Chapitre premier. D’un siècle à l’autre (1888-1913)

1Chacun a expérimenté, à propos de sa propre enfance et de sa propre adolescence, l’immense part de subjectivité de sa vision pour ne pas être réticent à l’idée de reconstruire celle d’un tiers, né plus d’un siècle auparavant. Une recherche sur les origines et les débuts de Léon Noël est pourtant nécessaire pour éclairer la genèse de ses convictions et des traits dominants de sa personnalité. Ces pages ont d’autant plus leur place dans notre étude qu’il nous a été permis de retrouver, dans des archives privées, le premier chapitre d’une autobiographie que Léon Noël avait commencée en 1956, et qu'il fut malheureusement très loin d’achever puisqu’elle se termine à la veille du premier conflit mondial. L'historien est là face à une mine de renseignements, parfois de première main — souvenirs directs de Noël — parfois de seconde — souvenirs relatés à Noël par ses parents et amis, à l’époque ou plus récemment — qui permet d'avoir accès à des faits insoupçonnables, et de démonter, pour mieux l’analyser, la vision que l’ambassadeur avait de ses origines et de son passé.

2Cette source, aussi riche qu’inespérée nous introduit idéalement à l’éveil au monde de Noël et permet de ne pas verser dans les éclairages psychologiques et déterministes trop faciles. Lorsqu’il commença sa carrière, en entrant au Conseil d’Etat en décembre 1913, L. Noël n’était vierge ni de toute expérience ni de toute influence. Trois des piliers sur lesquels il appuierait bien souvent son comportement — son ardente foi catholique, son profond respect de l’Etat et sa fascination pour l’Histoire — apparaissent déjà solidement plantés dès l'enfance et l’adolescence, et définitivement enracinés au moment où il s’engagea dans ses études supérieures. Ces pages se présentent donc comme l’indispensable exploration du substrat d’une vie.

3Léon naquit le mercredi saint, 28 mars 1888, au domicile de ses parents, 50 rue La Bruyère, dans le IX^e arrondissement de Paris. Il était le premier enfant de Cécile et Jules Noël, qui étaient, l'un et l’autre, issus de « bonnes anciennes familles bourgeoises ». Le profil social des deux époux n’était toutefois pas exactement semblable.

4Cécile Noël, née Delbeck-Barrachin (1865-1932), appartenait à la haute bourgeoisie rémoise. Sa fortune reposait sur le négoce du vin de Champagne. Son ascendance la rattachait à quelques familles nobles, dont les Chevigné et les Mortemart, et de façon plus lointaine encore, les Uzès, les Brissac et les Luynes. Son père, Jules-Conrad Burchard-Bélavary, eut un destin assez exceptionnel, qui impressionna beaucoup son petit-fils. Né en 1825 à Lublin, alors dans la partie russe de la Pologne partagée, d’une famille hongroise, il participa, en tant que capitaine des hussards de la Légion polonaise, à l’insurrection hongroise de 1848. Devenu un « petit vieillard sec et vif » — il ne s’éteignit qu’en 1917 — il raconta souvent au petit Léon comment l’échec de ce soulèvement l’obligea à un long périple à travers l’Empire ottoman, qu’il quitta, muni d’un passeport anglais, pour Marseille, puis Reims, où un ami polonais, victime, lui, de l’insurrection de Varsovie en 1830, l’avait accueilli. Ce personnage, en même temps qu’il ouvrit très tôt à son petit-fils les horizons lointains de l’Europe du Centre-Est — il continua de recevoir chez lui des amis et des parents de Pologne et de Hongrie — resta toujours à ses yeux l’exemple modèle de ce que pouvait être le patriotisme. Le mariage de J.-C. Burchard-Bélavary avec Sophie Delbeck lui permit de s’intégrer très facilement à la grande bourgeoisie locale. Il devint rapidement le chef de la maison gérée par sa belle-famille, et fut longtemps le président du syndicat du commerce des vins de Champagne.

5Le père de Léon, Jules Noël (1860-1941), ne provenait pas de ce milieu d’affaires et de négoce dont était sortie son épouse. Il était issu, lui, de la bourgeoisie de fonction. En 1888 à la naissance de son premier fils, il était déjà auditeur au Conseil d’Etat, institution dont il deviendrait, plus tard, le secrétaire général, avant de recevoir, pour ses services rendus à l’Etat, la croix de Commandeur de la Légion d’Honneur. Son père, Arthur Noël (1828-1898) avait fait sa carrière aux Finances. Son grand-père, Edouard Noël (1797-1873) avait servi dans l’armée, et participé, avec le grade de chef d’escadron à la conquête de l’Algérie. Cette lignée de serviteurs de l’Etat, civils ou militaires, pourrait remonter — selon des recherches généalogiques qui ne font pas l’unanimité, mais que Léon, à la suite de son père, défendait — à Jean-Baptiste Noël (1727-1793), conventionnel proche des Girondins, exécuté pour avoir refusé de participer au jugement de Louis XVI par scrupule de juriste. Plus éloignées, mais semble-t-il plus assurées, d’autres ascendances confirment l’impression que le service de l’Etat et la politique furent toujours les principales occupations des Noël et de leurs apparentés : Jacques de Flesselles, maître des requêtes et prévôt des marchands de Paris, dont la tête se retrouva au bout d’une pique le 14 juillet 1789, Villetard, député de l’Yonne à la Convention, puis député aux Cinq Cents et sénateur, Alexandre Marie, bâtonnier du barreau de Paris sous Louis-Philippe, membre du Gouvernement provisoire en 1848, puis farouche adversaire de Napoléon III, figurent notamment sur l'arbre généalogique des Noël. Rien d’étonnant, on le voit, à ce que Léon fît le choix de maintenir la tradition familiale en se destinant au service de la France et en suivant les traces de son père au Conseil d’Etat. Cette continuité, mêlant dévouement envers l’Etat et patriotisme, était à la fois, comme en témoignent les nombreuses pages que Léon Noël lui consacra, l’objet d’une fierté entretenue et l’un des principaux fondements de la culture familiale. Ce fut, en grande partie, parce que, dès l’enfance, il eut l’impression d’être le dernier maillon d’une longue chaîne, que Noël développa un sentiment proche de la religiosité à l’égard de l'Etat et du service public. Sans souligner, dès le début de cette étude, la dimension atavique de cette fidélité sans faille, on se priverait, au fil des chapitres qui suivent, et particulièrement dans ceux qui traiteront de son attitude pendant l’été 1940, d’une clé déterminante.

6Si l’approche généalogique se révèle éclairante, le comportement social des parents de Léon mérite lui aussi qu'on s’y attarde. Dire que l'un et l’autre étaient issus de la bourgeoisie — même en distinguant entre bourgeoisie d’affaires et de fonction — ne suffit pas, en effet, à cerner le milieu dans lequel le jeune Léon évolua. Les Noël considéraient qu’ils appartenaient à un cercle aussi étroit que fermé. Ils jetaient sur tous ceux qui n'y étaient pas intégrés un regard ou dédaigneux ou méprisant. Les gens du peuple, sauf, nous le verrons, les domestiques, n’étaient évidemment pas rangés dans la catégorie du monde « fréquentable ». La société qu’il convenait de côtoyer excluait également la noblesse. Si quelques grandes familles de l’aristocratie française, et quelques autres moins fameuses qui s’illustraient au service de l’Etat, trouvaient grâce à leurs yeux, il était reproché le plus souvent aux nobles « [leur] légèreté, [leur] manque fréquent de dignité, [et leur] américanisme naissant ». Jugement sans appel.

