Chapitre II. Un « clérical » républicain (1913-1927)
p. 37-59
Texte intégral
1Assez rapidement après son entrée au Conseil d’Etat, Léon Noël eut à s’occuper de dossiers où la politique religieuse prenait une grande place. Il acquit, peu à peu, une réputation de spécialiste de ces affaires, ce qui lui valut, notamment à partir de 1921, au sein de cabinets ministériels, d’être associé de très près au règlement de questions aussi importantes et explosives que la séparation des Églises et de l’Etat ou le maintien du régime concordataire de 1801 dans les trois départements de l’Est. Certes, à l’époque, son nom ne fut pas connu d’un large public, mais, derrière les grandes figures de la politique et de la religion, il était celui qui s’entremettait et négociait, jugeait les textes et rédigeait les discours, fournissait les argumentaires et écartait les obstacles juridiques. La fréquentation constante d’ecclésiastiques, le sens favorable aux intérêts du clergé qu’il imprimait à ses recommandations, sans parler de sa profonde foi catholique, méritaient-ils cependant que ses adversaires d’alors le flétrissent du qualificatif de « clérical », mettant ainsi en doute son attachement à la République ? N’était-ce pas ne percevoir qu’une facette du personnage et oublier qu’en lui restait toujours aux aguets le haut fonctionnaire, défenseur sourcilleux des prérogatives de l’Etat et promoteur, à ce titre, d’un gallicanisme administratif ?
2Lorsqu’en décembre 1912, Noël fut admis au concours du Conseil d’Etat, cette institution était loin de lui être étrangère. Il avait, pour ainsi dire, grandi dans son ombre. Son père, qui en dirigeait le secrétariat général, l’avait, très tôt, habitué au traitement des dossiers dont il avait été le rapporteur. Cela permit à L. Noël d’avoir, avant même d’être auditeur, « l’esprit maison — comme ces fils de secrétaire d’Etat d’Ancien Régime, appelés à prendre la succession de leur père après avoir obtenu la survivance de la charge dont celui-ci était investi ». Cette familiarité avec le grand corps lui avait également permis d’être très vite conscient des avantages liés à son appartenance. Il savait que, plus tard, aucune limite d’âge ne viendrait le frapper, qu’il bénéficierait de très longues vacances — deux mois en été, une quinzaine de jours à Pâques, une semaine à la Pentecôte — et que, à cette époque, ni la fréquence ni la durée des séances des sections, ni le nombre réduit de commissions ne viendraient empiéter sur son temps libre. De plus, il n’ignorait pas, pour avoir vu son père au travail, que les dossiers à étudier étaient envoyés à domicile et que leur rapporteur n’avait généralement pas de délai pour les rendre — même si les présidents de section comptaient implicitement sur leur diligence. L’importante place laissée aux loisirs par les activités au Conseil d’Etat avait été, d’ailleurs, l’une de ses motivations pour embrasser la même carrière que son père : il espérait, en effet, pouvoir concilier ses tâches professionnelles avec sa passion de l’Histoire, un peu à la façon d’un André Spire poète ou d’un Léon Blum critique dramatique.
3Ces avantages ne doivent néanmoins pas masquer l’inconfort dans lequel se trouvaient les auditeurs à leur entrée au Conseil. Ceux-ci ne touchaient aucun traitement pendant leur première année et devaient se contenter, ensuite, tant qu’ils n’accédaient pas à la première classe, d’une rémunération annuelle de seulement 2000 francs, soit beaucoup moins qu’un débutant à la Cour des Comptes ou à la Cour de Cassation. De plus, alors qu’il n’existait aucune règle claire d’avancement, les auditeurs de 2e classe étaient obligés de quitter le Conseil si, après huit ans, ils n’avaient pas été promus à la première classe. Cette fragilité matérielle et statutaire ne dut guère inquiéter le jeune Noël que le milieu social et la profession du père mettaient a priori à l’abri de désagréments inattendus.
4Aux yeux de Noël, comme à ceux de ses contemporains, ces légers inconvénients étaient, en outre, palliés par le très grand prestige dont était auréolé le Conseil d’Etat. Celui-ci occupait un très haut rang dans la hiérarchie de l’Etat, le troisième derrière le Sénat et la Chambre des députés. Il jouissait d’une excellente réputation, qui reposait sur son indépendance vis-à-vis de l’exécutif et sur la qualité incontestable de son travail. Son rôle était de conseiller le Gouvernement. Il faisait également office de tribunal administratif suprême. L’impression d’excellence rendue par cette institution était renforcée par la solennité dont était encore empreint, en 1913, son fonctionnement. Si l’habit bleu-roi à broderie d’or, le gilet et le pantalon en Casimir blanc rehaussés, eux aussi, de bandes d’or, avaient été peu à peu abandonnés, la présence de nombreux conseillers extrêmement âgés — Noël se souvenait avoir croisé Marguerie, Mayniel et Soisset-Schneider qui avaient été auditeurs sous Napoléon III — contribuait à entretenir l’image d’un corps quelque peu empesé, comme si le service exclusif et dévoué de l’Etat n’était pas compatible avec l’évolution du monde extérieur. A 24 ans, le jeune Léon fut frappé par la pompe qui régnait encore sous les ors du Palais-Royal :
« Il fallait entendre le vieil huissier du vice-président parcourir, le jeudi, la bibliothèque, avant l’assemblée hebdomadaire en annonçant : “Messieurs, monsieur le vice-président est au fauteuil !”, et, quelques minutes après, s’incliner, dans la salle des séances, devant le bureau, pour constater que le quorum était atteint : “Monsieur le vice-président, le Conseil est en nombre !” »
5L’image que Noël eut des deux premiers vice-présidents sous l’autorité desquels il se trouva, ne fut pas pour donner au Conseil un visage plus humain. Alfred Picard avait beau être doté d’une « intelligence lumineuse, d’un savoir encyclopédique [et] d’une puissance de travail surhumaine », il n’en vivait pas moins, selon Noël, « que pour le travail et le service public, sans amis, sans relations [... comme] un vieux loup triste et solitaire ». Et Noël n’avait sans doute pas envie qu’on puisse, un jour, dire de lui-même, ce qu’il pensa de ce vice-président : « Tous l’admiraient. Nul ne pouvait l’aimer ». Après sa mort, dès le 8 mars 1913, il fut remplacé par René Marguerie qui n’introduisit pas vraiment un souffle vivifiant dans la maison : « bourgeois normand, d’allure pesante et digne [...], lui aussi, bien qu’il eût un foyer, ne vivait guère que pour sa profession » Le 15 avril 1919, quand il cessa ses activités professionnelles, il déclara, d’ailleurs, à Jules Noël : « Pour un fonctionnaire, la retraite équivaut à la mort », et, de fait, il passa rapidement de vie à trépas.
6Ce fut précisément pour éviter de se laisser happer par ses tâches professionnelles que Noël écarta d’emblée l’idée de rejoindre la section du contentieux, jugée par lui trop prenante et surtout trop desséchante. Il préféra opter pour l’une des quatre sections administratives, correspondant à des tâches consultatives. Son choix se porta sur la section de l’Intérieur, des Cultes, de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Ce qui ne l’empêcha pas de participer aussi, comme presque tous les auditeurs de 2e classe pendant leur première année, à la section spéciale du contentieux. Cette option de départ fut déterminante puisqu’à l’exception de ses fonctions de commissaire-adjoint du Gouvernement en 1920 et de quelques mois passés à la section de Législation en 1921, toute sa carrière au Conseil d’Etat se déroula dans ce cadre. Il faut voir dans cette fidélité non seulement l’intérêt croissant de Noël pour les affaires religieuses qu’on lui confia, mais aussi le fruit d’une rencontre avec un homme dont aussi bien le physique élégant et raffiné, que les manières courtoises et urbaines, ou que la pratique à un haut niveau de l’équitation et de l’escrime, rendaient très différent de la majorité des conseillers : Henri Hébrard de Villeneuve. Celui-ci, président de la section de l’Intérieur, lui témoigna aussitôt — était-il déjà un ami de Jules Noël ? — une « bienveillance vraiment amicale » qui fut pour beaucoup dans la façon dont, au cours de sa carrière entière, il envisagea ses rapports de haut fonctionnaire avec les autres. Sa vie durant, il lui en tint gré :
« Il m’apprit à interpréter et à appliquer les textes sans perdre de vue ni les hommes, ni les faits, et à me laisser guider, dans la pratique du droit administratif, tout ensemble par l’équité, le bon sens, la considération de l’intérêt général et des nécessités de la vie, plus que par le fétichisme de la forme et des précédents. »
7Il n’est pas indifférent de savoir que celui qui joua ainsi le rôle de mentor, devînt en 1919, et pour quatre ans — au moment où son ancien protégé commençait son parcours dans les cabinets ministériels tout en continuant à s’y occuper de politique religieuse — le vice-président du Conseil d’Etat et que sa secrète ambition était de finir comme représentant de la France auprès du Vatican. Cette conjonction de coïncidences permet de penser que la complicité entre les deux hommes se maintînt et qu’elle se traduisit sûrement par quelques services rendus.
