Chapitre X. Du service de l’Etat à celui du Général (1944-1948)

1Les premières années d’après-guerre furent celles d’un profond changement, d’une véritable révolution faisant passer Noël d’une fidélité qu’il croyait indéfectible à une autre qui, celle-là, le guiderait jusqu’à sa mort. Celui qui avait consacré toute sa vie à l’Etat et était convaincu de l’avoir toujours fait au mieux des intérêts de son pays, fut, à la Libération, relégué dans l’oubli. Bien qu’encore éloigné du terme de la retraite, il ne se vit, en effet, offrir aucun poste par le Département. Comme on lui faisait comprendre que c’était là la sanction de Rethondes et de la D.G.T.O., il dut mesurer ce que la forme de son engagement auprès de la Résistance avait eu d’incomplet ou de timoré aux yeux de tous ceux qui allaient bientôt prétendre au titre de gaullistes historiques et arborer les insignes de compagnons de la Libération. Sans doute, lui-même eut-il, avec le recul, le sentiment de n’avoir pas poussé suffisamment loin la logique résistante qui l’animait. Comme l’Etat ne voulait plus de lui et comme, parallèlement, la IV^e République prenait un tour qui lui déplaisait, il en arriva, progressivement, à la conclusion que servir la France devait consister à soutenir le Général dans son combat, et à le faire, cette fois, publiquement, en oubliant sa réserve de haut fonctionnaire. C’était aussi une façon de laver l’affront infamant qu’on lui faisait de n’associer son nom qu’à la signature de l’armistice : le Général, s’il acceptait sa présence à ses côtés, rendrait justice à la sincérité et à la droiture de son parcours pendant la guerre. L’accepterait-il ? La question habita l’ambassadeur jusqu’à leur première rencontre, un matin de novembre 1947.

2Alors que la France était en train de se libérer et s’apprêtait à se doter à nouveau d’un Gouvernement légitime, Noël, il est important de le souligner, ne s’imaginait pas que son passé pût faire l’objet de reproches. Quatre années avaient passé depuis Rethondes qui reléguaient d’autant plus l’épisode au rang des lointains souvenirs que la période avait été particulièrement dense en événements. De surcroît, l’ambassadeur était convaincu qu’il était impossible de blâmer sa participation à cet épisode. Il est même peu probable que, pendant l’été 1944, ces considérations l’aient préoccupé : le présent — c’est-à-dire la victoire des alliés sur le nazisme et l’arrivée espérée de De Gaulle à un degré élevé du pouvoir — occupait tous les esprits. Le gaulliste sincère qu’il était voyait son héros parvenir à ses fins, le camp auquel il appartenait triomphait et il n’imaginait pas, à l’évidence, qu’il pût être frappé d’un quelconque ostracisme. Avec de Gaulle n’était-ce pas les idées qu’il avait défendues dans ses réunions de la rue Saint-Dominique ou auprès du « bureau Chauvel » qui, en partie, devaient être reprises ? Noël était donc persuadé que, tout naturellement, on ferait appel à lui au moment de la restauration de l’Etat républicain. Un grand poste, sans nul doute, lui serait confié. D’ailleurs, dès 1943, puis encore en 1944, Jean Chauvel, qui, de par ses fonctions, était en étroit contact avec Alger, ne lui avait pas caché qu’il avait le profil idéal pour devenir ministre des Affaires Etrangères ou, à défaut, secrétaire général du Quai. Il avait alors évoqué cette possibilité devant François de Menthon, le commissaire à la Justice du C.F.L.N. puis du G.P.R.F., qui n’avait rien trouvé à y redire. Chauvel, pas plus que Noël, n’avait pris conscience du handicap que juin 1940 représentait.

3L’ambassadeur ne doutait pas qu’on ferait appel à lui là où ses compétences étaient les plus avérées, dans la diplomatie. Cela n’aurait rien eu que de très normal puisqu’administrativement, il était attaché au Quai d’Orsay, toujours placé hors cadre depuis octobre 1941. Néanmoins, lorsqu’à la mi-septembre 1944, il fut mis au courant qu’à Paris une rumeur persistante le désignait comme le successeur d’A. Porché, frappé par l’épuration, à la vice-présidence du Conseil d’Etat, il confia à son carnet qu’il était prêt à accepter cette éventuelle nomination, plus par sens du devoir que par enthousiasme.

4Clairement, ce poste, aussi prestigieux fût-il, n’eût pas comblé Noël, qui, à cette date, s’attendait encore à faire un retour actif dans la diplomatie, sinon aux postes que Chauvel et lui avaient évoqués en 1943 et 1944, déjà attribués, du moins dans quelque grande ambassade. Il avait d’ailleurs de bonnes raisons d’espérer : il savait toujours bénéficier du soutien de J. Chauvel, devenu secrétaire général du commissariat aux Affaires Etrangères depuis mai 1944. Celui-ci eût aimé le nommer à un poste important. Lui-même issu de la Carrière, il eût souhaité faire appel à la génération des grands ambassadeurs d’avant-guerre, plutôt qu’à celle sortie des concours de l’après-première guerre mondiale, dont le niveau s’était révélé « mauvais », ou à des inconnus non professionnels, imposés par le politique pour seuls faits de résistance.

5Malheureusement pour Noël, le point de vue de Chauvel était isolé et, surtout, incompatible avec la volonté de renouvellement que son ministre, Georges Bidault, désirait imprimer. Loin de profiter d’un effet générationnel, Noël en fut plutôt victime. Nombreux furent les ambassadeurs en service avant 1940 à ne pas être rappelés. Le cadre complémentaire créé par le décret d’Alger du 24 avril 1944, en permettant un recrutement extérieur, facilita, en effet, le non recours aux anciens, sur lesquels pesaient des doutes ou des réserves. S’il faut replacer la mise à l’écart de Noël dans ce contexte plus large, il convient aussi de ne pas en sous-estimer la dimension personnelle. Lorsqu’il finit par comprendre que s’il ne recevait aucun signe du Quai d’Orsay, c’était à cause de Rethondes et de la D.G.T.O., il suspecta aussitôt Bidault d’avoir, comme au moment de la succession de Jean Moulin, ranimé ce souvenir. Si quelques mois auparavant, lui et Chauvel n’avaient pas pris conscience de l’inconvénient que pourrait représenter cette tranche de son passé, il fut ramené à la réalité le 12 septembre 1944. Une connaissance, revenant de Paris, vint lui apprendre à Toucy qu’« on ne pouvait [l’] utiliser “tout de suite” à cause de l’armistice et de la Délégation générale, mais que de Gaulle avait déclaré que, dans quelque temps, il aurait recours à [lui] ». Sa réaction fut faite d’orgueil et de résignation :

« Je ne demande rien. Je suis connu. Si l’on fait appel à mon expérience, dans des conditions acceptables, c’est avec joie que je reprendrai du service — sinon, je tâcherai de servir par d’autres moyens, sans aigreur, sans rancune, sinon sans regrets. »

6Cette amertume désabusée dut encore s’accentuer, lorsqu’il sut, vers le 20 septembre, que sa participation à l’armistice ne bloquait pas seulement sa carrière dans son ministère, mais qu’elle rendait aussi impossible sa nomination à la vice-présidence du Conseil d’Etat. La rumeur qu’on lui avait rapportée quelques jours plus tôt était fondée. Son nom avait bien été sérieusement envisagé à un très haut niveau. Là encore « on » avait avancé Rethondes pour l’écarter. Il put d’autant mieux apprécier la force irréductible de cet argument que, s’il avait au Gouvernement un farouche ennemi en la personne de Bidault, il y comptait aussi des « hommes de valeur » qu’il rangeait parmi ses « amis » : Aimé Lepercq, ministre des Finances, René Mayer, ministre des Transports et Travaux publics, et Alexandre Parodi, son ancien directeur de cabinet à la D.G.T.O., devenu ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Ces deux derniers, au moins, ainsi que François de Menthon, directement concerné en tant que Garde des Sceaux, étaient intervenus et « avaient beaucoup insisté pour qu’on [lui] donne la vice-présidence ». Mais rien n’y fit.