7Le discrédit frappant la quasi totalité des nobles n’était rien auprès de celui qui atteignait les « parvenus ». L’origine bourgeoise de ces derniers pourrait laisser penser a priori qu’ils ne seraient pas rejetés aussi sévèrement. Mais c’est, peut-être, précisément parce que, pour un œil extérieur et non averti, leur proximité sociale était grande que les Noël non seulement se moquaient d’eux, mais surtout ne condescendaient pas ni à les recevoir ni à les voir, leur infligeant ainsi un traitement que la noblesse elle-même ne leur appliquait pas. Comment traçaient-ils la ligne de partage entre « bonne bourgeoisie » et « parvenus » ? Le critère n’était pas la fortune, mais la naissance, ou, plus exactement, l’ancienneté de la naissance. Qu'ils eussent parfois des qualités — « l’activité, l’ardeur au travail, la volonté de succès » — n’enlevait rien au fait que les « parvenus » s’étaient élevés rapidement ; même si cette rapidité se mesurait en termes de plusieurs générations ! Chez les Noël, on ne pouvait prétendre être fréquentable que si la notoriété bourgeoise remontait à... avant la Révolution :

« Descendre d’acquéreurs de biens nationaux demeurait, dans notre jugement plus sévère que ceux de Pie VII ou de Louis XVIII, qui s'étaient résignés à passer l’éponge sur ces acquisitions, une tare indélébile. C’en était une aussi que d’avoir accéder à la classe bourgeoise pour s’être enrichi dans les fournitures ou le négoce, à la faveur des guerres de la Révolution et de l’Empire. »

8Pour faire partie du cercle restreint de la « bonne bourgeoisie », il fallait donc avoir bâti sa fortune et sa réputation, de génération en génération — mais sur une échelle de plus d'un siècle — en prenant sereinement son temps et en évitant toute précipitation brouillonne. Pour illustrer leur façon de concevoir les classes sociales, les parents de Léon se référaient volontiers au roman le plus connu de Paul Bourget, L’Etape, qui offrait le tableau le plus traditionaliste d’une bourgeoisie figée en un corps immuable. Un commerçant ou un industriel ayant gravi l’échelle de la réussite en seulement une ou deux générations ne pouvait être tenu par les Noël que pour un paria, dont la vitesse de l’ascension disait suffisamment combien il avait dû faire preuve d’« une certaine dose de sécheresse de cœur, d’égoïsme, voire de brutalité ». A ces tares, le parvenu en ajoutait d’autres, elles aussi liées au caractère trop récent de ses succès professionnels : la hâte qu’il avait mise à prospérer le condamnait à être nécessairement vulgaire et inculte.

9Pareille vision amena les parents de Léon à ne fréquenter, à Paris, que des serviteurs de l’Etat du même rang, à Reims et dans l’Yonne, que les vieilles familles bourgeoises s’occupant du seul commerce honorable : celui du Champagne. Le négoce du vin pétillant, un peu à la façon des verreries ou des forges sous l’ancien régime, n’était, en effet, pas considéré par eux comme pouvant faire déroger. Les filateurs et négociants en laine étaient tolérés. Quant à tous les autres, « si riches, si “comme il faut”, si “bien pensants” » qu’ils fussent, ils étaient ignorés et tenus à l’écart. Cette rigidité faisait, bien sûr, considérer les mariages entre époux de niveaux différents comme des aberrations condamnables : un mariage dans l’aristocratie trahissait un besoin de se pousser, une union avec un « parvenu » était synonyme de déclassement honteux.

10Le milieu extrêmement fermé et protégé qui était celui des Noël favorisait la quiétude de la vie de famille. Aucun élément extérieur ne pouvait, en effet, venir perturber des traditions qui, selon L. Noël, n’avaient quasiment pas évolué de la mort de Louis XIV en 1715 à la veille de la guerre de 1914-1918. La vie familiale, d'où étaient absentes toute hâte et toute fébrilité, reposait sur un respect mutuel, réglé par la courtoisie, les attentions qu’on se prodiguait entre soi et une gentillesse dont la solennité même était source d’un « agrément irremplaçable ». Que Léon Noël ait gardé de ses relations de famille un souvenir aussi empreint de douceur et d’harmonie tient sans doute beaucoup à l’entourage très féminin qui était celui des jeunes enfants de sa génération. Il assista aux longues après-midi pendant lesquelles sa mère, entourée d’amies et de parentes, faisait de la tapisserie, brodait et cousait pour recouvrir des meubles ou confectionner des dessus de cheminée, « tout en parlant interminablement, pas toujours gaiement, mais presque toujours aimablement ». La tranquillité rassurante de cette vie sans heurt découlait de la répétition immuable des mêmes gestes aux mêmes moments de l’année. Léon Noël fut particulièrement marqué par la régularité du calendrier qu’observaient, à cette époque, les femmes mariées et les jeunes filles de plus de dix-huit ans accompagnées de leur mère. De début janvier à la veille des Rameaux, chaque jour de la semaine, à l’exception du dimanche, elles se rendaient, après le déjeuner et jusqu'au dîner, les unes chez les autres. Ces tournées de visite étaient toujours l’occasion d’efforts vestimentaires. Il était cependant soigneusement tenu compte de la bienséance : il n’était question pour aucune d’entre elles, par exemple, de tenir à main-nue leur porte-cartes, les gants blancs s’imposaient. Les hommes, occupés par leur vie professionnelle étaient beaucoup moins astreints à ces échanges de politesse rituels. Ils n’en étaient néanmoins pas complètement exempts : « les “visites de digestion”, après une invitation à dîner, étaient encore tenues pour obligatoires par les gens bien élevés ». Léon Noël, devenu jeune homme, sacrifia lui-même à la tradition avant qu’il ne fût marié : à la veille de la première guerre mondiale, jeune auditeur au Conseil d’Etat, en jaquette et haut de forme, il accepta des invitations lancées par les épouses de ses supérieurs. L’idée d’aller à une de ces soirées, ou même de sortir dans Paris, avec simplement un feutre mou sur la tête ne lui serait pas venue à l’esprit. Il fut d’ailleurs très choqué de voir son jeune collègue, Léon Blum, se permettre une sortie au Palais-Royal en melon : une coiffure aussi négligée ne pouvait être que celle d’un « esthète d’avant-garde » et socialiste !

11Cette importance accordée par les Noël au paraître bourgeois — que Léon prenait bien soin de distinguer du snobisme qui toucha la bourgeoisie dans les années vingt — et leur goût pour une vie rythmée par la tradition laissent deviner le confort matériel dont ils bénéficiaient. « La vie était singulièrement facile et les préoccupations matérielles fort réduites ». Une monnaie stable, des loyers peu élevés, des impôts légers, des prix que l’absence d’inflation maintenait bas, tout concourait à ne pas éroder le bien-être de la bourgeoisie. Ces considérations objectives n’étaient cependant jamais évoquées chez les Noël : l’argent était un sujet que l’on abordait rarement et toujours avec réticence. L’empreinte de la culture catholique est ici manifeste. Elle resta gravée toute sa vie chez Léon pour qui l’argent ne fut jamais le moteur d’aucune de ses actions, non qu’il le négligea, mais, s’il lui en fallait, c’était simplement pour tenir son rang, sans ostentation. C’était même parce que choisir la fonction publique signifiait un renoncement à tout enrichissement, voire un effritement du patrimoine déjà acquis, que servir l’Etat conférait, à ses yeux, « un prestige auquel n’atteignaient pas les plus lucratives situations du commerce, de l'industrie ou de la finance ». Aux fastes de l’argent, il préféra toujours ceux du pouvoir et de la République. Evoquant le mode de vie d’avant 1914, il a pu écrire en toute candeur : « La façon de concevoir l’existence était [...] tout à fait différente de ce qu’elle est devenue. On était moins attaché aux biens de ce monde, et on se contentait de conditions de vie fort simples ». Tableau idyllique et idéalisé d’une société sans conflit. Léon Noël se rappelait, avec nostalgie, ces années où les petites gens savaient être raisonnables : « Un boucher, un boulanger trouvaient naturel de travailler 25 ou 30 ans avant de pouvoir se retirer avec fortune faite. Dans certaines régions, en Bretagne, dans le Sud-Ouest, on vivait pour presque rien ». Cette vision pour le moins approximative et tronquée de la réalité sociale française à la fin du XIX^e siècle — pas la moindre mention de la Révolution industrielle et du développement du prolétariat — renvoie, bien sûr, au monde très fermé dans lequel ses parents l’élevèrent : pour l’enfant qu’il était, le peuple se résumait quasi exclusivement aux domestiques qui servaient à la maison. Or le « dévouement de ces braves gens », « droits » et « sains », venus pour la plupart du Morvan, du Nivernais et du Berry, ne pouvait que le conforter dans son image d'une société harmonieuse, où, chacun à sa place, jouissait simplement du bonheur quotidien :

