1Démissionné de la D.G.T.O. par Laval, sur injonction allemande, parce qu’il refusait d’entraîner la France dans la voie de la Collaboration, Léon Noël n’avait pas de raison de renier la politique de « l’armistice, rien que l’armistice » qu’il défendait depuis le 22 juin 1940. La ligne politique pro-allemande adoptée par Vichy était assurément mauvaise et il convenait d’essayer d’obtenir son abandon, mais elle n’apparut pas à Noël, au début, comme intrinsèquement liée à la nature du nouveau régime. Elle n’appelait donc pas sa condamnation, d’autant moins qu’il était sensible à des thèmes de la Révolution nationale. Sa conviction, dans un premier temps, resta inchangée. Il évolua, ensuite, vers des positions résistantes relativement précoces et toujours empreintes d’une grande prudence, qui le rapprochèrent progressivement et définitivement des conceptions et des objectifs gaullistes. Cette évolution n’empêcha pas Vichy, et particulièrement le Maréchal, de continuer à voir en lui, à l’approche de l’effondrement, une « bouée de sauvetage » capable d’éviter le naufrage.

2Ce schéma va à l’encontre de l’image que Léon Noël a laissée de sa traversée de la guerre. A sa mort, les quotidiens l’ont, en effet, présenté comme un résistant de la première heure et même comme un partisan de De Gaulle dès sa « démission » de la Délégation générale. Le Monde et Le Figaro parlèrent alors de son « ralliement » au Général dès juillet 1940. L’Yonne Républicaine alla même jusqu’à écrire que l’ambassadeur avait « rejoint Charles de Gaulle à Londres pendant l’Occupation ». En 1987, l’engagement sans faille de Noël aux côtés du Général depuis 1947 avait brouillé l’origine de ce lien. Son exceptionnelle fidélité, des débuts du R PF. à 1970, avait fait oublier qu’il y avait eu un « avant » dont les ambiguïtés ne se limitaient pas à l’élaboration de l’armistice et à la direction de la D.G.T.O. De Gaulle lui-même n’a pas peu contribué à simplifier la vérité en évoquant dans ses Mémoires de Guerre, à propos des événements d’août 1944, « Léon Noël, ambassadeur de France, qui adhère à la Résistance depuis quatre ans ». Cette mention, que Léon Noël, dans l’un de ses carnets, qualifie évidemment de « certificat », a beau émaner du héros de la France libre, elle n’en gomme pas moins la complexité de son parcours. Celui-ci est en évolution constante et n’est pas dépourvu de contradictions. La seule approche possible consiste à tenter de démêler l’écheveau des considérations politiques et militaires, intellectuelles et professionnelles, morales et religieuses, familiales et personnelles, ce qui n’entraînera pas nécessairement le surgissement de commodes actes fondateurs ou de confortables tournants chronologiques.

3Léon Noël était encore maréchaliste à l’automne et pendant l’hiver 1940 : si cela peut heurter aujourd’hui, il ne parut pas impossible à quelques-uns de le prétendre hier. Les détracteurs de l’ambassadeur l’accusèrent ouvertement d’avoir si peu rompu avec le régime qu’une fois chassé de la Délégation générale, son premier souci fut de retrouver de nouvelles et hautes responsabilités. Deux témoignages précis semblent, à première vue, accablants. En janvier 1958, au procès de Jacques Guérard, qui avait été jusqu’en octobre 1940 le directeur de cabinet du ministre des Affaires Etrangères Paul Baudouin, l’un de ses avocats accusa plus qu’implicitement Noël d’avoir demandé la direction de la S.N.C.F.

4Mais plus que cette accusation ne reposant sur aucune autre preuve que la parole d’hommes dont on peut douter qu’ils en eussent, une révélation d’Aspects de la France, le 10 octobre 1948, reprise quelques années plus tard le 9 février 1952 par L’Authie journal, hebdomadaire d’informations de la région de Doullens, mit gravement en cause le comportement du Délégué général au lendemain de sa « démission ». Il contenait la reproduction d’une lettre qu’il aurait écrite le 24 août 1940 et dont le contenu montrait que s’il avait rompu avec les orientations de Laval, il jugeait encore possible d’être utile en s’associant à ceux qui, autour du Maréchal, s’étaient montrés partisans, comme lui, d’une politique limitée à l’application stricte de la Convention d’armistice. Le texte était adressé à P. Baudouin :

« Mon cher Ministre et Ami.
Au moment où je me trouve libéré de ma mission et où je me prépare à rejoindre ma famille dans les champs bourguignons pour m’y débarrasser d’une grippe, je peux vous dire très simplement combien, dans toutes ces heures douloureuses, j’ai éprouvé du réconfort à me sentir sur l’essentiel en plein accord avec vous.
De loin comme de près, mes vœux ne cesseront de vous suivre dans la réalisation de votre grande tâche, en attendant qu’il me soit donné — selon mon espoir — de pouvoir m’y associer le plus utilement.
Vous savez que le projet d’Alibert m’avait beaucoup séduit. Après une carrière un peu trop sinueuse, il me plairait infiniment de pouvoir entreprendre une œuvre définie, de longue haleine, et d’occuper un poste où mes multiples expériences me permettraient, je le crois, d’apporter au Gouvernement du maréchal Pétain un concours efficace dans l’œuvre de reconstruction du pays.
Croyez, je vous prie, mon cher Ministre et Ami, à ma plus dévouée sympathie. »

5Noël a-t-il vraiment écrit cette lettre ? Son existence est également citée dans deux livres dont les auteurs proviennent d’horizons politiques pour le moins antagonistes, Jules Roy, homme de gauche qui avait suivi le procès Pétain, et Jacques Isorni, l’avocat du Maréchal. Ni à la parution des articles, en 1948 comme en 1952, ni à la parution de ces deux ouvrages, en 1966 et 1984, Noël n’a entamé d’action en justice pour diffamation. Mais cette abstention n’est pas nécessairement significative : on a déjà vu que l’ambassadeur s’est toujours refusé à opposer des démentis officiels à ce qu’il estimait être d’« infâmes ragots », expliquant que c’était là leur faire une inutile publicité. Toutefois, en décembre 1966, il se défendit, dans une longue lettre à Jules Roy, d’avoir jamais écrit à Baudouin :

« “Ma” lettre au “ministre des Affaires Etrangères” n’a jamais existé : je n’ai pas écrit une seule lettre à Paul Baudouin, avec lequel — et c’était connu dans les milieux officiels — je n’ai jamais eu que des rapports très rares et particulièrement froids. »

6Le document publié était-il un faux ? Cela n’est pas à exclure. La coloration politique d’Aspects de la France est bien connue. L’Authie journal, quant à lui, était un hebdomadaire qui soutenait activement le M.R.P. et qui se posait en concurrent et en adversaire du Courrier Picard, quotidien pro-R.P.F. Cependant, force est de constater que s’il s’agit d’un faux, il fut fort bien rédigé et que son auteur possédait une excellente mémoire pour se rappeler, en 1948, que Noël avait eu une grippe à la mi-août 1940. Le doute qui pèse sur cette lettre ne doit pas masquer que l’ambassadeur n’avait pas de raison, dès Tété 1940, de rejeter les objectifs de la Révolution nationale même s’il avait déjà désapprouvé la politique de collaboration de Laval. Sur bien des points essentiels, le discours tenu par le nouveau régime rejoignait ses priorités.

7La façon dont les nouveaux gouvernants, dès après l’armistice, avaient interprété la défaite en stigmatisant l’impuissance et la décadence de la III^e République ne pouvait qu’éveiller un écho favorable chez un homme qui, depuis 1938, au moins, n’avait cessé de dénoncer l’instabilité ministérielle, la faiblesse financière et le retard dans le domaine de l’armement. Il s’était heurté, dans cette dénonciation, on Ta vu, à un mur d’indifférence et, selon lui, d’incompétence. Son adhésion à la condamnation par Vichy des responsables précédents apparaît sans ambiguïté dans sa participation au procès de Riom. De sa propre initiative, il demanda à être entendu au cours de l’instruction. C’est ainsi que le 23 mai 1941, à Toucy, il procédait à une longue déposition devant un inspecteur de police désigné par la Haute cour. La spontanéité de sa démarche fut bien sûr soulignée par la presse, qui annonça plus de trois semaines à l’avance son intention de participer au procès. Le 1^er mai 1941, Paul Allard écrivait même dans Le Matin que le président Lagarde, le procureur général Cassagnau et Joseph Barthélemy, ministre secrétaire d’Etat à la Justice, attachaient à la déposition de Léon Noël « la plus haute importance ».

8Cette initiative de Noël prend encore une autre dimension lorsque l’on sait que sa déposition visa principalement son ancien ministre, G. Bonnet, contre lequel aucune inculpation n’avait été encore prononcée ! Pas plus que l’idée d’apporter sa caution au déni de justice qu’était la cour de Riom ne le gêna, cette entorse juridique ne l’arrêta. Tout au long des 24 pages dactylographiées qui constituaient sa déposition, il dénonça les « écrasantes responsabilités d’un certain nombre de Français dans les résultats d’une guerre qu’ils n’avaient su ni prévoir, ni préparer politiquement et militairement, et qu’ils n’ont pas su conduire ». Les Français en question étaient principalement A. Léger et, plus encore, G. Bonnet, accusés d’avoir été prisonniers de leurs idéologies et de leurs clans, d’avoir fait preuve de lâcheté civique et d’absence de caractère, et de s’être constamment opposés, par principe aux « régimes d’autorité ». Noël, en tenant des propos aussi violemment accusateurs en mai 1941, en pleine période de collaboration avec lesdits « régimes d’autorité », ne faisait rien d’autre que consolider, en l’illustrant d’exemples précis, le discours officiel sur les tares de la III^e République. La rapide mention qu’il fit, en conclusion, à la « responsabilité fondamentale » du conflit qui n’incombait pas à la France, assortie d’un appel au jugement de l’Histoire, ne nuançait que faiblement le triste tableau qu’il avait brossé de l’incompétence et de la veulerie des responsables de la diplomatie de l’ancien régime. Ouvrons une parenthèse pour souligner que l’on est très éloigné ici de l’attitude et de l’esprit d’un Jean Moulin qui, le 5 mai 1941, dix-huit jours avant la déposition de l’ambassadeur, ne se rendit à Riom que sur convocation et se refusa à désavouer Pierre Cot, ministre de l’Air sous le Front populaire, dont il avait été le chef de cabinet. Mais si ce parallèle s’impose c’est aussi, paradoxalement, parce que Noël commença à se rapprocher de la Résistance entre le printemps et l’été 1941. Sans l’intervention à Riom, le cheminement vers une opposition à Vichy eût pu être présenté de façon linéaire, presque comme l’évolution naturelle d’un homme qui s’est dégagé avec clairvoyance et sans hésitation du piège de l’armistice. Son témoignage devant la Haute cour, au moment de son passage vers des positions réfractaires, illustre, à la fois, la confusion qui régnait dans les esprits, l’effacement des repères et, pour l’historien, la difficulté d’établir un calendrier de la Résistance.

9Le discours tenu par Vichy sur l’incurie des dirigeants d’une III^e République décadente avait convaincu Noël au point qu’il n’avait pas hésité à le conforter du poids de son témoignage et de sa notoriété. Mais l’ambassadeur alla-t-il, pendant l’été et l’automne 1940, jusqu’à approuver sa suite logique, la lutte du Maréchal contre les éléments prétendument corrupteurs de la vie politique d’avant-guerre, et l’instauration d’un nouveau régime en rupture avec le modèle républicain ?

10Examinons d’abord le premier terme de cette interrogation. Noël acquiesça-t-il à la thèse du complot ourdi par l’« Anti-France », autrement dit le Juif, le franc-maçon, le communiste et l’étranger ? La réponse est négative si l’on s’en tient à l’absence de fonctions occupées par l’ambassadeur sous Vichy : pas d’engagement, donc ni soutien ni approbation. Mais le doute qui plane sur son offre de service à Baudouin, fin août 1940, ainsi que sa participation à Riom, au mois de mai suivant, conduisent quand même à se demander si la mise en place, dès l’été 1940, d’une série de mesures xénophobes, participant d’une logique d’exclusion, fut immédiatement ressentie par lui comme condamnable ou scandaleuse. L’examen de sa vision des éléments de l’« Anti-France » est ici nécessaire.

