« Au gibelin, j’étais guelfe, au guelfe, gibelin. » Montaigne, cité par Léon Noël en exergue de L’agression allemande contre la Pologne.

« Eh bien, maintenant que nous nous sommes vues une bonne fois l’une et l’autre, si vous croyez en mon existence, je croirai en la vôtre... »
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.

1Ni héros mythifié, ni moteur principal de l’histoire, un grand commis de l’Etat, qui entama sa carrière au Conseil d’Etat pour l’achever, plus de cinquante ans plus tard, au Conseil constitutionnel, peut apporter au savoir historique sa part de lumière. Il a donc paru fécond de travailler sur un personnage de l’ombre dont l’existence ne s’éleva pas au niveau d’un exceptionnel ou tragique « destin » et dont, par conséquent, la réputation n’est précédée d’aucune légende noire ou rose. Le nom de Léon Noël est seulement encore, parfois, réduit à sa forme de palindrome par certains bons ou mauvais esprits qui font semblant d’y voir le signe de sa prédestination à se retourner. C’est cette faculté d’adaptation ou, plutôt, celle de la France en face de la succession de ses différents régimes que Pierre Viansson-Ponsé, le directeur du Monde, voulut suggérer en 1963, dans son Annuaire des gaullistes, en ramassant le parcours de Noël dans l’incisive formule : « De Laval à de Gaulle via Pétain ».

2L’intuition s’est donc présentée, puis la conviction s’est imposée que Noël fut, beaucoup plus qu’on ne pouvait le penser, à la fois un acteur clé et influent de son époque et l’une de ses figures emblématiques. Son exceptionnelle longévité — il mourut à 99 ans en 1987 — alliée à la précocité, la variété et l’extrême durée de ses importantes responsabilités, ne pouvait pas ne pas avoir mêlé significativement son itinéraire à l’histoire de la France contemporaine. Il était tentant, dès lors, de parier que bien des aspects du siècle se comprendraient mieux à travers sa vie. Encore fallait-il — la richesse de l’approche biographique de l’histoire n’étant plus à prouver — que ce livre, tiré de notre thèse de doctorat, ne se limitât pas à n’être qu’une entreprise de vérification, polissant quelques angles et précisant quelques traits. Le danger existait. Léon Noël a, en effet, soigneusement veillé à modeler lui-même son image pour la postérité dans les nombreux ouvrages qu’il a publiés. Ces œuvres aussi multiples soient-elles n’ont cependant pas justifié ces craintes. L’ampleur et la richesse des matériaux d’archives permettaient à la fois d’éclairer d’un jour nouveau son cheminement et de faire faire à la connaissance du passé national des progrès notables. Cette double perspective donnait tout son sens à la quête entamée, et permettait de dépasser sans hésiter l’opposition stérilisante entre l’histoire et le protagoniste en histoire.

3Il ne convient évidemment pas de minimiser l’apport considérable des propres ouvrages de Noël. Ne dissimulons pas que, par moments, la présente étude n’a pu faire autrement, pour ne pas couper le fil chronologique, que d’y puiser certaines données. Cela reste, toutefois, l’exception : le plus souvent ces témoignages nous poussent au contraire à approfondir la recherche. Aucun n’évoque le rôle de notre héros avant 1932 : ils ne disent rien, ou si peu, sur son action au Conseil d’Etat à partir de 1913, rien sur les années pendant lesquelles il supervisa l’occupation française en Rhénanie, rien sur son passage à la préfecture de Colmar dans une Alsace en proie à l’agitation séparatiste, rien sur sa nomination, en 1931, à la direction de la Sûreté nationale. A ces taches blanches, s’en ajoute une autre, de taille, celle qui recouvre sa traversée de la seconde guerre mondiale. Et même, lorsque dans ses livres, Noël rappelle les fonctions qu’il remplit, le lecteur est parfois surpris — et frustré — par certaines brutales interruptions. Représentant la France auprès du Gouvernement polonais de 1935 à 1940, il ne fait aucune mention ni dans L’agression allemande contre la Pologne, ni dans La Pologne entre deux mondes, à l’après septembre 1939. Président du Conseil constitutionnel de 1959 à 1965, il passe par pertes et profits, dans De Gaulle et les débuts de la V^e République, les trois dernières années de son mandat. Une connaissance sérieuse du parcours de celui qu’on n’appellera plus que « l’ambassadeur » peut d’autant moins se contenter de ses seuls écrits publiés que ceux-ci, bien sûr, diffèrent parfois très notablement de l’avis laissé par ses contemporains. Le croisement des points de vue était donc indispensable.