« Restant longtemps en place, parce qu’ils se satisfaisaient de leur sort et se pliaient aux défauts de leurs employeurs, comme ceux-ci se résignaient aux leurs, ils se félicitaient des joies de la famille, partageaient ses ennuis, ses tracas, ses deuils. Aimés et estimés par elle autant qu’ils méritaient de l’être, ils savaient qu’ils ne s’en sépareraient qu’à la disparition de leurs maîtres, pour se marier ou, encore, pour se retirer dans leurs pays, après avoir, par des prodiges d’économie, réussi à se constituer un petit avoir. »

12Le regard beaucoup plus nostalgique que critique, que Léon Noël portait sur les rapports paternalistes que, par « esprit de classe » — l’expression est de lui — ses parents instauraient avec les domestiques, s’inscrit dans le jugement positif qu’il formulait sur les mœurs bourgeoises de ce temps. Certes, vers 20 ans, ces dernières le révoltaient par leur étroitesse mesquine et égoïste, mais, l’âge venant, et surtout, l’évolution de la société après la guerre de 1914-1918 étant ce qu’elle fut, il révisa sa condamnation première. La disparition des règles policées et des bonnes manières quelque peu affectées auraient peut-être constitué un progrès si la jeunesse avait gagné en idéalisme et en vertu. Mais, au lieu de cela, l’abandon des coutumes ancestrales, trempées par des siècles de christianisme et d'humanisme, conduisit au « laisser-aller actuel » (1956). Au temps de la courtoisie et de l’harmonie familiale, avait succédé celui de la « muflerie » et de la « brutalité ». Léon Noël, dont, rappelons-le, les parents et les aïeux avaient été élevés respectivement avant 1870 et sous Louis-Philippe, resta ainsi toujours fidèle aux principes qu’on lui avait inculqués. Il en garda notamment une prestance, faite d’élégance et de distance, ainsi que l’idée, fortement ancrée, que l’aspect extérieur des gens, aussi bien dans leur façon de se tenir que de s’habiller, reflétait leurs qualités profondes. A bien des égards, et ce chapitre le vérifiera encore, Léon Noël fut un homme pétri de XIX^e siècle.

13Après cette rapide évocation de l’environnement familial et social du jeune Léon, voyons ce que fut son enfance proprement dite. Elle se déroula principalement à Paris, mais, bien qu’il y eût passé le plus clair de sa jeunesse, il n’en conserva que très peu d’images. Son petit lit blanc à boules de cuivre, l’apparition des tramways à vapeur à deux étages, le recours à un cheval supplémentaire pour gravir les pentes des rues de la Montagne Sainte-Geneviève et de Montmartre, et surtout la projection de L’arroseur arrosé de Georges Méliès à laquelle il assista avec son grand-père dans le premier cinématographe de la capitale, voilà pratiquement les seules images parisiennes qui marquèrent le jeune Noël. Si celles-ci furent si rares et si éclatées, c’est que sa mémoire fixa ailleurs le lieu idéalisé de l’enfance et du bonheur : sa nostalgie se cristallisa autour de la petite ville de Toucy.

14Toucy, chef-lieu de canton de l’Yonne, dans l’arrondissement d’Auxerre, se situe en Puisaye. Cette région bocagère tire son charme de ses nombreux boqueteaux, sources et étangs. A la fin du XIX^e siècle, quand Noël y fit ses premiers pas, le canton de Toucy était forestier et les activités agricoles y prédominaient. Mis à part quelques centres d’extraction de l’ocre à Parly et à Diges, et quelques fours à chaux et filatures à Toucy même, céréales et élevage étaient les principales occupations d’une population de moins en moins nombreuse. En proie à la désertification rurale, le canton, comme le reste du département, était aussi victime d’une déchristianisation, à mettre en parallèle avec le renforcement continu des élus républicains depuis la dissolution des chambres de 1877. Si ce fut cet espace, et non Paris, qui fournirent les plus beaux souvenirs d’enfance de Léon Noël, c’est que son grand-père, Arthur Noël, suite à son mariage, en 1857, avec Louise Monnot (1835-1926), issue d’une très ancienne famille de Toucy, avait fait construire sur cette commune, mais un peu à l'extérieur du bourg, une belle demeure, entourée de plusieurs dizaines d’hectares de terre : « Les Monins ».

15Cette propriété, transmise de génération en génération, fut le lieu où le jeune Léon passa toutes ses vacances scolaires. La force des émotions qu’il y ressentit explique largement la sécheresse de ses souvenirs parisiens. Lui qui dans la capitale se sentait « petit, chétif, maigriot, avec une grosse tête sur un corps débile » était métamorphosé par l’air de la campagne : « Là seulement, j’avais de l’entrain. Là, je me sentais pleinement libre, vagabondant à ma fantaisie dans le jardin et les champs d’alentour ». Les images liées à Toucy se bousculaient dans sa mémoire : son grand-père lui apprenant à reconnaître les différentes essences d’arbres, les bergers lui montrant comment distinguer le chant des oiseaux, les gardes-chasse lui faisant découvrir les « trains » des lièvres et les « piquets » des chevreuils et des sangliers, les soirées où il s’endormait entre sa mère et sa grand-mère devant un feu de charme ou de sapin, la magie des bruits et des odeurs, la lumière « presque lunaire » diffusée par les lampes à huile, l’ânesse gris-souris tirant « le panier mordoré aux roues jaunes » dans lequel on le promenait... Parmi tous ces souvenirs idéalisés d’une enfance heureuse, faite de joies simples et naturelles, ceux liés à la chasse étaient, peut-être, ceux qui lui étaient devenus les plus chers : le retour attendu des chasseurs, le récit de leurs exploits — il fut très impressionné par la narration que son père lui fit de la dernière chasse au loup de la région vers 1880 — et surtout l’obtention tant désirée, à l’âge de 12 ans, de son premier « port d’armes », marquèrent profondément le jeune Noël. La chasse, malgré sa santé fragile, resta, par la suite, l'une de ses grandes passions. Cette accumulation de moments heureux passés à Toucy ne doit pas faire oublier qu’à côté du temps de l'évasion et de la détente, se trouve celui de l’éducation et de l’instruction.