11Si l’on ne possède pas de renseignements sur sa perception des étrangers en France, on en a quelques-uns, parfois ténus, sur celle qu’il eut des communistes, des francs-maçons et des Juifs. L’anticommunisme de l’ambassadeur était réel. Ce fut, notamment, on s’en souvient, la peur d’une subversion communiste à Paris et dans sa banlieue, ainsi que dans le Nord-Pas de Calais, qui l’avait amené, lorsqu’il dirigeait la D.G.T.O., à prôner une « politique de présence » destinée à hâter un retour à la normale. A partir de la mi-1941, la place prépondérante et grandissante des communistes au sein de la Résistance, on le verra, l’inquiéta profondément et ne fut pas pour rien dans son adhésion au gaullisme, seul rempart efficace contre le péril rouge. L’antimaçonnisme de Noël était encore plus manifeste et, sans doute, plus ancien ; nous avons déjà eu l’occasion, à maintes reprises, d’en souligner le caractère violent et obsessionnel, de l’affaire des diocésaines au sommet de Rambouillet. Quant à sa perception des Juifs, elle ne semblait pas, bien qu’il faille être prudent, spécialement marquée par un ardent philosémitisme. Si rien dans son discours ou dans ses actes n’autorise à parler d’antisémitisme, quelques rares et brèves digressions dans ses carnets ou dans ses livres laissent penser qu’il y avait peut-être chez lui un fond de cet anti-judaïsme, passif et honteux, d’origine catholique, si répandu dans la France de l’entre-deux-guerres. Les Juifs, on l’a vu, étaient un sujet de discussion récurrent chez ses parents, du temps de son enfance. On se souvient également du portrait qu’il a tracé du colonel Beck dans lequel il faisait siens tous les poncifs sur le physique et le prétendu caractère des Juifs. Et puis — anticipons quelque peu — il y a cette phrase étrange écrite le 20 septembre 1944, alors qu’il venait de rentrer dans Paris libéré et qu’il était tout à la joie de retrouver une capitale gaie et animée :

« Les passants sont plus nombreux que jamais depuis quatre ans. Il semble que beaucoup soient sortis de leurs cachettes. Des jeunes gens ont du quitter le maquis pour reparaître. Les Juifs, en un peu trop grand nombre, se montrent à nouveau et se font remarquer. »

12Ce probable anti-judaïsme de Noël n’avait en tout cas rien à voir avec un quelconque antisémitisme actif et militant. Son absence de tout dogmatisme borné en la matière était apparu, on s’en rappelle, au moment de l’affaire Dreyfus, lorsque l’enfant qu’il était, prit, comme son père, le parti du capitaine.

13Que bon nombre des acteurs de l’« Anti-France » fussent regardés avec hostilité et méfiance par Noël ne signifie évidemment pas qu’il ait été nécessairement en phase avec les lois les visant dès l’été 1940. Cela laisse cependant penser qu’à l’instar de beaucoup, il ne fut sans doute pas choqué outre-mesure que l’on cherchât à « rénover » le pays en en excluant certains de ses composants supposés corrupteurs.

14En revanche, son opinion sur la rupture consommée avec les idéaux démocratiques et libéraux de la précédente constitution nous est livrée par un petit texte inédit contenu dans un de ses carnets. Celui-ci indique clairement qu’en octobre 1940, l’ambassadeur donnait raison à Pétain d’avoir supprimé, de fait, la République et de chercher une autre voie que celle, fallacieuse, d’un prétendu égalitarisme démocratique :

« Pétain dans un message à la France vient de dire fort justement aux Français qu’ils se croyaient à tort libres sous le régime précédent qui était asservi, successivement ou simultanément, aux coalitions d’intérêts économiques, aux syndicats et aux trusts. Pour une autre raison, le citoyen n’est pas libre en démocratie : est-il libre quand il se prononce par bulletin de vote sur tant de problèmes qu’il ne connaît point et qui, dans leur complexité, provoquent souvent les hésitations et les doutes des spécialistes ? »

15On peut difficilement trouver adhésion plus parfaite aux idées du chef de l’Etat français. La dénonciation des « coalitions d’intérêts économiques », des « syndicats » et des « trusts » fait explicitement écho au rétablissement nécessaire de cette « hiérarchie de familles, de professions, de communes » si souvent prôné par le Maréchal et à ses stigmatisations de la « ténébreuse alliance […] du capitalisme international et du socialisme international ». De la même façon, l’accusation d’incompétence portée par Noël contre les électeurs des démocraties, sollicités pour donner leurs avis sur des questions qui les dépassent, évoque clairement le recours aux « élites véritables » que Pétain appelait souvent de ses vœux en proclamant qu’« il ne suffit plus de compter les voix, il faut peser leur valeur ». Comment Noël, fils d’un haut fonctionnaire de la III^e République, et lui-même zélé serviteur et pur produit de ce régime, en était-il arrivé à tenir ce langage ? L’ambition et le carriérisme ne sont peut-être pas à exclure ici. Mais l’immense crainte de voir s’installer un désordre chronique dans le pays, sans profiter du répit et de l’occasion offerts par l’armistice, joua sans doute beaucoup plus. Un Etat hiérarchisé et fort, dirigé par un Maréchal dont le passé mythique pouvait fonctionner comme un réducteur de crise, pouvait seul permettre le « retour à la normale » puis le redressement moral et matériel du pays, si, toutefois, il ne cédait pas à la tentation de la Collaboration. Cette analyse ne doit pas être très éloignée de celle qui amena Noël, dans un premier temps, à regarder avec bienveillance le redressement mené sous l’égide de Pétain. Le glissement dans la Collaboration, de plus en plus manifeste et irréversible, l’en détacha. Mais avant d’entamer ce mouvement, il crut bien au rétablissement de l’ordre proposé par la Révolution nationale. Encore pendant l’été 1944, sollicité par l’amiral Abrial, émissaire du Maréchal, pour prendre la succession de ce dernier, Noël, tout en refusant catégoriquement, reconnaissait qu’au commencement il avait pu penser que le nouveau régime réussirait :

« Vous avez rétabli, au début, un peu d’ordre en France. Cela n’est pas douteux Nous étions en pleine anarchie. En 40, vous améliorez beaucoup de choses. Mais maintenant, nous sommes retombés en pleine anarchie, c’est fini. »

16A la peur du désordre, synonyme de ruine de l’autorité de l’Etat, il est un autre facteur qu’il convient d’évoquer pour comprendre les illusions que Noël nourrit, un temps, à l’égard du Maréchal : sa profonde foi catholique. L’accès de ferveur religieuse qui frappa le pays à l’arrivée de Pétain et les chaleureuses prises de position des évêques, d’abord individuelles, puis collectives à partir de janvier 1941, durent probablement conforter l’espoir que l’ambassadeur avait mis dans le nouveau régime. La sensibilité de Noël aux avis de la hiérarchie catholique est avérée par un épais dossier de presse qu’il se constitua, tout au long de la guerre, en découpant dans les périodiques de nombreux articles présentant les positions de l’Eglise. Si on y trouve les textes des déclarations collectives d’évêques de différents pays, protestant, avec une vigueur diverse, à partir de fin 1942, contre les excès du nazisme, on y rencontre également les nombreuses exégèses bâties, dès 1940, par des évêques français, autour des paroles de Saint Paul — « Il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu » — qui présentaient comme un péché tout espoir mis dans le parti des rebelles ou dans une intervention extérieure, et qui concluaient que désobéir c’était trahir. Que l’appui dont Vichy bénéficia de la part des dignitaires de l’Eglise ait pu contribuer à maintenir Noël dans son erreur d’appréciation initiale sur la Révolution nationale apparaît donc probable.

17A toutes ces raisons positives qui conduisent à penser que l’ambassadeur, contrairement à ce qu’il a toujours expliqué, ne bascula pas, dès juillet 1940, dans l’opposition au régime, il faut en ajouter une autre, négative celle-là : il n’existait pas, selon lui, d’alternative. Si la Collaboration lui sembla immédiatement une dérive dangereuse et inacceptable, les quelques tentatives, faibles et individuelles, qui commencèrent à l’automne 1940, à engendrer des convergences résistantes — notamment dans certains milieux socialistes et démocrates-chrétiens — à la fois parce qu’elles s’appuyaient toujours sur un refus de l’armistice et parce qu’elles prenaient nécessairement une forme illégale, en marge de l’autorité de l’Etat, n’étaient pas faites pour rallier le haut fonctionnaire partisan de la politique de l’« armistice, rien que l’armistice ». Quant à l’initiative de De Gaulle, elle ne retint pas sérieusement son attention. Comme la plupart des Français, il n’entendit pas l’appel du 18 juin, ni ceux qui le suivirent. Lorsque sa teneur lui parvint, elle ne put logiquement que susciter son désaccord : les paroles du Général étaient l’expression d’un refus de Rethondes qui n’appelait pas seulement à lutter militairement contre l’ennemi étranger, mais aussi politiquement contre ceux qui avaient demandé et accepté l’armistice. A cette incompatibilité fondamentale, s’ajoutait la méfiance qu’inspirait à Noël la personnalité de l’officier insoumis. Dans Comprendre de Gaulle, si l’ambassadeur affirme avoir trouvé « heureux et réconfortant que des Français fussent décidés à continuer la guerre aux côtés des Britanniques », il assume, en revanche, le jugement qu’il avait porté sur l’homme du 18 juin :

« J’avais peine à croire que ce jeune général, à peu près inconnu, pût parvenir à jouer un rôle réel dans le grand drame qui se déroulait. Je me demandais s’il n’était pas dominé par une ambition présomptueuse et si, en dehors de l’incontestable clairvoyance dont il avait fait preuve en matière militaire, il possédait les qualités nécessaires pour s’imposer comme un facteur politique efficace. »

18L’idée de cette « ambition présomptueuse » lui avait d’ailleurs été confirmée, à l’époque, par Pétain lui-même, lors d’un déjeuner à Vichy le 31 juillet 1940. L’ambassadeur avait demandé à son hôte ce qu’il pensait du Général et s’était entendu répondre : « Oh ! Il a des moyens, de grands moyens. Mais il y a lui. Tous les autres ont tort ». Plus encore que ce trait de caractère, de Gaulle, aux yeux de Noël, cumulait deux défauts : il était un officier en rébellion contre sa hiérarchie et il prétendait, en dépit de son statut militaire, se mêler de politique. Ce dernier point, surtout, l’inquiétait. Sa méfiance à l’égard de l’intrusion des militaires dans la sphère politique était aussi ancienne que réfléchie. On en trouve déjà une expression achevée dans sa thèse, consacrée, rappelons-le, à la condition juridique des officiers des réserves. Elle ne s’appliquait pas à Pétain, militaire à la retraite, âgé, dépassé par son mythe et passé par la diplomatie.

19On le voit, aussi bien en raison de principes remontant au temps de sa jeunesse, que de son appréciation du caractère de l’homme, Noël ne pouvait être réceptif à l’appel de De Gaulle. Sa circonspection à l’égard du Général survécut d’ailleurs à son entrée en résistance, entretenue par la mauvaise image qu’il avait de son entourage à Londres, et ne s’atténua que progressivement.

