis, peut-être convenait-il de ne pas altérer son image d’homme libre, entré dans un rassemblement et non dans un parti, en dévoilant la part qu’il avait prise dans des jeux d’appareil, somme toute, très politiciens.

10Dès le début de l’année 1948, de Gaulle introduisit Noël dans la prestigieuse commission des Affaires Etrangères dont il fut élu président dès juillet — « sous son inspiration » pour reprendre sa pudique formule. C’était l’utiliser dans un domaine où il était difficile, même à ses détracteurs, de lui dénier une compétence. C’était aussi, de la part du Général, manifester concrètement que dorénavant Noël comptait parmi ses plus proches, à la fois au regard de la place essentielle que tenait la politique étrangère dans le gaullisme et de la composition de ladite commission formée de la fine fleur gaulliste de l’époque. On y trouvait effectivement Raymond Aron, le général Billotte, Michel Debré, Mme Félix Eboué, Christian Fouchet, le général Koenig, Gaston Palewski, l’ambassadeur Puaux, Jacques Vendroux et Louise Weiss... Le rôle de cette commission était principalement d’adapter les thèses définies par le Général en fonction de l’actualité. intervenants et à organiser les discussions autour des motions qu’ils défendaient. Ces dernières, une fois discutées, et éventuellement amendées, étaient, ensuite, proposées, en général par Gaston Palewski, au vote des conseillers nationaux réunis en séance plénière. Leur approbation définissait la ligne officielle du parti à l’égard des enjeux internationaux. La position de Noël était donc celle d’un maître des débats, d’un conciliateur. Son titre conférait évidemment à ses avis un poids symbolique certain qui lui donna l’occasion, à plusieurs reprises, de s’exprimer dans la presse, le plus souvent dans les colonnes du Rassemblement.

11Il convient toutefois de souligner l’originalité du statut de Noël à ses débuts au R.P.F. Propulsé à la tête de la commission des Affaires Etrangères par la grâce de De Gaulle, il dirigeait une instance composée de conseillers nationaux et chargée de rendre ses conclusions devant le conseil national dans son entier, alors que lui-même n’était pas conseiller national ! Cette anomalie, signe de la rapidité de son ascension, eût pu se révéler une faiblesse si elle avait perduré. Les conditions dans lesquelles il y fut mis fin, témoignent, une nouvelle fois, de la volonté personnelle du général de Gaulle de consolider son assise politique au sein de son mouvement. L’écrasante majorité des conseillers nationaux étaient statutairement élus lors des assises nationales du parti. Mais le règlement prévoyait que 20 conseillers nationaux étaient directement désignés par la direction du R.P.F. Ce fut sur ce contingent que de Gaulle, dès le lendemain des assises de Lille, en février 1949, promut Noël. Ainsi était contournée une reconnaissance par ses « compagnons » et pairs qui eût peut-être été problématique.

12La prise de responsabilités de l’ambassadeur au sein du parti connut au printemps 1949 une rapide accélération, dorénavant facilitée par son titre de conseiller national. Dans la matinée du 1^er mars, de Gaulle le reçut et lui fit part de son intention de le charger des commissions d’études du R.P.F. Noël accepta aussitôt et le Général signa la note l’instituant dans cette fonction l’après-midi même. Les commissions d’études étaient des instances importantes qui tiraient leur force de leur permanence face à la périodicité trimestrielle des conseils nationaux ou annuelle des assises à qui elles soumettaient des motions, adoptées, le plus souvent, sans grands changements. Noël occupa, donc, à partir du 1^er mars, une place hautement stratégique dans l’organigramme du R.P.F. qui lui permit de veiller de près à l’élaboration de la doctrine du mouvement — nous en verrons quelques exemples concrets plus loin. Il organisait, en effet, les réunions des commissions d’études, leur transmettait les demandes de propositions ou d’informations qui émanaient du comité exécutif, de l’un de ses membres ou du conseil national. Sa mission consistait aussi à superviser la composition desdites commissions. Tout ce travail, réalisé en amont des conseils nationaux, l’amena très rapidement, avec la bénédiction de De Gaulle, à s’occuper personnellement et directement de la préparation de ceux-ci. Le premier qui lui fut confié fut celui de Vincennes en mai 1949. La préparation matérielle et l’accueil des centaines de militants, qu’il régla avec le maire R.P.F., Quinson, l’ordre du jour des séances, le choix des intervenants lui incombèrent en grande partie. La réussite de la manifestation lui valut d’être élu vice-président du conseil national. C’était un nouveau succès et un nouvel échelon gravi sur l’échelle du pouvoir du R.P.F.

13Mais si ce titre venait confirmer que Noël était bien un notable important du Rassemblement, il n’était pas encore suffisant pour qu’on le considérât pour l’un de ses dirigeants. Pour ce faire, il ne restait plus à de Gaulle qu’à l’introduire au sein du sérail du comité exécutif. A la création du R.P.F., celui-ci ne comptait que treize membres et les parlementaires en étaient statutairement exclus. En juin 1949, pour calmer la grogne de certains de ces derniers, le Général céda et décida d’abandonner cette règle et, parallèlement — nous y reviendrons — de créer une nouvelle instance, toujours fermée, elle, aux élus des Chambres, la commission administrative. Sept parlementaires firent ainsi leur entrée au comité exécutif, rebaptisé conseil de direction du R.P.F.. Il semble que de Gaulle eût certainement voulu profiter de cet élargissement pour nommer Noël dès ce moment. Plusieurs projets manuscrits et dactylographiés paraissent l’attester. Il y renonça ainsi qu’à désigner le général Gaston Billotte et Louis Terrenoire. La raison pour laquelle il préféra différer et étaler dans le temps l’entrée de ces trois hommes demeure inconnue. La personnalité et le passé de Noël ne semblent pas en cause puisque Billotte et Terrenoire durent également patienter. La non appartenance de ces trois gaullistes au monde parlementaire, auquel de Gaulle eût pu vouloir réserver la faveur de cette fournée de promotions, ne peut, non plus, être évoquée puisque, sur les huit personnalités finalement retenues, l’une d’entre elles, Marcel Prélot, n’appartenait à aucune des deux chambres. Quel que fut le motif qui amena de Gaulle à renoncer à son choix primitif, il ne porta pas longtemps à conséquence pour Noël.

14En effet, le Général, en ne l’installant finalement pas au conseil de direction en juin 1949, put, en revanche, le nommer dès cette date dans la commission administrative. Cette nouvelle instance comptait dix membres aux noms souvent prestigieux : J. Baumel, Bertaud, A. Bozel, P. Carré, C. Fouchet, A. Malraux, J. Pompéi, L. Vallon et J. Soustelle. Présidée par ce dernier, secrétaire général du Rassemblement, fermée aux parlementaires, elle se réunissait rue de Solférino, chaque jeudi à 17 heures, soit le lendemain des séances du conseil de direction, pour appliquer toutes les décisions prises la veille. C’était, très vraisemblablement, de la part de De Gaulle, offrir à Noël une compensation dans l’attente d’une entrée au conseil de direction que lui, lui au moins, savait proche. Or l’ambassadeur réagit curieusement à cette désignation en n’assistant que très rarement — voire, peut-être jamais — aux réunions de ladite commission. Ce comportement explique sans doute que certains historiens affirment aujourd’hui que L. Noël ne fit pas partie de cette instance. Une lettre de Jacques Soustelle du 20 janvier 1950, adressée à l’ambassadeur, ne laisse pourtant place à aucune ambiguïté. Se faisant l’interprète de l’ensemble de la commission administrative, le secrétaire général lui demandait « très instamment » et sur un ton assez sec de participer à la prochaine séance d’une instance dont il était « un des membres nommé par le général de Gaulle dès le début ». Reste à comprendre pareille attitude chez Noël. Estimait-il déchoir en assistant à des réunions seulement présidées par le secrétaire général du parti alors qu’il avait été tenu à l’écart de celles que dirigeait de Gaulle ? Voulait-il marquer que seule l’élaboration des décisions l’intéressait et non leur mise en pratique nécessairement plus politicienne ? Quoiqu’il en fût, en ne tenant aucun compte de la volonté du Général de le voir siéger à la commission administrative, Noël faisait preuve d’indépendance d’esprit à l’égard du maître du Rassemblement. Peut-être cette attitude était-elle calculée et Noël savait-il qu’il ne déplairait pas forcément au Général de voir l’un de ses fidèles traiter avec négligence un rouage administratif de l’appareil R.P.F. Ce faisant, en effet, l’ambassadeur manquait surtout de respect à Jacques Soustelle, le président de la commission administrative dont il savait bien que de Gaulle ne l’avait choisi à ce poste, comme à celui de secrétaire général, que pour ses qualités d’organisateur, et qu’il ne lui reconnaissait, malgré sa position de n^o 2 dans la hiérarchie, aucune compétence en matière de choix politique. En tout cas, cette première manifestation d’une forme d’indocilité ne fut pas la dernière que de Gaulle, président du R.P.F. puis de la V^e République, eût à connaître de la part de Noël.

15Il ne lui en fut tenu aucune rigueur puisque, dès novembre 1949, de Gaulle le faisait entrer au conseil de direction. Le délai par rapport à l’intention initiale du Général n’avait été que d’un peu moins de 6 mois. Noël, cette fois, se trouvait dans le cercle très étroit des dirigeants du Rassemblement et appartenait sans conteste à ce qu’Olivier Guichard a appelé « l’aristocratie du mouvement ». Cette instance, souvent comparée à un conseil des ministres, se réunissait chaque mercredi en présence du Général qui en contrôlait soigneusement l’ordre du jour par l’intermédiaire de son secrétariat général auquel les membres du conseil étaient tenus d’apporter, au plus tard la veille, les sujets qu’ils devaient y traiter. Les thèmes qui y étaient abordés étaient, comme les statistiques établies par Jean Chariot le montrent bien, principalement de nature interne, concernant surtout les problèmes de fonctionnement et peu les enjeux politiques. Cela n’a pas empêché Noël de garder de ces réunions le souvenir de moments privilégiés où chacun pouvait s’enrichir à l’écoute des sages et fortes paroles du Général.