16L’éducation morale et religieuse de Léon fut principalement assurée par sa mère. Mme Noël, extrêmement pieuse, voire confite en dévotion, éleva son fils dans la religion catholique. Baptisé à sa naissance, il fit sa première communion à Paris à l’âge de 11 ans, le 4 mai 1899, en l’église de la Trinité et reçut, au même endroit, sa confirmation de l’évêque de Jéricho, Mgr. Potron. Sa mère ne manqua pas de l’élever dans le respect et le souvenir de son arrière grand-tante paternelle, Théodelinde Bourcin-Dubouché (1809-1863), qui, au lendemain de la Révolution de février 1848, fonda à Paris, rue d’Ulm, la congrégation de l’Adoration réparatrice. Les allusions à la fondatrice de cet ordre furent si fréquentes que, devenu adulte, Noël ne l’oublia jamais et continua d’appeler cette femme, qui était morte 25 ans avant sa naissance, du nom familier de « tante Théo ». Sa foi fut également fortifiée par la présentation que sa mère lui fit de l’avancée de la déchristianisation dans l’Yonne, plus sensible et spectaculaire que celle frappant la capitale. La netteté avec laquelle Noël se souvenait des églises quasiment vides et seulement fréquentées des femmes, ou de la pratique réduite au baptême, à la première communion — « qualifiée de « communion » tout court parce que tout le monde savait qu’elle ne serait suivie d’aucune autre » — au mariage et aux funérailles, témoigne qu’enfant, son rapport à la religion fut profond et sincère. Il le fut d’autant plus qu’il eut l’impression de ne pas céder au relâchement général des esprits et de participer au maintien de la tradition. Dès lors, sa piété ne pouvait qu’être renforcée, et non atteinte, par la violence de l’anticléricalisme dans l’Yonne. Le jeune catholique qu’il était fut particulièrement choqué, durant les étés qu’il passa aux « Monins », par les insultes adressées aux prêtres sur leur passage. « L’hostilité contre l’Eglise était telle que beaucoup de croyants — paysans ou gens du petit peuple des villes et des bourgs — n’osaient pas pratiquer ». Que la première image du sectarisme rencontrée par Léon Noël fut celle de l’anticléricalisme non seulement l’ancra définitivement et profondément dans sa foi, mais le fit aussi, sa vie durant, regarder l'appareil ecclésiastique avec respect et sympathie.

17Si sa mère joua un rôle prépondérant dans son éducation religieuse, les bonnes manières et le savoir-vivre lui furent surtout inculqués par les domestiques de la maison. L’époque n’était pas encore à la survalorisation des enfants par les parents :

« Les enfants restaient beaucoup auprès de leurs parents, mais ils savaient qu’ils n’étaient pas des personnages importants, que leur présence était seulement tolérée, qu'ils devaient s’effacer devant “les grandes personnes”, se taire, ne parler à table qu’autant qu’on les interrogeait, et surtout, manger de tout. »

18Ces règles lui furent transmises par des domestiques à qui on avait appris, dès leur propre enfance, à respecter et à saluer autrui, à n’utiliser ni « gros mots », ni argot. Le personnel de maison se sentait donc investi d’une mission et d’une responsabilité à l’égard des enfants des « maîtres ». C’est ainsi que Noël apprit de ses nourrices, puis de ses gouvernantes, « la réserve, la discrétion, la déférence envers [ses] parents ». Noël, avec le temps, regretta cette époque où les domestiques formaient « un des éléments fondamentaux de la structure sociale », d’autant que, sans y voir la moindre trace de l’ordre paternaliste de la bourgeoisie du XIX^e siècle, il croyait se souvenir que « le dévouement de ces braves gens leur valait d’être traités un peu en amis, parfois en confidents, par ceux qu’ils servaient ». Cette confiante amitié avait cependant ses limites. Un jour qu’il se promenait en cabriolet avec son père, autour des « Monins », Léon salua spontanément un domestique en ôtant la casquette qu’il avait sur la tête. Son père le sermonna en lui expliquant qu’il n’était pas convenable de saluer en premier ni de se découvrir devant un domestique : un simple mouvement de la tête devait suffire à répondre au domestique qui, lui, était tenu de s’incliner et de mettre chapeau bas.

19Parallèlement à cette éducation selon l’étiquette, le jeune Léon entama son instruction. Celle-ci fut confiée à un précepteur, A. Renack, présentant toutes les garanties de respectabilité et de sérieux souhaitables. Prix d’honneur au concours général, licencié ès-lettres, chef d’institution honoraire, il avait surtout le mérite d’avoir déjà fait ses preuves chez les Noël en s’occupant de Jules, le père de Léon. Son attachement à la famille le conduisit à avoir également pour élève Philippe, le petit frère de Léon, né en 1895, et dans le livret scolaire duquel il notait le 1^er juillet 1911 :

« J’ai retrouvé chez Philippe Noël les mêmes qualités d’esprit, le même goût du travail et des études littéraires que j’avais rencontrés chez son frère aîné, comme aussi chez le père de ces deux jeunes gens, mon élève il y a 35 ans. »

20Ainsi, jusqu’à l’âge de 13 ans, Léon Noël reçut un enseignement à domicile et fut tenu éloigné de la promiscuité des préaux d’écoles. Ce ne fut qu’en octobre 1901 qu’il fut inscrit, en qualité d’externe libre, au lycée Condorcet. A treize ans et demi, il entrait directement en classe de troisième. Il passa quatre ans sur les bancs du prestigieux établissement, qui comptait, au début du siècle, environ 1 500 élèves. On chercherait en vain une trace de Noël aussi bien dans la liste, pourtant longue, des nominations au Concours général que dans celle des prix d’excellence, des accessits et des mentions que décernait le lycée : il fut un élève moyen, ni particulièrement brillant, ni spécialement faible.

21Plus à l'aise dans les matières littéraires, le Français, la Philosophie et surtout l’Histoire ne lui posèrent aucun problème. Alors que, manifestement, il n’eut ni le don des langues ni un goût immodéré pour les sciences exactes. Son niveau lui permit de devenir « bachelier ès-lettres philo (latin, sciences) » dès juillet 1905. Sa scolarité, entièrement passée à Paris, se poursuivit — nous le verrons — par des études universitaires, elles aussi parisiennes. Mais, avant de les envisager, il convient de revenir et de s’attarder quelque peu sur la matière qui éveilla le plus son intérêt au lycée : l'Histoire. Il n'est pas fortuit que Léon Noël ait obtenu d’assez bons résultats dans cette discipline. Lui qui jusqu’à sa mort fut passionné par l’Histoire, consacrant tous ses ouvrages aux périodes historiques auxquelles il fut mêlé en tant qu’acteur — marche à la guerre, gaullisme — mais aussi à de grandes figures qui le captivaient — Richelieu, Talleyrand, Barrère — fut très tôt séduit par Clio. Cela ne tint pas tant au talent de ses professeurs qu’au fait que, dès l’enfance, il perçut l’Histoire comme une chose vivante. Les conversations de ses parents et de leurs proches qui, le plus souvent, ne lui étaient pas destinées mais qu’il espionnait avec bonheur, lui donnèrent ce sentiment de proximité avec la réalité historique. Dans leurs entretiens d’adultes l’emploi fréquent de l’expression « au siècle dernier » pour désigner le XVIII^e siècle abolissait la distance qui le séparait de l’époque des Lumières. Surtout leurs récits étaient peuplés de nombre de ses ancêtres dont la présence désacralisait soudain les pages les plus hiératiques de l’histoire de France, en leur donnant un caractère plus immédiatement humain, presque familier. La liste des anecdotes qui frappèrent le petit Léon, caché derrière un meuble et tâchant de se faire oublier par son silence pour n’en rien perdre, est longue, mais sans en mentionner les principales on ne pourrait comprendre comment, peu à peu, il dut finir par imaginer qu’un jour, peut-être, lui aussi, serait un maillon de la longue chaîne de l’Histoire. Le 10 août 1792, le « grand-père Dubouché » — le père de « tante Théo » — faillit perdre la vie : assistant au massacre des Suisses, il n’avait pu cacher son émotion et sa pitié, et ne dut son salut qu’à un plongeon dans la Seine. Le grand-père de sa grand-mère maternelle, incorporé dans la garde nationale de Paris, avait pris faction au Temple. Le jeune fils du député aux Cinq Cents, Villetard — arrière-grand-oncle du père de Léon — caché dans un bosquet, assista, le 18 brumaire de l’an VIII, à la fuite des représentants à travers le parc de Saint-Cloud. Le capitaine Fièvre, ami très proche des grands-parents de Léon, avait perdu une jambe en traversant la Bérésina. Alban Monnot, un des arrière-grands-pères de Léon, se souvenait du passage à Auxerre de Napoléon au retour de l’île d'Elbe. En 1815, la propriété des Dubouché, au Mée, près de Melun, avait été occupée par les uhlans et l'un d’entre eux, pour avoir « houspillé » l'arrière-grand-mère paternelle de Léon — alors enfant — reçut la schlague dans la cour de la maison, devant sa victime. Balsanie Delbeck, l’arrière-grand-mère maternelle de Léon, assista, le 29 mai 1825, à Reims, au sacre de Charles X. Tous ces souvenirs, sans doute ressassés et enrichis de détails pittoresques, ne pouvaient que nourrir son imaginaire enfantin et lui rendre étonnamment proche et palpable l'histoire de son pays.