*

20Si les éléments rassemblés jusqu’à présent contredisent le souvenir que Noël est parvenu à laisser de lui et démontre qu’il a bien subi, dans les premiers mois, l’attraction du maréchalisme, reste à déterminer le processus qui l’amena rapidement à le rejeter. L’hypothèque collaborationniste grevait lourdement sa bienveillance à l’égard du Maréchal et finit par la détruire. Après son renvoi de la D.G.T.O., l’ambassadeur voulait encore croire que le choix de la politique préconisé par Laval et encouragé par Abetz serait rapidement corrigé et que Pétain écouterait les partisans d’une ligne plus « nationale ». Cette perspective le conduisit à faire entendre sa voix à plusieurs reprises. A l’automne, il envoya au général Huntziger une lettre lui demandant de démentir la rumeur selon laquelle, par une clause secrète de l’armistice, le Gouvernement avait cédé l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Il n’obtint qu’une réponse évasive qui ne fut suivie d’aucune mesure. Surtout, dans les premiers jours d’octobre, il se rendit à Vichy où il se fit recevoir par Pétain. Au cours de l’entretien, il s’éleva contre la politique de Collaboration en en montrant les dangers et proposa de la remplacer par une autre, qui s’appuierait sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Son interlocuteur se contenta, un peu plus de deux semaines avant Montoire, de lui répondre que c’était là « sa » politique, façon, sans doute, d’essayer de le rassurer. Noël le quitta en refusant sa proposition de rester à Vichy. La Collaboration était une raison suffisante, à elle seule, pour ne pas s’afficher au côté d’un maréchal avec les discours duquel, on l’a vu, il se sentait en phase. L’ambassadeur confia aussitôt au général Brécard, du cabinet du Maréchal, et à l’amiral Fernet, du cabinet de l’amiral Auphan, une note reproduisant les arguments qu’il avait exposés devant le chef de l’Etat. Ainsi, début octobre 1940, son espoir d’un changement politique était déjà sérieusement entamé. Il n’était pas encore complètement anéanti. Sa démarche auprès de Pétain semble, en effet, devoir se lire plutôt comme l’énonciation d’une alternative que comme l’expression d’une rupture définitive avec Vichy. Certes, lors de ce passage, il n’accepta ni la résidence générale de Tunis que Laval lui proposa, ni un portefeuille ministériel qu’Alibert lui promettait. On peut néanmoins penser que le refus de ces offres s’adressait surtout à leurs auteurs, tenants de la politique de la Collaboration avec laquelle il convenait de ne pas se compromettre. D’ailleurs, un divorce radical avec Vichy à cette date n’aurait-il pas exclu une participation spontanée à Riom en mai 1941 ? L’espoir de pouvoir parvenir à peser sur la politique du Gouvernement se perçoit encore dans son intervention auprès du général Huntziger en ce même mois de mai. Il profita du passage à Paris du ministre de la Guerre pour prendre l’initiative d’une rencontre, au cours de laquelle il tenta à nouveau « de prouver les dangers et l’infamie de la Collaboration » et remit une lettre pour Pétain. Il n’ébranla pas la conviction de son ancien compagnon à Rethondes pour qui la seule perspective pour la France était de « remplacer, en Europe, l’Italie comme seconde de l’Allemagne ». C’est sans doute au printemps 1941 que Noël conclut définitivement à l’irréversibilité de la Collaboration dont la consubstantialité avec le régime ne lui était pas encore clairement apparue lors de son entrevue avec le Maréchal. L’idée de résister fit alors son chemin.

21Cette évolution annonce l’entrée en résistance du début de l’été 1941. Elle est, en outre, confirmée par un signe irréfutable de la distance que l’ambassadeur décida de mettre entre Vichy et lui : sa mise en disponibilité. Celle-ci fut décidée par décret le 5 mars 1941. Ce moment, précoce à l’échelle de la guerre, traduit les premières hésitations qui habitèrent Noël et lui firent d’abord préférer de rester simplement sans affectation : plusieurs de ses collègues, et non des moindres, avaient déjà procédé depuis longtemps à ce choix ou y avaient été acculés. Cela marquait, cependant, déjà une réelle coupure. Mais Noël voulut, très rapidement, donner un caractère encore plus net à son éloignement. En effet, contrairement à ce qu’il a pu prétendre plus tard, le statut dont il bénéficia, après le décret du 5 mars 1941, continuait à lui garantir un traitement, d’un montant annuel de 75 000 francs, et, en vertu du décret du 30 octobre 1935, le laissait à la disposition du ministre pour remplir les missions que celui-ci jugerait opportunes. Pour rompre les ponts plus définitivement, il décida donc, le 9 juin 1941, de demander à être mis « en service détaché », ce qui revenait à renoncer à tout traitement. S’il put se le permettre, c’est qu’il avait trouvé les moyens d’assurer son indépendance financière en acceptant de siéger aux conseils d’administration du Crédit foncier de France et des Compagnies d’assurances générales. Prudent, il s’était enquis oralement auprès de son ancien collaborateur à la D.G.T.O., Deroy, devenu secrétaire général du ministère des Finances, si sa situation et la position à laquelle il prétendait étaient compatibles avec la loi du 30 décembre 1913. Celle-ci permettait aux fonctionnaires d’être détachés en conservant, dans leur cadre d’origine, leurs droits à l’avancement hiérarchique et à la pension. Deroy l’avait rassuré. Ici commence un imbroglio juridico-administratif qui ne mériterait pas d’être exposé s’il ne venait rappeler une évidence parfois oubliée : malgré la guerre, les préoccupations matérielles de la vie quotidienne habituelle étaient toujours là. En 1941, Noël avait 53 ans et attachait la plus grande importance à la préservation de ses droits à la retraite. Dès le 11 juin 1941, le service du personnel du ministère des Affaires Etrangères laissait entendre au ministère des Finances que le droit de L. Noël à bénéficier de la loi de 1913 lui paraissait contestable. Après enquête et étude de la jurisprudence du Conseil d’Etat, Brunet, directeur du Trésor, confirmait ce doute : un détachement ne pouvait être accordé que s’il était motivé par un intérêt public évident et que si le fonctionnaire était employé dans une spécialité correspondant à l’emploi qu’il occupait auparavant auprès de l’Etat. Noël, objectivement, ne remplissait aucune de ces deux conditions et Brunet laissait aux Affaires Etrangères la responsabilité de le saisir d’une proposition de détachement. L’ambassadeur, mis au courant, sollicita aussitôt l’aide de Deroy, qui, vers le 22 août, rencontra Brunet et le fit changer d’avis ! Suite à l’intervention du secrétaire général du ministère des Finances auprès de son directeur du Trésor, toute objection avait disparu. Sans doute froissée par ce passe-droit accordé à un haut fonctionnaire, l’administration ne se pressa pas pour préparer le décret. Deroy, le 17 septembre, de passage à Vichy, intervint à nouveau auprès, cette fois, du service du personnel des Affaires Etrangères : le projet de décret fut remis le jour même au secrétaire général, Ch. Rochat. Le 1^er octobre 1941, Noël était finalement mis « hors cadre à la disposition du Crédit foncier de France ». Il ne touchait donc plus son traitement et pouvait, comme il l’avait souhaité, sauvegarder ses droits à la retraite en versant ses cotisations. Il ménageait ses arrières et utilisait ses relations parmi les fonctionnaires restés en place. L’épisode n’en est pas moins une marque incontestable de défiance à l’égard de Vichy : l’heure n’était plus à proposer au Maréchal une note préconisant l’abandon de la Collaboration, mais au refus de tout contact, dorénavant jugé déshonorant et compromettant.

22Noël signa encore, le 22 juin et le 19 juillet 1941, des formulaires attestant qu’il était de nationalité française « à titre originaire » et qu’il n’avait jamais appartenu à une association secrète. Cela est peut-être simplement à inscrire dans le contexte de ses âpres négociations avec l’administration en vue d’obtenir son détachement. Il convenait sans doute d’offrir un profil irréprochable. En revanche, lorsque, probablement quelques semaines plus tard, on lui demanda de prêter serment au Maréchal, il s’y refusa. Noël cessa bien ses rapports avec Vichy. Il écarta toutes les propositions du régime pour obtenir ses services.

23Le 3 août 1941, Pétain avait couché son nom sur la liste des 25 membres de la 1^re commission du Conseil national, chargée de la Réorganisation administrative, afin qu’il participât à sa deuxième session du 19 au 25 août. Cette instance avait pour mission d’élaborer une nouvelle carte des régions, qui serait soumise au Conseil national. En désignant Noël, Pétain avait son idée : il désirait en faire, ensuite, le gouverneur de la nouvelle région de Bourgogne-Franche-Comté, qui aurait englobé le territoire de Belfort, l’Yonne et une grande partie de la Saône-et-Loire. L’ambition qu’il nourrissait pour l’ambassadeur donne la mesure de l’estime dans laquelle il continuait — et continuerait — de le tenir, car les terres concernées étaient, avec le Nord et la Lorraine-Champagne, les plus convoitées par l’impérialisme allemand qui les considérait comme germaniques. Noël, qui n’était pas au courant de ce projet, ne participa pas à ladite commission et se fit excuser à toutes les séances. Quelques mois auparavant, il avait d’ailleurs contribué à convaincre André Siegfried de ne pas siéger à la première session de la même commission, qui s’était tenue du 6 au 20 mai 1941.

24Cette fin de non-recevoir, peut-être parce qu’elle ne fut pas motivée explicitement et qu’elle prit seulement la forme d’une absence excusée — ce qui n’enlève rien à sa signification — ne découragea pas Vichy. Début 1942, Charles Rochat téléphona à Noël et insista « de la part du Maréchal et de l’amiral » pour qu’il acceptât l’ambassade d’Ankara, poste très politique et prestigieux où il aurait eu comme homologue allemand von Papen. Sa réponse consista en un refus immédiat « non sans regret, mais sans hésitation ». Une autre fois, fin mars - début avril 1942, Du Moulin de Labarthète, chef de cabinet de Pétain, convainquit celui-ci de former un Gouvernement où Lucien Romier eût été vice-président du Conseil, Jean Mistler, ministre des Affaires Etrangères, et Léon Noël, ministre de l’Intérieur. L’ambassadeur, qui n’avait même pas été consulté, n’eut pas à refuser : le retour de Laval, le 18 avril 1942, balaya cette peu crédible combinaison.

25Systématiquement, Noël écartait les offres émanant de Pétain et de son entourage, sans plus se leurrer sur l’utilité de leur montrer les dangers de la Collaboration. Cette attitude lui permettait, depuis le début de l’été 1941, de se consacrer à la rédaction de ses souvenirs de Varsovie, qui paraîtraient après la Libération sous le titre de L’agression allemande contre la Pologne, et à s’impliquer toujours davantage dans la Résistance. Mais avant d’étudier la part qu’il choisit d’y prendre, il convient encore d’évoquer un épisode de sa vie familiale qui l’obligea à transiger avec sa volonté d’éviter tout rapport avec le pouvoir.