16Au sein de ce conseil de direction qui n’était épargné ni par les rivalités de personnes ni par les survivances de vieux préjugés — en l’occurrence chez Noël, par une méfiance dédaigneuse à l’égard du monde parlementaire — l’ambassadeur joua un rôle actif. Contrairement à d’autres, comme le colonel Rémy, G. de Bénouville, L. Pasteur ValleryRadot, V. Chatenay, Mme Eboué, P. Giaccobi ou M. Prélot, dont les prises de parole étaient rares, il fut, jusqu’en 1951, parmi les orateurs les plus réguliers et les plus prolixes. En vertu d’une instruction du général de Gaulle, J. Soustelle, le 4 mars, le chargea de présenter, à chaque séance, un compte-rendu sur les commissions d’études. Cette périodicité si rapprochée ne fut offerte qu’à quatre autres conseillers : Malraux (propagande), Vallon (action professionnelle et sociale), Capitant (action parlementaire/Assemblée nationale) et Diethelm (action parlementaire/Conseil de la République). Ainsi, au conseil de direction, Noël garda la haute main sur les commissions d’études que de Gaulle lui avait confiées le 1^er mars précédent. Cela lui permit d’être associé non seulement à la préparation des conseils nationaux mais également à celle des assises, puisque ces deux assemblées se nourrissaient du travail effectué dans les commissions d’études. Cette position lui permettait aussi, évidemment, de continuer de veiller à l’élaboration du corpus idéologique du Rassemblement et d’approfondir les liens confiants qui s’étaient tissés quasi immédiatement entre lui et le Général. S’il est difficile de reconnaître la griffe de l’ambassadeur sur l’ensemble des principes défendus et préconisés par le R.P.F., un dossier, particulièrement, sur lequel il est intervenu en tant que responsable des commissions d’études, établit son influence. Il se l’était vu confier avant son entrée au conseil de direction mais assura son suivi alors qu’il était un des dirigeants officiels du Rassemblement.

17Le 27 novembre 1949, le Général demandait par écrit à Noël de créer une commission pour étudier les problèmes que posait, dans la pratique, l’association capital-travail. C’était demander à l’ambassadeur d’accélérer la mise au point d’un contenu concret au thème de la participation. Celui-ci, depuis 1947, était l’enjeu d’un conflit doctrinal larvé ou ouvert entre l’aile gauche du mouvement et le reste du Rassemblement. De Gaulle, par ce geste, semblait ignorer l’avis de l’aile conservatrice de son parti et paraissait témoigner de sa volonté de voir le projet aboutir. En fait, en confiant cette mission à Noël, et en demandant, au même moment, au conseil national d’études, et en son sein, plus particulièrement, à Raymond Aron, de se pencher sur la question de l’association capital-travail, le Général, pour ne pas sembler arbitrer lui-même ce dossier explosif, préparait, comme l’a appelé Patrick Guiol, un discret « détournement technocratique » d’une idée trop révolutionnaire pour sa base et même à ses yeux. Noël, en effet, loin de faire appel à un Louis Vallon ou à un autre leader de l’action ouvrière pour diriger la commission qu’il était chargé de créer, fit appel, le 7 novembre 1949, à Louis Terrenoire, transfuge du M.R.P. et gendre de Francisque Gay, qui n’était, lui, nullement marqué par la pensée socialiste. Bien qu’invité par Terrenoire à siéger dans son groupe de travail, Vallon n’assista qu’à une seule des 12 séances, déçu — c’est l’explication de Terrenoire — que de Gaulle et Noël ne l’eussent pas désigné ou, peut-être, ne voulant pas se prêter à ce qu’il pressentait n’être qu’un enterrement de première classe. Noël suivit de près l’évolution des débats. Début février 1950, il assistait au conseil national de Saint-Mandé devant lequel Terrenoire fut déjà en mesure de présenter un projet de loi-cadre sur l’association capital-travail. A peine Terrenoire eût-il terminé, que Vallon monta à la tribune et critiqua violemment le travail de la commission. Noël s’en montra « furieux ». Mais cet ultime baroud d’honneur de l’aile gauche du R.P.F. ne pouvait arrêter la mécanique que de Gaulle avait enclenchée. La commission Terrenoire arrivait aux mêmes conclusions que Aron, Palewski et Pompidou au comité national d’études. Le 3 mars 1950, Noël participait encore à une réunion restreinte, sous la présidence de De Gaulle, qui examina une dernière fois le projet de loi-cadre avant qu’il ne fût présenté en conseil de direction le 8 mars. Finalement, le 15 mars, à peine quatre mois et demi après que de Gaulle avait demandé à Noël une vigoureuse impulsion au débat sur la participation, le R.P.F. se dotait d’un projet de loi sur l’association capital-travail. Il était vide de toute mesure révolutionnaire : la création de contrats d’association capital-travail facultatifs, de durée indéterminée et librement résiliables, s’accompagnait de la suppression des comités d’entreprise, jugés trop proches des syndicats et remplacés par des conseils d’exploitation directement élus par le personnel des entreprises. Sur la forme, l’aile gauche du R P F. pouvait sauver les apparences puisqu’une proposition de loi était née de ses efforts. Sur le fond, l’aile conservatrice avait triomphé en vidant le projet de sa substance.

18La part prise par Noël dans cette conclusion signifie-t-elle, cependant, qu’il se rangeait du côté des notables conservateurs et proches du patronat que comptait le R.P.F. ? Ce serait là une déduction aussi hâtive qu’erronée. Bien qu’il fût membre de plusieurs conseils d’administration de grandes entreprises privées, Noël n’avait rien d’un libéral. On se souvient qu’à la fin de l’été 1944, il se montrait sincèrement favorable à « des mesures sociales très hardies, quels que soient les sacrifices qu’elles imposeront aux possédants ». Sa vision personnelle de l’association capital-travail telle qu’il l’exprima plus tard, en 1956, était loin des timides propositions du projet de loi-cadre de 1951 :

« Contrairement à ce que supposent trop de bons bourgeois, le prolétariat ne vise pas simplement des augmentations de salaires ou d’allocations [...]. Ce à quoi il aspire, c’est à une transformation fondamentale de la condition ouvrière. Il ne se déprendra du communisme et ne tournera son espoir dans une autre direction qu’au prix d’une association réelle des travailleurs aux profits, certes, mais également, dans la mesure où les nécessités techniques le permettent, à la gestion des entreprises, de même qu’à une réhumanisation des modalités de travail. »

19Les motivations « sociales » de L. Noël étaient donc très fortes. Elles devaient également être connues puisqu’en 1958, Irène et Jean de Lipkowski voulurent l’entraîner dans le Centre de la réforme républicaine, mouvement qui devait regrouper les gaullistes de gauche. Et si Noël déclina l’offre ce ne fut pas pour des raisons idéologiques mais parce qu’il se refusait à adhérer à un parti. La proposition des Lipkowski témoignait, en tout cas, que parmi les progressistes de l’ancien R.P.F., on ne lui tenait pas rigueur de l’abandon de l’esprit et de la lettre de l’association capital-travail. Son attitude à cette époque trouve donc, sans doute, son explication dans une consigne que de Gaulle lui donna peut-être, en faisant valoir que l’unité du Rassemblement primait, ou — solution non exclusive de la précédente — dans la conviction que l’essentiel était de faire accepter une loi cadre sur le sujet et qu’il serait toujours temps d’apporter plus tard de la chair au squelette.

20S’il a été possible d’évoquer en détails la place que prit Noël dans le règlement du dossier « association capital-travail », il est en revanche malaisé, faute d’archives parlantes, d’illustrer les autres aspects de son rôle grandissant comme membre du conseil de direction. En janvier 1950, c’est lui qui se fit la voix de De Gaulle et trancha en son nom dans le débat qui opposait farouchement deux commissions d’études, celle de la « Réforme de l’Etat » et celle dite « Famille, population, santé », sur le problème de la nécessité ou non d’une représentation familiale dans les institutions du pays. Toujours président de la commission des Affaires Etrangères, il fut aussi régulièrement invité à participer aux travaux de celle de la Défense nationale. Le 22 décembre 1950, il reçut pour mission de se rendre en Tunisie et en Algérie pour arbitrer les querelles de personnes qui secouaient dangereusement les sections locales du R.P.F. L’année suivante, il fut membre de droit d’une commission d’études spécialisée, créée le 20 décembre 1951 — à une date, donc, où il était déjà député — pour réfléchir à l’institution d’une confédération européenne et à la défense de cette Europe confédérée. En février 1952, il prit la tête d’une autre commission spécialisée chargée de définir la position du R.P.F. sur le « problème tunisien ».

21L’accumulation des charges officielles au sein et au sommet de la hiérarchie du Rassemblement conférait à Noël, on le voit, un poids très important. Aussi bien en tant que spécialiste des relations internationales qu’arbitre des questions sociales, il fut l’un des principaux artisans de l’élaboration de la doctrine du R.P.F. Mais cette envergure, prise si rapidement, ne reposait pas seulement sur les fonctions que de Gaulle lui attribua dans l’organigramme du parti. Cette fulgurante carrière politique avait deux autres ressorts : les liens de l’ambassadeur avec le monde de la finance et surtout, plus encore, les relations personnelles et privilégiées qu’il entretenait avec de Gaulle en dehors du cadre réglementé du Rassemblement.

22En plus d’être au cœur de l’état-major du R.P.F., Noël était-il au cœur de son financement ? Les rapports entre l’argent et le R.P.F., comme avec le reste des partis d’ailleurs, étaient opaques. Il est cependant démontré aujourd’hui que le Rassemblement, surtout à ses débuts, bénéficia des largesses de la haute finance. L’appartenance de Noël à des comités d’administration de grandes entreprises — Rhône-Poulenc, Esso-Standard, la Compagnie foncière de France, Phénix Incendie, la Générale d’Assurances — est également connue. Sans donc pouvoir, faute de traces, répondre affirmativement et catégoriquement à la question posée, il est vraisemblable que Noël mit ses relations dans les grandes sociétés au service du R.P.F. en vue de collecter des fonds. Cette présomption n’est en tout cas nullement infirmée par le comportement que l’ambassadeur pouvait adopter à l’égard de personnes privées. En effet, à plusieurs reprises, à la demande de son compagnon Jacques Foccart qui lui recommandait des « amis », des « gens tout à fait dignes d’intérêt » ou d’anciens membres de son réseau de résistance, Noël est intervenu auprès du Crédit Foncier pour hâter ou faciliter l’obtention de prêts. On peut donc imaginer que ce type de solidarité put s’exercer à une autre échelle. Ainsi, hormis ses qualités d’organisateur et ses compétences diplomatiques, sa possible participation aux collectes de fonds du parti a pu contribuer à faire de Noël un des pivots du R.P.F.