8Quelle activité L. Noël déploya-t-il avant que la première guerre mondiale ne vînt interrompre le cours normal des choses ? Les attributions dévolues aux nouveaux membres du Conseil ne les situaient nullement à un rang inférieur par rapport à leurs aînés : en section, un auditeur de 2e classe était, dès le départ, le seul juge de ses conclusions et avait, au même titre qu’un conseiller, une voix délibérative dans les dossiers qu’il avait à traiter. Cette confiance faite aux nouveaux, qui facilitait leur intégration au sein du corps, fit écrire à Noël, sans doute en pensant à lui-même, que « pour un jeune, conscient de sa valeur et soucieux d’affirmer sa personnalité, il y [avait] peu de carrières aussi attachantes ». C’est ainsi que dès le 14 janvier 1913, à peine trois semaines après son admission, il prenait la parole devant la section, en présence d’Hébrard de Villeneuve, sur deux projets de création de bureaux de bienfaisance sur les communes de Changey et de Charme-les-Langres en Haute-Marne. Statuer sur des projets de décrets portant création d’établissements de bienfaisance fut, pendant un an et demi, la principale occupation de Noël. C’était toujours, huit ans après la séparation des Églises et de l’Etat, les conséquences des articles 8 et 9 de la loi du 9 décembre 1905 qui, respectivement, faisait du Conseil d’Etat le juge des éventuelles contestations et prévoyait que les biens d’Eglise, en cas d’absence d’association cultuelle dans un délai d’un an, seraient attribués à des bureaux communaux d’assistance et de bienfaisance. Léon Noël participa ainsi, à la place qui était la sienne, à enrayer la tendance des communes à vouloir obtenir à leur profit la désaffectation des églises, des chapelles, des confréries et autres sacristies. Il fut directement associé à ce que Gabriel Le Bras, dans une expression restée fameuse, appela le « rôle régulateur de la vie paroissiale » du Conseil d’Etat. En s’impliquant ainsi dans l’action d’Hébrard de Villeneuve pour tempérer le texte de 1905, au point, finalement, de ne plus en faire tant une loi de séparation qu’une loi sur le régime juridique général des cultes, Noël, en appliquant le droit, suivait ce que sa foi lui soufflait et ce que son amour de l’ordre lui dictait. Surtout, il faisait sienne la philosophie générale de son Corps — hier si dur pour l’Eglise dans l’application des lois anticongréganistes de Waldeck-Rousseau et de Combes — qui était de rechercher le rétablissement de la paix intérieure.
9Le sérieux avec lequel, une à deux fois par semaine, Noël rendait ses avis sur les très répétitifs projets de création de bureaux communaux de bienfaisance, lui valut, en mars 1914, de traiter un dossier aux implications nettement plus larges, celui de la « Visitation de Chambéry », dont l’enjeu immédiat était l’avenir de toutes les « congrégations sardes » et dont l’enjeu véritable était, dans l’esprit de Noël, de créer un précédent éventuel au cas où, l’Alsace et la Lorraine une fois libérées, des établissements congréganistes y auraient été autorisés sous le régime allemand. En désignant Noël comme rapporteur de cette question, en dépit de sa jeunesse et de son relatif manque d’expérience, Hébrard de Villeneuve lui manifestait clairement sa confiance. Les « congrégations sardes » étaient des établissements congréganistes, situés en Savoie, en Haute-Savoie et dans les Alpes-Maritimes, dont l’existence légale et la personnalité morale avaient été dûment reconnues par des lettres de patente des rois de Sardaigne — pour la plupart de Victor-Emmanuel, au début du XIXe siècle — et dont le statut, depuis l’annexion de la Savoie par la France en 1860 et la loi du 7 juillet 1904, interdisant l’enseignement congréganiste, était des plus flous. Après que la vente d’une parcelle de terrain par la Visitation de Chambéry avait été contestée, ces congrégations surgirent de l’oubli dans lequel elles étaient tombées. Devaient-elles être considérées comme autorisées au regard du droit français ? La section de l’Intérieur avait beau s’être déjà prononcé sur des donations, des ventes et des acquisitions les concernant, elle n’avait pas estimé bon, jusqu’à présent, de considérer que ses décisions, favorables ou défavorables, impliquaient une reconnaissance de leur statut légal. En mai 1914, Noël présenta devant sa section un rapport solidement construit et richement documenté qui concluait que la Visitation de Chambéry était un établissement légalement autorisé et que la seule façon de s’opposer à ce qu’elle jouît des droits afférents à sa personnalité morale serait que le Gouvernement prît, en vertu de l’article 13 de la loi du 1er juillet 1901, un décret en Conseil des ministres décidant sa fermeture. La section de l’Intérieur, puis l’assemblée générale du Conseil d’Etat ratifièrent cette thèse qui s’inscrivait dans leur politique d’apaisement. A 26 ans, Léon Noël, pour sa première affaire juridiquement importante, était parvenu à renverser la jurisprudence : cela lui valut de nombreuses félicitations, mais dans une institution où, en 1914, selon ses propres paroles, « on aurait pu compter sur les doigts d’une seule main les quelques téméraires qui ne craignaient pas d’accepter d’être classés comme des “cléricaux”, ennemis, par conséquent, du régime [...], en affichant leurs convictions religieuses », sa spécialisation dans les affaires religieuses pouvait déjà prêter le flanc aux raccourcis simplistes. Encore, à l’époque, ses attributions ne lavaient-elles pas mis en devoir de fréquenter assidûment des ecclésiastiques.
10Le 28 juillet 1914, il assistait, sans le savoir, à sa dernière réunion de la section de l’Intérieur avant plusieurs mois. Le 1er août, la mobilisation générale était décrétée, en France comme en Allemagne, et le caporal Léon Noël, matricule 524, se retrouvait incorporé au 132e régiment d’infanterie. Si on ignore la façon dont il vécut les semaines suivant l’attentat du 28 juin 1914, on est, en revanche, un peu mieux renseigné sur l’effet que lui fit le contact du feu et sur les raisons pour lesquelles, dès début novembre, il put rejoindre les siens. Il avait tenu à participer au combat, alors que son état de santé fragile aurait pu l’en dispenser. Au terme de la visite de contrôle qu’il subit avec ceux de sa compagnie, probablement dans les premiers jours d’août, sa fiche portait la mention : « Inapte à faire campagne », mais, chargé de remplir les papiers nécessaires à l’intégration de son unité, il fit en sorte que celle-ci ne fût pas prise en compte. Ce geste courageux, empreint de patriotisme, lui valut de quitter la caserne Colbert de Reims pour le front, en pantalon rouge et capote bleue, le sac au dos. Il fut en état de combattre pendant « quelques jours », pendant lesquels il se servit de son fusil. Mais, rapidement, il dut abandonner la lutte et fut conduit, au terme d’un pénible voyage d’environ 72 heures, dans une caserne de Brive, en Corrèze. Contrairement aux plusieurs centaines de soldats avec lesquels il se retrouva, lui-même n’était pas blessé. Il était resté perché dans un charme, pendant plus de trois heures, à 200 mètres d’une mitrailleuse ennemie ; il s’était vu renversé par le souffle d’un obus ; son équipement, et notamment le bidon qu’il avait sur le ventre, avait été percé de balles, mais il était resté indemne. En revanche, sa faible complexion n’avait pas résisté à l’écrasante fatigue causée par plusieurs jours de combats : ce fut épuisé, au fond d’un fossé, près de Montfaucon, non loin de Verdun, que les infirmiers le retrouvèrent ; les officiers décidèrent alors, le 1er septembre, de l’expédier à l’arrière. A Brive, il quitta rapidement — le 9 ou 10 septembre — le camp militaire et fut recueilli par un médecin, le docteur Argueyrolles, et sa femme qui l’entourèrent de leurs soins. Il reprit lentement ses forces, trompa le temps qui passait lentement en faisant quelques pas dans le jardin et en dévorant l’unique journal que son hôte, pour ménager sa santé, lui autorisait. Il vécut très mal ce repos forcé qui dura les trois premières semaines de septembre. Un sentiment de culpabilité, mêlé à la rage de l’impuissance, l’envahit. A sa mère, il écrivit :