7Etonnamment, ni dans le carnet qu’il tenait, ni, plus tard, dans ses ouvrages publiés, Noël n’a évoqué la responsabilité du Général dans cet échec ou dans sa mise à l’écart du Département, ne mentionnant de ses jugements à son égard que ceux — positifs — qu’il émit à partir de 1947. De Gaulle pensa-t-il toujours autant de bien de Noël comme celui-ci le laisse implicitement entendre ? Faut-il croire que de début 1942, quand il lui demanda sans succès de le rejoindre à Londres, à novembre 1947, quand il réussit enfin à l’entraîner au R P F. qu’il venait de fonder, le Général eut de l’ambassadeur une opinion uniformément favorable ? Comment expliquer la quarantaine de Noël à la Libération ? L’animosité de Bidault peut, à la limite, suffire à expliquer sa disgrâce au Quai d’Orsay. Mais comment comprendre que le Conseil d’Etat lui échappa malgré le soutien actif de trois ministres ? Comment comprendre aussi — on le verra — le long délai qui sépara son élection à l’Académie des Sciences morales et politiques de son approbation par le ministre de l’Education ? Comment comprendre, enfin, que de Gaulle n’ait donné aucune suite aux interventions des élus locaux alsaciens qui, sans distinction de partis, par la voix de Jacques Fonlupt Esperaber, député M.R.P. du Haut-Rhin, lui demandèrent, en décembre 1945, de choisir Noël comme « conseiller pour les affaires d’Alsace » ? L’hypothèse d’un flottement de l’opinion du Général à son égard, en 1944-1946, ne semble pas à exclure.

8Noël vécut douloureusement le sort qui lui était réservé. L’état psychologique dans lequel il se trouvait en septembre 1944 a bien été ce que Pierre Messmer en dit, même s’il est impossible de le suivre sur les conclusions qu’il en tire :

« Léon Noël est sûrement très blessé, il ne l’a jamais dit ni écrit d’une façon explicite mais je crois qu’il était très blessé. Et par conséquent, cela ne le rapproche pas du général de Gaulle. En fin de compte, il ne devient gaulliste qu’à partir de 1947. »

9Non seulement Noël n’a jamais évoqué publiquement sa douleur — réservant ses brèves et pudiques confidences à quelques rares proches — mais il est allé jusqu’à écrire, contre toute évidence, qu’il ne songeait pas, à la Libération, « à reprendre du service, n’ayant plus d’autre ambition que de [se] consacrer à [ses] travaux personnels ». Cette façon de nier sa déception, déjà contredite par les éléments que nous avons exposés, n’est, bien sûr, pas crédible. La réalité et la profondeur de sa blessure se lisent aussi, en effet, dans le dépit qui émane du carnet qu’il tenait au jour le jour. Celui-ci, s’il ne contient pas la moindre trace d’amertume à l’égard de De Gaulle — preuve que son admiration restait intacte — est riche en traits assassins à l’encontre de G. Bidault. Après quelques concessions rhétoriques, le reconnaissant « convaincu », « honnête » et « courageux », Noël y consignait, le 10 septembre 1944, le fond de sa pensée :

« Il est tout le contraire de ce qu’il nous faut aux Affaires Etrangères et, à moins que de Gaulle ne prenne personnellement en mains, même dans les détails, notre politique extérieure, Georges Bidault ne tardera pas à se couler ! C’est un utopiste, un idéologue qui dans ses articles de L’Aube a soutenu les théories les plus malheureuses et s’est trompé maintes fois sur des points essentiels. [...]. Il ne possède aucune expérience pratique des Affaires Etrangères. Il est inconnu à l’étranger sauf dans les milieux syndicalistes chrétiens, alors qu’il faudrait réorganiser le Quai d’Orsay et les services extérieurs. C’est un homme sans aucune méthode, sans la moindre capacité administrative et avec lequel il est difficile de prendre un rendez-vous à deux heures près. »

10Cette réaction à chaud, le jour de la constitution du 1^er ministère de Gaulle, traduit bien la très piètre estime dans laquelle Noël tenait celui qu’il considérait comme le principal, voire l’unique, responsable de sa situation. Dans les jours qui suivirent, il accueillit, évidemment, très défavorablement toutes les nominations auxquelles Bidault procéda. Il lui reprochait surtout de ne choisir les agents du Quai qu’en fonction de critères politiques — en l’occurrence leur date d’adhésion au gaullisme — et de négliger totalement leurs compétences. Cette façon de procéder, outre qu’elle lui paraissait lourde de conséquences en terme d’efficacité, sapait totalement ce qui avait été la base de sa conduite pendant toute la guerre : éviter tout engagement trop partisan pour, le jour de la Libération venu, pouvoir mettre ses compétences au service d’une administration impartiale. Aucune des affectations décidées par Bidault et notées dans son carnet n’échappa à ses critiques. R. Massigli ambassadeur à Londres ? « C’est un impulsif, un irréaliste qui se laisse dominer par ses passions genevoises et calvinistes, ses illusions, ses partis pris. Il lui manque les qualités essentielles d’un diplomate ». E. d’Astier de la Vigerie à Washington ? « Il n’a d’autre titre pour occuper ce poste que de l’avoir ardemment désiré et d’avoir épousé une Américaine, mais il faut bien placer les collaborateurs de la première heure ». R. Brugère au secrétariat général aux côtés de J. Chauvel ? « Ancien ministre à Belgrade qui n’a qu’un seul titre, celui d’avoir démissionné en 1940. C’est un sot, un grotesque, un ignorant, sans jugement et sans tact ». C. Flory — pourtant de ses amis — au Vatican ? « Encore un choix absurde ! Cet excellent Charles Flory, si sympathique, n’a pas l’ombre de sens commun en politique : c’est un passionné, un impulsif et en même temps un naïf, qui, par-dessus le marché, est affecté dans le monde d’une timidité qui l’amène à se tortiller comme un ver coupé, tout en soutenant d’une voix douce les théories les plus absurdes ». Terminons ce florilège en quittant le Quai d’Orsay et en évoquant celui qui lui fut finalement préféré pour occuper la vice-présidence du Conseil d’Etat et qu’il retrouverait, plus tard, au Conseil constitutionnel, René Cassin :

« [...] ancien membre du comité de Londres, ancien combattant, professeur de droit, d’origine juive, brave garçon, mais assez niais. Je l’ai connu pérorant à Coblence [... devant des] combattants français et allemands, prêchant en faveur d’un rapprochement. Délégué à Genève, il était de ceux qui se montraient germanophiles quand l’Allemagne était faible et qui, après avoir contribué à l’aider dans son œuvre de destruction des traités, sont devenus belliqueux et germanophobes quand, avec Hitler, l’Allemagne est redevenue infiniment plus forte que la France. »

11Assistant en spectateur aigri au grand mouvement qui affecta le Département, Noël entama sans doute dès ce moment une réflexion sur le décalage existant entre ses convictions résistantes pendant la guerre et l’image qu’il en avait donné. Elle ne le conduisit pas à prendre immédiatement une décision irréversible. Il convient, en effet, de souligner que sa démission du Quai d’Orsay, parfois présentée comme immédiatement postérieure à sa mise à l’écart, n’intervint que beaucoup plus tard, en avril 1946. Noël n’était pas homme à se précipiter, ni à se laisser abattre. Il s’accorda du temps, espérant peut-être que Bidault finirait par quitter les Affaires Etrangères.