23Mais si son assise au sein du Rassemblement était telle qu’il en était devenu « un des conseillers les plus écoutés », cela tenait aussi et surtout à la confiance qu’il avait su inspirer à de Gaulle. Celle-ci était réelle et profonde. On en a déjà eu un aperçu en voyant comment le Général avait méthodiquement favorisé sa carrière au R.P.F. Mais ce gage d’estime, pour être révélateur n’en était pas forcément probant : de Gaulle a toujours maintenu entre les structures du Rassemblement et lui une distance, condition indispensable, selon lui, à l’exercice de l’autorité. Occuper un rang important dans le parti pouvait n’être qu’une reconnaissance de compétence et n’était pas nécessairement un certificat de proximité intellectuelle et politique avec son président. Or de Gaulle n’imposa pas seulement Noël à la direction de son mouvement, il lui demanda, dès 1947, plusieurs services hors du cadre officiel du R.P.F. Ceux-ci contribuèrent probablement à finir par lui assurer respect, sinon considération, auprès de ceux de ses compagnons qui s’étaient montrés hostiles à sa venue.

24Dès fin 1947, Noël servit ainsi d’intermédiaire entre de Gaulle et plusieurs hauts fonctionnaires restés en place au Quai d’Orsay mais désapprouvant la politique extérieure que menait G. Bidault. Il les recevait à son domicile afin, à la fois, de collecter des informations pour le Général et de transmettre à ces diplomates la façon dont ce dernier percevait la situation internationale et l’action de la diplomatie française. Cependant, l’ambassadeur dut assez rapidement renoncer à animer ce réseau car, selon lui, Bidault apprenant l’existence de ces réunions fit exprès d’en envoyer ses membres en poste à l’étranger pour que, de fait, il cessât.

25En avril 1948, Noël fut l’organisateur d’une rencontre secrète entre de Gaulle et Robert Schuman, alors président du Conseil. Il avait estimé que rapprocher les deux hommes était « non seulement possible et souhaitable, mais [aussi] susceptible d’avoir des conséquences heureuses sur l’évolution de la situation politique ». En effet, l’ambassadeur, toujours convaincu qu’un nombre important des électeurs du M.R.P. n’apportaient leurs voix à ce parti que parce qu’ils continuaient à le croire fidèle à de Gaulle, était persuadé que plusieurs dirigeants républicains populaires eussent préféré à la fragilité de la Troisième Force une entente avec un R.P.F. tout auréolé de son triomphe aux municipales d’octobre précédent. D’ailleurs, fin février 1948, à un dîner chez René Mayer, alors ministre des Finances, auquel assistait R. Schuman, Noël se vit discrètement invité par le maître de maison à travailler à un accord. Quelques jours plus tard, le même Mayer informait l’ambassadeur que son ami Schuman s’apprêtait à l’inviter à Matignon pour étudier l’éventualité d’une prise de contact avec le Général. Celui-ci, tenu au courant de ces avances par Noël, l’autorisa à rencontrer Schuman et ajouta même un aussi encourageant qu’ambigu : « Et puis, s’il veut me voir... J’ai bien reçu le “père” Ramadier ». Le 16 mars 1948, l’ambassadeur s’entretint donc longuement avec celui qu’il avait connu en Alsace en 1930. Il tira de cette conversation la conviction que les deux hommes pouvaient s’entendre sur la nouvelle loi électorale, préliminaire indispensable à toute modification de la Constitution. De plus, explicitement questionné par Noël, Schuman se dit prêt à se rendre à Colombey. De Gaulle accueillit bien le récit que l’ambassadeur lui fit de cette entrevue à Matignon. Au cours d’autres entretiens avec le Général et le président du Conseil, Noël arrêta les conditions du tête-à-tête. La principale était qu’il devait rester secret pour éviter à l’un une crise gouvernementale et à l’autre de paraître cautionner le régime. Mais Schuman, par naïveté — parce qu’il le croyait très proche de De Gaulle — ou par habileté — parce qu’il avait besoin de sa voix et de celles de ses amis U.D.S.R. à la Chambre — évoqua le projet devant René Pleven qui en parla aussitôt à Jacques Soustelle. Le numéro deux du R.P.F. découvrit ainsi que de Gaulle, une fois de plus, de Colombey, jouait des différents cercles de son entourage et que Noël montrait plus de loyauté envers le Général qu’envers le parti auquel il venait d’adhérer. De Gaulle, le 25 mars 1948, s’apercevant qu’autour de lui de plus en plus de monde paraissait au courant de sa rencontre prochaine avec Schuman, regretta — ou feignit de regretter — en termes très vifs, d’en avoir accepté le principe. Devant Claude Guy, alors directeur du service de presse et d’information du R.P.F., à qui l’ambassadeur venait de confier le très sophistiqué itinéraire qu’il avait imaginé pour que la voiture de Schuman passât inaperçue, le Général s’emporta : « Schuman ?.. Mais je ne lui demande rien à Schuman ! [...] Pourquoi M. Léon Noël se mêle-t-il ainsi de me faire rencontrer Robert Schuman ? ». L’après-midi du même jour, de Gaulle convoquait Noël. Claude Guy assista à presque tout l’entretien. Frappé par l’« air vaguement affligé » de l’ambassadeur, il assura le Général que seuls Soustelle, Bonneval et Pleven connaissaient le projet en préparation. Peut-être rassuré et sans doute parce qu’il était trop tard pour faire machine arrière, de Gaulle maintint le tête-à-tête avec Schuman. Il eut lieu le 4 avril 1948. La rencontre dura trois heures et ne porta aucun fruit.

26Les grands espoirs que Noël avait placés dans l’entrevue s’étaient effondrés. Il est manifeste qu’il avait cru qu’elle pouvait déboucher sur un retour de De Gaulle au pouvoir qui eût « évité à la France de bien grands maux, en assurant, d’abord, avant qu’il ne fût trop tard, l’évolution nécessaire de l’Afrique du Nord et de l’Union française ». Il est possible que, comme il l’avait fait en 1936 avec le général Rydz-Smigly en préparant l’éviction de Beck, il ait cru entendre de la bouche de Schuman ce qu’il désirait tant y entendre. Robert Schuman, certes président du Conseil, n’était cependant pas le patron d’un M.R.P. bien verrouillé par G. Bidault et P.-H. Teitgen. Il ne pouvait en aucun cas, dans son face-à-face avec de Gaulle, engager son mouvement. Pour contourner cette faiblesse et créer une dynamique nationale, Noël, le 16 mars, lui avait soufflé l’idée d’une scission des élus M.R.P. d’Alsace et de Lorraine qui, localement, eussent passé des accords avec le Rassemblement. Schuman, selon Noël, aurait approuvé cette suggestion. Or, il ressort des notes d’Edmond Michelet que de Gaulle eut en face de lui, le 4 avril, un Schuman qui affirmait se sentir « lié par le M.R.P. »...

27Cet épisode n’altéra pas la confiance que de Gaulle avait placée en Noël. Bien au contraire, il illustra sans doute à ses yeux son habileté manœuvrière, la richesse de son réseau de relations et son dévouement à la cause. C’est ainsi que le 17 mars 1949, le Général chargeait à nouveau Noël d’une mission officieuse en dehors du cadre officiel du R PF. Après avoir évoqué avec lui la question indochinoise au cours de plusieurs conversations, il lui demanda de se rendre auprès de Bao-Daï afin de se faire l’interprète fidèle de sa pensée. On ignore le contenu du message que l’ambassadeur transmit à l’empereur. Sa démarche intervenait juste au lendemain des accords de Paris du 8 mars 1949 par lesquels Vincent Auriol avait accédé aux deux principales revendications de Bao-Daï : la représentation diplomatique du Viêt-Nam et la possibilité pour la Cochinchine de s’y rattacher. Peut-être de Gaulle, inquiet de constater que Bao-Daï continuait de retarder son retour au pays, voulut-il connaître les raisons de cet ajournement et surtout faire savoir à l’empereur qu’en raison du péril communiste dans la région, il ne contestait pas lesdits accords, même si leur régularité constitutionnelle appelait de sa part des réserves.

28Quelques mois plus tard, fin octobre 1950 de Gaulle avait à nouveau recours aux bons offices de Noël. Il s’agissait, cette fois, tâche politiquement importante, de tenter de réchauffer les relations entre le Vatican et le Général. Celui-ci l’avait particulièrement chargé de présenter à Pie XII ou. à défaut, à ses collaborateurs, la politique que le R.P.F. conduirait s’il parvenait aux affaires. Noël, catholique pratiquant, bien introduit dans le milieu ecclésiastique depuis les années 20, avait le profil idéal pour porter le message. S’il parvint à obtenir une audience du souverain pontife, celle-ci ne dissipa pas la méfiance du pape à l’égard du parti rival du M.R.P. Pie XII s’en tînt à un langage diplomatique peu chaleureux. Après lui avoir transmis le message de piété filiale du Général, Noël s’acquitta de sa mission en dépeignant le R.P.F. comme un rassemblement hors des partis, transcendant tellement les anciens clivages qu’il avait attirés, par exemple, des socialistes. L’ambassadeur, après ce portrait flatteur, espéra « une approbation, un “Dites au Général que je souhaite le succès de son entreprise” ». Mais le pape se contenta d’un sec : « Je suis son action avec intérêt ».

29Cet échec relatif ne fut pas le dernier enregistré par Noël. Au printemps 1952, de Gaulle lui demanda d’organiser chez lui une rencontre secrète avec Paul Reynaud. Elle eut lieu le 3 avril 1952. Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis six ans, donc pas depuis que Reynaud avait accepté, en juillet 1948, de collaborer avec le régime en devenant ministre des Finances et des Affaires économiques, alors que de Gaulle espérait certainement qu’il se réserverait pour son futur gouvernement. Le tête-à-tête se déroula dans une bonne atmosphère car « une sympathie réelle les rapprochait alors », mais de Gaulle ne vit dans cet entretien qu’un « intérêt humain » et comprit qu’il n’aurait pas de suite politique.

30Il est deux façons de lire toutes ces missions confidentielles menées hors du champ R.P.F. La première consiste à souligner finalement sinon leur échec, du moins, le plus souvent, leur insuccès. Ici ce n’est point la compétence ou l’habileté de l’ambassadeur qui est en cause, mais le contexte politique national : ses demi-échecs apparaissent bien comme les symptômes persistants de l’isolement du Général après son départ du pouvoir et comme autant d’illustrations indirectes de sa traversée du désert. La deuxième manière d’interpréter son recours à l’ambassadeur est d’en souligner le caractère répétitif presque systématique. Au fil du temps, la confiance placée en Noël non seulement se maintenait mais s’intensifiait. En quelques mois de Gaulle en avait fait un homme-clef du R.P.F. et un de ses hommes de confiance. Etait-il pour autant un homme-lige soumis aux moindres volontés de son maître politique vénéré ? C’est parce que les paragraphes précédents peuvent peut-être donner cette impression et surtout — anticipons — parce que cette accusation fut souvent formulée à partir de 1959, pendant sa présidence du Conseil constitutionnel, qu’il convient de souligner, dès maintenant, l’indépendance d’esprit dont Noël sut, parfois, faire preuve à l’égard du Général pendant les années R.P.F.