« Je suis honteux [...] et fort contrarié d’être devenu ainsi inutilisable et cela sans blessure, et par suite, sans gloire. [...] Avec tout cela, je n’aurai pas l’honneur, tant désiré par moi, de passer la frontière. »
11A son frère, il envoya ces mots :
« Etre, à mon âge, dans un bon lit et être bien nourri alors que les camarades se battent et risquent à tout moment de se faire casser la gueule — pardonne moi l’expression — c’est très humiliant. Aussi je maudis ma mauvaise santé. J’aurais bien voulu retourner au feu avant la fin, j’ai bien peur de ne pouvoir le faire. »
12Ces considérations sur son sort s’accompagnaient, dans les deux lettres envoyées à Toucy et parvenues jusqu’à nous, de jugements sur la situation. On peut les résumer en trois points. D’abord, Noël avait confiance en une victoire et en une victoire rapide. Pour rassurer son frère qui faisait partie de la classe 1915, il lui assurait qu’en tout état de cause celle-ci ne pourrait être prête avant un délai de quatre mois et demi et que, d’ici là, tout serait fini. Cette conviction lui venait principalement de la décision de Londres d’entrer en guerre : « Quand l’Angleterre entreprend quelque chose, elle va jusqu’au bout quoiqu’il arrive. C’est un grand point de l’avoir avec nous ». Ensuite, il fut choqué par la barbarie allemande. Il recommanda à sa mère, au cas où les combats s’étendraient à l’Yonne, de fuir sans attendre : les Allemands « ne respectent rien, ni les gens, ni les choses, mettent le feu aux églises et aux ambulances, incendient les villages et quand c’est fini, ils fusillent les habitants, y compris les femmes et les petits enfants ». Ces renseignements auxquels il attachait d’autant plus de poids qu’il disait les tenir de « source sûre » n’avaient pu que lui rappeler les récits de la guerre de 1870 qu’il avait entendus dans son enfance et accroître en lui le sentiment anti-allemand. Enfin, le troisième et dernier enseignement qu’il tirait, non sans embarras, de la situation était qu’il fallait bien reconnaître que les « boches comme les appellent les soldats » n’étaient pas seulement des barbares, mais aussi de remarquables combattants. En demandant à son frère de surtout garder la confidence pour lui, il lui écrivait :
« Ils se battent — leur infanterie tout au moins — avec un ordre et une discipline admirables, marchant alignés sous le feu comme à la parade. Le fantassin français, pris individuellement, est certainement supérieur au fantassin allemand, mais ce qui nous manque à nous, c’est la cohésion : nous n’avons pas comme eux l’habitude de la manœuvre, et la faute en est à ceux qui ont diminué en France le nombre des périodes d’exercices. »
13Retrouver sous la plume de Noël, début septembre 1914, le thème de la grande valeur individuelle du Français limitée par son incapacité à penser et à agir en commun, et celui du sens du collectif développé par les Allemands avec ordre et discipline, ne manque pas de troubler. Constat lucide et réaliste d’un observateur sur le terrain ou réminiscence de poncifs fantasmatiques nés du gâchis de Sedan ? La réponse n’est pas aisée comme à chaque fois qu’il s’agit de stéréotypes. Noël, en tout cas, n’aurait guère l’impression que la mise en place de la machine national-socialiste et la remilitarisation de l’Allemagne, auxquelles il assista en témoin privilégié de ses postes de Coblence, Prague et Varsovie, démentiraient le tableau qu’il avait brossé sur le vif à son frère un jour de septembre 1914. Et comme à ce moment là, il en attribuerait la « faute » aux responsables politiques...
14Au terme de sa convalescence à Brive, la période de mobilisation sur le front de Noël s’acheva définitivement le 5 novembre 1914. A cette date, il fut versé dans les services auxiliaires et affecté, pour « nécessité de service » au... Conseil d’Etat. Il n’est pas impossible de penser que son père sut créer cette « nécessité ». Pour avoir été courte, la période qu’il avait passée au milieu des combats ne l’en marqua pas moins durablement. Au choc du contact physique avec l’ennemi, il dut ajouter le traumatisme créé par la mort, dès septembre 1914, de son oncle maternel, Marcel Burchard-Belavary, officier de carrière, chef de bataillon d’infanterie, tué en Meurthe-et-Moselle. La prolongation du conflit pendant quatre longues années et la « boucherie » meurtrière à laquelle il se réduisit lui inspirèrent une horreur profonde et définitive de la guerre, dont — nous le verrons — son attitude lors des crises internationales précédant celle de 1939 se ressentirait.
15Noël passa donc le reste de la guerre à Paris. Il ne regagna pas immédiatement le Palais-Royal car le Conseil d’Etat avait suivi le Gouvernement dans son exil bordelais. Dans l’attente de son retour et libre de son temps, il offrit ses services à un homme politique qu’il avait connu au printemps 1913 quand, en tant que bon connaisseur des questions militaires, il l’avait aidé à préparer la « loi des 3 ans » : Paul Doumer. Celui-ci faisait office de chef de cabinet du général Gallieni, gouverneur de Paris depuis le départ du Gouvernement. D’octobre à décembre 1914, Noël fit ainsi partie, de façon informelle vu le contexte, du cabinet de Gallieni. Doumer lui demandait principalement d’effectuer des démarches auprès des diplomates accrédités à Paris ou d’administrations comme la préfecture de Police. Cette brève parenthèse, qui l’avait fait approcher pour la première fois du pouvoir exécutif, se referma avec le retour à Paris du Gouvernement et du Conseil d’Etat.
16Sa première réapparition attestée au Palais-Royal date du 27 janvier 1915. S’il s’y occupa encore de la création de bureaux communaux de bienfaisance, ceux-ci cessèrent d’être la matière quasi-exclusive sur laquelle il avait à statuer. Il suffit de parcourir les procès-verbaux des séances pour en comprendre la raison : en 1915, il fut pratiquement toujours le seul auditeur présent aux réunions de sa section, en 1916 et 1917 deux seulement de ses homologues vinrent le rejoindre, alors qu’à l’époque de la paix le nombre d’auditeurs de 2e classe assistant ceux de première classe, les maîtres des requêtes et les conseillers était, en règle générale, de 6. La mobilisation générale, en privant le Conseil d’Etat d’une grande partie de son personnel, avait entraîné un surcroît de travail et une extension des compétences pour ceux de ses membres qui étaient restés. Noël vit ainsi ses responsabilités se multiplier et s’étendre à des secteurs très différents les uns des autres, mais marqués par le contexte de guerre. En février 1915, il devint membre adjoint provisoire de la commission de surveillance des banques coloniales, en juin on l’autorisa à présenter des rapports dans les affaires de pensions militaires, en juillet 1916 il fut chargé, auprès du ministère des Finances, du contrôle de la liquidation des pensions militaires, en mars 1917 il fut désigné pour être le rapporteur du comité consultatif du contentieux du ministère de l’Intérieur, et, en juillet 1918, il fut rapporteur du comité consultatif du contentieux au ministère des Régions envahies. Trois années passées loin du fracas des combats...
17L’élargissement de ses champs d’activité ne se démentit pas après la victoire de 1918. Bien au contraire, la baisse des effectifs liée aux pertes de guerre et, surtout, à la suspension, de 1914 à 1918, du recrutement des auditeurs, lui valurent d’être promu à la première classe avec deux ans d’avance sur la tradition en train de s’instaurer qui fixait à huit ans le délai de cette promotion. Il en fut, évidemment, d’autant plus sollicité. C’est ainsi que dans la seule année 1919, à cause des trous laissés par la guerre et grâce à sa promotion, Noël fut nommé dans pas moins de six commissions : il travailla au sein du comité consultatif des dommages de guerre du ministère des Régions libérées, de la commission extra-parlementaire des pensions, de celle du contrôle des œuvres de guerre, de la commission centrale d’assistance, de celle de surveillance des banques coloniales, et de celle chargée de l’examen des candidatures à la médaille d’honneur de l’Assistance publique.