4Pour opérer cette confrontation, un ensemble de documents, rendu extrêmement vaste par la diversité des postes que Noël occupa, s’est, au fur et à mesure, constitué. La lecture des très nombreux mémoires, publiés ou non, de diplomates, de militaires, de journalistes, de parlementaires, de ministres, de gaullistes permit déjà de compléter, en la confirmant ou en la corrigeant, la vision procurée par la production autographe. Mais les fonds d'archives ont, mieux encore, permis d’inscrire ses comportements et ses décisions dans leur contexte. Les archives publiques se sont rarement révélées décevantes. Celles de la préfecture de Colmar en 1930, détruites, celles de la Sûreté nationale en 1931, inaccessibles ou inutilisables par le biographe, et celles du Conseil constitutionnel de 1959 à 1965, interdites à la consultation, ont été les seules sur lesquelles il n’a pas été possible de travailler. Quatre sites, au contraire, purent être longuement exploités avec beaucoup de résultats : ceux du Quai d'Orsay, des Archives nationales, de la Fondation nationale des sciences politiques et de l’Institut Charles de Gaulle, dépositaire des archives du RPF. A côté de ces quatre dépôts majeurs, dont notre bibliographie dit la variété, d’autres archives publiques fournirent, en moindre proportion, des vues intéressantes. C’est ainsi, par exemple, que furent sollicités des fonds du lycée Condorcet, du ministère des Finances et du Conseil d'Etat, à Paris, du service historique de l 'armée de terre, à Vincennes, des archives départementales du Nord, à Lille, de l’Académie de Sciences de Pologne, à Varsovie, ou encore de la Fondation Hoover, à Stanford1.

5Toutes ces recherches furent à l’origine de confirmations et de découvertes non négligeables. Elles ne prirent, cependant, leur véritable sens que grâce au formidable apport constitué par les abondantes archives privées que la famille de l’ambassadeur mit, avec beaucoup de bonne grâce, à notre disposition. Celles-ci formèrent un ensemble aussi riche que composite. Des coupures de presse, un peu de correspondance familiale, les premières pages d’une autobiographie, hélas seulement commencée, un mémoire, malheureusement amputé en son milieu, sur l’occupation française en Rhénanie, plusieurs notes rédigées en réaction à des livres parus qui le mettaient en cause et dans lesquelles Noël rétablissait sa vérité en vue de la faire circuler dans le cercle de ses relations, permirent d’accéder à un degré élevé de connaissance et de compréhension. Mais ce furent surtout 13 carnets manuscrits — remplis d’une écriture souvent difficilement lisible — qui offrirent à cette recherche une source inespérée. Un seul d'entre eux fut peu utilisé : commencé avant 1939, il contenait uniquement des extraits de lectures, ayant surtout pour intérêt de montrer combien Léon Noël était un homme du livre et aimait émailler ses conversations de citations. Dix autres de ses carnets furent, en revanche, beaucoup mis à contribution. Ils se présentaient, en effet, comme des journaux tenus au jour le jour. Ils étaient d’autant plus intéressants qu’outre des annotations sur ses activités et des commentaires sur l’actualité, Noël y consignait aussi les lettres qu’il recevait ou envoyait et qu’il jugeait dignes d’intérêt. Leur collection avait beau être manifestement assez incomplète — beaucoup de carnets de l’ambassadeur ont été, à sa mort, perdus, voire, peut-être, détruits — et donc ne balayer, principalement, que la dizaine d’années qui va de 1955 à 1966, elle n’en constitue pas moins une véritable mine. Soulignons, d’ores et déjà, que Noël utilisa quelques-uns de ces carnets comme base pour plusieurs de ses livres : l’étude de ce qu’il choisit de taire et la mesure de la distance qu’il prit parfois avec ce qui était, à l’époque, son sentiment, seront, on s’en doute, particulièrement riches d’enseignement. Deux autres carnets, rédigés sur la fin, entre 1970 et 1986, rompaient avec le style du journal. Ils s’apparentaient à des recueils de souvenirs, qui, pour être décousus, n’en venaient pas moins, du fait de l’antériorité de leurs réminiscences, combler des vides.

6Pour traiter une masse d’archives privées et publiques aussi volumineuse et variée, que vinrent compléter quelques témoignages oraux, il fallait une méthode. Celle retenue, disons-le avec une pointe de provocation — même si nos références sont quand même plus actuelles — doit beaucoup à de glorieux prédécesseurs des...XVI^e et XIX^e siècles, à Jean Bodin et à son « doute méthodique », à V. Langlois et Ch. Seignobos et aux quatre règles bien connues qu’ils définirent en 1898 dans leur Introduction aux études historiques, et même à Jules Michelet car, toute proportion gardée, il n’est pas de biographe dont la démarche ne soit pas, à quelque degré, « résurrectionniste » — cette conviction nous a, d’ailleurs, amené à essayer de porter un soin particulier à l’écriture et à délibérément choisir de retracer la vie de Noël au passé. Faire leur place à la description et à l’analyse ne signifie pas — ne signifie plus — évidemment, n’envisager qu’elles seules : les documents disséqués dans ce travail ne conduiront pas qu’à une histoire-tableau — les tableaux brossés fussent-ils nouveaux — mais aussi, espère-t-on, à satisfaire aux exigences d’une histoire-problème. Si l’accompagnement de notre héros, pas à pas, du berceau à la tombe — et sous la forme d’un récit ! — peut contribuer à gommer ce dernier aspect, rappelons que le déroulement mécanique d’une vie dans une biographie — dans celle-là du moins — n’est qu’une apparence : si la succession des chapitres se montre, respectueuse de la chronologie, elle est aussi le fruit d’une gestion instrumentalisée du temps long et du temps court. Les quelques mois que, pendant la drôle de guerre, il passa auprès du Gouvernement polonais en exil, évoqués en un chapitre, tout comme les quatre années au cours desquelles il séjourna à Varsovie, ou les huit semaines de l’été 1940 traitées en autant de pages que la période de la guerre, en sont des illustrations. Le découpage chronologique n’a rien d’une donnée imposée devant laquelle la réflexion n’a qu’à se plier.