31En effet, fin 1951, Noël refusa deux missions que de Gaulle lui demanda d’accomplir. S’il n’était pas facile pour aucun des fidèles du Général de ne pas se conformer à l’une de ses décisions, cela était encore plus difficile pour Noël dont, dorénavant, tout manquement à son engagement pouvait être assimilé par ses adversaires à un indice de la relativité de son gaullisme. Mais la conscience qu’il avait de son rôle au service du Général comme aussi — et surtout ? — celle qu’il avait de lui-même l’amenèrent pourtant à contrarier, à deux reprises, les désirs du président du Rassemblement. La première fois, il s’agissait d’accompagner le général Billotte aux Etats-Unis. La seconde, d’assister le général de Bénouville chargé de rencontrer, en R.F.A., le chancelier Adenauer. Pour se dérober, Noël mit en avant auprès de De Gaulle, la première fois, qu’il ne parlait pas l’anglais et qu’en plus il ne connaissait même pas l’Amérique, et, la deuxième fois, que les fonctions qu’il avait occupées en Rhénanie et en juin 1940 lui paraissaient incompatibles avec un déplacement à Bonn. En fait, les vraies raisons étaient ailleurs. Noël n’avait pas apprécié qu’on lui demandât de jouer les seconds, surtout dans le cas de la mission Billotte : « Ce rôle d’adjoint d’un militaire ne me convenait pas ». Il lui convenait d’autant moins que Gaston Billotte s’était montré peu enthousiaste à l’idée d’être flanqué de l’ambassadeur. Mais plus encore que par ce réflexe d’amour-propre qui lui faisait considérer qu’il n’était pas employé à sa juste valeur s’il n’occupait pas le premier rang des responsabilités, Noël était mû, en cette fin d’année 1951, par un sentiment de méfiance à l’égard des intentions réelles du Général. Habitué depuis de longues années aux intrigues — à celles des autres comme aux siennes — il restait vigilant devant tout risque éventuel de manipulation. Ainsi, à propos de son projet de visite à Adenauer, il écrivit dans l’un de ses carnets :

« Ce rôle d’émissaire secret auprès du chancelier allemand ne me tentait guère et j’avais l’impression que de Gaulle avait, avec des milieux allemands, ou laissait prendre par certains, des contacts sur lesquels j’étais peu ou je n’étais point renseigné. »

32L’immense respect que Noël portait au Général n’allait pas jusqu’à accepter d’être le jouet de ses manœuvres. Cette façon détournée de marquer les limites qu’il entendait donner à son engagement, si elle fut perçue, ne fut, en tout cas, d’aucune conséquence sur la très bonne opinion que de Gaulle avait de lui.

*

33Le soutien ouvert que de Gaulle avait apporté à Noël en le faisant accéder à de hautes responsabilités au R.P.F. et les encouragements discrets qu’il lui avait prodigués en lui confiant des missions confidentielles n’étaient pas seulement des gages de confiance et d’estime. Ils relevaient d’un projet politique, conçu pratiquement dès l’adhésion de l’ambassadeur au Rassemblement. En effet, début 1948, le Général fit savoir à Noël qu’il devrait affronter le suffrage universel et ce dans l’Yonne. En favorisant son ascension dans les instances parisiennes du R.P.F., de Gaulle tâchait donc, aussi, de lui assurer une stature nationale qui lui servirait dans ses futurs combats locaux.

34Si la conquête d’un mandat électoral est la suite logique d’un engagement politique, on ne peut être qu’étonné de la facilité apparente avec laquelle Noël céda à la demande de De Gaulle. Deux raisons, l’une de principe, l’autre contextuelle, auraient pu, en effet, le conduire sinon à se dérober du moins à se montrer réticent.

35La première était sa violente hostilité aux pratiques que, à son avis, engendrait nécessairement toute démarche électorale. Lui, qui, tout au long de sa carrière, s’était voulu l’incarnation d’un Etat impartial, conciliant justice et efficacité, était par nature peu enclin aux compromis électoralistes. Il condamnait sans réserve la dérive, accentuée, selon lui, par la IV^e République, qui faisait des élus les « serviteurs » de leurs électeurs au lieu de les faire se considérer comme les défenseurs de l’intérêt général. Il trouvait « odieux » que les élus eussent, de plus en plus systématiquement, à intervenir sur des cas individuels pour obtenir quelque faveur. Dans le même esprit, le temps passé à assister aux inaugurations et aux commémorations, ou à recevoir des administrés en quête de renseignements, était, à ses yeux, du temps perdu, préjudiciable au traitement des vrais dossiers. Ainsi, rien ne prédisposait l’ambassadeur, habitué à résoudre des problèmes d’une certaine hauteur avec des collaborateurs choisis, à se porter candidat dans des élections qui, quelles qu’elles fussent, risquaient de le conduire aux compromissions ou à la démagogie et de le rendre prisonnier du « système ». Son caractère, son expérience, comme sa vision de la IV^e République, s’il avait été libre de ne considérer que ces trois données, l’eussent plutôt porté à adopter une attitude plus détachée, lui permettant de prodiguer avis et conseils à un Général qui, lui-même, se gardait bien de se jeter personnellement dans les batailles électorales pour ne pas cautionner le régime.

36Le deuxième motif pour lequel Noël eût pu ne pas accéder à la demande du général de Gaulle tenait à la vision traditionnelle du contexte politique local de l’Yonne. En effet, ce département très rural était, a priori, terre de mission pour le Rassemblement. Les modérés, sous l’étiquette Action républicaine et sociale, y détenaient une position hégémonique : aux élections d’octobre 1945, de juin et de novembre 1946, leur score moyen dépassait les 39 %. Face à eux, la gauche faisait très bonne figure depuis la très forte poussée qu’elle avait enregistrée à la Libération : aux mêmes trois scrutins le parti communiste et la S.F.I.O. avaient respectivement obtenu des résultats moyens de 27 et 22,5 %. Autrement dit, le clivage gauche-droite dans sa forme traditionnelle était encore très vivace et laissait peu de place aux initiatives politiques nouvelles : le M.R.P. aux élections de 1946 n’avait pas passé la barre des 13 % quand ses scores nationaux étaient de plus du double. A ces chiffres déjà peu encourageants, Noël, lorsque de Gaulle, début 1948, le pria de se présenter, pouvait déjà ajouter celui de la piètre performance du R.P.F. aux municipales d’octobre 1947 : avec une moyenne départementale de 14 % le parti gaulliste était loin des 35 % nationaux. Le raz-de-marée gaulliste n’avait pas submergé l’Yonne.

37Malgré ce terrain difficile et son désintérêt réprobateur pour la vie d’élu, Noël s’engagea immédiatement à recevoir le baptême du suffrage universel dans l’Yonne. On peut avancer plusieurs explications à cette acceptation. D’abord, et fondamentalement, il s’agissait d’une demande directe et personnelle du Général. Paraître hésiter, au lendemain même de son adhésion au R.P.F., n’eût sans doute pas été compris. Ensuite, il n’est pas exclu que, dans la perspective d’un retour rapide de De Gaulle au pouvoir, auquel il croyait en 1948, Noël ait jugé que ne pas détenir un mandat électif pourrait le desservir au moment de la répartition des postes ministériels. Enfin, pour ardu qu’il se présentât, le défi électoral à relever dans l’Yonne pouvait lui paraître à sa portée.

38Plusieurs facteurs durent le conduire à analyser en termes raisonnablement optimistes le contexte politique icaunais. L’étendue de la victoire du R.P.F. aux municipales de 1947 pouvait lui laisser espérer que c’était là la première manifestation d’une tendance lourde de l’opinion et que, bientôt, l’Yonne serait touchée par le phénomène. Cet espoir — dont on sait ce qu’il advînt — fut certainement entretenu par la conviction que la domination des modérés sur le département n’était plus, en 1948, que le vestige d’un autre temps. Leurs succès municipaux n’étaient-ils pas que le fruit de la conjonction, d’une part, du retard de l’électorat à réagir à l’affaiblissement objectif de leur réseau clientéliste et, d’autre part, de la crise interne que le R.P.F. local avait traversée ? En effet, la disparition de l’échiquier politique local de Pierre-Etienne Flandin, devenu inéligible, pouvait annoncer la fin du règne sans partage des modérés. Certes le cousin de Noël tentait-il encore, avec quelque réussite, d’orchestrer la vie politique icaunaise, mais celui qu’il avait intronisé comme son dauphin, Jean Moreau, bien que déjà puissant, n’avait pas encore son autorité sur le réseau de notables qu’il lui avait légué. Il suffisait peut-être qu’une figure à la notoriété aussi assise que celle de l’ambassadeur se dressât, en se réclamant de De Gaulle, sur la route de Moreau pour que le vieux système Flandin s’affaissât. Car ce qui avait encore fait la force des modérés aux municipales de 1947 avait été aussi la faiblesse du R.P.F. local, en voie de réorganisation mais sans véritable chef charismatique capable de créer une dynamique face aux notables modérés. Philippe Ragueneau, chargé de mission du R.P.F., avait établi, au lendemain de ce scrutin un rapport accablant sur la situation du parti dans l’Yonne, réduisant le R.P.F. d’Auxerre à un « consortium craintif de petits bonshommes, généralement atteints d’un complexe d’infériorité. »

39Noël pouvait jouer le « grand bonhomme » qui manquait au R.P.F. local remporter les échéances suivantes. Son titre d’ambassadeur de France et son appartenance à l’Académie des Sciences morales et politiques le rangeaient dans la catégorie supérieure des notables respectables. Son attachement à l’Yonne n’était pas contestable : s’il était né à Paris, les nombreuses vacances qu’il avait passées à Toucy depuis son enfance, le long séjour qu’il y avait effectué sous l’Occupation, l’ancrage icaunais de sa famille et de sa belle-famille, comme le patois local qu’il possédait, lui permettaient d’échapper à l’accusation de « parachutage ». D’ailleurs, depuis 1946, moment où il crut que sa retraite serait synonyme de loisirs accrus, il s’était investi dans la vie régionale. Il avait alors accepté de devenir ambassadeur des vins de Bourgogne et, surtout, d’assumer la présidence de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, société dont il était membre depuis 1927.