18Mais si 1919 représenta une étape très importante dans la carrière de Léon Noël, ce fut plus encore par le mariage qu’il contracta cette année-là. Les auditeurs du Conseil d’Etat étaient, selon ses propres mots, « fort recherchés des pères de famille en quête d’un gendre d’avenir et susceptible de leur faire honneur ». Cette position envieuse lui permit de se fiancer sans difficulté, le 19 avril 1919, avec Simone Ribière (1894-1977). Il l’épousa le 1er août à la mairie du XVIe arrondissement et le 4 en l’église St Pierre-de-Chaillot. Il entrait ainsi dans la famille Ribière dont le poids politique en Puisaye et dans toute l’Yonne était d’autant plus considérable qu’il était ancien. Son beau-père, le radical-socialiste Marcel Ribière, était conseiller général de Toucy (1860-1922) — commune sur laquelle, rappelons-le, se situait la propriété familiale des Noël, « Les Monins » — et était sénateur de l’Yonne (1913-1922) après en avoir été le député (1906-1913). L’un de ses deux beaux-frères, qui fut témoin au mariage civil, également prénommé Marcel, entamait une brillante carrière politique qui ferait de lui le chef des cabinets de R. Poincaré de 1922 à 1929 et — moins glorieusement — le préfet de la région de Nice de 1940 à 1943. Son autre beau-frère, Roger, succéderait, en 1922, à son père comme conseiller général de Toucy. Mais Simone Ribière, devenue Noël, n’apportait pas dans sa corbeille de mariage le seul ancrage politique de sa propre famille : son oncle par alliance, qui mourut Tannée suivante, était Etienne Flandin, conseiller général de Vézelay, député de l’Union Républicaine de l’Yonne avant de devenir, en 1909, sénateur de l’Inde française. Ce lien de parenté faisait de Pierre-Etienne Flandin, élu, en 1914, député modéré de l’Yonne contre le candidat radical sortant, réélu en 1919 sur la liste du Bloc national, et qui commença dès 1924 à occuper des portefeuilles ministériels, le cousin par alliance de Noël. Le frère de Pierre Etienne, Charles, qui serait conseiller général de Vézelay de 1945 à 1955, fut l’un de ses témoins religieux. Par son mariage, Noël, membre d’une lignée de hauts fonctionnaires, pénétrait dans les deux plus grandes et vieilles familles politiques de l’Yonne. L’avantage était double : d’une part, à terme, il se rendait beaucoup plus facile une éventuelle implantation politique en Puisaye ou à ses abords et, d’autre part, dans l’immédiat, il s’assurait, presque certainement, une ascension professionnelle rapide. Ces considérations ne signifient évidemment pas que le sentiment ne jouât pas de rôle dans cette union. Les époux eurent rapidement deux fils, Germain en 1920 et Bernard en 1921.
19Moins de six mois après son mariage, le 27 janvier 1920 — sans qu’il faille nécessairement déjà y voir un de ses premiers effets — Noël était nommé par le Garde des Sceaux, G. L’Hopiteau (1860-1941), commissaire-adjoint du Gouvernement près de la section du contentieux. Cette fonction, qui était attribuée chaque année à seulement trois membres du Conseil, était celle du ministère public : les commissaires étaient les défenseurs indépendants de la loi et du droit, se prononçant en toute liberté, publiquement, sur toutes les affaires contentieuses. Ils devaient faire respecter le principe selon lequel, devant la justice administrative, le Gouvernement n’a pas d’autre intérêt que celui de la justice elle-même. Il n’entre pas dans notre propos de nous intéresser aux différents dossiers sur lesquels Noël fut amené à formuler des conclusions, d’autant que son nom n’a pas été conservé parmi ceux de ses prédécesseurs, comme Edouard Lafferrière, Jean Romieu ou Léon Blum, dont l’action « au pupitre » fit évoluer de façon notable le droit administratif moderne. Contentons-nous de souligner que la fonction de commissaire du Gouvernement, par l’originalité de son autonomie, avait introduit un glissement dans la position de L. Noël vis-à-vis de ses pairs, qui laissait augurer des contacts nouveaux, une ouverture à des sphères différentes.
20Cette mutation se concrétisa, le 7 février 1921, date à laquelle Noël entra, en qualité de chef-adjoint, au cabinet de Pierre Marraud (1861-1958), ministre de l’Intérieur dans le Gouvernement d’Aristide Briand. A la chute de ce dernier, en janvier 1922, il devint, le 1er décembre, après un délai de quelques mois, chef-adjoint du cabinet du Garde des Sceaux du Gouvernement de Raymond Poincaré, Maurice Colrat de Montrozier (1871-1954). En mettant ses capacités juridiques et sa puissance de travail au service des cabinets ministériels — véritables passerelles entre le ministre et ses services, ou entre l’administration et la classe politique — Noël entamait un parcours réputé classique de haut fonctionnaire de la IIIe République : faire ses classes dans un grand Corps de l’Etat, se servir des cabinets ministériels comme tremplin ou accélérateur de carrière et, enfin, accéder à de grands postes administratifs ou de hautes responsabilités politiques. Ce schéma mérite, cependant, dans le cas de Noël, d’être nuancé. Il est habituel de considérer le Conseil d’Etat comme un vivier d’attachés de cabinets dans lequel les différents régimes français, au moins depuis l’effondrement du second empire, puisaient avec constance pour former leurs équipes ministérielles. Traditionnellement, le phénomène est expliqué à la fois par l’attrayante compétence des membres du Conseil et par une raison plus bassement économique : le Conseil d’Etat, en continuant d’allouer sa rémunération principale et même une partie des primes y afférente à ses membres appelés dans des cabinets, permettait aux ministres de s’entourer de collaborateurs à moindre frais. Mais cette règle, pleinement valable avant 1914 et à nouveau vérifiable des années 30 à nos jours, souffrit précisément une exception dans les années 20, où la collaboration entre le Conseil d’Etat et les Gouvernements connut une « éclipse ». Cet état de fait ne fut pas sans inquiéter certains parlementaires, qui estimaient que les ministres, en choisissant leurs collaborateurs là où ils le voulaient, encombraient l’administration de non spécialistes qui, de surcroît, recevaient souvent un avancement excessif, au détriment des vieux serviteurs de l’Etat.
21Cette mise en perspective permet d’apprécier l’entrée de Noël dans les cabinets de grands ministères comme ceux de l’Intérieur et de la Justice, plus comme une exception que comme l’application banale d’un avancement mécanique. Pourquoi bénéficia-t-il d’affectations devenues si rares pour ceux de son Corps ? La première des deux, celle de janvier 1921, il la dut, sans doute, principalement aux compétences qu’il avait acquises en matière de politique religieuse : il sut être l’homme de la situation à un moment où la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège posait avec une acuité nouvelle le problème de l’application de la loi de décembre 1905. L’heure des arguties juridiques et des manœuvres discrètes avait sonné et on avait besoin d’un technicien spécialiste, pouvant agir dans l’ombre. Mais les motivations techniques, dans le choix de Pierre Marraud, n’excluent pas que des considérations politiques ou amicales aient pu jouer : le ministre était un sénateur radical tout comme Marcel Ribière, le beau-père de Noël... L’hypothèse du facteur politique peut encore moins être écartée dans le cas de la nomination de Noël auprès de Colrat de Montrozier, en décembre 1922. Son beau-frère, Marcel Ribière, fils du précédent, occupait depuis plusieurs mois — on y a déjà fait allusion — le poste clé de chef de cabinet de R. Poincaré, alors président du Conseil. Cela dut peser au moins autant que les compétences que Colrat lui avait reconnues en acceptant de continuer à travailler avec lui.
22Dans les cabinets de l’Intérieur et de la Justice, de 1921 à 1924, Noël ne s’occupa plus que de politique religieuse. Il diligenta d’abord une enquête auprès des préfets pour connaître la situation exacte des congrégations dans chaque département. Mais il fut surtout l’un des principaux acteurs de l’éclaircissement du statut juridique de l’Eglise catholique de France en régime de séparation. Ce rôle peut paraître surprenant au regard de la fonction, somme toute modeste, de chef-adjoint de cabinet. S’il prit une telle dimension ce fut que les deux ministres qu’il servit lui laissèrent une grande liberté d’action. En effet, Pierre Marraud, radical, surtout préoccupé de conserver son siège au Sénat, tenait à la fois à éviter de se compromettre avec les « curés » et à plaire à Briand, partisan de la réconciliation de l’Eglise et de la République. En confiant à Noël l’essentiel de la gestion du dossier des « diocésaines », il pouvait paraître agir aux yeux du président du Conseil sans pour autant que son électorat et ses amis radicaux pussent le considérer comme responsable d’un éventuel succès de la négociation. Quant à Maurice Colrat, membre de la Gauche Républicaine et Démocratique, l’aile droite des républicains que dirigeait Louis Barthou, il avait fait à Noël l’impression d’être « comme égaré en politique », plus à l’écoute de sa nonchalance et de son dilettantisme que de ses responsabilités. Partisan de la reprise des relations avec le Vatican, mais tenant, lui, à ménager l’Action française, il préféra aussi se reposer assez complètement sur son chef de cabinet.