7Un questionnement principal anime, de bout en bout, de Laval à de Gaulle via Pétain, pour reprendre l’expression citée, cette biographie : quels liens unissent la carrière d’un haut fonctionnaire et sa politisation ? L’installation des hauts fonctionnaires dans la durée, face, sous la III^e République, à des Gouvernements éphémères et instables, leur permettait-elle de jouir d’une indépendance de fait, ou, au contraire, une collusion entre leur monde et celui des politiques existait-elle quand même ? Que faut-il penser de l’image du haut fonctionnaire apolitique, entré au service de l’Etat comme on entre en religion, appliquant sans manifester d’état d’âme les politiques successives décidées par les Gouvernements ? Pouvait-on ne pas chercher les faveurs des politiques si l’on entendait mener une brillante carrière ? Pouvait-on — question particulièrement sensible de 1940 à 1944 — par respect de l’Etat, aller jusqu’à oublier ses propres convictions ? L’instauration de la V^e République — Noël ne servit pas la IV^e — avec le grand développement de ses cabinets ministériels et la stabilité qu’elle procura au Gouvernement, favorisa-t-elle une politisation de plus en plus grande de ses agents ? Mais qu’est-ce, d’ailleurs, qu’un haut fonctionnaire politisé ? Quelqu’un qui possède des opinions politiques, qui les met en avant, qui a sa carte dans un parti, qui doit sa carrière à son engagement partisan, qui exerce ses fonctions dans un sens favorable à son camp ? L’étude des différents postes occupés par Noël et des différents modes de promotion qui l’y conduisirent apportera sans doute des éléments de réponse à toutes ces interrogations.

8Celles-ci, cependant, seraient vaines si, derrière elles, on oubliait l’homme et si, sans cesse, on n’y revenait. Cela ne veut pas dire — levons une ambiguïté — qu’il sera fait une grande place dans ce travail à la vie privée. Bien au contraire, il a été considéré que celle-ci n’avait à être mentionnée que lorsqu’elle apportait un surcroît de sens à une démonstration. Mais on ne peut envisager la question de la séparation de l’administration et du politique au travers de Noël en négligeant ses motivations profondes, voire cachées, au moment des choix cruciaux. Pourquoi, en particulier, entre le printemps 1946 et l’hiver 1947, abandonna-t-il sa vocation exclusive de serviteur de l’Etat et devint-il l’un des dirigeants du Rassemblement du peuple français ? Par gaullisme : la réponse serait un peu courte. Elle sera plutôt trouvée du côté de l’année 1940. Nous verrons, en effet, que, presqu’au milieu de son existence, sa belle ascension fut brisée à mi-parcours par une faute, au rachat de laquelle il ne cessa plus de travailler. En cherchant à cerner la contamination, ou non, de la sphère administrative par le politique, on aboutira ainsi à une réflexion, sinon sur la rédemption, du moins sur la respectabilité, celle que les autres vous accordent, celle qu’on acquiert à ses propres yeux.

9Il va sans dire que sur ces grandes lignes de force, qui structurent ce livre, viendront toujours se greffer d’autres problématiques, connexes mais, elles, chronologiquement ou spatialement limitées. L’achèvement de la séparation de l’Eglise et de l’Etat au lendemain de la première guerre mondiale, la fin de l’occupation française en Rhénanie de 1928 à 1930, la politique de la France à l’égard de ses alliées tchécoslovaque et polonaise dans les années 30, l’affrontement des différentes logiques patriotiques en 1940, le comportement des Français pendant la guerre, l’échec de l’aventure gaulliste et du R.P.F. sous la IV^e République, la mise en place du Conseil constitutionnel de 1959 à 1966, seront, quelques-uns des grands thèmes questionnés. Et le prisme biographique se révélera souvent, sur ces sujets, un outil efficace pour étendre les connaissances acquises, voire, pour pointer et faire reculer des zones d’ignorance pas toujours répertoriées.

10Ce miroir promené le long d’un si long chemin ne peut, cependant, refléter que ce qu’il capte. Linéaire dans sa visée, notre travail n’a pu épuiser toutes les perspectives transversales, du moins espérons-nous que celles-ci offrent quelques trouées éclairantes.