40Ayant répondu favorablement à la demande du général de Gaulle, Noël voulut se donner les moyens de la réussite. Peu de temps après, il se fit élire, en 1948, président du conseil départemental du Rassemblement. Cette assemblée d’une quarantaine de membres élus pour un an, au scrutin secret, par les compagnons du département, sur une base territoriale et professionnelle, se réunissait une fois par mois. Si elle possédait des responsabilités réelles dans la gestion financière du groupement, elle n’avait, politiquement, qu’un rôle consultatif. La réalité du pouvoir politique revenait au délégué départemental nommé par la direction parisienne du Rassemblement. Cette partition des rôles ne gêna pas, au départ du moins, l’ambassadeur. Sa position lui permettait de se prévaloir de la légitimité militante et de se reposer sur le délégué départemental pour toutes les affaires, fort prenantes, touchant aux adhésions, au service d’ordre, à la propagande et à l’action professionnelle et sociale. Ainsi, Noël, en même temps qu’il acquérait de plus en plus d’influence rue de Solférino, s’impliquait dans les rouages locaux de la machine R P.F. Il prit très au sérieux son rôle dans l’Yonne et s’imposa, de fait, comme le patron du Rassemblement local. Si son arrivée fut sans doute, au début, généralement très bien perçue — n’était-il pas le sauveur envoyé par de Gaulle ? — il est plus que probable qu’au fil du temps sa façon d’agir et d’être finit par incommoder une partie non négligeable — mais difficile à estimer — des militants. Sa cohabitation avec les délégués départementaux successifs devint chaque fois, sans doute après une période d’entente plus ou moins brève, problématique. C’est du moins ce qui ressort d’une lettre violemment accusatrice du 5 juin 1954 de Guy Convert, alors délégué départemental adjoint, adressée à Louis Terrenoire, secrétaire général du R.P. F. :

« Je sais dans quelles conditions et avec quelles complicités, [Noël] a fait exécuter le 1^er délégué départemental, J. de Larebeyrette, il a fait s’effacer le 2^e délégué départemental, René Walter, et comment il s’occupe actuellement du 3^e [le commandant Vastra]. Les compagnons ne l’ont pas oublié. Le Rassemblement en a-t-il profité ? »

41Convert était à l’époque de cette lettre — on y reviendra largement dans le chapitre suivant — en plein affrontement avec l’ambassadeur qui cherchait à le briser. Il convient donc de ne pas exclure la possibilité d’une part d’exagération dans ses propos dénonciateurs. Il n’en reste pas moins que l’équilibre statutaire entre un président du conseil départemental et un délégué départemental, déjà précaire en soi, était très difficilement viable quand celui des deux qui était élu pouvait, de par ses fonctions au conseil national de direction, influer directement sur la nomination ou sur la destitution de l’autre. Les relations difficiles de Noël avec ses délégués départementaux, comme surtout, on le verra, la terrible et impitoyable lutte qu’il mena contre le petit militant de base qu’était Convert, démontrent que l’ambassadeur, si prompt, surtout après 1956 et son passage à la Chambre des députés, à dénoncer les stériles et mesquins jeux politiciens, n’éprouva pas trop de remords à se livrer à des jeux d’appareil où les rivalités de personnes faisaient oublier la foi et l’espérance communes dans le général de Gaulle.

42La présidence de Noël correspondit avec d’importants changements dans l’organisation du Rassemblement de l’Yonne. Ceux-ci avaient été préconisés par Philippe Ragueneau dans son rapport et furent orchestrés conjointement par l’ambassadeur et le délégué Jean de Larebeyrette. Le siège départemental quitta Auxerre, où l’influence de Moreau était trop envahissante. Il fut installé à Sens — mairie dirigée par le R.P.F. Gaston Perrot, depuis 1947 — Auxerre ne conservant qu’une permanence. Le département fut plus efficacement quadrillé par de nouveaux militants chargés de tâches spécifiques. Tant et si bien que le Rassemblement icaunais, en mai 1948, revendiquait plus de 2800 adhérents, même si, probablement, il ne devait en compter qu’un millier.

43La situation commençait donc à s’améliorer. Peut-être parce que cette appréciation reposait avant tout sur des critères subjectifs non encore sanctionnés par les urnes, Noël ne se lança pas dans la bataille des élections au Conseil de la République de novembre 1948. Cette abstention est étonnante. De Gaulle lui avait pourtant demandé de se présenter « dès que l’occasion se présenterait ». De plus, et surtout, il avait reçu, en octobre, une lettre très explicite du colonel A. Servais, lui demandant, au nom de De Gaulle, de prendre la tête d’une liste d’union avec les modérés.

44Les négociations avec ces derniers n’aboutirent pas. Modérés et gaullistes présentèrent chacun leur liste. P.-E. Flandin s’opposa-t-il à la constitution d’une liste commune qui eût assuré l’élection de son cousin avec lequel il était définitivement brouillé depuis Munich ? Noël estima-t-il de mauvaise politique de paraître allié aux modérés, ne pouvant deviner que, trois ans plus tard, la loi sur les apparentements le « contraindrait » à cette entente ? Ce sont là deux possibilités qui n’en excluent pas d’autres. En tout cas, l’échec de ces négociations ne conduisit pas l’ambassadeur à se porter lui-même sur la liste R.P.F. Sans doute estima-t-il que les 10 % des grands électeurs sur lesquels il pouvait compter ne lui eussent assuré ni la victoire ni même une défaite honorable. Les gaullistes furent donc emmenés par René Walter et Gaston Perrot qui, s’ils furent battus, créèrent néanmoins la surprise en rassemblant 25 % des suffrages.

45Ce succès ne fut pas démenti par les élections cantonales de mars 1949. Le R.P.F., avec 14,5 % des voix, était en très léger progrès par rapport aux municipales de 1947 et, surtout, il parvenait à s’implanter au conseil général avec deux élus sur les treize qu’il avait présentés dans les vingt circonscriptions à pourvoir. Ce relativement bon résultat fut attribué par les renseignements généraux à un accord secret passé entre Jean Moreau et Léon Noël. L’ambassadeur se contenta donc, apparemment, de négocier dans l’ombre sans lui-même se lancer dans la compétition. Aucune pièce d’archives n’explique cette deuxième abstention. On peut penser que Noël ne jugea pas les circonscriptions en jeu à sa hauteur. Il préféra, sans doute, se garder pour l’élection législative de 1951, une échéance, quitte à en affronter une, qui consoliderait mieux son statut de dirigeant du Rassemblement. Sa place dans le dispositif du R.P.F. icaunais demeurait cependant centrale. De Gaulle le signifia aux militants, lors d’un déplacement dans le département à la mi-janvier 1950, en passant la soirée aux Monins.

46Vint enfin le temps de la campagne pour les législatives de 1951. Depuis le raz-de-marée de 1947, faute d’élections anticipées, ce rendez-vous était attendu avec impatience par tous les gaullistes qui espéraient qu’il marquerait le retour au pouvoir de De Gaulle. Noël entendait bien tenir l’engagement qu’il avait pris plusieurs années auparavant et se présenter, comme convenu, dans l’Yonne. Un épisode, dont il n’a jamais fait mention publiquement, faillit remettre en cause ce projet auquel il travaillait depuis 1948. « Un peu avant le début de la campagne », de Gaulle, à sa grande surprise, lui demanda de renoncer à l’Yonne et de briguer le secteur de Paris qui avait été initialement prévu pour le professeur Louis Pasteur Vallery-Radot, autre membre du conseil de direction. Le Général, pour justifier cette soudaine demande, argua que Pasteur Vallery-Radot ne se « résignait qu’à contre-cœur » à être candidat et qu’il n’avait pas exclu de renoncer à son siège, une fois élu — ce qu’il fit d’ailleurs 11 mois plus tard. L’ambassadeur ne céda pas et répondit en ces termes à de Gaulle :

« Je ne désire nullement être député ; je ne me présenterai que parce que vous me le demandez ; si vous me proposiez une candidature de principe, dans une circonscription où j’aurais moins de chance que dans l’Yonne, j’accepterais ; mais, après avoir mené, comme chef de file, une campagne difficile de plusieurs années, je ne puis abandonner, au dernier moment, mes compatriotes, à la veille de la bataille finale, pour me faire élire à Paris, où mon succès serait assuré, quand bien même je ne prendrais aucune part à la campagne électorale. »

47Le Général s’inclina devant ces arguments. Notons que ceci confirme que Noël, depuis le début, n’était pas enthousiasmé à l’idée de devenir député et qu’il agissait plus par devoir vis-à-vis de De Gaulle que convaincu que sa présence au Palais Bourbon serait utile.

48Ce fut donc dans l’Yonne que Léon Noël alla, pour la première fois de sa vie, au-devant des électeurs. Si le R.P.F. avait enregistré quelques résultats encourageants la victoire était loin d’être assurée pour autant. Elle l’était d’autant moins que la campagne s’engageait dans un flou certain : ni la date exacte, ni, surtout, le mode du scrutin n’avaient été annoncés. Noël, évidemment conscient du terrible handicap que cela représentait, décida de commencer très tôt, un an à l’avance, une précampagne en multipliant ses interventions sur le terrain. Il s’afficha systématiquement dans toutes les manifestations de la Société des sciences historiques et naturelles auxquelles la presse locale donnait toujours un large écho. Il organisa, surtout, de nombreuses rencontres contradictoires destinées à démontrer que lui et son parti étaient les seuls à pouvoir combattre le communisme. Il fit appel à des figures du R.P.F. pour animer ses réunions publiques. Olivier Guichard, en tant que délégué régional et Jacques Soustelle, secrétaire général, vinrent ainsi à ses côtés, respectivement le 26 novembre à Auxerre et le1^er décembre à Tonnerre.