23Avant d’étudier de quelle façon Noël se servit de cette liberté, il convient de revenir, même de façon rapide, sur la genèse de l’affaire des associations diocésaines autour de laquelle s’étaient cristallisées les passions. La loi du 9 décembre 1905 avait décidé la disparition des établissements publics du culte qui constituaient, depuis le concordat de 1801, le cadre juridique de la propriété ecclésiastique. Elle avait prévu, en remplacement, que, dorénavant, l’exercice du culte serait pris en charge par des associations cultuelles — qualificatif ouvert qui ne préjugeait pas d’un cadre paroissial ou diocésain — qui hériteraient des biens des établissements supprimés et auraient la faculté de se constituer un patrimoine. Pie X crut que cette survivance des établissements publics du culte dans des associations privées, proposée unilatéralement par la France, était surtout destinée à casser la hiérarchie ecclésiastique. Pour cette raison, entre autres, il s’opposa dans deux encycliques, Vehementer nos du 11 février et Gravissimo officii du 10 août 1906, à l’application du nouveau statut légal de l’Eglise en France. Une longue période de non-droit pour le patrimoine ecclésiastique s’ouvrait. Cette situation confuse avait failli s’éclaircir en 1920. Mais les évêques français, présents à Rome, en mai, pour la canonisation de Jeanne d’Arc, étaient parvenus à convaincre le pape, en négociations avec Paris, de ne pas se fier aux quinze ans de jurisprudence favorable du Conseil d’Etat et de renoncer à faire savoir qu’il ne voyait plus de difficultés à la formation et au fonctionnement des cultuelles. Ils ne purent, cependant, éviter la reprise des relations diplomatiques. Or, cet échange de représentants, dans la mesure où il n’avait, à aucun moment, été lié à une modification de la législation française, signifiait, pour Louis Canet, conseiller technique pour les affaires religieuses au ministère des Affaires Etrangères, que le pape était implicitement prêt à reconnaître, même tacitement, la création desdites associations. Il suffisait donc de s’employer à ce qu’un évêque, même isolé, présentât des statuts conformes à la fois à la législation française et au droit canonique. Dans l’esprit de Canet, le pape ne pouvait que laisser faire, voire approuver, et, dans un cas comme dans l’autre, tous les évêques français, volens nolens, seraient contraints de suivre le mouvement.
24En juin 1921, Mgr. Chapon, évêque de Nice, se prêta à la manœuvre en acceptant de présenter comme sien un projet d’association qui avait été surtout élaboré par l’abbé Ferdinand Renaud, l’homme de confiance du nonce à Paris, Mgr. Cerretti. Mgr. Boudinhon, recteur de Saint-Louis des Français à Rome, excellent canoniste, aussi sollicité pour donner son avis, indiquait à Noël, dans une lettre du 29 juin 1921, quel devait en être le point central :
« Il faut absolument ne pas faire de cultuelles pour les paroisses, [...] tel est le seul moyen efficace de désarmer l’opposition, encore très forte, quoique irraisonnée ou parce qu’irraisonnée, tout en atteignant le but essentiel. »
25Il fut ainsi entendu, dès le départ, que les projets d’association cultuelle seraient des projets de diocésaines et non de paroissiales. Il fallait, en effet, rassurer et Rome et les évêques sur le maintien de la hiérarchie catholique. Trois mois plus tard, le 21 septembre 1921, Noël recevait sur son bureau le premier projet de statut de l’« association pour l’acquisition et l’administration des biens ecclésiastiques » du diocèse de Nice. Louis Canet le lui avait envoyé « pour avis ». Les deux hommes s’étaient rencontrés pour la première fois quelques jours plus tôt. Noël écrivit plus tard : « Cette rencontre devait être le point de départ d’une des amitiés les plus précieuses et les plus bénéfiques de ma vie ». Quant à Canet, il avait écrit, dès le 16 septembre 1921, à un destinataire non identifié : « J’ai pris contact avec l’Intérieur, je veux dire avec M. Marraud et son sous-chef de cabinet, M. Noël. Nous nous entendons à merveille. »
26Les relations entre les deux hommes furent rapidement amicales et complices, comme en témoigne le ton sincère et direct, voire brusque, qu’employa Canet dans son abondante correspondance avec Noël. Celle-ci ne se limita pas, loin s’en faut, au seul règlement de l’affaire des diocésaines. Elle concerna tous les aspects des relations entre l’Eglise et la République, la religion et l’Etat. Dès octobre 1921, Canet faisait part à Noël de son jugement sévère sur certaines figures du microcosme catholique parisien suspectes d’en monopoliser le discours :
« Je n’aime pas que, lorsqu’on a besoin de renseignements sur une question ecclésiastique, on en vienne toujours, bon gré mal gré, à consulter Mgr. Baudrillart. Et j’attacherais du prix à ce qu’on pût s’entretenir quelques fois avec [d’autres ecclésiastiques et laïcs...]. Mais encore faudrait-il [...] qu’un comité se constituât spontanément et qu’il ne fût connu du Gouvernement que comme une société antialcoolique, une croix rouge ou une goutte de lait. »
27Venant d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay s’adressant à un chef-adjoint de cabinet ministériel, ces dernières suggestions ne manquaient pas de piquant ! On retrouvait le même franc-parler dans les réponses aux demandes de renseignements de Noël à Canet, concernant l’attribution de la Légion d’Honneur à des ecclésiastiques. La familiarité du ton n’excluait pas, bien au contraire, la dureté du propos comme le montre ces lignes de novembre 1921 :
« La Légion d’Honneur, il faut l’avouer, ramènerait peut-être à plus de modération [Mgr. Carsalade du Pont, évêque de Perpignan], Mais comme vous le voyez, il ne s’agit même pas ici d’un ouvrier de la 11e heure : c’est celui qu’on paie d’avance, et sans être sûr qu’on ne perdra pas son argent. Il est dangereux de donner des gages à un parti dont il faudrait plutôt en exiger. »
28Mais le thème le plus récurrent de leurs échanges épistolaires était, sans nul doute, la nécessaire défense de la spécificité de l’Eglise de France face aux empiètements du Vatican. Que ce fut au détour d’une phrase ou qu’il fut l’objet unique de toute une lettre, Canet ne manquait jamais une occasion d’exprimer son néo-gallicanisme. Il reprochait aux évêques français d’avoir fait leurs études à Rome, de prononcer le latin à l’italienne, de porter le costume italien, d’utiliser l’italien dans leur correspondance avec le Saint-Siège, de « prendre pour parole d’évangile » tout ce qui était publié dans L’Osservatore romano. 11 y accusait surtout le pape de prétendre s’immiscer de plus en plus dans les affaires internes de l’Eglise de France. Léon Noël faisait-il sienne cette dénonciation néo-gallicane du danger de la prépondérance italienne ? On ne possède malheureusement pas ses réponses à Canet. Mais il ne fait guère de doute — et on ne comprendrait rien sans cela à son action de 1921 à 1927 — qu’il envisageait les diocésaines, certes, comme un moyen de substituer des garanties légales à la précaire tolérance de fait dont se contentait l’Eglise pour son patrimoine, mais aussi, et tout autant, comme une façon, pour la République, d’exercer, non un droit de regard, mais une influence aussi discrète que réelle, sur l’organisation de la vie des catholiques et de leurs institutions. Noël n’a pas seulement agi en catholique pratiquant, désireux de favoriser son culte, mais en haut fonctionnaire soucieux de défendre les droits de l’Etat dans ses rapports avec l’Eglise. La reconnaissance de facto de la séparation de l’Eglise et de l’Etat par la hiérarchie catholique à laquelle aboutirent les négociations au succès desquelles il travailla, fut le couronnement de ses efforts. Noël fut donc marqué par des résurgences de gallicanisme, même s’il ne le fut certainement pas autant que Canet, chez qui le néo-gallicanisme était le fruit d’une doctrine construite et mûrie, non exempte d’anticurialisme.
29Cette différence de degré n’empêcha pas les deux hommes — de leur première rencontre jusqu’en 1927 — de travailler la main dans la main avec une grande efficacité. Avant de reprendre le fil des négociations, il convient d’en souligner le caractère ambigu. Officiellement, le Gouvernement français n’avait pas à connaître des projets d’associations cultuelles dont l’existence était déjà inscrite dans la loi depuis 1905. La conformité des statuts avec la loi ne regardait que les tribunaux. Normalement, seuls les évêques eussent dû prendre leur responsabilité aussi bien face à la loi que face au veto opposé, en son temps, par Pie X. Mais, politiquement, l’effet qu’eût créé la dissolution par un tribunal d’une association diocésaine aux statuts mal rédigés eût été désastreux, empêchant pour longtemps tout espoir d’une application de tous les aspects de la loi de 1905 et offrant aux adversaires d’une réconciliation entre l’Eglise et l’Etat — notamment à l’Action française — un superbe cadeau. Les interventions de Noël, pour l’Intérieur, et de Canet, pour les Affaires Etrangères, étaient donc destinées, au début, à renseigner discrètement Mgr. Chapon et l’abbé Renaud sur la légalité de leur projet. Mais très vite, ils quittèrent leur rôle d’observateurs serviables pour prendre des initiatives et suggérer des modifications. Les consultations privées se transformèrent en véritables négociations entre Paris et Rome.