22Mais, de tout ce qu'il entendit, ce fut la narration de « l’année terrible » qui le marqua le plus, sans doute à cause de sa proximité temporelle. La fraîcheur des événements de 1870-1871, comme leur teneur rendaient leur récit puissamment dramatique. Le jeune Léon bénéficia d’une source exceptionnelle en la personne de son grand-père paternel, Arthur Noël (1828-1898) qui avait appartenu à l’armée du Rhin. Grâce à lui, il put suivre « jour par jour, heure par heure » les batailles qui se déroulèrent autour de Metz, et se représenter ce que fut « l’agonie de ces splendides troupes, livrées à la honteuse incapacité du maréchal Bazaine ». Le souvenir de la guerre de 1870 — qu’il n’entendait pas appeler autrement que « la guerre » — resta ainsi définitivement gravé dans sa mémoire, avec une force comparable à celle de l’événement vécu. Beaucoup plus que les exemples précédemment cités, il influa durablement sur son sens du patriotisme et, donc, sur sa conception des rapports franco-allemands :

« Mes cadets ont grand peine à comprendre l’humiliation que les défaites de 70-71 firent peser sur deux générations, celle de la guerre et la suivante, et à quel point ils en furent diminués, meurtris, mais, en même temps, fortifiés dans leur patriotisme et incités à attendre, sinon la revanche, du moins une sorte de réhabilitation. »

23Les responsabilités futures de Noël en Rhénanie, en Pologne et dans la zone Nord de la France occupée lui permirent, on le verra, avec plus ou moins de réussite, de mener des actions visant cette « réhabilitation ». Cette citation permet surtout de comprendre son très vif attachement, sans cela inexplicable, à l’Alsace. Si à chaque fois que ses fonctions le lui permirent — c’est-à-dire à trois reprises — il prit un soin particulier à défendre les intérêts alsaciens et s’il attachait à son titre de préfet honoraire du Haut-Rhin une si grande valeur, c’est bien que Fonde de choc de Sedan, plusieurs dizaines d’années après, l’atteignait encore. Ce phénomène générationnel montre, une fois encore, que, par ses repères historico-politiques, Noël était un homme du XIX^e siècle.

24Un autre exemple en est fourni par la permanence de ses souvenirs de la Commune de Paris. Bien que, là encore, il fut loin d’être né au moment des faits, il eut, sa vie durant, des images très nettes de la « semaine sanglante » des 22-28 mai 1871 : il sut par son père — âgé d’à peine onze ans à l’époque — que son arrière-grand-père Edouard Noël (1797-1873) avait vu son domicile fouillé par des Versaillais à la recherche de Communards, et fut très impressionné par la description qu'il lui fit de la colonne Vendôme renversée et brisée, des Tuileries ravagées par le feu, des ruines des palais de Saint-Cloud et de la Légion d’honneur et de tout le quartier de la rue de Lille. On lui montra les endroits où se dressaient des barricades, notamment dans le haut de la Chaussée d’Antin. On lui expliqua comment les Fédérés s’étaient servis de leurs fusils du haut du clocher de la toute nouvelle église de la Trinité. Ces évocations de la Commune, limitées à la violence qu'elle engendra, participèrent vraisemblablement de la part des parents de Léon à une volonté d’élever leur fils dans l’horreur des troubles sociaux, briseurs d’unité nationale et générateurs de désordre. Le but fut atteint : Léon garda en mémoire, non le bel élan patriotique et la générosité du premier pouvoir révolutionnaire prolétarien, mais les « atroces impressions que la Commune avait laissées au cœur des contemporains de ces sinistres journées qui, sous l’œil de l’ennemi [...], déshonorèrent la capitale par les exécutions des otages, les incendies, la répression trop souvent aveugle ». De la Commune il préféra surtout retenir le « magnifique » redressement national que Thiers bâtirait sur ses cendres. Ce souvenir de 1871, pour indirect qu’il fût, contribua ainsi à le maintenir dans son horreur du désordre en général et des bouleversements sociaux et révolutionnaires en particulier. Il n’est pas impossible que ces images de son enfance, références d’un XIX^e siècle depuis longtemps disparu, ressurgirent en juillet-août 1940, lorsque représentant de Pétain dans la zone Nord, il craignit que le désordre né d’une autre invasion allemande ne provoquât un autre processus révolutionnaire, inspiré, celui-là, par les communistes.

25Le goût aussi prononcé que précoce de Noël pour l’Histoire, dont nous venons d'observer qu'il ne fut pas sans conséquence sur sa façon de percevoir les grands problèmes politico-diplomatiques qu’il eut à aborder, ne se forma pas seulement grâce aux souvenirs remués autour de lui par les adultes. Sa culture historique naissante fut aussi tributaire de l’écrit. Les livres pour enfant, d’ailleurs, ne l’intéressaient que dans la mesure où ils contenaient des « histoires vraies ». Le premier livre dont il ait gardé le souvenir fut, à l’âge de 5 ans, Le grand Napoléon des petits enfants. Les illustrations à la gloire de l’empereur le fascinèrent et inaugurèrent le début d’une période d’intérêt quasi exclusif pour le héros d’Austerlitz. Il lut avec passion Les cahiers du capitaine Coignet (1776-1850) qui exposaient les exploits d’un vieux grognard d’Austerlitz à Waterloo, et dévora également un autre livre de la même fibre héroïco-autobiographique : les Récits de guerre du capitaine Parquin. Son enthousiasme pour l’empereur ne se démentit pas avec l’âge : à 12 ans ses parents lui confièrent deux des plus grands vecteurs de la légende napoléonienne, le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases et les Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand. Il ne lut pas ce dernier ouvrage dans sa première édition complète de 1899, mais dans sa version feuilletonesque qu’un de ses ancêtres avait découpée dans La Presse entre 1848 et 1850. La découverte de ces feuilles jaunies fut un véritable choc qui eut un grand rôle dans le développement de sa sensibilité. Chateaubriand resta son auteur de prédilection. Avec l'adolescence son champ d’intérêt s’élargit et la période révolutionnaire remplaça dans son cœur l’épopée napoléonienne. Il la découvrit, sans beaucoup de recul ni de sens critique, comme il l’admit lui-même, dans l'Histoire de la Révolution de Thiers, dans l’Histoire de la Vendée militaire de J. Crétineau-Joly, et enfin dans l'Histoire des Girondins de Lamartine à laquelle il fut particulièrement sensible. La monumentale Histoire des deux Restaurations de Vaulabelle fit également partie des livres dans lesquels il se plongea. Toutes ces lectures, au même titre que les souvenirs de ses parents, contribuèrent à faire naître chez le jeune Léon selon les mots qu’il employa plus tard, « le sens du développement historique, de la succession et de la relativité des événements, comme aussi l’attachement aux traditions nationales et [au] patriotisme ».