12On peut sans doute interpréter sa décision de se faire élire, à seulement 56 ans, à l’Académie des Sciences morales et politiques, comme une façon de reprendre l’initiative et de lutter contre l’image que Bidault et d’autres tentaient d’imposer de lui. Il fallait faire taire ceux qui étaient tentés d’amalgamer son rôle en juin 1940, ses bonnes relations avec Laval et Flandin dans les années trente, ou encore les sollicitations de Pétain à partir de l’été 1943. Se faire élire sous la coupole pouvait y contribuer grandement. En effet, l’Institut, dont les rangs étaient clairsemés par les décès intervenus depuis 1940 et les radiations en train de frapper les plus vichystes de ses membres, était soucieux de s’offrir une nouvelle virginité en admettant en son sein des hommes proches de la Résistance. Remplacer Camille Barrère à son fauteuil était ainsi, à la fois une façon de se poser en héritier de la grande tradition diplomatique française à un moment où le Quai d’Orsay le dédaignait, et un moyen d’obtenir un « certificat » de Résistance.

13Le 4 décembre 1944, Noël fut élu à l’Académie des Sciences morales et politiques. Dès le premier tour, les 23 votants lui avaient accordé la majorité absolue par 14 voix contre seulement 5 à Albert Kammerer, 3 à G. Picot et 1 à Gaillard de Champris. Ce score brillant était le résultat du soutien que lui avait apporté son ami académicien Charles-Roux, très favorable à son entrée sous la coupole et qui orchestra sa campagne.

14Le succès que constituait le vote des académiciens aurait offert à Noël le surcroît de respectabilité recherché si, de façon totalement inattendue, le décret du ministre de l’Education nationale, R. Capitant, portant approbation de son élection, ne s’était fait attendre pendant de très longs mois. L’ambassadeur avait mesuré, dès avant de se porter candidat, l’effet désastreux qu’eût produit une hésitation de l’exécutif à entériner la décision de l’Académie. Il n’avait donc pas hésité à faire sonder de Gaulle par le baron Geoffroy de Courcel et le Général se serait, ce jour-là, montré favorable à une élection de Noël.

15Pourtant, après celle-ci, le ministre de l’Education nationale, à qui il revenait d’approuver les élections académiques, ne la lui accorda pas immédiatement. Noël a prétendu que la longue attente qu’il avait dû subir s’expliquait seulement par la prise en compte de la « mauvaise humeur d’un de [ses] concurrents malheureux, envers lequel on croyait devoir garder certains ménagements », sans doute Albert Kammerer. Cette présentation est plausible. Exclut-elle pour autant un sentiment encore mélangé du Général à l’encontre de Noël ? Les propos tenus par de Gaulle à Courcel avaient-ils été aussi encourageants ? Le Général aurait-il toléré de son ministre de l’Education qu’il s’opposât à une élection à laquelle il se serait vraiment montré favorable ? Le contexte dans lequel, dix mois plus tard, l’ambassadeur put, enfin, faire son entrée sous la coupole, nous le verrons, amène au moins à se poser ces questions.

16Ce fut dans cette position inconfortable d’ambassadeur oublié et d’académicien non confirmé que Noël dut intervenir dans quelques-uns des grands procès de la Libération. Chacun d’entr’eux ramenait à la surface son passé vichyste puisque c’était toujours et seulement en tant que membre de la délégation chargée d’aller recueillir les conditions d’armistice et en tant que Délégué général du Gouvernement dans les territoires occupés qu’il était appelé à témoigner. Le premier auquel il déposa fut celui de F. Lehideux. Le 30 mars 1945, il eut l’occasion de développer les arguments que, par la suite, il martela avec constance et conviction à chaque fois qu’il fut appelé à la barre : il n’avait été ni consulté ni prévenu à l’avance avant d’être désigné pour aller à Rethondes ; il n’avait accepté la D.G.T.O. que parce qu’il lui paraissait nécessaire de se cramponner aux clauses de la convention d’armistice ; il fallait pratiquer une politique de présence face aux Allemands car une politique ouverte de résistance passive leur eût profité étant donné la situation militaire.

17Ce fut surtout le deuxième procès auquel il participa, celui du maréchal Pétain, qui fut utilisé par Noël comme une tribune pour clamer la rectitude de son parcours pendant la guerre et la précocité de son attitude résistante. Avant d’en venir au comportement qu’il y adopta, qui étonna beaucoup et fut, parfois, fort décrié, il convient de souligner les réflexions que lui inspirait, en septembre 1944, la perspective d’un jugement de Pétain. L’ambassadeur apprit le 15 septembre que le Gouvernement provisoire avait délivré un mandat d’arrêt contre le Maréchal et qu’il serait jugé par une Haute Cour spéciale. Cela lui parut aussitôt « impolitique ». Il trouva que c’était là la première faute du nouveau Gouvernement. Mieux valait, puisque Pétain était encore en Allemagne, l’écraser par un silence méprisant :

« Plus tard, on lui aurait retiré sa dignité de maréchal et, s’il survivait aux événements, on l’aurait interné dans quelque château isolé, en interdisant de prendre contact avec lui. Son grand âge aurait justifié que l’on renonçât à un procès qui sera un autre procès de Riom et ne manquera pas de provoquer un inutile scandale »

18L’allusion à Riom ne manque pas de piquant chez un homme qui, d’une part, participa de lui-même à ce procès, et qui, d’autre part, oubliant ses scrupules initiaux, finit par témoigner à celui de Pétain. Il faut néanmoins remarquer que la position de Noël à l’égard d’un jugement du Maréchal, si elle était aux antipodes de celle prônée par les membres du C.N.R. ou du parti communiste, n’était pas très éloignée de celle de De Gaulle, pour qui l’unité nationale devait primer, ni de celle d’une majorité de Français.

19L’hostilité de principe de Noël à ce que l’on jugeât le Maréchal, spontanément exprimée dans son carnet, alors que l’intéressé ne s’était pas encore constitué prisonnier, ne l’empêcha pas d’être présent, le jeudi 2 août 1945, à la 10^e audience du procès Pétain et, surtout, d’accepter d’être cité par la défense ! Cet étonnant retournement peut d’autant plus surprendre qu’appelé à témoigner par maître Isorni, l’avocat de l’ex-chef de l’Etat, il se livra, sitôt à la barre, à un très sévère réquisitoire contre l’accusé. Après avoir souligné qu’il était paradoxal qu’il fût cité par la défense, et non par l’accusation — la remarque n’était-elle pas à double tranchant ? — il développa les mêmes arguments qu’au procès Lehideux, avant de dresser la longue liste des occasions ratées et des concessions faites par Pétain : des « cinq petits mots “il faut cesser le combat” » à l’absence de toute tentative, du 17 au 25 juin 1940, pour sauver la flotte, en passant par l’acceptation, sans la moindre discussion, du montant de l’indemnité d’occupation. Sa diatribe anti-Pétain terminée, Noël pouvait conclure devant le public nombreux qui se pressait dans la salle d’audience de la première chambre du Palais de Justice :

« Je me suis donc retiré, et je crois pouvoir dire que j’ai été le premier, et un certain temps le seul, dans la France métropolitaine, à le faire. J’ai refusé, dans la suite, tous les postes qui m’ont été offerts. »

20La déposition de Noël surprit beaucoup le public et désarçonna les avocats de Pétain, et fit, selon Léon Werth, exulter le procureur général Mornet. Le but évident était de faire savoir au pays avec quelle lucidité et quelle sévérité il avait jugé très tôt l’ensemble de la politique de Pétain et l’objectif fut atteint. Toute la presse nationale fit un large écho à ses propos. L’Humanité du 3 août, en quatre colonnes à la une, titrait : « « Le Gouvernement de Vichy a tourné le dos à une politique nationale » déclare l’ambassadeur Noël ». Le Figaro du même jour consacrait, lui aussi, quatre colonnes en première page à l’événement : « M. Léon Noël stigmatise la politique de concessions du Gouvernement de Vichy ».