30Le 13 octobre 1921, le sous-secrétaire d’Etat Colrat de Montrozier recevait le nonce Cerretti pour un échange de vue non officiel sur le texte de Mgr. Chapon. Celui-ci avait déjà subi les modifications de Mgr. Boudinhon et du doyen R. Beudant, professeur à la faculté de Droit de Strasbourg. Canet l’avait remis à Noël, on l’a vu plus haut, le 21 septembre. Le même jour, ce dernier participait à une réunion informelle d’experts, regroupant « à titre privé », son ancien mentor, Hébrard de Villeneuve, Théodore Tissier, également conseiller d’Etat, R. Beudant, le préfet Salavert et Chaubard, chef du service des Associations et Congrégations au ministère de l’Intérieur. Au terme de cette rencontre, le texte de Mgr. Chapon, remanié sur quelques points de détails, fut jugé conforme à la loi de 1905 et porté à la connaissance du nonce. Noël et Canet pensèrent que ces statuts, puisqu’ils émanaient d’un évêque, seraient rapidement jugés conformes aux règles canoniques par le Saint-Siège. Mais le nonce exigea de nouveaux changements. Ils furent examinés, le 24 novembre 1921, au cours d’une réunion présidée par le ministre P. Marraud. Elle rassembla M. Colrat, C. Jonnart et l’abbé Renaud. Noël n’y était pas, pas physiquement du moins. Un incident émailla, en effet, la séance : Canet avait présenté, dans la conversation, des modifications envisageables que lui avait proposées Noël, alors que celui-ci s’était abstenu de les évoquer à l’avance avec son sous-secrétaire d’Etat. Colrat fit part de son « étonnement ». Noël, mis au courant par C. Jonnart, nota, en marge de la feuille sur laquelle il avait résumé les propos de l’ambassadeur : « Comment négocier dans de pareilles conditions ! ». Si la teneur précise de cet incident nous échappe, il témoigne bien de l’autonomie que Noël s’était octroyée vis-à-vis de son patron, comme de son étroite collaboration avec Canet.
31Le projet rectifié lors de cette réunion du 21 novembre 1921 fut imprimé et transmis aux évêques de France. De nouvelles modifications furent apportées et Noël fut à nouveau consulté. Fin juillet 1922, ce texte amendé fut soumis à la Congrégation des affaires ecclésiastiques à Rome. Cette instance, qui comptait quatorze cardinaux italiens, un espagnol, un autrichien et pas un seul français, emmenée par le cardinal Merry del Val — aussi opposé aux statuts proposés qu’au cardinal secrétaire d’Etat Gasparri qui les défendait — convainquit Pie XI de se donner le temps de la réflexion. Ce ne fut qu’en janvier 1923 que le Saint-Siège remit à Canet une nouvelle version du projet. Noël et le conseiller technique pour les affaires religieuses furent les premiers à l’étudier. Le 12 février, Canet téléphonait à Noël pour lui demander de faire savoir officieusement au nonce Cerretti que le texte « ne marchait pas » et qu’il ne devait même pas attendre une réponse officieuse écrite. Poincaré, Colrat et l’abbé Renaud rencontrèrent le nonce et s’en tinrent à la position préconisée par Canet et Noël, qui leur avaient présenté le texte comme « scandaleux », « ridicule » et « à l’allure d’un petit concordat ». Si bien que, le 27 février 1923, le nonce transmettait au président du Conseil un texte définitif, intermédiaire entre celui approuvé en juin 1922 par les experts et celui avancé par le Saint-Siège en janvier 1923.
32A partir de là, les choses s’accélérèrent et devinrent publiques. Le 26 mars, Poincaré soumettait le projet définitif à un comité de trois jurisconsultes prestigieux : Hébrard de Villeneuve, toujours lui, R. Beudant et H. Berthélemy. Le 7 avril, ils rendirent, en une douzaine de grandes feuilles, leur « avis sur la légalité des statuts préparés en vue de la constitution d’associations cultuelles diocésaines ». Il fut, bien sûr, favorable. En juin 1923, Poincaré mettait au courant la Chambre des députés et le Sénat — sans qu’il y ait débat. En juillet, le texte était publié dans la presse. Mais le pape tardait à donner son approbation, exigeant maintenant qu’il y ait une discussion parlementaire. C’était, d’une part, juridiquement inutile — le texte en question n’était pas un amendement à la loi de 1905 qui en modifiait les dispositions, mais en était son application — et c’était, d’autre part, politiquement dangereux — à moins que le but réel de cette exigence ne fût de rechercher un échec — car rassembler une majorité sur le sujet était d’autant moins facile que Pie XI, le 24 juin, avait indisposé députés et sénateurs en émettant des réserves sur le bien-fondé de l’occupation de la Ruhr. Les évêques français hostiles au texte et à la reconnaissance de la séparation qu’il impliquait, tentèrent alors une dernière manœuvre. Noël la contra. Le 9 novembre 1923, le cardinal Andrieu publiait dans L’Aquitaine une féroce et longue critique de l’avis des trois jurisconsultes, démontrant l’illégalité du projet, fallacieusement mis, selon lui, en conformité avec les règlements canoniques. Les trois juristes réfutèrent, point par point, l’argumentation de l’archevêque de Bordeaux dans une note au président du Conseil du 8 décembre 1923. Le lendemain, le nonce faisait savoir à Poincaré que, de Rome, le cardinal secrétaire d’Etat lui conseillait de solliciter l’avis du Conseil d’Etat, réuni en assemblée générale. En cas d’approbation, Gasparri s’engageait à faire renoncer Pie XI à sa revendication d’un débat parlementaire et à obtenir son aval pour les diocésaines. Noël entra alors en action, aussi discrètement qu’efficacement. Le Conseil d’Etat fut aussitôt saisi. Et dès le 11 décembre, avec une célérité exceptionnelle, Jean-Marie Bouchard, maître des requêtes et, par ailleurs, neveu du doyen Berthélemy, désigné comme rapporteur, présentait ce qui paraissait être ses conclusions devant les sections de Législation et de l’Intérieur réunies. Celles-ci les adoptèrent à l’unanimité, après quelques retouches formelles. Le 13 décembre, l’assemblée générale du Conseil d’Etat confirmait le choix des sections. En réalité, le rapport comme le projet d’avis, inscrit sous le no 185 707, avaient été rédigés par Noël. N’étant encore qu’auditeur, l’affaire n’avait pu lui être confiée directement, mais J.-M. Bouchard ne fut guère, comme Noël le dit plus tard crûment, qu’un « prête-nom ». Noël avait eu un long entretien avec Bouchard, au cours duquel il lui dicta tout bonnement le rapport et l’avis. Parce qu’il suivait l’affaire des diocésaines depuis son origine en 1921, il était le seul de tous les membres du Conseil d’Etat à pouvoir fournir dans des délais aussi brefs un argumentaire convaincant.
33Le Conseil d’Etat, ayant ainsi confirmé la conformité du projet avec la loi, Pie XI publia, le 18 janvier 1924, l’encyclique Maximam gravissimamque, par laquelle, en termes prudents et même réticents, il autorisait les diocésaines. Le texte offrait pourtant d’incontestables garanties quant au respect de la hiérarchie, la « suprématie » au sein des associations étant reconnue aux seuls évêques. L’omnipotence de l’évêque, président de droit des associations, réduisait, d’ailleurs, aux yeux des défenseurs de la laïcité de l’Etat, les diocésaines à de simples parodies d’associations. Malgré les réserves qu’ils suscitèrent de part et d’autre, ces statuts enfin approuvés connurent de rapides prolongements dans le pays. Dès 1924, 23 associations furent créées, le mouvement ayant été initié par les évêchés de Nice et de Paris. Elles furent rejointes en 1925 par 18 autres. 1926 n’enregistra que 2 créations. Ainsi prit fin la longue opposition de la loi civile et des prescriptions religieuses, qui avait maintenu le culte catholique en marge de la législation de 1905.