26Cette passion précoce pour l’Histoire l’encouragea à porter une attention très vive à l’actualité. Celle-ci nourrissait souvent les causeries de ses parents et de leurs amis. Noël se souvenait des discussions interminables sur le point de départ du siècle — commencerait-il le 1^er janvier 1900 ou le 1^er janvier 1901 ? — sur l’éducation, sur le protectionnisme, sur les Anglais et sur les Juifs. On aimerait connaître la teneur des propos échangés, notamment sur les deux derniers sujets, mais Léon Noël, dans le premier chapitre de son autobiographie inachevée, n’y fait aucune allusion... Plus que ces débats théoriques, ce furent quelques événements très concrets de l’actualité qui marquèrent durablement le jeune Léon, au point qu’il les qualifia plus tard — non sans emphase — de ses « plus anciens souvenirs politiques ». Le premier d’entre eux, chronologiquement, fut la vague d’attentats anarchistes qui frappa la France de 1892 à 1894. Il serait sans doute exagéré de voir là l'unique cause de l'attachement viscéral de Noël à l’ordre, mais la bombe déposée, le 27 mars 1892, par Ravachol au croisement de la rue de Clichy et de Berlin — l’actuelle rue de Liège — et dont l’explosion le réveilla dans sa chambre de la rue La Bruyère, fut, en tout cas, un élément déterminant dans son horreur de l’indiscipline et des troubles bafouant l’autorité de l’Etat.

27Mais, des événements de l’actualité — appelés à devenir historiques — ce fut, bien sûr, l’affaire Dreyfus qui laissa chez lui la marque la plus profonde. Pour la première fois, l’unité et la cohésion des Noël et de leur parenté furent rudement mises à mal : « l’émoi » et « le trouble » firent leur apparition sous le toit des « Monins ». Le père de Léon fut rapidement convaincu de l’innocence du capitaine et de la nécessité de réviser le procès. Même si l’historiographie n’en est plus à accepter sans nuances l'équation catholiques = antidreyfusards, il n’en demeure pas moins que la majorité des fidèles apporta son adhésion à la droite antisémite et nationaliste. L’attitude de Jules Noël fut donc atypique. Il semble que l’explication de ce comportement original ne soit pas religieuse : l’incompréhension pour ne pas dire l’antagonisme, régnant entre officiers de réserve et officiers d’active semble en avoir été la cause. Jules Noël, officier de réserve, avait gardé un souvenir douloureux du « dédain trop évident » qu’avaient affiché, pendant ses périodes d’exercice, les officiers d’active. L’acharnement de la hiérarchie militaire contre Dreyfus provoqua, chez lui, un sentiment de solidarité avec le capitaine, comme lui, à un autre degré, victime de sa différence. Cela l’amena à se heurter violemment avec son beau-frère, l’oncle maternel de Léon, officier d’active, « animé d’un antisémitisme très généralement répandu parmi ses camarades, [et qui] ne cessait de fulminer, parfois même en public, contre les dreyfusards, contre les Juifs, contre les avocats ». Tant et si bien que les réunions de famille à Toucy ne durent pas offrir une image très éloignée de la fameuse caricature en deux tableaux de Caran d’Ache représentant une famille avant et après avoir parlé de l’Affaire, respectivement sagement assise autour d’une table, puis en venant violemment aux mains. Léon Noël garda, en effet, en mémoire les yeux rougis des femmes et son père et son oncle qui en étaient arrivés à ne plus s’adresser la parole, ne communiquant plus que par des billets qu’ils s'écrivaient alors que leurs chambres se faisaient face sur le même palier !

28Quelle perception de l’Affaire le jeune Léon eut-il ? Et quel regard porta-t-il sur elle plus tard ? Enfant, ses sentiments furent d'abord partagés : d'un côté, il admirait l’armée française et supportait mal qu’on la critiquât, d’un autre, il restait pétri du respect de la loi, du droit et de la magistrature que son juriste de père lui avait transmis. Il fut assez ébranlé par une anecdote que ce dernier lui raconta en rentrant du procès Zola auquel il avait assisté : un intervenant ayant invoqué « la chose jugée », Albert Clemenceau, le défenseur de l’écrivain, s’était exclamé en désignant l’image du Christ — encore présent dans les prétoires — : « La voilà, la chose jugée ! ». Peu à peu, le jeune Léon se prit donc de sympathie pour la cause dreyfusarde. Son opinion d’enfant de 11 ans fut définitivement faite lorsque le 10 septembre 1899, son grand-père, qui venait de lire dans Le Petit Journal que cinq jurés sur sept avaient réitéré le jugement de 1894 en reconnaissant Dreyfus « coupable d’intelligence avec l’ennemi, avec circonstances atténuantes » et l’avaient condamné à deux ans de détention, l’appela dans sa chambre et lui dit solennellement : « Quand tu seras grand, tu liras l'histoire de cette affaire et tu comprendras quelle iniquité vient d’être commise ».

29Mais, justement, devenu adulte, les sentiments de Léon Noël à l’égard de l'Affaire redevinrent mitigés. Il resta convaincu de l’innocence de Dreyfus, exprimant — en des termes cependant étonnants, dans la mesure où ils sont de 1956 — que l’absence même de mobile crédible innocentait le capitaine :

« Il est impossible d'apercevoir le mobile qui aurait pu déterminer Alfred Dreyfus à trahir la France. Il appartenait à la haute juiverie et à la juiverie alsacienne qui a donné tant de preuves de son constant patriotisme. »

30En même temps, il considérait que les antidreyfusards avaient agi « en toute bonne foi le plus souvent » en plaçant l’honneur de l’armée et le principe d’autorité au dessus de toute autre considération. Il leur reprochait plus, finalement, leur entêtement à clamer la culpabilité du capitaine, alors qu’avec le temps et le suicide du colonel Henry, le 30 août 1898, l’évidence de son innocence s'imposait. Bizarrement, il faisait également grief aux dreyfusards de leur obstination : ils avaient méconnu « les dommages que l’ardeur et la prolongation de cette furieuse discorde ne manqueraient d’entraîner pour le pays ». En fait, Noël, plus tard, ne parvint jamais tout à fait à dissocier l'Affaire de ses conséquences : si elle avait marqué le triomphe du Droit, elle avait aussi, et surtout, sapé le respect des autorités et des hiérarchies en permettant « de grandes manœuvres dirigées [...] contre l’ordre et contre l’Etat ». Cette allusion à la politique de Waldeck-Rousseau et du Bloc des gauches, inaugurant, au lendemain de l’Affaire, la lutte ouverte contre les congrégations et préparant la voie à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, témoigne bien de l'ambivalence des sentiments de celui qui, après la guerre de 1914-1918, serait en charge du règlement de toutes les questions laissées latentes par la loi du 3 juillet 1905. Pour Tardent défenseur de l’Etat et le fervent catholique qu’il était, la souhaitable et nécessaire victoire de la justice avait eu un prix élevé : l'affaiblissement de l’armée et de l’Eglise, jusqu’alors étais fondamentaux de la société, la détérioration de l'image de la France à l’étranger et la perte d’autorité de l'Etat.

31La passion précoce de Léon pour l’Histoire, conjuguée avec le vif intérêt qu’il prenait à suivre l’actualité, ne pouvait que le mener à se passionner, très jeune, pour la politique. Son père sut encourager cette fibre civique en lui procurant, rapidement, des cartes pour accéder à la tribune du Conseil d'Etat de la Chambre des députés. C’est ainsi qu'il suivit son premier débat parlementaire pendant l’hiver 1901-1902, à l’âge de 12 ans ! Outre Waldeck-Rousseau, président du Conseil, « figé dans sa redingote et son gilet blanc », il se rappela y avoir vu « le jeune, beau et un peu trop élégant » Paul Deschanel, alors président de la Chambre, Jules Méline, redevenu député depuis sa démission de la présidence du Conseil en 1898, et le radical-socialiste Ferdinand Buisson, « solennel et funèbre ». De cette première visite et des suivantes, il garda l’impression de débats marqués par la solennité, le sérieux et la qualité, même lorsqu’ils étaient agités. Cette indulgence ne dura pas : le jeune Léon crut voir, dès 1902, une évolution du style de la Chambre. La victoire du Bloc des gauches aux élections du 27 avril-11 mai 1902 avait, en effet, selon Noël, non seulement porté à la présidence du Conseil, en la personne d’E. Combes, « un curieux petit bonhomme, honnête et convaincu, mais médiocre et qui laissa commettre autour de lui nombre d’abus, de passe-droits, [et] d'injustices », mais avait aussi amené une majorité renforcée d’hommes de gauche à la tenue « plus vulgaire » et qui avait abaissé le niveau des débats en les rendant « tumultueux ».