21Comment expliquer que l’ambassadeur, cité par la défense et interrogé par Isorni seulement sur un aspect précis — la négociation même de l’armistice — ait transformé sa réponse en une impitoyable mise en cause personnelle de Pétain ? Isorni a fourni sa réponse dans ses mémoires. Ayant appris d’Henri Flammarion que Noël était l’auteur du Diktat de Rethondes, il décida de le faire citer, afin qu’il démentît l’accusation portée contre Pétain d’avoir livré les réfugiés allemands à l’envahisseur. Recevant sa citation à comparaître, Noël aurait téléphoné au bâtonnier Payen, un autre des avocats du Maréchal, pour le prévenir qu’il ne pourrait être qu’accablant pour Pétain. Ce serait alors qu’Isorni, comprenant combien « apparaître comme un témoin à décharge au cours du procès devait sembler [à Noël] singulièrement dangereux dans le cheminement tortueux de ses évolutions », et sachant que « le Général refusait, ou tout au moins faisait attendre, la ratification de l’élection [à l’Académie] d’un des hommes symboles de l’armistice », proposa à Noël, qu’il vit dans son appartement, de le présenter comme un adversaire farouche de Vichy. L’ambassadeur aurait alors donné sa parole de n’évoquer que l’armistice et de ne pas élever un reproche contre Pétain. Mais en dépit de cette promesse, dès qu’Isorni eut évoqué son hostilité au Maréchal, il se livra « à une attaque en règle » contre l’accusé, faisant ainsi d’une pierre deux coups.

22La version de l’avocat du Maréchal, publiée en 1984, est confirmée par la relation que Jules Roy fit, en 1966, du passage à la barre de l’ambassadeur. Le plus fameux des chroniqueurs du procès évoquait, dès cette date, le coup de téléphone à Payen, la démarche d’Isorni au domicile de Noël et la promesse de celui-ci de ne se livrer à aucun commentaire contre Pétain. Sa plume est féroce :

« A l’âge de M. Léon Noël, cinquante-sept ans, l’ambition de revêtir, si jeune encore, l’habit vert, de couronner tant de titres par un titre de plus et d’accéder aux hautes charges de l’Etat mena à tous les reniements. En prêtant bien l’oreille, ce jour-là, [...] on aurait pu, lorsque M. Léon Noël avança vers le fauteuil des témoins en feignant de ne pas voir l’accusé, entendre les coqs chanter. Que de coqs, dans toutes les campagnes de France et dans les banlieues où, en raison des restrictions, on élevait encore de la volaille, s’égosillèrent alors pour célébrer les trahisons ! »

23L’ambassadeur, on l’a déjà mentionné au début du précédent chapitre, n’attaqua en diffamation ni Roy ni Isorni, se contentant de répondre une longue lettre au premier et de rédiger un bref mémoire concernant les accusations du second, qu’il fit probablement circuler auprès de ceux de ses proches ou de ses relations qui auraient pu s’en émouvoir. Il s’en prenait aux « infâmes ragots » et aux « calomnies » des « spécialistes de la diffamation et [des] adversaires politiques de mauvaise foi » qui, par des « pages injurieuses » et avec une « malveillance systématique », tentaient de le faire passer pour un « misérable ». Sur le fond, il y niait que son attitude eût été destinée à plaire à de Gaulle. D’ailleurs, disait-il, l’approbation des élections à l’Académie ne dépendait pas de lui mais de R. Capitant. Quant à ses rapports avec la défense avant le procès, il en donnait une version totalement différente. Peu avant l’ouverture du procès, le bâtonnier Payen l’aurait fait prévenir par un ami commun, Maurice Reclus, président de section au Conseil d’Etat — qui avait, à ce titre, prêté serment au Maréchal le 19 août 1941, à l’hôtel Majestic — et membre de l’Institut, que la défense avait l’intention de le citer. Noël aurait aussitôt fait savoir à Payen qu’il ne pourrait que fournir des arguments à l’accusation. Il n’en reçut pas moins une citation. Toujours par l’intermédiaire de Reclus, il aurait alors fait dire à Payen qu’il y avait sans doute eu erreur et l’aurait invité à retirer la citation. Le bâtonnier la maintînt. Mais, à la veille du procès, la défense aurait soudainement paniqué et entrepris une double démarche. D’abord, Payen, faisant fi des règles de l’Ordre, aurait directement téléphoné à Noël en lui demandant d’arguer de la congestion pulmonaire dont il venait de souffrir pour ne pas venir témoigner. L’ambassadeur aurait refusé : il s’agissait pour lui d’assumer ses responsabilités « dans un cas grave » et se dérober, maintenant que la presse avait annoncé sa venue au procès, apparaîtrait comme une lâcheté. Ensuite, toujours contrairement à la déontologie, Isorni lui aurait demandé de le recevoir et lui aurait communiqué les questions qu’il lui poserait. Noël aurait alors réagi ainsi :

« Je l’écoutais ; je ne lui fis aucune promesse d’aucune sorte ; il ne me demanda, d’ailleurs, aucun engagement ; je ne lui dis rien qui pût lui faire supposer, de bonne foi, que je me bornerai à répondre à ses questions. »

24Faut-il croire l’ambassadeur ou préférer la présentation de Roy et d’Isorni ? Aucun de ces trois témoignages n’étant, peut-être, exempt de manipulation ou d’aménagement, il est difficile de trancher définitivement. Mais, même en admettant la bonne foi de Noël et son absence d’arrière-pensées quant à son admission sous la coupole, il n’en demeure pas moins une impression de malaise devant ce juriste de formation qui, après avoir spontanément participé, quatre ans plus tôt, à Riom, captait, cette fois, la voix de la défense pour, finalement, caricaturer à son avantage ce qu’avait été son opposition au régime de Vichy. Même s’il n’y eut pas calcul de sa part, il y eut, à tout le moins, un singulier manque d’élégance.

25Hasard du calendrier ou récompense de sa virulente flamme anti-pétainiste, le mois suivant, le 22 septembre 1945, le décret approuvant l’élection de Noël à l’Académie des Sciences morales et politiques était pris par Capitant...

26Toujours le hasard, sans doute, voulut que ce décret fût publié au Journal Officiel le 7 octobre, en plein procès Laval, à deux jours de la déposition que l’ambassadeur y fit. Ce fut donc débarrassé de l’épée de Damoclès qui était suspendue au-dessus de sa tête que Noël témoigna au jugement de l’ancien président du Conseil. On ne peut que constater la différence flagrante entre son attitude d’alors et celle qu’il avait adoptée au procès Pétain deux mois plus tôt. A la fois cité par la défense et l’accusation, Noël se présenta au Palais de Justice le 9 octobre à 13 heures 30, dernier jour de ce procès qui avait commencé le 4. Il n’y a pas lieu, dans le cadre de cette étude, de revenir sur ce que Jean Lacouture a appelé les « extravagances parodiques dont fut marqué ce simulacre de procès », mais de montrer la façon dont l’ambassadeur parvint à ne pas le cautionner tout en ne cherchant pas à masquer les liens qui l’avaient uni à l’accusé. Sa présence à la barre des témoins était déjà en soi un acte remarquable : hormis sa femme, sa fille Josée, son beau-fils René de Chambrun et l’ancien Garde des Sceaux, Maurice Gabolde, personne n’avait tenu à se compromettre parmi les anciens nombreux amis de Laval. Quand après avoir répondu aux traditionnelles questions de nom, d’âge et de domicile, Mongibeaux voulut faire prêter serment à Noël, celui-ci l’interrompit et prit la parole pendant une dizaine de minutes, malgré les signes d’impatience puis de mécontentement manifestés par le premier président. Après avoir rappelé son hostilité immédiate à la Collaboration voulue par l’accusé et le jugement sévère qu’il continuait de lui porter, il déclara n’oublier ni combien sa carrière, dans les années trente, lui avait dû, ni comment il était intervenu en faveur de l’« un de ses proches ». Puis il termina par ces mots :