34Connu comme le principal artisan du statut des diocésaines, Noël fut, dès 1924 et encore en 1926, très sollicité par les ecclésiastiques, avides de conseils pratiques. Si les questions affluaient de toute la France, ce fut avec V. Dupin, directeur de l’administration temporelle du culte et secrétaire du Conseil à l’archevêché de Paris, qu’il eut le plus grand nombre d’échanges épistolaires. Dans le même esprit, il rendit également des services à Canet qui les lui demandait avec sa franchise habituelle :
« Voudriez-vous m’envoyer un mot de réponse (faites-le très solennel et faites tous vos efforts pour faire une note pédante — malgré tout vous n’y arriverez pas encore) à ces questions stupides posées par l’évêque de Soissons qui empoisonne le nonce et moi-même sans vouloir se calmer. Pour l’apaiser, on lui a promis une consultation d’un conseiller d’Etat éminent. Vous l’êtes. »
35Très apprécié des évêques progressistes — comme Mgr. Julien, évêque d’Arras, ou Mgr. Ricard, successeur de Mgr. Chapon à Nice — Noël se vit offrir par certains d’entr’eux de faire partie de leurs associations diocésaines. Le cardinal archevêque de Paris, Mgr. Dubois, notamment, tenta en avril 1924 de le convaincre d’accepter. Noël refusa toujours — dans le cas présent il se montra même très réticent à l’idée de seulement paraître à l’assemblée constitutive de la diocésaine de Paris — sans doute au nom de son sens de l’Etat et, peut être aussi, par prudence : sa réputation d’homme proche du clergé était déjà suffisamment établie pour qu’il déclinât ces offres. La part qu’il avait prise dans le règlement de l’affaire des diocésaines lui avait, en effet, valu d’apparaître, selon ses propres paroles, comme « “clérical”, autant dire comme suspect d’être rebelle à ce que les francs-maçons et leurs congénères tenaient pour l’orthodoxie républicaine ». L’accusation, certes, était infondée. Noël avait beau être un catholique pratiquant, plein de respect pour l’Eglise et regardant sa cause avec sympathie, il n’avait jamais adopté une attitude hostile à la République. Son autre religion, celle de l’Etat — en l’occurrence, républicain — et le néo-gallicanisme administratif qui y était attaché et que nous avons mis en évidence, l’en empêchaient. Noël avait, d’ailleurs, toujours témoigné de l’hostilité à l’encontre de l’Action française et de son refus du Ralliement, qualifiant avec constance ses membres d’« énergumènes ». L’incompréhension de ses adversaires renforça ses propres préjugés, en fortifiant son antimaçonnisme qui, on se le rappelle, avait précisément pris racine, au moment de l’adolescence, dans le terreau catholique. Mais, en 1924, un haut fonctionnaire, soucieux de ne pas compromettre sa carrière, gagnait à choisir la discrétion. Ainsi, non seulement il refusa de siéger dans des associations diocésaines, mais il s’abstint aussi de recevoir la décoration que le Saint-Siège voulut lui attribuer, se contentant d’« aimables paroles » de remerciements. De la même façon, il choisit de continuer à entourer ses rencontres avec des ecclésiastiques de beaucoup de précautions protocolaires, veillant à ce qu elles se déroulassent, dans la mesure du possible en terrain neutre. Cette prudence, appuyée sur un goût prononcé pour la discrétion, voire le secret, fut une constante de son comportement dans les divers postes qu’il occupa.
36L’évocation des trois années pendant lesquelles, à force d’études, de pourparlers, de négociations, d’entretiens, de conciliabules, avec l’abbé Renaud, Mgr. Cerretti, Jonnart, Colrat et Canet, Noël participa activement à l’élaboration des diocésaines, ne doit pas laisser penser qu’il limita son action à cette contribution positive et constructive. Convaincu que la loi de 1905 était le meilleur cadre pour donner un statut aux biens d’Eglise, il ne lui suffisait pas de préparer des projets d’associations, il était aussi nécessaire de veiller à ce que les adversaires de la séparation ou le pragmatisme politique n’imposassent pas d’autres solutions que les diocésaines. De 1921 à 1923, deux tentatives pour que cessât l’errance en marge du droit du patrimoine ecclésiastique échouèrent de son fait. L’une d’elles, qualifiée par Noël de « suggestion saugrenue », fut, effectivement, aisément et rapidement contrée. Frédéric François-Marsal (1874-1958), ministre des Finances de Poincaré, sénateur du Cantal et proche de P. Doumer et d’A. Millerand, avait eu l’idée, sans que celle-ci ait été largement diffusée, d’utiliser la loi sur les sociétés commerciales de 1867. Il pensait que ce texte permettrait à l’Eglise de se réapproprier et de gérer son patrimoine sans avoir besoin de recourir aux diocésaines de 1905. Averti par l’abbé Renaud de ce projet, Noël le balaya en une démonstration imparable : la raison d’être des sociétés commerciales étant, juridiquement, la recherche de bénéfices, la loi de 1867 était inapplicable en matière cultuelle.
37La tâche fut moins aisée lorsque Noël s’opposa au détournement d’une autre loi qui offrait, elle, une alternative plus crédible aux cultuelles proposées par la loi de séparation. Le 12 mars 1920, à l’instigation d’Alexandre Millerand, alors président du Conseil, les députés modifiaient la loi du 21 avril 1884 qui avait porté création des syndicats professionnels : ceux-ci voyaient leur capacité civile très largement étendue. Leur était notamment reconnu le droit d’acquérir des biens meubles ou immeubles sans que leur nombre fût limité et sans que l’administration eût à contrôler ni leur gestion ni leur emploi. Malgré la réserve du Saint-Siège, certains évêques virent dans la nouvelle législation le moyen idéal de combler le vide juridique entourant le patrimoine de leur diocèse : dans les deux années qui suivirent, plusieurs syndicats, uniquement formés de prêtres, se constituèrent, notamment dans les diocèses de Toulouse, Albi et Lyon. Noël s’évertua à montrer qu’il n’y avait qu’une solution pour le Vatican : appliquer l’article 4 de la loi de 1905. Sans doute fin 1923, Noël approfondit la question en étudiant minutieusement le cas des statuts des syndicats de l’Ardèche et de Lyon. Dans une longue note, il désignait explicitement lesdits syndicats comme un moyen de ne pas reconnaître la loi de séparation. Selon lui, si les syndicats ecclésiastiques se gardaient bien de faire apparaître une fonction cultuelle dans leurs statuts, le flou qui entourait leur objet masquait mal qu’ils s’apparentaient, dans la pratique, à des groupements cultuels, se servant de la capacité illimitée offerte par la loi de 1920 pour assurer l’exercice du culte ou l’entretien de ses ministres. Noël préconisait donc de dissuader les « chefs des Églises » d’avoir recours aux syndicats ecclésiastiques « sous peine de poursuite judiciaire ». Cette démonstration reçut, début mai 1924, l’approbation personnelle du président de la République, Alexandre Millerand, qui avait tenu à rencontrer son auteur en le convoquant à l’Elysée. Celui qui, en mars 1920, avait été à l’origine de la modification de la loi sur les syndicats, reconnaissait ainsi la justesse des objections de L. Noël.
38Cette entrevue coïncida avec un tournant dans la carrière de Léon Noël. Elle précéda, en effet, de quelques jours seulement, la victoire du Cartel des gauches, le 11 mai 1924, qui marquait, pour lui, la fin d’une période de trois ans passée au service de cabinets ministériels du Bloc national. L’arrivée de la nouvelle majorité renvoya Noël dans son corps d’origine. Quelques mois après sa réintégration, il était nommé, le 28 novembre 1924, maître des requêtes, promotion classique après un passage dans les cabinets. La liste des fonctions qu’il remplit de 1924 à 1927 semble, à première vue, indiquer une rupture de son champ d’intervention et un éloignement de la politique religieuse. Il devint commissaire du Gouvernement près du conseil supérieur de l’Assistance publique (8 février 1925), membre du comité consultatif permanent de l’administration générale, départementale et communale auprès du ministère de l’Intérieur (25 mars 1927), auditeur au conseil supérieur d’hygiène publique de France (9 avril 1927), membre de la commission permanente contre la tuberculose (7 mai 1927), du comité consultatif du contentieux du ministère de l’Intérieur (24 mai 1927), du comité technique des sanatoriums (11 juin 1927) et de la commission chargée de codifier les lois d’assistance (12 novembre 1927). Cette sèche énumération ne rend, en fait, pas compte de la continuité de l’action de Noël. Ses compétences en matière religieuse ne lui furent pas contestées. Bien au contraire, sa riche expérience des trois années précédentes en faisait plus que jamais le spécialiste. Ainsi son influence ne fut nullement amoindrie par l’arrivée de la gauche, mais simplement déplacée. Notons d’ailleurs que, politiquement, si sa sensibilité était beaucoup plus proche des idées de la nouvelle opposition, dont son cousin, P.E. Flandin, à la tête du Parti Républicain Démocratique et Social, devenait l’une des têtes, que de celles du Cartel, il ne se reconnaissait pas pour autant dans les partis de la droite ou du centre-droit, jugeant avec sévérité leur « conformisme » et leur « conservatisme » bourgeois.