49Il apparaît, à la lecture des rapports mensuels que le préfet de l’Yonne adressait au ministère de l’Intérieur, que les rassemblements organisés par Noël, même lorsqu’ils eurent un invité de marque, n’attirèrent pas les foules. Les auditoires demeurèrent « extrêmement réduits », du début à la fin, de mai 1950 à juin 1951. Le manque de charisme du candidat est certainement à évoquer ici : Noël était un homme de dossiers et de cabinet, pas un orateur aimant et sachant séduire des assemblées. Peut-être souffrit-il aussi, dans les premiers mois, de n’être pas encore investi officiellement par son parti. Ce ne fut, en effet, que le 19 mars 1951 que Soustelle avisa confidentiellement René Walter, le délégué départemental, que le conseil national, réuni le 14, l’avait désigné en même temps que Noël pour figurer en tête de la liste R.P.F. Il était temps. Des bruits — sans doute répandus par ses adversaires — couraient selon lesquels la candidature de Noël n’était pas sûre. On prétendait qu’il préférait la Nièvre « au prétexte de la facilité qu’aurait ce département à accueillir des candidatures d’étrangers au département ». Mais plus encore qu’au caractère tardif de sa désignation officielle ou à son manque de talents oratoires, c’est au désintérêt des Icaunais pour le scrutin qu’il faut surtout attribuer le peu d’écho des réunions de l’ambassadeur. En effet, lorsqu’au printemps 1951, il fut rejoint dans la course par ses adversaires, les rassemblements de ces derniers n’eurent guère plus de succès. Les auditoires dépassant la centaine étaient l’exception.

50Le sujet de prédilection de L. Noël, au cours de sa pré-campagne comme de sa campagne, fut la dénonciation des « manœuvres des partis face à la loi électorale ». Celles-ci aboutirent, on le sait, le 7 mai 1951 — à peine un mois avant le scrutin — au vote de la loi sur les apparentements. Ce texte, bien connu, permettait à une liste ou à un groupe de listes apparentées, obtenant dans un département la majorité absolue des suffrages exprimés, d’emporter la totalité des sièges à pourvoir, qu’elles se répartissaient — s’il y avait plusieurs listes — à la proportionnelle. Les partis de la Troisième Force l’avaient délibérément conçue pour contenir toute poussée communiste ou R.P.F. L’hostilité de Noël à cette loi, dès sa préparation, n’avait donc rien que de très logique. Ce fut sans surprise qu’en mars 1951 les lecteurs de L’Yonne Républicaine avaient appris que l’ambassadeur exigeait « un mode de scrutin majoritaire, simple, clair et leur garantissant que leur bulletin ne sera attribué à d’autres qu’à ceux pour lesquels ils ont entendu voter ». Noël employa un ton encore plus violemment réprobateur, le 4 avril 1951, dans le même journal, à la veille du passage en première lecture de la nouvelle loi :

« 1) L’apparentement est une mystification et permettra à des candidats d’être élus avec des voix qu’ils n’auront pas obtenues. 2) Il est immoral […]. 3) […] on insistera à des combinaisons écœurantes ou tel parti fera ses alliances “à gauche” dans certains départements, “à droite” dans d’autres. 4) Cette loi est trop évidemment une loi de “circonstances” [...]. »

51Pourtant, malgré cette condamnation sans appel, Noël, une fois la loi définitivement votée, décida de l’utiliser en s’apparentant lui-même ! Pareille décision paraissait, pour le moins, en contradiction avec le discours tenu depuis des mois. Elle était d’autant plus inattendue que de Gaulle, selon l’expression de Jean Chariot, continuait, lui, de préférer « la pureté des principes à toute autre considération » et avait fait savoir aux siens qu’il n’était pas question pour eux de s’apparenter.

52Comment interpréter cet apparent revirement ? Il semble que le primat des facteurs liés au contexte local ne doive pas masquer une possible opposition de principe à la position rigide arrêtée par le Général. Il est incontestable que, sur le fond, l’ambassadeur considérait cette loi électorale comme inique. Mais tout en trouvant le « procédé immoral en soi », il reconnaissait, encore plus tard, qu’il était « ingénieux ». Fit-il partie des gaullistes qui eussent souhaité voir de Gaulle tourner la loi contre leurs auteurs en autorisant les candidats R.P.F. à s’apparenter ? Une telle manœuvre eût assuré le groupe d’une victoire quasi certaine. Noël ne l’a jamais écrit. Il apparaît même qu’à l’époque, il se soit montré extrêmement discret et prudent lorsqu’il abordait le sujet. Ainsi le baron Olivier Guichard affirme-t-il l’hostilité de principe de l’ambassadeur aux apparentements et met-il uniquement son attitude sur le compte du contexte électoral icaunais :

« Léon Noël était très anti-apparentement à Paris et puis, quand il était à Toucy, il se rendait compte que, les choses étant ce qu’elles sont, il fallait bien en passer par là. »

53Le discours de Noël changeait-il selon la confiance qu’il mettait dans ses interlocuteurs ? L’écho n’est, en tout cas, pas du tout le même chez son ami l’avocat Pierre Lemarchand, qui plus tard, serait, à son tour, député de l’Yonne :

« Il était pour l’apparentement. Et le Général était tout à fait contre et moi aussi je dois dire. J’étais acharné contre et puis, après une réunion au gymnase Japy ou Jaurès, j’avais parlé avec Léon Noël et il m’avait presque convaincu. D’ailleurs, ce qu’il m’avait expliqué, c’est exactement ce qui s’est passé. [...] Il était pour les apparentements en disant “L’eau et le vin s’allieront” et, vous verrez, nous serons battus même si nous avons beaucoup de voix. Il prétendait que [rester isolés] ferait perdre beaucoup de sièges, évidemment, mais également des voix. Il pensait qu’on allait être mis en quarantaine, exactement comme le Front National aujourd’hui. C’est ce qui s’est passé. »

54Il semble donc plus que probable que Noël n’approuvait pas la suicidaire rigueur morale imposée par le Général à ses troupes. Lui, par tactique et pragmatisme, eût certainement souhaité que tous les candidats R.P.F. s’apparentassent. Les résultats électoraux du Rassemblement et la délicate situation de son groupe parlementaire à l’Assemblée lui donnèrent rétrospectivement raison, du moins, en termes d’efficacité immédiate.

55Mais, plus encore que cette question de principe, les contingences locales pesèrent dans la décision de l’ambassadeur de conclure un apparentement. La loi du 7 mai 1951 et la décision du R.P.F. de ne pas y avoir recours perturbèrent, en effet, gravement la campagne de l’ambassadeur. Elles compromettaient, a priori, ses chances. Avant l’adoption du texte, Noël pouvait assurer son salut électoral au moyen du 4^e siège à pourvoir si sa liste parvenait à dépasser celle de la S.F.I.O. Dorénavant il n’estimait pas pouvoir l’emporter sans avoir recours à un ou à des apparentements. L’interdit du Général était d’autant plus cruel à respecter que depuis que le texte de la loi était connu en termes précis, c’est-à-dire depuis le 5 avril, date de son vote en première lecture, Noël avait reçu de nombreuses offres d’apparentements. Le 4 mai, Jean Moreau et Jean Chamant, au nom des Républicains indépendants, lançaient un appel à l’entente au R.P.F. et au Rassemblement des Gauches républicaines. Le 11 mai, le R.G.R. prônait auprès de « tous les partis républicains et nationaux », dont le R.P.F., un « vaste rassemblement dans le cadre des apparentements ». Mi-mai, le M.R.P. local s’adressait à son tour aux Républicains indépendants, à la S.F.I.O., aux radicaux et au R.P.F. pour parvenir à des apparentements. Dans les trois cas, la motivation avouée était la même : faire obstacle au communisme.

56Noël n’avait pas le goût de l’échec. Il l’avait d’autant moins que s’il s’était présenté dans l’Yonne, ce n’était pas pour satisfaire son ambition personnelle mais pour se conformer au désir du Général, ce même général qui, maintenant, pour ne pas se compromettre avec le « système », lui imposait d’observer une conduite morale qui le menait droit à la défaite. L’ambassadeur s’estima donc en droit de protester. A une date qui n’est pas connue, il rencontra de Gaulle et invoqua des « raisons d’ordre local et d’ordre personnel » — et non apparemment de principe — pour conclure un apparentement avec les indépendants de Jean Moreau. Rappelons ici que le maire d’Auxerre avait en janvier 1950 interdit à de Gaulle de prendre la parole dans sa ville ! Noël se savait soutenu dans sa démarche par le baron Olivier Guichard, délégué régional du R.P.F., chargé de cinq départements dont l’Yonne. Celui-ci considérait qu’« il n’eût pas été convenable » qu’un ambassadeur de France fût battu. De plus, il n’était pas, lui, hostile au principe des apparentements, même si, dans ses mémoires, il a affirmé qu’« on fit de [lui] un plus chaud partisan des apparentements qu’[il ne l’était] en réalité ». Avec l’accord de Soustelle, il parla donc au Général et plaida pour Noël, ainsi que pour le général Billotte, en difficulté dans la Côte d’Or :

« [De Gaulle] m’écouta avec attention et agacement avant de laisser tomber, légèrement dégoûté : “Eh bien soit”. [...] Jamais le Général ne m’en reparla, mais j’eus le sentiment qu’il n’était pas fâché de pouvoir mettre ces dérogations utilitaires au compte de ma déplorable tendance à l’électoralisme. »

57Louis Terrenoire eut également l’impression que de Gaulle n’eut pas « de peine à se laisser fléchir » : la « personnalité de l’ambassadeur et sa fidélité courageuse » l’inclinèrent immédiatement à la sollicitude. Ainsi Noël fut l’un des seulement onze candidats R.P.F. à avoir conclu des apparentements. Grâce à de Gaulle, une fois de plus, Noël voyait sous de meilleurs auspices son avenir au sein du Rassemblement. Nul doute qu’une défaite, qu’il pensait — peut-être à tort, on le verra — certaine sans apparentement eût rendu délicat son maintien au conseil de direction, tout comme celui de Billotte ou de Guillain de Bénouville qui, eux-aussi, bénéficièrent de la même faveur du Général. Mais le prix politique à payer pour favoriser l’élection de ces trois conseillers et de leurs quelques autres compagnons — l’accusation de s’être finalement laissé corrompre — n’était-il pas démesurément élevé au regard du faible nombre de sièges que la manœuvre était susceptible de rapporter ? Malraux se le demanda.

58Le 17 mai 1951, le jour même du vote de la loi, les quatre candidats R.P.F. de l’Yonne — L. Noël, R. Walter, J. Vastra et C. Bastide — signaient un document par lequel ils s’apparentaient à la liste des Républicains indépendants et paysans de l’Yonne de J. Moreau et à celle du Rassemblement des Gauches républicaines d’A. Jaïs. Le 22 mai, ils publiaient un communiqué dans L’Yonne Républicaine. Ils y dénonçaient « les extravagances et les injustices du nouveau système électoral » auquel ils expliquaient n’avoir recours que pour ne pas « faire le jeu des marxistes, et plus spécialement du parti communiste ». Ils y précisaient bien qu’il s’agissait seulement de « barrer la route aux ennemis de la France et de la République » et en aucun cas d’aboutir à « l’établissement d’une alliance quelconque » avec les indépendants ou les radicaux-socialistes. Cette contorsion masquait assez efficacement le but réel de l’utilisation de la loi du 7 mai par le R.P.F. icaunais : sauvegarder les chances de Noël d’entrer au Palais Bourbon.