« Aujourd’hui [Laval] n’est pas présent à l’audience ; ses défenseurs en sont également absents. D’autres peuvent peut-être déposer dans des conditions aussi insolites : pas moi. »

27Estimant en avoir terminé, Noël tourna le dos au président et esquissa un pas pour sortir. Ce fut le début d’un incident de séance. Mongibeaux le pria, en termes très fermes, de rester. Le procureur général Mornet, quant à lui, bien que Noël eût refusé de prêter serment, se tourna vers le président pour qu’il l’autorisât à demander des précisions à l’ambassadeur. Un colloque assez orageux mit alors aux prises le président et le procureur général. Le premier considérait que Noël refusant de prêter serment ne pouvait être considéré comme témoin. Le second estimait que son témoignage venait d’avoir lieu. Noël, tenu à l’écart de ce débat, tenta une deuxième fois de sortir, mais Mongibeaux l’en empêcha à nouveau. Mornet lui demanda alors de lui permettre de faire usage de sa déclaration préliminaire. Noël accepta et sortit enfin.

28Bien que cet incident ait eu lieu quelques heures seulement avant que la peine capitale ne fût prononcée contre Laval, il retint largement la presse qui en rendit compte en première page. Il révèle chez l’ambassadeur qui, bien que devenu académicien, aurait pu, sous couvert de protester contre l’absence de l’accusé, choisir le mutisme et la discrétion, une certaine forme de courage et de panache.

29En octobre 1945, lorsque s’acheva le procès Laval, Noël dut constater l’absence de toute évolution concernant sa position au Quai d’Orsay. Bidault était toujours en place. Les deux grands procès auxquels il venait d’être mêlé avaient associé un peu plus encore son nom au début du régime de Vichy. Il savait, que selon toute vraisemblance, d’autres viendraient à nouveau rappeler son rôle. De fait, il participa en mars 1947 au procès par contumace de Jacques Guérard, en juin de la même année à l’instruction du procès Weygand, et fit deux longues dépositions les 27 avril et 24 juin 1948 devant la commission parlementaire chargée d’enquêter sur les événements survenus en France de 1933 à 1944. Il fallait se rendre à l’évidence : l’armistice ne cesserait pas de le poursuivre. Rethondes avait brisé sa carrière. Plutôt que de rester hors cadre par rapport à son administration et de prolonger cette situation quelque peu humiliante, il choisit, au printemps 1946, de partir à la retraite de façon anticipée. Le silence de l’ambassadeur sur ce geste ne doit pas faire illusion : sa décision a bien la valeur d’une démission politique et ne peut apparaître comme la simple expression d’une convenance personnelle. Elle intervint à un moment où la IV^e République ne lui laissait guère plus d’espoir quant à sa capacité de s’améliorer : le 20 janvier 1946 de Gaulle avait quitté le pouvoir et le socialiste Félix Gouin l’avait remplacé. Ce contexte fut sans doute déterminant : à cette date, si Noël n’avait encore eu — c’est le moins que l’on puisse dire — aucun signe tangible de la bonne disposition du Général à son égard, il n’en était pas moins toujours gaulliste. Le départ de De Gaulle et l’abandon de tout espoir quant à son retour dans la diplomatie l’amenèrent, fin mars - début avril, à se renseigner auprès de la direction du personnel des Affaires Etrangères sur les possibilités que la loi lui laissait d’avancer sa retraite et, en particulier, sur les avantages comparés de la loi du 12 mai 1924 et celle, toute récente, du 15 février 1946. La réponse lui parvint le 6 avril 1946. Elle était claire et lui déconseillait formellement d’essayer de partir à la retraite grâce à l’un ou l’autre de ces deux textes, pourtant les deux seuls existants. Le recours à la nouvelle loi ne semblait pas envisageable au service du personnel car « sans le préciser expressément, [elle] concernait surtout les fonctionnaires dont l’administration n’appréciait pas les services » : le préjudice moral, dans ces temps d’épuration, eût été évident. Quant à la loi de 1924, parce qu’elle n’eût permis à Noël de jouir de sa pension que dans deux ans, à l’âge de 60 ans, elle risquait de se révéler matériellement désastreuse, étant donnée l’incertitude qui pesait sur l’avenir du franc.

30En conséquence, la direction du personnel engageait Noël à patienter et à rester hors cadre ou, éventuellement, à demander à être mis en disponibilité, ce qui lui eût assuré un traitement annuel de 150 000 francs. Ces arguments n’entamèrent pas la détermination de l’ambassadeur qui choisit de bénéficier de la loi de 1924 : un décret du 25 avril 1946 le mit à la retraite « sur sa demande » avec date d’entrée en jouissance différée jusqu’en mars 1948. On imagine le déchirement que dut représenter cette peu glorieuse sortie pour celui qui non seulement avait dédié sa vie au service de l’Etat mais qui, de surcroît, estimait n’avoir pas failli et être victime d’une injustice. Il n’imaginait pas encore que cette rupture serait le prodrome d’un engagement politique futur rendu possible par sa nouvelle liberté. Au printemps 1946, l’ambassadeur n’avait toujours pas cherché à établir un contact direct avec de Gaulle et celui-ci n’en était pas à rallier toutes les bonnes volontés gaullistes dans un mouvement dont il n’avait pas encore le projet.

31Pour tenir son rang et, peut-être aussi, pour marquer symboliquement son départ définitif du service public, l’ambassadeur entra alors dans de nombreux conseils d’administration de grandes entreprises privées. Représentant des actionnaires, simplement chargé d’approuver l’arrêt des comptes et le budget, il ajouta ainsi aux revenus que lui procurait déjà son appartenance aux deux comités d’administration dans lesquels il était entré en juin 1941, ceux des jetons de présence des Chemins de fer du Midi, de la société Esso-Standard, d’Air Liquide, du groupe Drouot, de la Compagnie foncière de France, des assurances Phénix et de Rhône-Poulenc. Ce fut principalement grâce au futur président de cette dernière entreprise, Albert Buisson, qui était de ses amis, que Noël put être introduit aussi rapidement et efficacement dans le monde de la finance et de l’industrie. Le temps avait passé depuis ce jour de septembre 1944 où, apprenant sa possible nomination à la vice-présidence du Conseil d’Etat, il avait noté dans son carnet :

« Mon parti est pris : je suis fait pour servir l’Etat et non pour les affaires privées si importantes qu’elles soient. »