26Le 24 avril 1942, vers 11 heures 15, son fils aîné, Germain, était arrêté par la Gestapo. Il participait activement à la Résistance et appartenait au réseau dirigé par Pierre de Vomécourt, qui travaillait avec le Special Operations Executive. Son arrestation à Paris, alors qu’il sortait de chez son professeur de droit — peut-être un contact — était consécutive à l’une des trahisons de l’agent triple Mathilde Carré, plus connue sous le pseudonyme de « la Chatte ». Il fut incarcéré à la prison de Fresnes. Mis au secret, l’avocat que son père lui avait choisi ne put jamais lui rendre visite. Sa mère, Simone Noël, tenta aussitôt d’avoir des nouvelles par l’aumônier allemand de la prison, l’abbé Stock. Mais celui-ci refusa de se rendre dans sa cellule, peu enclin à se compromettre avec le fils d’un ambassadeur qui s’était souvent heurté aux intérêts allemands. Craignant le pire, Noël, comme n’importe quel père l’eût fait, se décida à renouer des contacts avec l’équipe dirigeante. Il pria Jean-Stéphane Guille, alors secrétaire général de la Caisse nationale du Crédit agricole, qu’il avait eu sous ses ordres dans le cabinet de Laval, fin 1931 - début 1932, de passer tout de suite à son domicile de la rue Saint-Dominique. Il lui demanda d’avertir le chef du Gouvernement de la situation. Pourquoi Noël passa-t-il par un intermédiaire ? A Guille il affirma que c’était pour ne pas « compromettre » Laval. Peut-être aussi n’était-il pas sûr de la réaction de celui auquel il s’était opposé en juillet 1940 et qu’il n’avait pas revu depuis octobre de la même année. Le jour même, Guille transmit la réponse de Laval : « Je vais m’en occuper immédiatement ». Peu après, l’ambassadeur alla le remercier. A partir de ce moment et jusqu’à la libération de Germain, le même scénario se répéta plusieurs fois. Noël, par l’intermédiaire de Guille, faisait savoir à Laval les moments les plus opportuns pour qu’il intervînt auprès d’Abetz ou du général K. Oberg. En effet, l’ambassadeur était mis au courant des desseins des autorités allemandes quant à l’avenir de son fils, grâce à un autre réseau de relations, qui comptait, notamment, René Bousquet, secrétaire général de la Police. Le 20 août 1942, Noël demanda par écrit à Guille d’aviser Laval que la Gestapo n’avait pu retenir aucune charge contre son fils et qu’une nouvelle démarche de sa part aboutirait certainement. Le 14 octobre 1942, après 174 jours de détention, Germain était libéré. Peut-être, d’ailleurs, l’élargissement du fils ne fut-il pas lié aux efforts déployés par le père. En effet, Germain fut relâché en même temps que 17 des 33 membres du réseau arrêtés après la trahison de « la Chatte ». En octobre 1945, au procès Laval, Noël eut le courage et l’élégance de déclarer à la barre :

« [Je n’oublie pas] qu’au printemps de 1942, alors que nous avions cessé tout rapport depuis 1940, ayant appris que l’un de mes proches, qui militait dans la Résistance, était au secret à Fresnes, il est spontanément intervenu en sa faveur. »

27Seul l’instinct paternel avait poussé Noël à se tourner vers Laval et leurs retrouvailles n’eurent aucun lendemain. L’ambassadeur maintint à l’égard du régime la même froide distance et poursuivit ses activités résistantes. De celles-ci, il a seulement été dit, jusqu’à présent qu’elles commencèrent au début de l’été 1941. Quel résistant Noël fut-il ?

28« Le réfractaire n’est pas James Bond » dit Jean-Pierre Azéma dans l’un de ses livres. Cette vérité s’applique particulièrement à l’ambassadeur. Les images héroïques traditionnelles attachées à la vie clandestine ou semi-clandestine du résistant sont loin d’évoquer ce que fut son engagement. Il choisit de manifester son désaccord avec le régime en faisant partie de quelques cercles réunissant des représentants de certaines élites, principalement politiques, intellectuelles, syndicales et professionnelles. Les discussions portaient sur les leçons à tirer du passé et de l’expérience de chacun, ainsi que sur les projets à développer pour la France de demain dans l’Europe libérée. La résistance de Noël, du début à la fin, s’apparenta donc à un travail de réflexion au sein de structures très souples. Pourquoi cet engagement, à la sincérité incontestable, ne déboucha-t-il jamais sur des attitudes tournées plus directement sur le présent ou l’action ? Ce ne fut pas faute d’opportunités : un important réseau et Londres tentèrent de le convaincre de les rejoindre. Plusieurs facteurs, dont les poids respectifs sont difficiles à évaluer, jouèrent sans doute. Il faut, peut-être, évoquer l’âge déjà avancé — 56 ans à la fin de la guerre — et le caractère de l’ambassadeur, dont l’intelligence et la prudence naturelle le conduisirent peut-être à toujours retarder le moment du choix déclaré. Surtout, celui qui, à la suite de son père, avait consacré toute sa vie à servir l’Etat, préféra, très vraisemblablement, s’en tenir à une sorte de devoir de réserve. Ce devoir l’empêcha de manifester plus clairement un choix qu’il avait pourtant effectué et qui n’avait pas été brouillé, semble-t-il, par le débat entre la légalité de Vichy et la légitimité de la France libre. Pareille analyse invite, évidemment, à mettre en parallèle les refus faits par l’ambassadeur aux différentes offres de Vichy et ceux qu’il opposa à la Résistance et à de Gaulle. Au nom de l’impartialité de l’Etat, Noël a probablement choisi, non pas de ne pas choisir, mais de ne pas exprimer son choix. L’attitude inverse aurait confiné à une démarche politique partisane, incompatible avec sa conception de la haute fonction publique. A un moment seulement, à la mort de Jean Moulin, il paraît avoir été sur le point d’accepter un engagement ouvertement militant, en n’écartant plus l’idée d’occuper de très hautes fonctions dans la Résistance. Peut-être, alors, attendit-il trop qu’on vînt le solliciter, à la façon d’un grand commis de l’Etat qui attend une promotion et qui ne conçoit pas de s’abaisser à des jeux d’appareil ? Il fut aussi, à ce moment, victime de l’image désastreuse laissée par Rethondes et d’inimitiés personnelles. Il resta donc, en dehors de tout organigramme, dans son rôle d’autorité dont on recherche les avis et les conseils.

29De cette activité, il ne subsiste, aujourd’hui, quasiment aucune trace écrite. L’unique qui nous soit parvenue est, par hasard, sans doute l’un des tous premiers textes clandestins que Noël ait conçus. Il le co-rédigea avec son ami Paul Cazin. L’écrivain catholique était venu passer aux Monins la deuxième quinzaine du mois de juillet 1941. Les deux hommes l’intitulèrent « Dix commandements du Français prisonnier dans sa propre patrie » et lui donnèrent, effectivement, la forme d’un décalogue :

« I. Tu aimeras la France de toutes tes forces, avec une âme chrétienne, un cœur humain, un esprit français. II. Tu ne prendras pour idéal, ni la force conquérante, ni les jouissances matérielles, mais l’honneur, la grandeur, et le bonheur de la Patrie. III. Garde-toi de croire que tu puisses être heureux quand ta Patrie est dans le malheur, qu’il te suffise de sauver ta peau et ton portefeuille quand elle est mourante et dépouillée ; que le bon moyen d’avoir la paix soit de tout abandonner, ou qu’une défaite puisse être aussi profitable qu’une victoire. IV. Garde-toi de rougir de la France et de son passé ; tu ne dois rougir que de tes erreurs, de tes doutes, de tes défaillances. V. Garde-toi de demander à l’étranger d’autres leçons que celles de la fierté nationale, de la discipline, de l’esprit de sacrifice. VI. Rappelle-toi que, même après ses pires désastres, la France n’a manqué d’aucune des vertus qui font les peuples libres, respectés, prospères, et que le pays de Saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Bayard, d’Henri IV... des Colbert, des Vauban, des Carnot, des Pasteur... doit puiser dans son génie et ses traditions assez de force pour se régénérer et se relever. VII. Rappelle-toi à tous moments que l’étranger t’observe, te juge et qu’il est toujours prêt à te mépriser. VIII. Tu te défieras de sa propagande, de ses journaux, de sa radio, de ses affiches, et te garderas de t’en faire jamais le complice par cupidité, lâcheté ou légèreté. IX. Tu n’entretiendras avec lui et avec ses agents que les relations inévitables et repousseras comme une honte la moindre de ses faveurs. X. Tu oublieras tout ce qui nous divise pour ne penser qu’à ce qui doit nous unir : le relèvement d’une France intacte, réconciliée autour de chefs qui possèdent sa confiance et traduisent ses aspirations. »

30La destinée de ces commandements est difficile à préciser. Il semble, d’après les dires de l’ambassadeur, qu’ils furent diffusés grâce à ses deux fils qui les recopièrent en plusieurs exemplaires. Dans ses mémoires, Jean d’Escrienne, cousin de Paul Cazin, confirme les avoir lus peu de temps après qu’ils eurent été écrits et note la façon dont il les perçut :

« Ah ! Quel grand peuple nous serions, quel grand pays serait la France, même provisoirement abattue, si tous les Français connaissaient ces dix commandements et, avec tout leur cœur, les mettaient en pratique ! »

31Cette approbation sans réserve ne doit cependant pas masquer certaines ambiguïtés du texte de Noël et de Cazin. Sa fibre patriotique, violemment anti-allemande, y est indéniable et, en ce sens, il s’inscrit sans conteste dans les écrits résistants. Mais ces commandements confirment aussi que, malgré sa façon, plus tard, de présenter son départ de la D.G.T.O. et ses refus aux propositions de postes formulés après l’été 1940, l’ambassadeur était encore sous l’influence de bien des aspects du discours vichyste. L’imprégnation maréchaliste des « Dix commandements » transparaît nettement. Ils ne sont clairement pas un appel à la lutte ou à la rébellion contre l’envahisseur. Peut-être, pourrait-on objecter que ce n’était pas là leur propos, qu’ils avaient seulement pour noble ambition d’offrir aux Français des repères pour leur faciliter une conduite quotidienne dans l’honneur, sans compromission. Mais, même en acceptant cette réserve, force est de constater que les mots choisis pour les guider ne sont pas si éloignés de ceux que l’on pouvait entendre, à l’époque, autour de Pétain. La nécessité de se comporter avec une « âme chrétienne » (I), le refus des « jouissances matérielles » (II), l’appel à « fierté nationale, [à] la discipline et [à] l’esprit de sacrifice » (III) n’apparaissent pas franchement en rupture avec le discours que l’on pouvait tenir dans les cercles du pouvoir. Le dernier commandement, ordonnant d’oublier « tout ce qui nous divise pour ne penser qu’à ce qui doit nous unir » pour que la France se retrouve « réconciliée autour de chefs qui possèdent sa confiance et traduisent ses aspirations » paraît, aussi, pour le moins équivoque. Quels sont ces chefs ? Quant à la désignation constante de l’ennemi sous le vocable exclusif d’« étranger », elle peut également étonner et gêner. Si dans les commandements VIII et IX, l’« étranger » est clairement l’Allemand, en est-il de même dans les cinquième et septième injonctions ? Quel est cet « étranger » dont il faut se garder de trop lui en demander et dont il faut se rappeler « à tous moments qu’[il] t’observe, et juge et qu’il est toujours prêt à te mépriser » ? Pas nécessairement l’Anglais, certes. Mais le socialiste Jean Texcier, lorsqu’il composa, en juillet 1940, ses « Conseils à l’occupé » — texte de la même veine que le décalogue de Noël et Cazin — avait eu le mérite d’appeler un occupant un « occupant » et un Allemand un « Allemand ». Les « Dix commandements » apparaissent donc comme l’expression du vibrant et très sincère patriotisme de l’ambassadeur, source de, et prélude à, son cheminement dans la Résistance. Il n’est cependant guère possible, même si Noël, après guerre, affirma avoir immédiatement saisi le danger que présentaient Pétain et son idéologie, d’en faire le manifeste d’une opposition déjà tournée contre l’Etat français. D’ailleurs, si ce texte a trouvé sa place, en 1947, dans une anthologie régionale au titre explicite, Ceux de la Résistance. Bourgogne, Nivernais, Morvan. Chroniques et pages de gloire, il est frappant que Noël, lui, n’ait jamais cherché à s’en faire un certificat de résistance ou d’anti-pétainisme. On chercherait en vain dans ses ouvrages ou articles publiés, et même dans ses carnets privés, une mention au décalogue.