32Plus encore que leur forme, ce fut le contenu de ces échanges qui choqua Noël. La mise en place des mesures anticléricales, de la loi des associations du 1^er juillet 1901 à la séparation de l’Eglise et de l’Etat du 9 décembre 1905, heurta profondément l’adolescent catholique qu’il était. Elle le blessa d’autant plus qu’il en vit la traduction immédiate dans la vie quotidienne de ses parents et de leurs proches. Fils de haut fonctionnaire et neveu d’officiers, tous catholiques pratiquants, il garda le souvenir « des suspicions, des petites persécutions, [et] des brimades » qu’ils subirent dans leur carrière parce qu’ils assistaient à la messe et étaient tenus, à ce titre, pour des « cléricaux » potentiellement hostiles à la République. Parallèlement, il associa à ce climat anticlérical la montée en puissance des Francs-Maçons dont les loges attirèrent à l’époque, selon lui, de très nombreux « médiocres, sans caractère » qui, par opportunisme, se firent les « serviteurs zélés du combisme ». On ne comprendrait pas la permanence et la violence de l’antimaçonnisme de Noël, frisant la phobie obsessionnelle, sans les rattacher à cette vision d’adolescent, vraisemblablement héritée de la perception très hostile que devaient avoir ses parents des adeptes du Grand Architecte de l’Univers. Ces premières impressions du jeune Léon l’amenèrent très rapidement à tirer des conclusions qu’il ne remettrait plus en cause :

« Une des conséquences de ce règne de la bassesse fut de détourner, sinon toujours de la République, à tout le moins du dogmatisme de gauche et de l’anticléricalisme systématique, la plus grande partie de la jeunesse bourgeoise et de l’élite du pays. Ma génération retira de ce spectacle vil, sans en avoir conscience, un dégoût profond pour le sectarisme et pour les exagérations du laïcisme — ce cléricalisme, cette bigoterie à rebours. »

33Un tel positionnement politique explique largement que, de tous les députés qu’il entendit à la tribune du Palais Bourbon, le seul à l’avoir empli d’enthousiasme et à avoir emporté son adhésion d'enfant de 12 ans fut le comte Albert de Mun. Le choc, à l’audition de l’un de ses discours — pendant la préparation de la loi sur les associations de juillet 1901 — fut tel qu’en 1956 Noël estimait encore n’avoir jamais entendu semblable éloquence : « Quel orateur ! Quelle séduction ! En l’entendant, on se serait cru à la meilleure période de la Chambre des Pairs ». La générosité, la sincérité et la droiture du personnage le frappèrent, et nul doute que ses parents l’encouragèrent à admirer le représentant le plus fameux du catholicisme social, grandi par son combat sans espoir contre la majorité anticléricale de la Chambre.

34Passionné par l'Histoire dès sa scolarité et rattrapé par elle aussi bien grâce aux souvenirs familiaux qu'au travers de l’actualité, le jeune Noël, une fois le baccalauréat obtenu — en 1905 — n’en abandonna pas moins sa discipline de prédilection. Ses études supérieures furent guidées par la raison plus, du moins au début, que par la passion. Il se lança, en effet, dans des études de droit. Ce choix, qui, d’ailleurs, était celui d'une majorité du faible nombre des étudiants de l’époque, largement devant la médecine et les lettres, était logique et attendu chez un fils de juriste auquel on avait inculqué le respect de la chose publique et pour lequel on ne pouvait concevoir qu'une carrière classique. En revanche, on peut s’interroger sur les motivations qui poussèrent Noël à s’inscrire à la Faculté de droit de Paris plutôt que dans un autre établissement. Si la Faculté libre de droit de l’Institut catholique, fondée en 1875, par son nombre réduit de professeurs et d’enseignements, comme par son obédience religieuse en plein climat anticlérical n’avait rien d'attrayant, pourquoi n'avoir pas eu recours à l’Ecole libre des Sciences politiques, créée en 1871 par Emile Boutmy ? Cet établissement, malgré son appellation, était, en effet, vite devenu une véritable école d’administration, en articulant ses cours avec les programmes des concours et en faisant appel massivement à des hauts fonctionnaires pour son corps enseignant. Nul doute que, dix ans plus tôt Léon Noël eut choisi d’y poursuivre ses études supérieures, mais, précisément, en avril 1895, était intervenue une réforme du doctorat qui avait introduit les sciences politiques et économiques dans les Facultés de droit. Enfin, le monopole de fait de Sciences-po dans l’enseignement des sciences se rapportant au droit public — celui de l’administration, des élections, des Parlements ou des rapports avec les Etats — était brisé et les Facultés de droit ne menaient plus seulement qu’aux carrières traditionnelles du droit — le barreau et la magistrature — mais aussi à celles de la haute administration, voire des affaires. Cette réforme de 1895, qui est à inscrire dans le vaste mouvement qui eut lieu dans les années 80 du XIX^e siècle et qui vit l’apparition d’un véritable enseignement supérieur, dégagé de ses strictes tâches professionnelles, fut probablement déterminante dans l’inscription de Noël à la Faculté de droit de Paris. Il n’est pas non plus impossible de penser que Léon et ses parents aient fait, à cette occasion, par principe, le choix du public contre le privé, même si, on le verra, Noël eut, quand même, plus tard, recours à l'Ecole libre des Sciences politiques.

35Inscrit le 13 novembre 1905 en première année de licence, Noël entamait un cursus qui devait le mener à soutenir sa thèse le 22 mars 1912. La licence en droit, qui était unique et dont la durée des études était de trois ans, comprenait des enseignements d’autant plus lourds que de plus en plus spécialisés depuis la réforme de 1895. En effet, si les études juridiques stricto sensu constituaient l’essentiel des programmes, l’Histoire, les Sciences politiques et l’Economie politique étaient venues enrichir leurs contenus. La lourdeur des enseignements n’empêcha pas Noël d’obtenir chacun des trois certificats qui lui donnèrent le grade de licencié — respectivement le 11 juillet 1906, le 5 juillet 1907 et le 16 juillet 1908.

36A cette date, ces études furent interrompues par le service militaire. Invité à se présenter devant le conseil de révision à la mairie du IX^e arrondissement de Paris, le lundi 1^er mars 1909, il fut incorporé dans le 132^e régiment d’infanterie le 1^er octobre 1909, et libéré de ses obligations militaires le 1^er octobre 1911. Sur ces deux années, il est resté extrêmement discret. La seule mention qu’il y fit concerna l’étonnement qu’il ressentit en voyant, sur le terrain de Bétheny, près de Reims les aéroplanes parvenir à voler : le phénomène lui semblait tellement incroyable qu’il profitait de ses moments de pause pour s’allonger dans l’herbe et vérifier que leurs roues quittaient bien la surface du sol ! Si c’est là l’unique anecdote que nous possédons sur son passage sous les drapeaux, c’est qu’en fait, il n’y passa deux ans que sur le papier. En effet, sept mois après son incorporation, en mai 1910, il contracta une bronchite au camp de Châlons, et à peine avait-il rejoint son régiment, après un congé de convalescence, qu’il souffrit, fin juin, d’une « pleuro-congestion droite » qui lui valut plusieurs arrêts-maladie qui se terminèrent, dès le 15 octobre 1910 par l'obtention d’un « congé de maladie renouvelable jusqu’à l’expiration de son temps de service militaire » ! Sa faible santé l’avait donc contraint à — lui avait permis de ? — ne porter l’uniforme que pendant environ un tiers de la durée légale du service militaire.