32Ainsi débarrassé de tout problème matériel, Noël, jeune retraité, put consacrer son temps à une passion que sa carrière l’avait amené à délaisser quelque peu : l’Histoire. Son engouement pour les études historiques était certainement aussi un moyen d’oublier son amertume et de dissimuler son dépit. Au Diktat de Rethondes, publié dès 1945, s’ajoutèrent, en 1946, L’agression allemande contre la Pologne, en grande partie rédigé à la fin de l’Occupation, et la préparation de deux livres parus en 1948, Camille Barrère, ambassadeur de France, Conseils à un jeune Français entrant dans la diplomatie, et un troisième, édité en 1949, Témoignage d’un chef : le général Guillaumat. Chacun de ses livres composait le tableau d’un Noël grand ambassadeur de France, rendant implicitement imbécile et injustifiable sa mise à l’écart et gommant discrètement l’intrusion qu’avait constitué son entrée dans la Carrière. Il rédigea aussi, à la même époque, des préfaces pour quatre ouvrages. L’une d’entr’elles, celle qui précède le Testament politique du cardinal de Richelieu, est riche d’enseignements sur son auteur et sur sa conception du pouvoir. La très vive admiration de Noël pour celui qui contribua largement à l’élaboration d’une philosophie de la raison d’Etat, plaçant — avec, cependant, moins de cynisme que Machiavel — les intérêts et la survie de cet Etat au-delà de la morale, y apparaît nettement. Il faut dire qu’il retrouva sous la plume du cardinal nombre de ses propres convictions, à commencer par l’absolue nécessité du secret dans l’action politique en général et dans la diplomatie en particulier. Son attachement viscéral à l’utilisation des compétences et au respect des spécialités — thème qui, on s’en souvient, l’avait fait adhérer, en octobre 1940, à un discours de Pétain — trouvait également un saisissant écho chez Richelieu qui dénonçait comme « un des plus grands maux de ce Royaume » le fait que « chacun s’attache plus aux choses à quoi il ne peut s’occuper sans faute, qu’à ce qu’il ne peut omettre sans crime ». Comment ne pas voir là une allusion aux diplomates que Bidault nomma en vertu de leur seul mérite de résistants ? Ainsi, pour l’ambassadeur, l’hymne à la grandeur et à l’autorité de L’Etat qu’est le Testament n’avait rien perdu ni de sa fraîcheur ni de sa pertinence :

« C’est un chef d’œuvre de raison, d’expérience, de réalisme ; c’est le sommet et, en un sens, la somme de l’art politique français. Les conseils de Richelieu gardent tout leur prix, même à notre époque, même en régime démocratique et parlementaire [...] »

33A côté de ces nombreuses publications, Noël consacra beaucoup de temps à l’Académie des Sciences morales et politiques. Il en suivait assidûment les séances, ne manquant pas d’y intervenir souvent pour y présenter des ouvrages. Faut-il y voir un clin d’œil et une pierre jetée dans le jardin de G. Bidault, le premier livre qu’il présenta avait pour auteur son vieil ami Louis Canet qui, pour être resté en place comme conseiller technique pour les affaires religieuses sous Vichy, avait été — injustement, selon lui — congédié à la Libération. A ces occupations académiques, Noël ajouta celles qui lui incombèrent en tant que président de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, fonction qu’il accepta en mars 1946. Ce fut dans le cadre de ce cercle qu’il fit connaissance de la poétesse catholique Marie Noël avec laquelle il noua de solides liens d’amitié.

34Cette période de la vie de Noël, marquée par cette très grande activité para-historienne un peu forcée, fut aussi celle qui vit lentement émerger en lui l’idée d’un possible engagement politique. Pareille démarche, toutes les pages qui précèdent l’ont montré, était très éloignée de sa mentalité. Elevé dans le culte de l’Etat et ayant, tout au long de sa carrière, cherché à en préserver l’impartialité, envisager une adhésion à une organisation politique constituait un véritable tournant culturel. C’était non seulement abandonner la réserve qu’il avait toujours tenue, mais aussi, à son avis, se priver d’une part au moins de son libre arbitre et de son indépendance.

35La profonde réticence de Noël à l’égard de l’engagement politique s’amenuisa cependant. Deux facteurs peuvent contribuer à l’expliquer. D’abord, il s’aperçut que la retraite lui rendait une liberté qu’il n’avait plus eue depuis son entrée dans la vie active fin 1913. Ensuite, on peut penser qu’il porta une réflexion critique sur sa conduite pendant la guerre. La forme trop mesurée qu’il avait donnée à son engagement résistant en cherchant à concilier l’inconciliable — la neutralité du haut fonctionnaire et une aide significative à la Résistance — avait montré ses limites. Par rapport aux autres, elle n’était pas parvenue à gommer ou à atténuer l’image de Rethondes. Par rapport à lui-même, elle dut, sans doute, finir par lui apparaître, malgré sa sincérité, dans toute sa timidité et dans toute son insuffisance. Lui dont la foi gaulliste remontait bien à la guerre et se renforçait chaque jour davantage au vu des débuts de la IV^e République, dut notamment méditer son refus de rejoindre de Gaulle à Londres au début de 1942. Pierre Messmer a traduit cette situation psychologique en ces termes :

« J’imagine qu’avec le recul du temps, il jugeait assez sévèrement ce qu’il avait fait ou, plutôt, ce qu’il n’avait pas fait dans les années 40-44. »

36L’impression d’avoir raté une occasion dut conforter sa volonté de n’en pas manquer une seconde et, donc, de ne plus exclure un engagement, net et entier, fût-ce dans un parti politique. L’idée sous-jacente d’une rédemption était très vraisemblablement présente chez Noël. Toutefois, ces données, si elles éclairent la future décision de l’ambassadeur, ne suffisent pas à l’expliquer entièrement : la sollicitation du général de Gaulle, comme on le verra, fut déterminante.

37Avant d’examiner précisément comment Noël fit son entrée en gaullisme, il convient d’abord de ne pas considérer celle-ci comme nécessairement inscrite dans la logique des choses. On peut, en effet, se demander pourquoi son engagement politique ne se fit pas dès avant décembre 1947 et la création du R.P.F. Un autre parti, le Mouvement républicain populaire, eût pu attirer sa faveur. Noël a d’ailleurs reconnu avoir songé à le rejoindre. Ce parti ne se présentait-il pas, selon les termes mêmes de l’ambassadeur, « comme animé de préoccupations sociales généreuses et dont l’inspiration chrétienne, exempte de tout sectarisme, paraissait une garantie inhabituelle de pureté morale » ? Son appellation même de mouvement ne traduisait-elle pas une volonté de sortir du carcan traditionnel des partis ? N’était-il pas, surtout, le « parti de la fidélité » au Général ? A quoi il faut ajouter que Noël y comptait de bons amis, notamment Charles Flory, Charles Blondel et Gaston Teissier. Cependant, il ne le rallia pas. Si le maintien au pouvoir des républicains populaires après le départ de De Gaulle et, surtout, leur attitude favorable lors du second referendum constitutionnel du 13 octobre 1946, alors que le Général prônait le non, expliquent qu’à cette date il n’était plus question pour lui de rejoindre le M.R.P., pourquoi n’avait-il pas franchi le pas auparavant comme de nombreux autres gaullistes ? Peut-être n’avait-il pas encore accepté l’idée d’un engagement auprès d’un parti. Mais plus encore que cette raison c’est, bien sûr, à l’animosité viscérale qu’il ressentait pour G. Bidault, le patron du M.R.P, qu’il faut attribuer son refus d’adhérer à ce mouvement.

38Un point de désaccord idéologique avec les démocrates-chrétiens pesa, sans doute, aussi dans le choix de Noël. Il était convaincu, dès septembre 1944, qu’ils feraient preuve de complaisance à l’égard des catholiques allemands dont, selon lui, ils surestimaient la bonne foi, l’esprit européen et la volonté de paix : « Ils seront toujours prêts à faire confiance à une “bonne Allemagne” et pour eux un Brüning était l’incarnation de cette “bonne Allemagne” ». La permanence de l’antigermanisme de l’ambassadeur à la sortie du second conflit mondial n’est nullement étonnante. En revanche, les soupçons qu’il exprimait sur les démocrates-chrétiens le sont plus : dans le programme du M.R.P. adopté le 8 novembre 1945, l’idée d’une Allemagne divisée et maintenue dans un état de dépendance était nettement affirmée. Et le discours républicain populaire sur l’entente franco-allemande par le biais de la construction européenne ne fut vraiment tenu qu’après la déclaration Schuman de mai 1950. Sans doute exagérée, sa méfiance à l’égard de la politique allemande du M.R.P. n’en était pas moins réelle et constituait un autre très sérieux obstacle sur la voie qui aurait pu le rapprocher de ce parti.