59Il convient de souligner que l’apparentement de Noël et des indépendants avait eu une genèse difficile. L’éventualité d’un accord avec le R.P.F. avait d’abord soulevé de fortes oppositions au sein de l’instance départementale des indépendants. De Gaulle n’était pas apprécié des modérés. De plus Pierre-Etienne Flandin n’était pas favorable à un apparentement avec le R.P.F. et tenait surtout à ce que son fils Rémi figurât en troisième position sur la liste, ce qui, finalement, ne se fit pas. Jean Chamant, d’après ses dires, était minoritaire au départ lorsqu’il défendait le rapprochement avec Noël. Il finit, selon lui, par convaincre, en faisant valoir que si les indépendants tenaient au moins à conserver leurs deux sièges il n’y avait pas d’autre solution qu’un apparentement avec le R.P.F. Une fois la décision prise, les contacts avec l’ambassadeur furent désagréables. Il se montra extrêmement réticent et ne manqua pas une occasion de marquer à ses interlocuteurs qu’il n’agissait que poussé par la nécessité. Les relations de Noël avec les indépendants n’étaient pas, il est vrai, facilitées par l’estime qu’il portait à leur chef de file. S’il trouvait que Jean Chamant était un homme « remarquable », il semble n’avoir pas eu la même considération pour Jean Moreau si l’on en croit Pierre Lemarchand :

« Dans son esprit, c’était un type d’une intelligence très limitée. Il ne comprenait pas son admiration pour Pinay. Moreau était un type attachant mais idiot. C’était le conservateur de province bouché à l’émeri. »

60Toutefois les mouvements d’humeur que Noël manifesta auprès de ses interlocuteurs indépendants ne sortirent jamais du cercle restreint des dirigeants politiques de l’Yonne. La discrétion s’imposait pour assurer le succès de l’apparentement. Celui-ci, au dernier moment, n’en faillit pas moins être remis en cause. L’accord fut sur le point d’être rompu le 25 mai 1951. En effet, le surgissement inattendu d’une liste dite « du Rassemblement des groupes républicains et des indépendants français », conduite par le très parisien Jean-Michel Renaitour, vint jeter le trouble. Celle-ci, apparentée à la liste S.F.I.O., n’allait-elle pas détourner suffisamment de voix pour empêcher le R.P.F., le R.G.R. et les Républicains indépendants de franchir la barre des 50 % ? Au vu du succès des réunions publiques de Renaitour, Moreau s’en montra de plus en plus convaincu. Il fit donc bon accueil aux insistantes demandes des Républicains populaires pour qu’ils pussent former la quatrième composante de leur apparentement. Pour faire échec aux communistes, il n’exclut même pas de s’entendre avec la S.F.I.O. Mais Noël repoussa nettement tout élargissement de l’apparentement conclu. Il n’était pas question qu’il s’accordât avec un parti de la Troisième Force. Devant son obstination, Jean Moreau envisagea un renversement d’apparentement. Il se montra prêt à passer un accord avec les socialistes et à prendre la responsabilité d’une rupture avec le R.P.F. si ses colistiers l’approuvaient. Mais Jean Chamant, dans une ultime discussion, le 25 mai à 22 heures 30, à moins d’une heure et demie de la clôture officielle des déclarations d’apparentements, s’opposa définitivement à ce revirement. Noël resta apparenté aux indépendants et aux radicaux.

61La conclusion officielle des apparentements marqua pour les 9 listes en présence le véritable démarrage de la campagne. Noël avait donné un nouveau départ à la sienne, dès le lundi 21 mai, avec une importante réunion qui regroupa 200 à 300 personnes dans le marché couvert de Migennes, bastion communiste. Un peu moins d’un mois le séparait du scrutin et ce fut ce soir-là le début d’un véritable marathon électoral. L’ambassadeur commença par trois grandes manifestations consécutives dans les villes de l’Yonne : le 24 mai à Auxerre, le 25 à Sens, en compagnie d’Edmond Barrachin. député de la Seine et président de la commission du suffrage universel à l’Assemblée nationale, et le 26 mai à Avallon. Mais, plutôt que de multiplier ces réunions publiques urbaines tenues en soirée, Noël préféra se livrer à un impressionnant travail de quadrillage du département. Il est probable que cette tâche lui fut facilitée par le discret appui que lui apporta le clergé local. Il alla ainsi, systématiquement, au-devant de l’électorat rural, très largement prédominant dans le département. Si les communistes se vantèrent d’être intervenus dans les 484 communes de l’Yonne, Noël, lui, chaque jour, visitait 4 ou 5 villages, allant de préaux d’écoles en fermes, de cafés en mairies. Les hasards du calendrier lui faisaient parfois croiser ses rivaux. Ainsi, le 19 mai, il se retrouva à l’Hôtel de Ville de Sens, aux côtés de Jean Moreau et de Jean Chamant, à l’occasion d’une réunion semestrielle de la décidément très courue Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne.

62Parallèlement à cette action de terrain, Noël s’imposa dans le débat grâce à l’écrit, ce qui lui était sans doute plus facile que de discuter problèmes agricoles avec les paysans du cru. Il publia dans L’Yonne Républicaine — acquise à la cause des modérés mais tentant de maintenir la balance égale entre les candidats — trois articles aux titres éloquents : « Acculés aux urnes ! » le 16 mai, « Leur dernière cartouche » le 22 mai et « Listes de diversion » le 9 juin. Surtout, dans sa profession de foi, largement diffusée et qui parut en partie dans L’Yonne Républicaine des 3-4 juin, il énonçait clairement ses intentions. Il y affirmait sa volonté de « réduire les dépenses de l’Etat, [de] soulager les contribuables en établissant une fiscalité juste et équitable, [de] stabiliser la monnaie, [de] réconcilier les classes sociales en associant les salariés à la production et en libérant le syndicalisme de la politique ». D’autres promesses, concernant l’armée, l’indépendance, la politique agricole et la réforme électorale suivaient. Le texte se terminait par un appel « pour en finir avec l’incohérence et la gabegie que n’ont pas su éviter les députés sortants [et] pour refaire une France saine, propre, honnête, prospère et libre [avec le R.P.F.] ». La petite biographie de l’ambassadeur qui était jointe à cette profession de foi le présentait comme solidement implanté dans l’Yonne, résistant pendant la guerre et proche de De Gaulle.

63Tous ses efforts prirent fin le 16 juin 1951 dans l’ultime traditionnelle réunion publique qui, la veille du scrutin, regroupait toujours à la halle aux grains d’Auxerre — aujourd’hui détruite — tous les candidats. Une semaine auparavant Noël avait également participé à la grande manifestation organisée au Vel d’Hiv de Paris par de Gaulle pour présenter ses candidats. Cette énergie ne fut pas dépensée en vain. Le soir du 17 juin, Noël totalisait 18,2 % des suffrages exprimés, améliorant de plus de trois points le score habituel des gaullistes icaunais. Surtout, le groupe de listes apparentées auquel il appartenait, contrairement à ce que la rumeur des derniers jours avait colporté, franchissait — de justesse — la barre des 50 % puisque Moreau avait réuni sur son nom 30,1 % des voix et Jais 3,1 %. Ainsi en vertu de la nouvelle loi électorale, les modérés avaient trois élus — J, Moreau, J. Chamant et V. Guichard — et le R.P.F. un, en la personne de Noël. Les socialistes, avec 11,3 % des suffrages, et les communistes, avec 23,3 % — score supérieur de plus de 5 points à celui de l’ambassadeur — perdaient, chacun, le siège qu’ils possédaient. L’Yonne Républicaine soulignait l’étroitesse de la victoire des indépendants et du R.P.F. : ils ne dépassaient la majorité absolue que de 943 voix sur un total de 125 164 suffrages exprimés et encore, ne le faisaient-ils qu’avec l’apport des 3 816 voix des radicaux-socialistes, dindons de la farce, en l’occurrence, puisqu’aucun siège ne leur revenait. Le préfet J. Brunei remarquait, quant à lui, dans l’analyse qu’il adressa au ministère de l’Intérieur, que le fort glissement à droite de la représentation icaunaise ne correspondait à aucune évolution politique du corps électoral et n’était que le résultat de l’apparentement. Il attribuait l’important taux d’abstentions — 21,11 % — au mécontentement des électeurs radicaux-socialistes qui, selon lui, n’avaient pas accepté l’apparentement R.G.R.-R.P.F.

64Noël avait gagné son pari et devenait député de la République. Il s’était épargné le déshonneur personnel d’une défaite et avait évité à son parti l’inconvénient qu’eût représenté la non élection d’un membre en vue du conseil de direction. Il avait aussi, et peut-être surtout, accédé à une fonction que, visiblement, de Gaulle tenait beaucoup à ce qu’il l’occupât. Il n’exprima, plus tard, qu’un regret : avoir eu recours à la loi sur les apparentements si manifestement injuste et scandaleuse. Cette compromission avec le « système », à laquelle la crainte de l’échec inexorable l’avait poussé, lui était d’autant plus désagréable qu’il estima après coup qu’il eût pu gagner sans cet artifice, des gaullistes de gauche, des résistants et des anciens déportés lui ayant sans doute refusé leurs suffrages par hostilité envers les indépendants.

65L’arrière-pensée de ce raisonnement était, sans doute, de se laver de l’accusation de ne devoir son siège qu’à la loi scélérate du 7 mai 1951 et d’apparaître, notamment aux yeux de ses compagnons, pleinement légitime dans ses habits de député. On peut, cependant, mettre en doute la validité de l’analyse de Noël, ne serait-ce que parce qu’un apparentement eût pu se faire contre la liste R.P.F.

66Quoiqu’il en fut, Noël était, dorénavant, député. Il était l’un des 118 représentants que le R.P.F. comptait à la Chambre. De Gaulle estimait qu’il en eût fallu au moins 200 pour faire avancer ses idées. L’échec électoral était manifeste. Noël fit bonne mine à mauvais jeu et remercia ses électeurs en voulant voir « dans ce premier résultat […] le gage d’autres succès ». Les communistes, eux, y virent seulement l’élection de « quatre députés réactionnaires » et les M.R.P. « le renforcement d’un néo-gaullisme dangereux pour un régime de liberté ».