37Cet écourtement fut mis à profit par Noël pour progresser dans son doctorat en droit. Contrairement à la licence qui avait conservé son unité, le doctorat, suite à la réforme de 1895, était devenu double et impliquait donc une spécialisation. Noël écarta celui consacré aux « Sciences juridiques » qui menait principalement aux carrières d’avocat, de magistrat, d’avoué et de notaire, pour choisir celui consacré aux « Sciences politiques et économiques ». Pour l’obtenir, il convenait à la fois de réussir les deux certificats de « Sciences politiques » et de « Sciences économiques », et de rédiger une thèse dont le sujet devait, évidemment, s’inscrire dans l’une des matières du doctorat choisi. Noël obtint le certificat de « Sciences politiques » le 11 juin 1909 — dès avant son service militaire — et celui de « Sciences économiques » le 13 mars 1911 — alors même qu’il aurait dû être encore sous les drapeaux. Ce temps gagné lui permit de soutenir sa thèse à l’âge de 24 ans, le 22 mars 1912.

38Lorsqu’il entama la rédaction de sa thèse, et même probablement dès son inscription en doctorat, Noël avait déjà décidé de ne pas tenir compte des pressions initiales de son père pour qu’il s’orientât vers la Cour des Comptes ou l’Inspection des Finances. Le temps de réflexion que lui avait laissé le système de la licence unique l’avait convaincu de passer, comme son père en 1884, le concours du Conseil d’Etat. Cette ambition le guida sans doute dans le choix de son sujet de thèse : La condition juridique des officiers des réserves. C’était là, quelques années après l’affaire Dreyfus et deux ans avant l’éclatement du premier conflit mondial, un sujet brûlant d'actualité, loin de l'austérité fréquente des sujets de thèse de droit. S’il parvenait à le traiter brillamment, il ne manquerait pas d’attirer l'attention sur le jeune juriste qu’il était et d’impressionner favorablement, le moment venu, le jury du concours du Conseil d’Etat. La problématique de sa recherche était simple : dans quelle mesure les officiers des réserves étaient-ils des officiers et/ou des citoyens ? Quelle était la nature juridique des rapports qui rattachaient l’officier des réserves à l’Etat et en quoi consistait, en droit, la fonction dont il était investi ? Concrètement, cela revenait notamment à se demander si les officiers des réserves, à l’image des officiers d’active, étaient, pouvaient ou devaient être privés du droit de vote et d’éligibilité, du droit de réunion et d’association, et s’ils devaient subir, eux aussi, des limitations à l’exercice de la liberté de la presse. Après avoir montré l’absence de règle en la matière — le nombre et la durée des obligations imposées aux officiers des réserves étant toujours soumis au régime provisoire des décrets — Noël dénonça le caractère pernicieux de ce système : dangereux parce que modifiable à tout instant, dangereux parce que permettant des interprétations diverses et contraires, et dangereux, enfin, parce que risquant d’éloigner des fonctions d’officier des réserves les jeunes gens effrayés par le flou de leurs droits et de leurs devoirs. En conséquence, et en conclusion, Noël préconisait de ne soustraire les officiers des réserves au régime du droit commun que dans un nombre très réduit de cas. Cette démonstration, menée avec talent sur près de 500 pages, lui valut de recevoir, le 22 mars 1912 à 16 heures 30, la mention Très Bien et les éloges du jury, composé d’H. Berthélemy, d’H. Capitant et de Carpentier.

39A quelques mois du concours du Conseil d’Etat, ce succès dut apporter à Noël un surcroît de confiance en lui. Il constituait d’autant plus un avantage psychologique que sur les 24 candidats admis à concourir pour les quatre places d’auditeur de 2^e classe ouvertes au concours de 1912, un autre seulement, à part lui, était docteur en droit, les 22 inscrits restants n’étant que licenciés en droit. Pour préparer cette échéance, Noël avait fait une infidélité à la Faculté et s’était inscrit à l’Ecole libre des Sciences politiques pour l’année universitaire 1911-1912. L’administration de cet établissement lui réserva un traitement de faveur : alors que le cursus habituel était de deux ans et devait s’effectuer obligatoirement dans l’une des cinq sections proposées — administrative, finances publiques, finances privées, économique et sociale, diplomatique — il obtint le droit de n’assister, pendant un an, qu’aux cours de trois enseignants : J. Romieu, J. Tardieu et G. Teissier. Le contenu de leur enseignement, respectivement « La vie économique et le rôle de l’administration », « La vie administrative en France et aux colonies » et « La vie politique et l’organisation administrative en France et dans les pays étrangers », faisait une partie de leur intérêt. Leur origine professionnelle en constituait l’autre partie : Tardieu et Teissier étaient maîtres des requêtes honoraires au Conseil d’Etat et Romieu était conseiller d’Etat...

40Le concours comportait d’abord une épreuve écrite et un exposé oral dits « préparatoires », au terme desquels environ la moitié des candidats présents étaient éliminés. L’épreuve écrite eut lieu le 9 décembre 1912. Elle durait quatre heures et porta cette année-là sur le sujet suivant : « De la décentralisation administrative, avantages et inconvénients, exposé historique et critique de la législation française avant et depuis la loi du 28 pluviôse an VIII ». Pour traiter la question, les candidats pouvaient s’aider du Bulletin des Lois, du Recueil des anciennes lois françaises d’Isambert et du Code des Lois françaises. Cinq jours plus tard, le samedi 14 décembre à 14 heures 15, en habit noir et cravate blanche, comme le règlement l’y obligeait, Noël présenta l’exposé oral préparatoire — une heure de préparation, une heure de passage — sur le sujet suivant : « Origine et constitution de la dette consolidée ; procédés légaux qui permettent d'en réduire le montant ou la charge. Indiquer, en terminant, l’influence du crédit de l’Etat sur le développement économique du pays ».

41Ces deux premiers exercices valurent à Noël d’être un des 11 candidats à être retenu pour prendre part aux deux épreuves dites « définitives ». Le lundi 16 décembre, il dut rédiger en quatre heures un rapport sur l’état du commerce et de l’industrie en France, demandé par les pouvoirs publics à une commission d’enquête. Le 20, à 13 heures 15, il présentait l’examen oral définitif qui était un entretien général sans sujet déterminé. Le lendemain, le jury décidait qu’il y avait lieu d'admettre, par ordre de mérite : Emile Tartière (284 points), Léon Noël (257 points), Léon Alcindor (244 points) et Henri Weill (241 points). A 24 ans, Léon Noël devenait auditeur de 2e classe au Conseil d’Etat, marchant sur les traces de son père, qui en était alors le secrétaire général.

42Cette entrée dans la vie active, au début de l'année 1913, marquait la fin de la jeunesse. Noël accédait à l’âge adulte, animé par la passion de l’Histoire, muni de certitudes, au premier rang desquelles sa foi religieuse et son respect quasi mystique de l’Etat, et convaincu que ses brillantes études et son environnement familial et social l'autorisaient à nourrir de hautes ambitions pour sa carrière. Il dut d’autant plus avoir le sentiment que l’avenir lui appartenait que le siècle avait à peine treize ans et paraissait riche de promesses et de progrès. Depuis quelques années, l’éventualité d’une nouvelle guerre franco-allemande était bien envisagée par certains, mais chez les Noël, comme chez beaucoup d’autres, elle semblait plus abstraite que réellement inquiétante : « les pessimistes, par périodes, prédisaient bien « la guerre au printemps », mais sans trop y croire eux-mêmes ». Pourtant, Léon Noël, après avoir assisté à la fin du siècle, allait vivre, avec le cataclysme de 1914-1918, la fin d’une époque.