39Noël n’hésita donc pas longtemps avant de rejeter le M.R.P. Mais l’idée d’un engagement politique, elle, continua de faire son chemin. Sa vision de la situation intérieure l’y poussait. Il n’est que de lire ces quelques lignes de Comprendre de Gaulle pour comprendre ce que lui inspirait la IV^e République :

« Privée du général de Gaulle, la IV^e République parut décapitée et, comme un corps sans tête, aller de soubresaut en soubresaut, sans parvenir ni à vivre, ni à mourir. L’instabilité ministérielle, l’impuissance gouvernementale et parlementaire, les scandales successifs donnèrent un spectacle aussi démoralisant que déshonorant. »

40Ainsi, petit à petit, il en vint à considérer que pour être utile à son pays, ce n’était plus, comme autrefois, l’Etat qu’il fallait servir, mais de Gaulle. Son ancien respect pour l’autorité souveraine, quelque peu abstraite, que représentait l’Etat, se muait en un fort et bien concret lien personnel. Au terme des épreuves qu’il avait subies depuis la Libération, il se sentait de plus en plus prêt à changer de fidélité, à remplacer sa religion de l’Etat par une foi sans borne pour le Général. Une mystique allait en remplacer une autre. Ce glissement, pour l’ambassadeur, n’était pas un reniement, mais, bien au contraire, le seul moyen de continuer d’œuvrer pour le service public et dans le sens de l’intérêt général. Cette évolution fut lente ; elle n’était pas encore achevée lorsque Noël décida, en juin 1946, d’établir un contact avec le Général.

41Sa préoccupation, alors, était de lever la très lourde hypothèque qui pesait sur ses réflexions quant à un possible engagement de sa part : quelle vision de Gaulle avait-il de lui ? Jusqu’en 1946, l’ambassadeur n’en savait toujours rien avec certitude. L’indifférence — au moins — du Général à sa disgrâce au sein du Quai d’Orsay, à sa non désignation à la vice-présidence du Conseil d’Etat et au long délai que lui imposa Capitant paraissait en contradiction avec les propos rassurants que Geoffroy de Courcel lui avait tenus en novembre 1944. De Gaulle ne lui tenait-il pas rancune d’avoir refusé de gagner la France libre en 1942 et n’en était-il pas revenu, peut-être influencé par de mauvais génies, à le considérer d’abord comme un artisan du « soi-disant armistice » qui, citons Jean Lacouture, « restait pour lui, même après Montoire, les lois raciales et la Milice, le crime majeur ». Le doute ne pouvait pas ne pas habiter Noël.

42Comment briser cette incertitude ? Comment dire au Général son admiration ? Comment percer ses sentiments à son égard ? L’ambassadeur, milieu 1946, quelques mois après sa retraite, jugea donc révolu le temps de l’attente. On mesure combien celle-ci avait pu être pénible et blessante dans les premières pages de Comprendre de Gaulle. Noël, le futur fidèle parmi les fidèles, y évoquait, sans fard, les premières fois où il vit le Général : d’abord au coin de la rue Saint Dominique et de la rue de Bourgogne le 12 octobre 1944, derrière les vitres de sa voiture ; à la Sorbonne, quelques semaines plus tard, où l’ambassadeur assistait, noyé dans la foule, à la rentrée universitaire ; sur les Champs-Elysées, le 11 novembre 1944, et, enfin, sur la place de la Concorde, le 8 mai 1945. Celui qui, avant-guerre, était habitué à fréquenter les allées du pouvoir regardait passer son héros comme un simple badaud inconnu. Cruelle situation... Au début de l’été 1946, Noël voulut sortir de cet anonymat. Il céda enfin à l’amicale pression de Geoffroy Chodron de Courcel, non pas en demandant un rendez-vous au Général comme son ancien attaché à Varsovie l’y avait invité, mais en lui envoyant un exemplaire de L’agression allemande contre la Pologne portant cette dédicace :

« Au général de Gaulle, qui a effacé nos humiliations, et qui nous montre, à nouveau, après tant d’erreurs, la voie de la grandeur française, hommage de très respectueuse admiration. »

43Noël a expliqué qu’il n’avait pas tenu à solliciter une audience de peur d’« importuner » de Gaulle à qui il ne pouvait être d’« aucune utilité », et parce qu’il n’avait d’autre projet que de s’occuper de ses travaux personnels. A côté de ces explications, sans doute sincères au stade de sa réflexion, on ne peut toutefois exclure l’hypothèse probable de sa forte appréhension, à l’idée d’un tête-à-tête à l’issue incertaine. La prudence s’imposait.

44Quinze jours plus tard, Noël recevait un mot de remerciement de Colombey :

« Votre livre m’a intéressé au plus haut point. Le récit n’exagère rien, mais ne laisse rien dans l’ombre. Vous jugez les hommes et les faits avec sérénité et netteté. Cela est à votre honneur, car il est rare que ceux qui ont contribué directement à l’Histoire — surtout quand ils en ont souffert — aient la force d’âme de juger objectivement. »

45L’allusion à l’armistice était à peine voilée. Pour la première fois, Noël tenait entre ses mains la preuve matérielle, « d’un prix infini », de l’absence de reproche de De Gaulle à son égard. Le Général ne lui en voulait pas — ne lui en voulait plus ? — d’avoir été à Rethondes et à Rome. Cette nouvelle était d’abord un formidable réconfort moral pour l’ambassadeur. Elle lui permettait, ensuite, d’envisager sérieusement un engagement gaulliste ouvert.

46Certes, Noël a écrit avoir hésité jusqu’au bout, y compris après la création du R.P.F. en avril 1947, à se lancer dans la politique. S’il souhaitait ardemment le retour de De Gaulle au pouvoir, sa place n’était-elle pas, plutôt que dans un parti où il serait « embrigadé », de rester à sa périphérie et d’user de l’influence qui lui restait pour le soutenir ? Le temps n’était-il pas d’ailleurs pour lui à « réfléchir et à [se] préparer à accepter “avec une grande espérance” (Platon) la fin de [son] existence ici-bas », au lieu d’affronter un engagement « au-dessus de [ses] forces » ? Il n’y avait sans doute pas que de la coquetterie dans ces interrogations, mais plusieurs indices indiquent qu’après l’été 1946 Noël se préparait à trancher en faveur d’une entrée en gaullisme déclarée.

47Ce fut, en effet, après que de Gaulle avait répondu à sa dédicace, qu’il commença à prendre des positions publiques sur des sujets politiques. Jamais auparavant cela ne lui était arrivé. Début 1947, il accepta de participer à un cycle de huit conférences organisé par le Comité d’action économique et douanière sur le thème : « Liens entre Nations ». Son intervention, intitulée « Conditions politiques des liens entre nations », invitait les grandes puissances à se résigner à admettre que d’autres pays vivaient et se gouvernaient selon leurs propres normes, et à ne pas déterminer leur politique étrangère en fonction de considérations idéologiques. Les Nations Unies, quant à elles, étaient priées de ne pas oublier l’article n^o 7 de la Charte de San Francisco qui leur faisait interdiction d’intervenir dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un Etat. Et après avoir placé ainsi l’indépendance des nations — à commencer, bien sûr, par celle de l’hexagone — au centre de sa communication, Noël terminait sur la « haute mission » qui incombait à la France, parce qu’elle était la seule ou presque à pouvoir l’assumer, d’utiliser sa « prédisposition pour les idées générales, nobles et fécondes » pour inspirer aux peuples du monde des « doctrines politiques, sociales, morales, plus saines, plus humaines ». C’était en répondant de cette façon à l’attente de nombreux pays qui se tournaient « avec une grande espérance » vers la France, que celle-ci retrouverait une « vraie et durable grandeur ». Pouvait-on être plus gaullien ? L’affirmation d’une mission éminente de la France, légitimant sa prétention à tenir un rang au-dessus de sa condition apparente, renvoyait au discours gaulliste qui faisait de la nation la valeur suprême dont procédait toutes les autres et qui, plus tard, ferait de la politique de De Gaulle une politique essentiellement « étrangère ».