32Les « Dix commandements » furent contemporains de la progressive entrée en résistance de l’ambassadeur. Celle-ci prit d’abord la forme de réunions qu’il organisa dans l’appartement qu’il louait depuis le printemps 1939 au deuxième étage du 41 de la rue Saint-Dominique. En effet, s’il passa la majeure partie du conflit aux « Monins » — où étaient logés des officiers allemands — l’ambassadeur, pendant les années de l’Occupation, vint quasiment toutes les semaines à Paris pour un jour ou deux. Ces réunions, dont, faute de précisions à ce sujet, on peut penser que la périodicité n’était pas régulière, commencèrent vraisemblablement fin juin 1941. Elles réunirent d’abord ceux que Noël appelait ses « amis de l’Institut » : André Siegfried, économiste et sociologue, professeur au Collège de France, Georges Duhamel, à l’Académie française depuis 1935, le bâtonnier Jacques Charpentier et Jules Basdevant, professeur de droit et ancien jurisconsulte du Quai d’Orsay. A ce noyau initial, vinrent s’ajouter des personnalités du monde syndical que Noël avait connues dans ses différents postes et qui, ayant entendu parler de ces rencontres lui demandèrent d’y participer. Parmi elles, l’ambassadeur a mentionné Gaston Tessier, secrétaire général de la C.F.T.C. et l’un des fondateurs de « Libération-Nord », Charles Laurent, ancien secrétaire général de la Fédération des fonctionnaires, également de « Libération-Nord », et L. Saillant de la C.G.T. Quelles étaient les activités de ce petit groupe ? Leurs participants étudiaient la situation, échangeaient des idées et des renseignements, et préparaient des « notes sur ce qu’il y avait à faire ou à éviter ». On sait, grâce à ses carnets, que L. Noël fut très associé à au moins trois d’entre elles. L’une concerna l’Alsace-Lorraine, dans laquelle l’ambassadeur se fit l’avocat du maintien du statut spécial de la région. Une autre exposa un projet de Constitution pour l’après-Vichy, dans lequel une des idées forces, défendue par Noël, était l’incompatibilité entre la fonction de ministre et des mandats parlementaires. La troisième note dont la teneur a été évoquée par l’ambassadeur traitait de la future organisation économique du pays. Au moment de sa rédaction, les personnalités se réunissant autour de Noël étaient déjà au courant du rapport Beveridge, ce qui permet de la situer probablement début 1943. Elle préconisait qu’une nouvelle place fût faite à l’Etat dont le rôle serait dorénavant d’orienter et de contrôler l’économie, sans pour autant la diriger. Ces notes étaient ensuite transmises à Londres, puis à Alger, par le canal d’organisations de résistance, dont l’O.C.M., l’Organisation civile et militaire, créée en décembre 1940.

33Les activités de Noël au sein de cette instance de réflexion sont très comparables, par leur nature et leur portée, à celles qu’il déploya auprès du « bureau d’études Chauvel ». Cette structure, dont le nom laisse penser à tort qu’elle avait la forme hiérarchisée d’une administration et dont les contours étaient, en fait, très souples, débuta ses travaux clandestins après l’occupation allemande de la zone libre. Le but de Chauvel était de rassembler des collègues de la Carrière pour incarner une autre diplomatie que celle de Vichy, dénaturée par la présence allemande. Concrètement, ce « bureau », qui se réunissait rue de la Bienfaisance à Paris, prépara des études sur des sujets dont on pensait qu’ils seraient abordés par la délégation française à la future Conférence de la paix. Aux côtés de ses collaborateurs proprement dits, qu’il rémunérait, Chauvel veilla à bénéficier des lumières de quelques grands noms du Quai d’avant-guerre, parmi lesquels Noël. L’ambassadeur — qui ne mit jamais les pieds rue de la Bienfaisance — fut considéré, avec Charles-Roux, comme le spécialiste des questions d’Europe. A ce titre, il orienta les membres de l’équipe Chauvel vers l’étude d’une « organisation européenne de l’Ouest », qui procéderait à des « groupements d’Etats ». Le premier « groupement » à la formation duquel il était possible de travailler était celui qui réunirait la Pologne et la Tchécoslovaquie, comme Sikorski l’en avait naguère convaincu. Les autres conseils que Noël dispensa ne sont pas connus. Ils lui valurent en tout cas la confiance et l’estime de J. Chauvel qui, en mai 1944, avant de rejoindre Alger, accepta de se charger de deux messages, l’un pour son fils, l’autre pour le Général.

34Si le bureau Chauvel, en mai 1944, s’inscrivait dans une perspective résolument gaulliste, il convient de souligner qu’à ses débuts clandestins, en novembre 1942, son action était marquée d’une certaine ambiguïté. Tout le personnel qui y était attaché — où l’on retrouve J. Basdevant — provenait d’un premier bureau créé par Vichy, au lendemain de l’armistice, pour préparer le traité de paix avec l’Allemagne. De surcroît, Chauvel avait refusé, pour financer ses activités, les subsides que lui offrait la Résistance, préférant faire appel à des fonds privés, censés mieux le préserver des rivalités entre Giraud et de Gaulle, ou entre celui-ci et les alliés. Le bureau de la rue de la Bienfaisance ne s’appuyait pas sur un ralliement à la France libre, mais sur un refus d’une politique de collaboration trop appuyée. Certes l’opposition de Noël à la Collaboration était, on le sait, beaucoup plus marquée. Mais qu’en dehors des débats et discussions organisées à son domicile, son besoin de résister ait seulement pris la forme de conseils et d’avis donnés à un cercle de diplomates à la retraite ou en disponibilité, dont le positionnement politique était loin d’être affirmé, montre, en effet, que le haut fonctionnaire qu’il restait n’entendait pas donner à son engagement un caractère très appuyé. Le rôle joué dans les réunions de la rue Saint-Dominique et les services rendus à l’équipe Chauvel lui permettaient à la fois de se situer dans la Résistance et de ne pas se laisser entraîner dans des actions incompatibles avec la réserve et l’impartialité traditionnellement attendus d’un grand commis de l’Etat.

35Un tel choix peut être confondu avec une prudence excessive et même suspecte d’attentisme. Il peut appeler les jugements moraux hâtifs dont les critères ordinaires placent souvent l’exigence au niveau extraordinaire de l’héroïsme. Il n’en reste pas moins qu’il valut à l’ambassadeur d’être connu, et vraisemblablement, apprécié par quelques-unes parmi les plus grandes figures de la Résistance française. Jean Cavaillès s’est rendu à plusieurs reprises au domicile de Noël, qui lui a présenté quelques grands industriels désireux d’aider les réseaux. Jacques-Henri Simon fut un autre des visiteurs de la rue Saint Dominique. L’ambassadeur reçut également chez lui Pierre Brossolette « plusieurs fois », dont la dernière se situa « deux ou trois jours » avant son arrestation en février 1944. Noël n’a fait que mentionner ces différents tête-à-tête à son domicile. On ne possède aucune indication ni sur leur origine, ni sur leur déroulement, ni sur leurs suites éventuelles, ni même — sauf dans le dernier cas — sur leur datation. Ils laissent cependant penser que l’engagement de l’ambassadeur dans la Résistance avait une résonance dépassant les deux seuls cercles auxquels il apportait sa contribution intellectuelle.

36Cette réputation lui valut d’être sollicité pour non seulement livrer ses réflexions sur la France dans l’Europe de l’après-guerre, mais pour accepter des responsabilités dans des structures en prise directe avec la lutte quotidienne. Mais il déclina les offres qui lui furent présentées. Probablement début avril 1943, J.-H. Simon lui proposa de représenter l’O.C.M. au Conseil national de la Résistance qui serait créé le 27 mai, regroupant les mouvements, les partis et les syndicats. Il en écarta l’idée :

« J’avais refusé, en lui disant que je tenais essentiellement dans mon action de résistance à ne pas y mêler des préoccupations et des visées partisanes, ce qui ne me paraissait pas étranger à l’esprit animant l’O.C.M. »

37Simon prit acte de cette décision et siégea lui-même au C.N.R. La couleur politique de l’O.C.M., très marquée à droite, fut sans doute moins déterminante dans le choix de l’ambassadeur que l’idée même d’apparaître lié à un camp. Habitué à servir l’Etat et la communauté nationale dans son ensemble, il ne voulut pas, malgré les circonstances, déroger à la neutralité de la fonction publique. Cette position doit aussi s’inscrire dans le climat de défiance à l’égard des anciens partis et dans le vif débat que provoqua leur participation au C.N.R., jugée par certains comme une politisation de la Résistance. Il est possible d’évoquer aussi un facteur plus prosaïquement humain. Le courage nécessaire pour affronter une pareille responsabilité, pouvant mener à la mort, lui fit peut-être défaut. Les cadres de la Résistance s’exposaient à de réels dangers et il n’existe pas, après tout, de devoir d’héroïsme.

38En juillet suivant, l’entrée de Léon Noël au C.N.R. fut à nouveau à l’ordre du jour. Il était alors perçu, selon lui, « comme un des chefs, moraux tout au moins, du mouvement [résistant] ». Emile Bollaert, le Délégué général de la France libre, aurait déclaré à Villeminot, toujours selon l’ambassadeur, « qu’on [le] considérait comme le chef de la Résistance à Paris ». C’est auréolé de cette réputation qu’au courant de l’été, sa participation au C.N.R. fut à nouveau évoquée. Mais la rumeur courut que l’ambassadeur s’y montrait opposé. Noël a présenté une autre version des faits :

« En juillet suivant, on élargit la composition du C.N.R. et il fut question de me demander d’y entrer. Tessier me demanda, quelque temps après, si j’avais été pressenti, et le bruit courut dans certains milieux de la Résistance que je m’étais dérobé à une offre qui, en réalité, ne me fut jamais faite. Il est probable que des éléments de gauche et d’extrême gauche s’étaient montrés hostiles. »

39Ce démenti indique cependant que l’ambassadeur, au courant de la nouvelle opportunité qui s’offrait à lui, ne crut pas devoir, pour les mêmes raisons qu’au printemps, ni encourager ceux de ses amis qui l’auraient bien vu au C.N.R., ni devancer les critiques que sa personnalité ne manquerait pas de susciter. Une telle réserve n’appelait évidemment pas une offre en bonne et due forme de la part des partisans de sa candidature.

40Il est enfin un troisième refus de l’ambassadeur qui montre bien les limites qu’il entendait donner à son engagement dans la Résistance. Le général de Gaulle, début 1942, lui demanda, en même temps qu’à A. Siegfried, de le rejoindre à Londres. Cette offre fut donc antérieure au premier refus d’entrer au C.N.R. Il la déclina auprès de J-H. Simon qui la lui avait transmise :

« Dites au Général que, bien entendu, je le tiens pour mon chef, que s’il m’appelle pour une tâche déterminée je partirais tout de suite, mais [que] s’il ne m’appelle pas pour une tâche déterminée, j’estime que je ferais mieux de rester en France parce qu’en France cela va se gâter ; il faut que des éléments comme moi restent sur place [...]. Vous direz au Général que dans son entourage il y en a certains qui ne me plaisent pas. »

41Quelques semaines plus tard, Simon, revenant de Londres, communiquait à Noël la réaction du Général :

« Il m’a dit qu’à la réflexion il comprenait, que j’avais peut-être raison de rester, mais que, quant à son entourage, il aurait été différent s’il était venu, ainsi que Siegfried, qui avait fait la même réponse que moi. »

42La crainte de se retrouver seul à Londres, sans affectation précise, au milieu de l’équipe hétérogène qui entourait le Général et qui n’était pas épargnée par les conflits et les divisions, dissuada l’ambassadeur. Cette perception négative de l’entourage — thème qui fonctionnait d’ailleurs aussi chez de nombreux pétainistes sincères pour qui seulement Laval et sa clique étaient responsables des maux du pays — se retrouvait chez des résistants d’horizons politiques aussi différents que Pierre Brossolette ou Henri de Kérillis. Elle a sans doute joué une part importante dans la décision de Noël, même s’il convient de souligner qu’il possédait à Londres et dans l’entourage intime du Général, un ami fidèle en la personne du baron Geoffroy de Courcel, qui, en 1947, serait à l’origine de la première rencontre entre les deux hommes. Mais une autre raison, qui n’apparaît pas dans l’interview précédemment citée, détermina son refus. Elle renvoie à la fonction de Délégué général de Pétain qu’il avait occupée en juillet-août 1940 : ayant alors préconisé aux Français de la zone Nord qui avaient fui devant l’avancée allemande de regagner les territoires occupés pour ne pas laisser le champ libre aux envahisseurs, il était « le dernier à avoir le droit de [s’] en aller ». Ce contrat moral tacite avec les Français occupés était peut-être aussi une façon de légitimer à ses propres yeux la politique de « l’armistice, rien que l’armistice » à laquelle il avait cru.