39E. Herriot, pendant la campagne électorale, avait promis de mener une stricte politique laïque, dont les trois piliers seraient une application pleine des lois anticongréganistes de 1901 et 1904, une extension à l’Alsace-Lorraine des lois de séparation et de législation scolaire, et une rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. L’échec de cette politique est, en général, surtout attribué à la grande mobilisation des catholiques au sein de mouvements de masse, comme la Fédération nationale catholique du général de Castelnau, et au soutien qu’ils reçurent de l’Assemblée des cardinaux et archevêques. Léon Noël et Louis Canet, aux places discrètes qui étaient les leurs, jouèrent aussi un rôle non négligeable dans la ruine du programme religieux de la nouvelle coalition. Leur comportement initial fut même peu compatible avec leur devoir de neutralité et d’impartialité.
40Les adversaires de la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège arguaient que celle-ci n’était pas envisageable parce que le régime concordataire en Alsace-Lorraine nécessitait leur maintien. Pour les priver de cet argument, Herriot décida donc de consulter le Conseil d’Etat pour savoir si le concordat de 1801 devait encore être tenu pour applicable « en Alsace et dans le département de la Moselle ». Or, avant même que cette décision ne fût rendue publique et que l’institution du Palais-Royal en fût officiellement saisie, Canet prévint Noël « en confidence », plusieurs semaines à l’avance. « Certain d’être désigné » comme rapporteur, Noël prit aussitôt contact, de sa propre initiative, avec Mgr. Valerio Valeri, conseiller à la nonciature, dont il s’était fait un ami pendant les négociations sur les diocésaines. Il lui demanda, en vue de réunir la documentation indispensable, de lui présenter « très officieusement » le nouveau nonce, Mgr. Maglione. Celuici, avec une habileté toute diplomatique, se garda d’apparaître « en position de demandeur », mais accepta aussitôt de coopérer. Il lui fournit, notamment, toute la correspondance entre le cardinal Gasparri, ancien secrétaire d’Etat de Benoît XV et le cardinal de Paris Amette. Cet empressement de Noël était celui d’un catholique blessé par la politique d’un Gouvernement avec lequel il partageait peu de valeurs. Pour la première fois, il manifestait des velléités partisanes qui peuvent apparaître comme en contradiction avec son sens de l’Etat. Ce comportement initial n’enlève cependant rien à la valeur juridique de l’avis que, suite à son rapport, les sections de Législation et de l’Intérieur adoptèrent le 24 janvier 1925. Noël évoqua sa victoire en ces termes :
« Bien que j’aie été fort peu soutenu — c’est le moins que l’on puisse dire — au cours de ce débat difficile, je gagnai la partie : à l’unanimité moins deux voix — celle de deux conseillers que leur allégeance à la franc-maçonnerie privait peut-être, en pareil cas, de leur liberté de jugement — les sections réunies approuvèrent l’avis que j’avais rédigé. »
41Herriot renonça à soumettre cet avis à l’Assemblée générale du Conseil d’Etat — convaincu qu’elle le confirmerait — et le lut à la Chambre des députés, annonçant fin janvier qu’il rétablissait les crédits afférents à l’ambassade de France auprès du Saint-Siège. L’impact de l’engagement personnel de Noël — de sa prise de contact officieuse avec le nonce jusqu’aux conclusions de son avis — n’aurait évidemment pas été si important si les catholiques n’avaient pas été fédérés avec le succès que l’on sait par le général de Castelnau. Sans la force de ce mouvement de protestation, Herriot n’aurait pas eu la faiblesse d’espérer caduc le concordat. Il l’aurait simplement dénoncé ou aurait, d’ailleurs, rompu directement les relations avec le Vatican.
42Au printemps 1926, à la veille de la chute du Cartel, Noël participa encore à l’élaboration d’une mesure favorable à l’Eglise, en rédigeant l’article 119 de la loi de Finances du 29 avril 1926. Cet article renforçait les associations diocésaines en leur permettant, sans être taxées par le Trésor, de conserver légalement la propriété des biens qui, avant ou après 1905, avaient été acquis par des intermédiaires — « personnes interposées » ou sociétés — et de se constituer progressivement le patrimoine nécessaire au culte et à ses ministres. Mais Noël, pour ne pas réveiller les ardeurs laïques, avait bien pris soin de masquer la portée réelle de cet article sous un style juridique et technique. Après le vote de cette mesure, Noël fut sollicité aussi bien par les ecclésiastiques que par l’administration qui l’assaillirent de questions concrètes sur le transfert de ces biens dans le patrimoine des diocésaines.
43La forme que prit la dernière coopération entre Noël et Canet illustre encore la grande sollicitude de Noël à l’égard des intérêts de l’Eglise et rappelle l’esprit de l’intervention de janvier 1925. Les biens autrefois donnés à l’Eglise pour des fondations de messe avaient été, en vertu de l’article 3 paragraphe 16 de la loi du 13 avril 1908, recueillis par des établissements publics puisque le clergé n’avait pas, dans le délai d’un an qui lui avait été accordé, créé les sociétés de secours mutuel qui auraient pu légalement les recevoir. Pie XI ayant autorisé en 1924 les diocésaines, et les statuts de celles-ci faisant entrer les fondations pour cérémonies et services religieux dans leurs revenus, Noël estima, début 1927, que les établissements publics attributaires de biens grevés de fondations de messe, devaient pouvoir recourir à des associations cultuelles pour faire exécuter lesdites charges pieuses. Il s’ouvrit de ce raisonnement à son ami Canet et lui demanda, lui le maître des requêtes du Conseil d’Etat, d’intervenir auprès du ministère de l’Intérieur pour que la section de l’Intérieur du Conseil fût saisie ! Le conseiller du Quai d’Orsay accepta. Noël, bien sûr, fut désigné comme rapporteur. Le 8 février 1927, l’avis qu’il avait rédigé était approuvé :
« Ainsi put être assuré désormais le respect de la volonté des défunts qui avaient compté sur les anciens établissements publics du culte pour faire exécuter des charges pieuses. [...] J’en éprouvai, je l’avoue, une des plus grands satisfactions de ma carrière. »
44Que cette mesure ait empli d’une grande joie le catholique Noël n’a évidemment rien de surprenant. Mais qu’un jurisconsulte puisse déterminer lui-même la cause sur laquelle il est censé rendre un avis impartial, fondé sur le seul droit, l’est en revanche. En choisissant à l’avance la matière de sa réflexion juridique, Noël faisait peu de cas de la neutralité supposée du Conseil d’Etat.
45Noël « clérical » ? Qu’il fût un catholique pratiquant ne fait guère de doute. Qu’il ait, au cours de ces quatorze années, noué plusieurs solides amitiés avec des ecclésiastiques de haut rang est tout aussi assuré. Que sa sympathie pour la cause de l’Eglise l’ait amené, quelquefois, à prendre une certaine distance avec la neutralité et l’impartialité liées à ses fonctions a également été montré. Tout cela suffisait à le rendre antipathique et suspect aux yeux des défenseurs de la laïcité. Mais l’accusation de cléricalisme — et d’antirépublicanisme qu’elle sous-tendait — reste cependant infondée. Noël ne fut nullement partisan d’une quelconque immixtion du clergé dans la politique. Par ailleurs, les mesures qu’il préconisait, procédant souvent d’un néo-gallicanisme administratif, n’épousaient pas nécessairement les vœux de la majorité du haut clergé. Noël était d’autant moins « clérical », dans l’acception antirépublicaine de l’époque, qu’il était viscéralement attaché à la République, pour une raison dont la simplicité faisait la force : l’Etat revêtait la forme d’une république.
46En 1927, servir l’Etat demeurait son but et son honneur. Mais à quelle place le faire ? Le Conseil d’Etat risquait de l’enfermer de plus en plus dans sa spécialité religieuse. Quant aux cabinets, ils étaient, par nature, trop éphémères. Il en avait encore fait l’expérience, le 30 juin 1926, en devenant le directeur du cabinet civil du général Guillaumat, ministre de la Guerre dans le Gouvernement Briand qui, formé le 24 juin, tomba le 17 juillet. L’idéal eût été un grand poste administratif, stable et dans lequel il eût pu utiliser les talents de négociateur international qu’il avait acquis dans l’affaire des diocésaines.
47Fin décembre 1927, l’idéal se présenta outre-Rhin...
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