48Le 6 juin 1947, Noël choisit une autre forme pour exprimer ouvertement son gaullisme. Il répondit favorablement à l’invitation d’un député M.R.P., Verneyras, qui lui demanda d’expliquer à quelques autres personnalités républicaines populaires pourquoi l’attitude choisie par leur parti le scandalisait. Devant E. Amaury, patron de presse, A. Michelin, rédacteur de La Croix, Ch. Flory, F. Bloch-Lainé et H. Boissard, il dénonça la trahison du M.R.P. à l’égard du Général, d’autant plus choquante à ses yeux que jamais leur parti n’eût connu le succès qu’il avait rencontré s’il ne s’était réclamé de De Gaulle. Le temps où l’ambassadeur avait pu être attiré par ce mouvement était révolu. Il fallait que cela se sût.

49En septembre, le 24, Noël signa un article dans Carrefour, hebdomadaire dirigé par son ami Moreau. Son titre sensationnel — « La guerre est-elle pour demain ? » — s’y étalait sur quatre colonnes à la une. L’époque était à la crise. On ne savait pas si la guerre resterait « froide ». De Gaulle, particulièrement, était sensible aux risques d’escalade militaire. Or, à la question qu’il se posait, Noël répondait négativement. Certes un troisième conflit mondial était inéluctable si les Etats-Unis et l’Union soviétique continuaient à se livrer de la même façon à leur « gigantesque partie de poker », mais il n’était ni pour « demain, ni sans doute [pour] après-demain ». Cet optimisme relatif reposait néanmoins sur une condition : que l’on cessât et d’annoncer la guerre comme inévitable et prochaine, et, surtout, d’en fixer sans arrêt l’échéance précise, « le printemps de 1948, l’automne même de cette année ». Une trop grande attention à ce qui n’était le plus souvent que des rumeurs incontrôlables — notamment sur les mouvements et les effectifs de l’armée rouge — mènerait à la catastrophe : « Rien ne rend inévitable une guerre comme — si elle se généralise — l’idée qu’on ne saurait plus l’éviter ». Noël, par conséquent, en appelait au sang froid des chefs d’Etat du monde entier et au sens du compromis de Staline et de Truman. Si l’analyse de l’ambassadeur méritait d’être soulignée c’est que l’on sait que cette prise de position là fut non seulement connue mais appréciée par de Gaulle. Elle dut conforter le Général, un peu moins de six mois après la création du R.P.F., que Noël avait toute sa place au sein de son mouvement.

50A l’automne 1947 — avant ou après le triomphe électoral du R.P.F. aux municipales du 20 octobre ? — l’ambassadeur décidait enfin de rencontrer le Général. Il obtint un rendez-vous pour le jeudi 27 novembre 1947 à 11 heures 30 au siège du R.P.F., 5 rue de Solférino. Son appréhension se dissipa rapidement devant la « simplicité, sans affectation ni raideur, [et la] courtoisie d’homme du monde » de De Gaulle, un dialogue confiant d’une demi-heure s’engagea. Noël l’entama en disant à son hôte sa conviction qu’il sauverait le pays une deuxième fois de l’« anarchie » et du « désespoir ». Puis différents sujets furent abordés : le péril communiste en 1944 en France, le général Sikorski, la signature du pacte franco-soviétique, le caractère malfaisant de la Constitution... Au cours de la conversation, Noël put constater la « piètre considération » dans laquelle le Général tenait le M.R.P. et plus particulièrement Bidault, ainsi que les socialistes. Interrogé par de Gaulle sur ce qu’il pensait de l’E.N.A., « probablement [...] pour savoir si j’étais susceptible de critiquer devant lui une des principales initiatives de son Gouvernement », Noël lui dit tout le mal qu’il pensait de cette nouvelle institution. Puis vint le moment que l’ambassadeur, sans doute, espérait, celui où de Gaulle lui offrit la « revanche morale des heures atroces de Rethondes » en manifestant clairement son souhait de le voir servir à nouveau « dans les ambassades ou autrement ». A 59 ans, Noël y était prêt. Il le lui dit.

51Quelques jours plus tard, l’ambassadeur rejoignait le R.P.F. Sa première carte portait la date du 1^er janvier 1948. L’adhésion à un parti marquait, on l’a vu, une rupture complète avec sa façon de concevoir sa vie. En entrant dans ces conditions au R.P.F., plus encore qu’il ne gagnait une organisation politique, il répondait favorablement à l’appel que lui avait nominalement adressé un homme d’Etat à la carrure exceptionnelle et déjà historique : le Rassemblement n’était que la matérialisation d’un puissant et, dorénavant, indéfectible lien personnel qui l’unissait au Général. Les dernières réticences qu’il avait pu avoir concernant les partis se dissolurent dans sa vision du R.P.F. Il se montra convaincu, comme la quasi totalité des adhérents au début, que le Rassemblement saurait se placer « en dehors et au-dessus des partis », qu’il serait « la négation même des notions de droite et de gauche ». Cet espoir mis dans le gaullisme, expression d’une troisième voie possible et nécessaire, n’était pas circonstanciel : catholique et bourgeois, mais depuis toujours réticent devant le conformisme de la droite, membre de conseils d’administration pour tenir son « rang », mais hostile aux excès du libéralisme, anticommuniste, mais sensible aux enjeux sociaux, Noël pouvait se retrouver dans la quête d’une solution par la communauté nationale qui restaurerait l’autorité de l’Etat.

52Un peu plus de trois années séparèrent la fin de la guerre de l’entrée en gaullisme de Léon Noël. Le temps qu’il lui fallut d’abord pour comprendre que l’Etat ne ferait décidément pas appel à lui, ensuite pour se faire à l’idée d’un engagement partisan et, enfin, pour que le contexte politique lui offrit une opportunité explique ce long délai. Cette lenteur, qui, de surcroît, n’exclut pas certaines positions maladroites et inélégantes — son attitude au procès Pétain ou ses jugements sur les premières nominations de la IV^e République — ne doit cependant pas donner crédit au contresens développé par certains, y compris, on l’a vu avec Pierre Messmer, parmi ses amis politiques, présentant Noël comme gaulliste seulement à partir de 1947. L’admiration et le respect de l’ambassadeur pour le Général remontaient bien à la guerre et l’inébranlable fidélité qu’il lui voua par la suite, et notamment pendant la traversée du désert, empêche de voir seulement dans son adhésion au R.P.F. la simple recherche d’un dédouanement de Rethondes. En revanche, ce chapitre a montré qu’il est possible de s’interroger sur la permanence de l’opinion favorable de De Gaulle à l’endroit de Noël. Si celle-ci est implicitement contenue dans ce qu’il a pu écrire par la suite, elle paraît cependant peu compatible avec l’indifférence dont il fit preuve au moment où l’ambassadeur, au Quai d’Orsay, au Conseil d’Etat ou à l’Académie, était en proie à d’humiliantes difficultés. La main tendue de De Gaulle à Noël en 1947 a peut-être son origine, pour partie au moins, dans la nécessité où il était d’accepter toutes les bonnes volontés, douées de capacités et disposées à s’investir au R.P.F.