43Il ne faudrait cependant pas assimiler tous ces différents refus à un attentisme prudent. A deux reprises, en effet, pendant l’été 1943, l’ambassadeur eût été prêt à rejoindre les cadres de la Résistance dans des postes que finalement... on ne lui proposa pas. La première fois, il se serait agi de celui de commissaire national chargé des Affaires Etrangères, qui, en fin de compte, échut, le 5 juin 1943, au lendemain de la création du Comité français de libération nationale, le C.F.L.N., à René Massigli. L’acceptation d’une telle responsabilité aurait supposé un départ pour Alger, et la tâche à remplir était, cette fois, non seulement précise, mais correspondait à ses compétences. La deuxième fois, de Gaulle aurait songé à lui pour assurer une partie de la succession de Jean Moulin, mort le 8 juillet 1943, en en faisant le Délégué général de la France libre. Une fonction de représentation aussi prestigieuse et politique ne pouvait que convenir à Noël. Cependant, il ne fut pas mis en situation d’avoir à accepter ou à refuser aucun de ces deux projets. Il convient d’ailleurs de souligner que leur existence ne nous est connue qu’à travers le témoignage très bref et allusif de l’ambassadeur lui-même. Il est donc difficile d’apprécier quel fut leur degré réel d’avancement. Il est peut-être permis de voir une confirmation de ses dires dans le portrait du Délégué général idéal que de Gaulle a tracé :

« Pour me représenter à l’intérieur et y diriger nos services, mais aussi pour préparer partout la confirmation ou la substitution des autorités, il me fallait quelqu’un du type "grand fonctionnaire”, qui eût pris part à notre combat, en connût les données passionnées et enchevêtrées, mais n’appartînt en propre à aucune tendance et fût, au surplus, capable de rallier au moment voulu l’administration dont le Gouvernement aurait prochainement besoin. »

44Si cette description semble correspondre au successeur finalement choisi, Emile Bollaert, ancien préfet du Rhône, force est de constater que Noël remplissait très exactement toutes les conditions requises par de Gaulle. Le long délai que celui-ci s’accorda — il ne nomma Bollaert qu’en octobre — pourrait alors, au moins en partie, s’expliquer par les résistances que son souhait initial de choisir Noël aurait entraîné. Or l’ambassadeur, précisément, pour expliquer qu’on ait renoncé à faire appel à ses services pendant l’été 1943, mentionne clairement une campagne que Bidault aurait orchestrée contre lui auprès du Général et dans les sphères résistantes. Noël apprit par Charles Flory, ancien président de l’A.C.J.F. de 1922 à 1926 et compagnon de Bidault, que celui-ci avançait une « raison de principe » : on ne pouvait demander à celui qui avait signé l’armistice, de représenter la France libre. Derrière cet argument, à la charge symbolique effectivement très forte, l’ambassadeur voulut surtout voir l’animosité personnelle du président du C.N.R. On se souvient pourtant qu’en 1935, quand il inaugura la fonction de secrétaire général du Gouvernement, Bidault, dans les colonnes de L’Aube, s’était répandu en louanges sur ses qualités. Mais l’appréciation que les deux hommes portaient l’un sur l’autre avait changé, sans que l’on puisse dire si la succession de Jean Moulin fut à l’origine de cette évolution ou si celle-ci lui fut antérieure. Bidault chercha à éviter l’ambassadeur, malgré les efforts d’amis communs, Flory et Blondel notamment, pour les faire se rencontrer. Ils ne se virent qu’une seule fois, chez les Flory, « peu avant le débarquement ». Noël était persuadé que Bidault lui était hostile parce qu’il le percevait comme un concurrent dangereux, susceptible de lui disputer le ministère des Affaires Etrangères qu’il convoitait. Il vit, plus tard, dans le comportement à son égard de celui qui, effectivement, occupa le Quai d’Orsay, une confirmation de son analyse. Quoiqu’il en fût, au moment où sa conception du service de l’Etat et son engagement résistant eussent sans doute pu se rejoindre, conciliés par une désignation à un poste précis et prestigieux, son passé le rattrapa.

45La mort de Jean Moulin ne fut donc pas pour lui l’occasion d’une prise de responsabilités dans l’encadrement de la Résistance. Il conserva ce statut original, qui faisait toujours de lui, aux yeux de beaucoup, une sorte d’autorité morale dont on se plaisait à rechercher les avis. Aux réunions à son domicile et à l’aide qu’il apportait au « bureau Chauvel », il ajouta, à partir d’octobre 1943, une troisième activité de type comparable. A cette date, il vit très régulièrement le sénateur Jacques Bardoux. D’octobre à mars, les deux hommes se rencontrèrent au moins une quinzaine de fois, le plus souvent au domicile de l’un ou de l’autre. Si leurs entretiens avaient la forme de tête-à-tête, Bardoux, presque toujours, s’exprimait, de fait, au nom d’un petit groupe de sénateurs qui avaient pris l’habitude de se réunir à la Closerie des Lilas. Ceux-ci étaient d’accord sur trois points quand ils envisageaient l’après-Vichy : d’abord il ne pouvait être mis de terme aux pouvoirs du Sénat, ensuite la réunion d’une assemblée constituante serait un non-sens, et, enfin, une participation communiste dans le futur Gouvernement serait un « péril mortel ». Noël partagea ces convictions au moins jusqu’au printemps 1944. Très inquiet de l’emprise communiste dans la Résistance et même à Alger, il considérait que seule l’Assemblée nationale avait qualité pour abroger la loi constitutionnelle de 1940 et pour désigner un Gouvernement provisoire, dont la légalité républicaine serait le meilleur des obstacles à toute tentative éventuelle de subversion communiste. Le 8 novembre 1943, déjà, il se montrait convaincu que l’ostracisme frappant les parlementaires de juin 1940 ne durerait pas et que « les querelles autant que les gaffes d’Alger » faciliteraient leur retour en grâce. Fin décembre, il conseillait à Bardoux de ne pas s’inquiéter des projets du C.F.L.N. visant au rétablissement de la République sans avoir recours au Parlement d’avant-guerre, qualifiant l’activité législative d’Alger en la matière d’« ébauches prématurées ». Fin janvier 1944, il persistait dans son optimisme : point n’était besoin d’attacher trop d’importance aux schémas imaginés à Alger pour assurer l’organisation temporaire du pouvoir à la Libération car « rien ne peut être actuellement définitif ». Enfin, et surtout, le 14 mars 1944, il approuvait, auprès de Bardoux, l’envoi à de Gaulle de deux notes rédigées par les sénateurs de la Closerie des Lilas. Elles rappelaient que la restauration de la légitimité républicaine ne pouvait passer que par une convocation de l’Assemblée nationale.

46Ces prises de position répétées ne s’inscrivaient pas dans une quelconque opposition méfiante à l’égard de De Gaulle. D’abord, elles témoignaient d’un réflexe légaliste chez un haut fonctionnaire attaché aux règles de l’Etat. Ensuite et surtout, dans l’esprit de leur auteur, elles étaient très vraisemblablement destinées à mieux asseoir la légitimité du Général dont il n’imaginait pas encore qu’il serait consacré par l’évidente légitimation populaire du 25 août 1944. D’ailleurs, il semble, au vu de l’espacement de ses rencontres avec Bardoux, qu’à partir du printemps, qui vit l’adoption de l’ordonnance du 21 avril 1944, portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération et évoquant explicitement la prochaine réunion d’une assemblée constituante, Noël prît ses distances avec les idées des sénateurs. Ainsi, au printemps 1944, il refusa de se prêter à une manœuvre imaginée par quelques parlementaires. Se faisant leur porte-parole, le baron de Fontenay, conseiller municipal et ancien président du conseil municipal de Paris, lui demanda s’il serait prêt à accepter la présidence de la République ! Le considérant comme le candidat le plus qualifié — après avoir d’abord envisagé la personnalité de François-Poncet — ils espéraient empêcher le Général d’accéder à la magistrature suprême, dont ils imaginaient qu’elle l’intéressait, et le cantonner dans la fonction plus instable de président du Conseil. Noël refusa d’entrer dans une combinaison antigaulliste aussi fantaisiste.

47Cet épisode, comme le contenu des conversations qu’il eut avec Bardoux, avait plongé Noël au cœur du débat sur la transition entre la prétendue légalité du régime de Vichy et la légitimité du pouvoir qui lui succéderait. Mais d’autres que le peu sérieux baron de Fontenay, et de façon beaucoup plus précoce, voulurent lui faire prendre part personnellement à la succession du Maréchal. Ceux-là se trouvaient à l’hôtel du Parc à Vichy. En effet, à partir de l’été 1943, les sollicitations vichystes à l’égard de Noël se multiplièrent et prirent une autre dimension que celles dont il avait fait l’objet en 1940 et 1941. Il ne s’agissait plus de lui offrir de beaux postes diplomatiques ou administratifs, mais de l’associer au fonctionnement de l’exécutif à son plus haut niveau. Remarquons que ces nouvelles propositions débutèrent à peu près au moment où de Gaulle eût souhaité que l’ambassadeur devînt Délégué général de la France libre. Interférèrent-elles dans le choix final du général ? Bidault en avait-il eu connaissance ? Cela n’est pas impossible.

48Dès avril 1943, Pétain, rêvant toujours de se débarrasser de Laval, avait pensé remplacer le chef du gouvernement par quelques hommes de confiance : l’amiral Auphan, Y. Bouthillier, ancien ministre des Finances, et les ambassadeurs Charles-Roux et Noël. Les deux diplomates, qui ne s’étaient pas vus depuis août 1940, se rencontrèrent à Marseille, puis, une seconde fois, le 19 mai à Paris. Mis au courant des intentions du Maréchal par de La Noé, ministre de France à Lisbonne, ils y opposèrent un refus concerté. Celui-ci s’exprima au cours d’une conversation avec un émissaire de Pétain. Ils exclurent la possibilité d’une rencontre avec le Maréchal. Ils lui conseillèrent de révoquer l’acte constitutionnel instituant Laval comme dauphin, de renvoyer ce dernier, de laisser le pouvoir vacant et de laisser l’administration expédier les affaires courantes.

49Cette première initiative personnelle de Pétain fut relayée, en juillet 1943, par une deuxième, émanant, cette fois, de l’amiral Auphan. A l’écart de la vie politique depuis novembre 1942, celui-ci relançait l’idée d’un directoire de quelques personnes qui auraient remplacé Laval. Le Maréchal accueillit évidemment très favorablement cette idée et ce fut lui — cela mérite d’être souligné — qui indiqua à Auphan les noms de Noël et Charles-Roux, auxquels l’amiral n’avait pas d’abord pensé parce qu’il les connaissait « à peine ». En août, Auphan rencontra les deux diplomates à Paris. Ils refusèrent à nouveau de répondre à ces sollicitations, lui disant « qu’il était trop tard pour que [Pétain] puisse tenter lui-même un redressement, qu’en tout cas, ils ne voulaient pas s’en mêler ».