*

67Au terme de ce chapitre, l’extrême rapidité avec laquelle Noël gravit les marches du pouvoir dans les instances nationales du R.P.F. et la grande facilité avec laquelle il s’imposa comme principale figure du Rassemblement puis comme député de l’Yonne nous sont apparues, à chaque fois, relever largement de la volonté personnelle de De Gaulle. Le soin constant que le Général mit à favoriser l’ascension de l’ambassadeur étonne. Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’ignorance délibérée de la charge symbolique objectivement attachée à la personnalité du seul civil « signataire » de l’armistice. On sait l’esprit d’union nationale qui animait le Général et sa volonté de refermer les plaies. En revanche, il est nécessaire d’essayer de saisir les raisons positives qui l’amenèrent à vouloir conférer si rapidement à Noël une épaisseur politique et une stature nationale solidement appuyées sur un important mandat électif. D’autres que l’ambassadeur, par leurs faits d’armes ou leurs qualités propres, eussent pu prétendre à pareil traitement.

68A l’origine de cette grande sollicitude il y eut d’abord le sentiment réciproque d’une proximité générationnelle et culturelle. Deux ans seulement — on l’a vu au début de ce chapitre — séparaient le Général de l’ambassadeur. L’écart devait leur paraître d’autant plus faible que la plupart des autres dirigeants du R.P.F., nés, eux, au XX^e siècle, avaient en moyenne 17 ans de moins que leur maître à penser. Leurs âges voisins expliquent sans doute en grande partie que de Gaulle et Noël partageassent un certain nombre d’idées, de valeurs et de comportements. Parmi ceux-ci, il convient d’accorder une place déterminante à leur foi catholique et à leur semblable vision de la religion. Lorsque Noël s’exprimait sur le sentiment religieux de De Gaulle, il nous parlait tout aussi bien de lui-même :

« De Gaulle était profondément chrétien. Ce n’était pas une attitude. Il avait des préoccupations spirituelles constantes. Il était très sincèrement pratiquant. Mais, dans notre génération, les officiers, les militaires, les fonctionnaires considéraient que la religion, la pratique religieuse étaient des affaires privées. »

69Cette conception commune de la foi, domaine intime s’il en est, les conduisit à s’apercevoir qu’ils partageaient aussi le même point de vue sur les rapports entre l’Eglise et l’Etat. Marqués qu’ils étaient par leurs souvenirs des lois anticléricales de la fin du XIX^e siècle, ils estimaient l’un et l’autre que les autorités civiles avaient pour devoir de défendre la religion mais n’avaient pas à se mêler des affaires de l’Eglise, tout comme celle-ci n’avait pas à se préoccuper des affaires de l’Etat.

70Mais, chronologiquement, avant de constater la similitude de leurs avis sur la foi et l’Eglise, ce fut d’abord en discutant politique étrangère et, de là, histoire, que les deux hommes éprouvèrent le sentiment d’une réelle communauté d’idées. Dès leur premier entretien, le 27 novembre 1947, puis dans les suivants, l’essentiel de leurs propos se rapportèrent aux relations internationales présentes ou passées. Les vastes et assez érudites connaissances historiques de l’ambassadeur impressionnèrent de Gaulle. Elles le convainquirent que Noël n’était pas homme à se laisser aveugler par les contingences du moment, qu’il était capable d’embrasser par ses vues des situations d’autant plus complexes qu’anciennes. Sûrement faut-il pour mieux comprendre l’immédiateté de cette entente intellectuelle, lui ajouter une dimension affective. L’un des premiers sujets qu’abordèrent les deux hommes fut, en effet, la Pologne d’avant-guerre, pays et période qui semblent bien avoir constitué dans leur imaginaire une sorte de patrimoine commun, propice aux échanges complices. Comme il le fit devant d’autres, Noël sut probablement narrer avec talent son séjour à Varsovie devant un de Gaulle que cela dut ramener aux souvenirs de sa jeunesse et de sa participation à la guerre polono-bolchévique de 1920. Ainsi, l’histoire en général et celle de la Pologne en particulier ont-elles très certainement assuré à Noël la considération, voire une certaine forme d’admiration, de De Gaulle.

71Une même façon d’appréhender la foi et l’Eglise, l’histoire et la politique, ainsi que des goûts littéraires communs, purent suffire à instaurer un climat de confiante estime entre les deux hommes. Ils n’expliquent cependant pas à eux seuls que celle-ci se fût si rapidement métamorphosée en une sollicitude systématique de l’un envers l’autre. De Gaulle ne vit pas en Noël qu’un interlocuteur cultivé possédant nombre de ses références. Il comprit l’atout que constituaient pour lui et pour son mouvement les compétences étendues de l’ambassadeur en matière juridique, administrative et diplomatique. Le dense réseau de relations qu elles laissaient supposer ne dut pas, non plus, être négligé par le Général. La chance de Noël était de posséder des capacités nombreuses et diverses alors que le R.P.F., on l’a vu, manquait de cadres qualifiés. De plus, et peut-être surtout aux yeux de De Gaulle, ces capacités étaient réunies chez un haut fonctionnaire, rompu au fonctionnement de l’Etat. Or, si beaucoup dans l’entourage du Général avaient agi avec courage et patriotisme dans la Résistance, appartenir à l’ordre des compagnons de la Libération n’était nullement un gage de savoir-gouverner ou de savoir-administrer. De Gaulle révérait l’Etat. Si le R.P.F. ne voulait pas se réduire à une simple machine à conquérir le pouvoir mais se montrer capable de l’exercer, il était indispensable qu’il comptât des fonctionnaires. Le Général avait donc tout intérêt à bien accueillir Noël et à lui faire une place de choix au sein du Rassemblement. Et ce d’autant plus que tous les hauts fonctionnaires gaullistes ne s’étaient pas laissés séduire par l’aventure R.P.F. : un Geoffroy de Courcel, un Pierre Messmer, un Louis Joxe, un Etienne Burin des Roziers ou un Alexandre Parodi n’avaient pas jugé inconciliables leur fidélité à de Gaulle et leur non participation au parti gaulliste, généralement explicable par la poursuite de leurs carrières.

72Reste que l’attitude du Général à l’égard de Noël, observée tout au long de ce chapitre, semble avoir dépassé le simple bon accueil réservé à une nouvelle recrue de laquelle on se sent proche culturellement et à laquelle on reconnaît d’intéressantes qualités professionnelles. En ne tenant aucun compte des réserves que suscita chez certains compagnons l’arrivée de Noël, en lui assurant une situation stratégique dans l’organigramme du parti et en tenant absolument à ce qu’il devint, malgré son peu d’enthousiasme, un élu de la République, de Gaulle n’obéissait-il pas à un plan préétabli ? Le Général a pu, en effet, concevoir pour l’ambassadeur une très haute ambition qui eût nécessité, au préalable, de lui façonner un profil politique crédible et irréprochable. Charles de Gaulle pensa-t-il, dans les années qui suivirent la création du R.P.F., nommer Noël premier ministre au cas où il reviendrait au pouvoir après avoir modifié la Constitution ? L’hypothèse, aussi incertaine soit-elle, n’est pas à écarter. Noël, lui, en tout cas, « avec le recul du temps », fut convaincu que c’était là l’idée du Général. Il n’en fit jamais état publiquement, mais le confia en 1970 à son carnet. Seule cette intention supposée du Général expliquait, à ses yeux, pourquoi de Gaulle « tenait tant à [le] mettre en vedette ». Il fut renforcé dans sa conviction lorsqu’il apprit ce qui, selon lui, était la vraie raison de l’étonnante demande du Général au début de la campagne des législatives de 1951. On se souvient que de Gaulle l’avait alors prié de se présenter à Paris à la place de Louis Pasteur Vallery-Radot. Or, il vint à la connaissance de Noël qu’André Diethelm, membre du conseil de direction du R.P.F., avait été chargé par le Général d’une discrète mission d’investigation sur la situation électorale de l’Yonne. Diethelm s’était rendu dans le département et avait conclu que Noël n’avait « aucune chance » d’être élu. L’ambassadeur en déduisit que si de Gaulle avait ainsi voulu le préserver d’un échec, c’était bien parce qu’il lui promettait un avenir politique de tout premier plan. Une confidence du général de Bénouville — à une date non précisée — acheva de le convaincre. A l’époque du R.P.F., le député d’Ille-et-Vilaine avait parlé à de Gaulle de Noël pour les Affaires Etrangères. Le président du Rassemblement lui répondit « qu’il [le] voyait plutôt à l’hôtel Matignon ». Bénouville, en racontant l’anecdote à Noël, conclut simplement que le Général avait donc pensé à lui pour le secrétariat général du Gouvernement. L’ambassadeur laissa dire mais considéra que c’était là un autre indice probant de la volonté de De Gaulle de le voir assumer la direction du Gouvernement.

73Comment apprécier la conviction de l’ambassadeur ? N’y trouve-ton pas quelque exagération marquée du sceau de la mégalomanie d’un vieil homme face à ses souvenirs ? Sans doute pour écarter cette accusation, Noël a lui-même nuancé son propos :

« Je précise ma pensée : je ne veux pas dire que [de Gaulle] m’aurait, s’il avait pris le pouvoir quelques années plus tôt, préféré à Michel Debré, mais qu’il entendait me pousser en avant pour pouvoir, le cas échéant, porter son choix sur moi. »

74Il est évidemment impossible à l’historien de trancher. Tout au plus peut-on dire qu’il apparaît très vraisemblable que de Gaulle eût accordé à Noël une place — mais pas forcément la première — dans un gouvernement gaulliste constitué au lendemain d’une victoire à des élections législatives. Tout son comportement, de 1948 à 1951, tend à l’indiquer. Sa décision, plus tard, en 1959, de lui confier la présidence du Conseil constitutionnel, après avoir, en raison de son grand âge, renoncé — c’est là mieux avéré, on le verra — à en faire un ministre, rend, elle-aussi, plausible sa volonté de l’associer, 8-9 ans plus tôt, à l’exécutif du pays.

75L’échec politique rencontré par de Gaulle lors du scrutin de 1951 priva Noël d’une probable carrière ministérielle. Il mit l’ambassadeur dans une situation délicate. Son rôle de député eût été simple si son groupe parlementaire avait été suffisamment nombreux pour être le pôle autour duquel une nouvelle majorité eût pu se former. Mais, au matin du onzième anniversaire de l’appel du 18 juin, les trois années de sa fulgurante ascension au sein de l’appareil R.P.F. ne le conduisaient qu’à une question complexe et douloureuse : comment agir en député constructif sans risquer la compromission avec un régime qu’il décriait tant, sans paraître légitimer le « système » de la si honnie IV^e République ?