50Mais cette nouvelle fin de non-recevoir n’arrêta pas le Maréchal qui, le 4 septembre 1943, faisait porter à Noël deux notes signées de sa main. La première prévoyait que, au cas où le Maréchal serait empêché d’exercer ses fonctions de chef de l’Etat, celles-ci seraient déléguées à Auphan, Charles-Roux et Noël, qui agiraient en son nom. La deuxième substituait à ces trois personnalités un seul nom, celui de Noël, faisant de lui son unique dauphin. Le 24 septembre 1943, l’ambassadeur confiait à Jean Baudry, attaché au cabinet de Pétain, une lettre écrite la veille, dans laquelle il rejetait les deux offres :

« Les fautes commises depuis trois ans par les cabinets successifs, l’évolution des événements militaires et diplomatiques, l’état matériel et moral dans lequel se trouve la France, l’existence et l’action du Comité d’Alger enfin, ne nous laissent plus. Monsieur le Maréchal, d’autre choix que de constater solennellement, sans plus tarder, l’impossibilité dans laquelle vous vous trouvez d’exercer vos fonctions gouvernementales et de déclarer que vous chargez les secrétaires généraux des ministères d’assurer, dans la mesure où les circonstances le permettent, l’administration du pays.
Seule cette attitude, j’en ai la conviction, serait comprise par les Français, auxquels elle rendrait confiance et espoir. »

51Noël, prudemment, aussitôt après avoir écrit cette lettre, la remit, ainsi que les deux notes, à son notaire, le 25 septembre 1943. Mais, très étrangement, le vieux Maréchal s’obstina et passa outre la volonté de l’ambassadeur, en imaginant une nouvelle combinaison qui l’incluait. L’acte constitutionnel du 27 septembre 1943 établissait un « conseil de régence », comme l’appela Auphan, chargé d’assurer la fonction de chef de l’Etat si Pétain en était empêché. Il comptait, cette fois, sept membres : l’amiral Auphan, Yves Bouthillier, maintenant procureur général près de la Cour des Comptes, Caous, procureur général près de la Cour de Cassation, R. Gidel, recteur de l’université de Paris, A. Porché, vice-président du Conseil d’Etat, le général Weygand et Noël. Ce projet, qui associait les représentants des grands corps de l’Etat, était contemporain des deux notes précédemment citées et avait été élaboré par Auphan et Bouthillier. Noël n’en reçut peut-être pas de notification officielle, car il n’exista que quatre exemplaires de ce document et, selon l’amiral, « trois ou quatre personnes savaient ce que contenaient ces mystérieuses enveloppes ». Mais, dès septembre, la rumeur l’avait averti de l’éventualité de sa désignation. Le 15 septembre 1943, il consigna dans son carnet ce qu’il pensait de ce possible acte constitutionnel :

« Le texte — rédigé — déjà devrait être déposé au greffe de la Cour de Cassation et à l’ambassade de Berne. Il resterait secret. C’est enfantin : quelle en serait la valeur ? A peine celle du testament de Louis XIV. La puérilité, l’inexpérience, le manque de jugement de ces hommes est [sic] incroyable et explique tout. »

52L’hostilité de Noël à ce texte ne se démentit pas avec le temps. Lorsque le 20 août 1944, Auphan voulut réunir les membres de ce collège, Pétain roulant vers l’Allemagne, l’ambassadeur refusa de se prêter à cette mascarade.

53Ses refus répétés aux offres de Pétain, exposés ici avec détails, avaient déjà été montrés dans leurs grandes lignes par Jean-Baptiste Duroselle. Mais les sollicitations de Vichy ne concernèrent pas seulement le rôle éventuel que Noël aurait eu à jouer si Pétain avait été empêché d’exercer sa fonction. En décembre 1943 - janvier 1944, le Maréchal dépêcha à nouveau auprès de Noël une série d’émissaires pour le convaincre d’accepter de lui succéder, dès à présent et sans qu’il y ait de cas de force majeure, comme président du Conseil. « Tout un mouvement », selon l’expression même de l’ambassadeur, eut lieu dans ce sens, inspiré directement par Pétain. Cette ultime pression, qui est à inscrire dans les tentatives du chef de l’Etat pour échapper aux exigences de plus en plus humiliantes des Allemands depuis que, le 13 novembre 1943, ils l’avaient empêché d’annoncer à la radio qu’il retirait sa succession à Laval et la confiait à l’Assemblée nationale, était restée, jusqu’à présent inaperçue. Certainement en décembre 1943, un des grands hommes d’affaires de l’époque, sur lequel Noël n’a pas levé l’anonymat, vint lui proposer la présidence du Conseil. La réponse fut claire :

« Si j’acceptais d’être président du Conseil en ce moment, ou bien je serais déshonoré parce que je ferais une politique à l’opposé de ce que je pense, ou bien j’essaierais de faire ma politique et je serais tout de suite coffré. Je ne vois pas l’intérêt de la France dans l’une ou l’autre de ces deux hypothèses. »

54Mais Pétain, aussi obstiné qu’en septembre, persista. Début janvier 1944, il lui envoya Bouthillier, quelques jours seulement avant que celui-ci ne fût arrêté par les Allemands. L’ambassadeur resta sur sa position. Peu après, le Maréchal lui délégua son plus proche conseiller, le docteur Ménétrel, auquel il fit un accueil des plus froids, refusant d’écouter ses arguments et le reconduisant aussitôt à la porte. Puis, il reçut la visite de l’amiral Abrial, successeur d’Auphan comme secrétaire d’Etat à la Marine en novembre 1942, qui lui déclara : « Vous êtes le seul à pouvoir faire quelque chose en France en ce moment ». Son quatrième refus n’empêcha pas l’envoi d’un cinquième émissaire, le baron Guichard, chef de cabinet de l’amiral Darlan, qui, pas plus que les autres, n’ébranla sa détermination.

55De la pression que le Maréchal fit peser sur Noël il faut, évidemment, d’abord retenir la ferme résistance qu’il y opposa. Mais la question de l’entêtement de Pétain ne peut, cependant, être éludée. Pourquoi la fixation du vieil homme sur la personne de l’ambassadeur ? Vit-il en lui un haut fonctionnaire épargné par les rivalités de clan et capable d’imposer son autorité sur l’administration du pays ? Fut-ce sa façon de lui donner raison a posteriori en lui demandant, enfin, de mener la politique « nationale » qu’il avait préconisé en octobre 1940 ? Savait-il qu’il était apprécié de De Gaulle et cela joua-til en sa faveur, en en faisant l’homme d’une synthèse possible en vue d’une future transition ? La réponse reste malheureusement inconnue. En revanche, l’hypothèse selon laquelle l’acharnement de Pétain se serait expliqué par l’attitude compréhensive de Noël à l’égard de sa politique doit être écartée. Un seul témoignage, celui de Louis-Dominique Girard, du cabinet du Maréchal, la corroborerait : l’ambassadeur, durant tout l’été 1943, à la veille donc de l’apparition de son nom dans les deux notes de Pétain et dans l’acte du 27 septembre, aurait, en fait, conduit, avec Charles-Roux et au nom du chef de l’Etat, une négociation en vue d’établir le contact avec Alger. Cette allégation isolée, outre qu’elle a été démentie publiquement par l’ambassadeur — ce qui était chez lui, on le sait, une pratique exceptionnelle — est en complète contradiction avec le jugement que de Gaulle portait sur lui et avec la réalité de son engagement résistant.

56En 1944, les voyages à Paris de Noël s’espacèrent. Il en abandonna le rythme hebdomadaire et passa de plus en plus de temps dans l’Yonne. Ainsi, lorsque le 19 septembre il rentra dans la capitale, cela faisait pratiquement deux mois qu’il séjournait aux « Monins ». Ce fut peut-être une façon d’échapper aux sollicitations pressantes du Maréchal. Mais il est possible de voir dans cette absence de la capitale à la veille de sa libération, pendant son insurrection et au moment où de Gaulle y fit son entrée triomphale, comme le signe inconscient du malaise de Noël face à l’action ou comme le symbole d’un parcours de quatre ans marqué par une forme d’abstention, du moins au regard des occasions manquées et des potentialités offertes par son réseau de relations.

57Il faut toutefois tempérer cette vision par la part que prit l’ambassadeur dans la Résistance locale. Noël s’est dit « très étroitement » en relation avec elle. Fin avril - début mai 1944, il rendit effectivement un grand service au réseau « Résistance - Nord - Puisaye », créé en juillet 1943. Cette organisation, suite à des arrestations, avait perdu le contact avec son état-major parisien. Simone Goussard, l’un de ses agents de liaison — et par ailleurs cousine de l’ambassadeur — suggéra à Bernard Moreau, l’un de ses principaux responsables, de s’adresser à Noël. L’un et l’autre avaient eu l’occasion d’apprécier, au cours de conversations, son désir de se rendre utile à la Résistance locale. La rencontre entre les deux hommes eut lieu aux Gilats, domaine familial des Goussard. Bien que la demeure fût très isolée et que le rendez-vous eût lieu en plein jour, l’ambassadeur exigea que tous les volets fussent fermés et attendit son interlocuteur dans la pénombre d’une pièce reculée de la maison. Goussard et Moreau trouvèrent la précaution quelque peu disproportionnée avec les risques encourus. Mais le résultat fut là : 48 heures plus tard, rue Boissy d’Anglas à Paris, Moreau entrait en contact avec Bernard de Chalvron, que Noël lui avait présenté comme chef du N.A.P. (Noyautage des administrations publiques) et qui lui permit de joindre des membres de l’état-major de « National - Maquis ». Ce fut suite à cette entrevue que deux représentants de « National - Maquis » — Sadoul, alias Chevrier, et Choupeau, alias Cholet — vinrent s’installer dans la région de Toucy et permirent l’approvisionnement en armes des maquis en cours de constitution.

58L’autre fait saillant du soutien apporté par l’ambassadeur à la Résistance locale se situa peu de temps avant le départ des Allemands — ils quittèrent Toucy le 19 août — lorsqu’il dicta à l’une de ses amies les derniers ordres de Sadoul, commandant départemental des F.F.I. Ce geste lui permit d’écrire dans l’un de ses carnets : « L’ordre d’insurrection pour l’Yonne est donc sorti des Monins ». La force évocatrice de cette image ne doit cependant pas faire illusion. Le nom de l’ambassadeur n’apparaît significativement dans aucun des livres traitant de la résistance dans l’Yonne. Noël, semble-t-il, transposa en Puisaye l’attitude qui était la sienne à Paris. Il préféra exprimer des avis et prodiguer des conseils qui, selon lui, « n’ont pas été inutiles et ont contribué à faciliter, dans notre coin, la transition, en évitant des erreurs qui auraient pu avoir de graves conséquences ». Cette attitude, on l’a vu, n’excluait pas qu’il rendît des services plus concrets lorsqu’il était sollicité. Elle lui valut, comme, peut-être, sa position d’important notable local, de se voir proposer, le samedi 26 août, la présidence d’honneur du comité cantonal de Libération, dont le président était André Genêt et qui comptait parmi ses membres Simone Goussard. Il l’accepta, « fort touché ». Cette reconnaissance, dont le caractère honorifique souligne l’image d’autorité morale qui était attachée à sa personne, ne put que le conforter dans sa volonté de ne pas se mêler à ce qu’il jugeait des luttes partisanes. Le1^er septembre 1944, il écrivit ainsi :

« Parmi les chefs des groupes de résistance et de maquis, certains font appel à moi et auraient voulu m’emmener avec eux à Paris demain pour les guider dans leur démarche. Ils se plaignent beaucoup du commandant Chevrier [...]. Je ne puis prendre parti dans ces fâcheuses querelles. »

59Cette constante répugnance à choisir un camp plutôt qu’un autre, hier au niveau national, aujourd’hui au niveau local, relevait, on l’a vu, du devoir d’impartialité qu’il s’était assigné. Elle n’était pas, loin de là, de l’indifférence. Bien au contraire, Noël suivit avec une attention extrême l’évolution de la situation. Dans le petit carnet qu’il continuait de tenir, la prise de Rome, le débarquement en Normandie, la mort de Beck — qu’il apprit le 25 juin — l’attentat contre Hitler, la rupture germano-turque, le débarquement en Méditerranée figurent à côté des bombardements subis par Auxerre et Sens (25 juin), des alertes déclenchées à Toucy (8 juillet), de la démission forcée de son maire (10 juillet), de la première affiche tricolore apposée par la Résistance sur l’hôtel de ville (17 juillet), de la disparition des gendarmes locaux qui auraient rejoint le maquis (17 juillet), d’une colonne allemande traversant Toucy en direction de Joigny et d’Auxerre (18 juillet) et de l’entrée de la Résistance dans la ville abandonnée par l’occupant (19 juillet). Toutes ces nouvelles étaient recueillies avec difficulté et fébrilité car les journaux n’arrivaient plus, l’électricité était le plus souvent coupée, ce qui obligeait à se lever la nuit pour écouter la radio, le télégraphe était fermé, le téléphone interdit sauf pour les communications à l’intérieur de la commune, et les vélos ou autos avaient disparu. Ce fut donc en « spectateur angoissé et impatient » que Noël vécut les dernières semaines du joug allemand.

60Si la joie que lui procurait la perspective d’une proche victoire ne pouvait être entière et sereine, c’était évidemment, que les combats se poursuivaient, faisant toujours plus de victimes. Mais, pendant cette dernière période du conflit, deux autres considérations, plus politiques, vinrent l’inquiéter. La première était l’influence grandissante du parti communiste et la place que celui-ci prendrait à la Libération. La seconde était les doutes qu’il nourrissait sur la capacité des Français à rester unis, à maintenir l’effort et à ne pas tomber dans la facilité. Dans les deux cas, la solution avait pour nom de Gaulle. Notons que si la sincérité du gaullisme de Noël dans Tété 1944 apparaît nettement dans le carnet qu’il tint à cette époque, il reste difficile d’avancer une date pour en marquer les débuts. Sa méfiance initiale à l’égard du Général dut probablement s’estomper progressivement, peut-être dès l’été 1941.

61La crainte de voir le communisme s’étendre était ancienne chez Noël. Mais jamais le danger ne lui avait paru aussi grand. Il fondait son analyse sur l’observation de l’attitude soviétique. Alors que beaucoup de ses contemporains, et pas uniquement à gauche, ne verraient longtemps que le comportement héroïque de l’armée rouge à Stalingrad, lui, déjà, n’accordait aucun crédit à la parole et à la sincérité de l’allié soviétique. En août 1944, il fut très sensible à la criminelle passivité russe devant l’insurrection de Varsovie. Elle le scandalisa profondément et entretint chez lui un soupçon permanent à l’égard des Russes. Ainsi, il se félicita de l’effondrement des armées allemandes sur le front occidental, qui « enlevait aux Soviets le premier rôle dans la défaite de l’Allemagne et la libération de la France ». Il craignit que Moscou, une fois le III^e Reich vaincu, ne tentât de prolonger la guerre et d’affaiblir les Anglo-Saxons en soutenant le Japon.

62Plus encore que la nouvelle place acquise par l’U.R.S.S. sur la scène internationale, la dynamique dont bénéficiait le parti communiste en France l’inquiétait sérieusement. Sa perception de la situation locale en Puisaye fut pour beaucoup dans sa peur d’une possible subversion. La délivrance de Toucy avait été l’œuvre des F.T.P. communistes. Peut-être encore plus que leur idéologie, le désordre qu’il trouvait dans leurs rangs éveillait son hostilité. Qu’ils fussent maintenant englobés dans les F.F.I. ne lui apparaissait nullement comme une quelconque garantie. Début septembre 1944, tout en se montrant favorable à « des mesures sociales très hardies, quels que soient les sacrifices qu’elles imposeront aux possédants », Noël soulignait fermement auprès d’une figure communiste locale que la rénovation de la France et de la République ne pouvait se faire que dans « la légalité et l’ordre ». S’il insistait sur cet impératif, c’est qu’il craignait de voir le chaos s’installer et ruiner tout principe d’autorité et, rapidement, tout respect de l’Etat. Fin août, il s’était montré choqué de la façon dont « certains éléments » communiquaient au comité cantonal de Libération des « ordres verbaux » dont ils assuraient, sans le prouver, qu’ils émanaient du comité départemental de Libération. Cette « méthode » lui rappelait d’autant plus celle des « communistes russes » qu’à cette date il était impossible à Toucy de savoir qui était préfet à Auxerre ou qui constituait le comité départemental. Ce type d’interventions, noyées dans le flou, étaient bien le signe que des « éléments communistes s’employaient à substituer aux comités désignés par le comité national d’Alger des comités fonctionnant déjà d’une manière occulte ». Ces dangereuses manœuvres politiques s’ajoutaient au risque que représentait le potentiel militaire des F.T.P. Tant de communistes en armes pouvaient laisser augurer du pire. Dans la nuit du 9 au 10 septembre 1944, Noël assista, près de Diges, à un parachutage destiné aux F.T.P. Il en rentra à cinq heures du matin, « plus attristé et préoccupé que satisfait » :

« Quel désordre, quelle indiscipline, chez ces gradés dont on ne sait qui leur a donné leurs galons, ni pourquoi ces “commandants”, ces “capitaines” ont reçu, en aussi grand nombre et si jeunes autant de galons. Tout ce monde se tutoie, se dispute, se menace pour un rien [...]. Une des tâches les plus urgentes va être d’encadrer ou de désarmer tous ces gens. »

63En août-septembre 1944, Noël était sincèrement convaincu de la réalité d’un danger communiste. La lutte avec les communistes était inéluctable. Qui serait à l’origine de la confrontation ? Eux-mêmes qui tenteraient un coup de force révolutionnaire ou le Gouvernement qui mettrait fin à leurs exigences ? C’était là la seule interrogation de l’ambassadeur, persuadé que le conflit prendrait nécessairement un tour violent. Soulignons que cette certitude s’appuyait aussi sur une réminiscence du climat de son enfance : « Comment oublier 1871 ? » nota-t-il dans son carnet, le 13 septembre 1944 !

64Pour faire face au danger communiste, Noël n’envisageait qu’un seul rempart : de Gaulle. Aussi bien l’intégration progressive des F.F.I dans l’armée régulière, que l’attribution aux communistes de seulement deux ministères, techniques de surcroît, témoignaient de ses « qualités de souplesse » et de « son habileté politique remarquable ». Le moment de la lutte venu, Noël faisait confiance au Général pour « se placer sur le terrain du respect des libertés et des droits individuels, du suffrage universel et de la démocratie ». Pour lui, l’argument du patriotisme et des sacrifices des communistes n’en était pas un. Leur patriotisme n’était qu’un patriotisme de parti dont rien ne disait qu’il pourrait encore jouer en faveur de l’intérêt national et dont tout indiquait qu’il « resterait au service de Moscou ».

65Il faudrait néanmoins se garder d’interpréter cet anticommunisme comme étant l’expression frileuse du discours des possédants à l’égard des classes laborieuses. Lorsque, comme on l’a vu, il préconisait devant un responsable communiste local des « mesures sociales très hardies », Noël était sincère, influencé, sans doute, par certains aspects du programme du C.N.R. Le pays avait besoin de profondes réformes économiques et sociales. Ceux qui voulaient y faire obstacle en se servant de l’intense propagande communiste comme d’un épouvantail, commettaient une double erreur, en empêchant leur réalisation et en faisant, à terme, le jeu des communistes. L’ambassadeur visait particulièrement les « milieux réactionnaires et les milieux d’affaires », imperméables à l’énorme popularité gaulliste et qui sans encore « oser critiquer le Général et s’en prendre à lui » se montraient « égoïstes et petits esprits, [...] incapables de dominer leurs préoccupations d’intérêt personnel ». Cette distance politique qu’il mettait entre lui et ces hommes, qu’il avait bien appris à connaître en fréquentant, depuis 1941, des conseils d’administration, ne s’effaça jamais. Son hostilité au marxisme s’accompagna toujours, on le verra, de jugements sévères sur le libéralisme.

66A la peur du communisme, s’ajouta, pendant l’été 1944, une autre angoisse : les Français seraient-ils capables de rester unis et de ne pas retomber dans leurs erreurs d’hier ? Cette interrogation ternit assez rapidement le bonheur et l’enthousiasme de l’ambassadeur devant le recul des armées allemandes. Le 7 septembre 1944, songeant à Péguy qui déplorait « la décomposition de l’idéal dreyfusiste », il écrivait :

« Sans doute faut-il redouter la décomposition de la Résistance. Comment s’en étonner ! Déjà on [voit] ici dans la région, et que serait-ce à Paris, les intrigues, les jalousies, les compétitions, les rivalités internes prendre, à mesure que le triomphe s’accentue et que le péril s’éloigne, le pas sur le désintéressement, le dévouement, l’enthousiasme [...]. Il faudrait être encore jeune pour s’en indigner et c’est une raison de plus pour tâcher de servir fidèlement. »

67Cette résignation désabusée, dès début septembre, trouvait ses racines dans le triste spectacle auquel il avait l’impression d’assister. Le héros en était parfois la bêtise. Les « gens de droite et les catholiques » le désespéraient. Allaient-ils « encore une fois rater leur tournant » en refusant d’occuper dans l’union nationale — « exclusion faite des collaborationnistes » — la place qu’il leur revenait de prendre « sous l’égide d’un chef prestigieux qui est un des leurs, le général de Gaulle » ? Ne leur suffisait-il pas d’avoir « poussé si loin l’imbécillité politique » en suivant aveuglément « un grand chef sans conviction religieuse et sans foi patriotique » ? Dans ce spectacle, la bassesse tenait un rôle non moins négligeable que la bêtise. Les « convertis de la dernière heure » qui s’étaient engagés dans les F.F.I. ou les F.T.P. au dernier moment ou alors que les Allemands avaient déjà plié bagages, ou les bons Français « arborant des insignes tricolores d’autant plus grands qu’ils [s’étaient] compromis davantage avec le boche » écœuraient Noël, sans vraiment l’étonner.

68Plus encore que ces palinodies, c’était l’état d’esprit général de la population qui l’inquiétait. Alors que le territoire national n’était pas encore complètement débarrassé de l’occupant, une majorité de familles françaises lui semblait seulement préoccupée de reprendre aussitôt « une vie aussi confortable que possible ». « Trop de jeunes gens — y compris certains qui, en 1939-1940, [avaient] gagné la croix de guerre — ne [songeaient] nullement à rejoindre les divisions de Leclerc et de De Lattre de Tassigny ». Sans parler de nombre de F.F.I. et de F.T.P. dont il apparaissait clairement qu’ils n’avaient pris le maquis que pour fuir le S.T.O. Derrière cette vision pessimiste, même si non dénuée de fondements, c’était le « retour au laisser-aller d’antan » que Noël redoutait. Lui qui venait de sortir de leurs cachettes, pour les disposer fièrement dans sa bibliothèque, les volumes des éditions de Minuit qu’il possédait, craignait que l’esprit de la Résistance qui les parcourait et qui l’avait lui même animé depuis l’été 1941, ne survécût à la Libération. Le seul à pouvoir le maintenir et à être en mesure d’incarner et de diriger la nation rassemblée et unie était, bien sûr, à ses yeux, Charles de Gaulle. Avec lui, le retour au régime des partis n’était pas inéluctable. Avec lui, la refondation de la vie politique restait possible. Avec lui, servir l’Etat reprenait tout son sens et toute sa noblesse. Noël se sentait prêt.

69La double négation qui, dans le titre de ce chapitre, préside à l’évocation du parcours de Noël pendant la guerre résume assez bien la complexité, finalement plus originale que paradoxale ou contradictoire, de son cheminement. Que l’ambassadeur ait cherché à gommer la sympathie qu’au tout début lui inspira la Révolution nationale, qu’il dissociait de la Collaboration, ne doit ni jeter le doute et la suspicion sur la réalité de son esprit résistant à partir de Tété 1941, ni être amalgamé avec les tentatives très postérieures de Vichy pour l’associer au régime. Certes, la résistance de Noël a principalement pris la forme d’entretiens et d’études au sein de cercles assez informels et peu impliqués dans le quotidien. Certes, malgré les opportunités qui se présentèrent à lui, il n’a pas voulu — puis n’a pas pu — prendre une part active dans l’encadrement de structures nationales. Mais ces considérations n’enlèvent rien à la sincérité et à la conviction de sa démarche résistante. En observant strictement le devoir de réserve qu’il estimait être celui d’un haut fonctionnaire de son rang, il exclut tout engagement trop liant, jugé partisan, et choisit de ne pas exprimer trop concrètement son choix. Ce faisant, il fit peu de cas de la spécificité de la période et prit le risque — en le calculant ou aveuglé par sa bonne foi ? — de paraître attentiste. De fait, alors qu’il espérait qu’on fît appel à ses compétences, la France libérée et la République renaissante l’oublièrent, gardant seulement le souvenir de l’homme de Rethondes. La rédemption allait pourtant venir.