1Le but de ce chapitre est de présenter les transformations de l’économie de Lille-Roubaix-Tourcoing au cours de la seconde moitié du xx^e siècle, en laissant de côté celles concernant l’appareil bancaire auquel sont consacrés d’autres articles inclus dans ce volume. Ces transformations sont bien connues grâce aux nombreux travaux qui ont été effectués sur elles par les spécialistes de plusieurs disciplines. Les historiens1, mais aussi les géographes2, les sociologues3, les économistes4, les politologues5 s’y sont intéressés, en une diversité qui témoigne de l’attrait que la place économique de Lille-Roubaix-Tourcoing exerce auprès des chercheurs et qui s’explique à la fois par l’ampleur des difficultés qu’elle a traversées durant cette période, mais aussi par le rôle de terrain d’essai et de laboratoire d’expériences qu’elle a longtemps joué pour de multiples catégories d’acteurs : entreprises, pouvoirs publics, partenaires sociaux, associations… Face à ce foisonnement, on pardonnera à l’auteur de ces lignes de se borner à proposer une synthèse des travaux disponibles, sans tenter de l’enrichir par des recherches inédites, mais en s’efforçant d’y retenir des faits de portée significative. Tout au long des cinq décennies envisagées ici, la restructuration de la place de Lille-Roubaix-Tourcoing est spectaculaire. Elle s’effectue autour de profondes mutations qui renvoient à de nouvelles stratégies qu’adoptent les entreprises. Sa portée paraît décisive, tant pour la place elle-même que pour l’ensemble de la région dans laquelle elle se trouve insérée.

1. La profondeur des mutations

2Des années 1950 aux années 1990, le caractère spectaculaire de la transformation connue par Lille-Roubaix-Tourcoing est d’autant plus sensible qu’elle porte à la fois sur les activités productives, affectées par le glissement de l’industrie vers le secteur tertiaire, sur les entreprises dont la concentration progresse, puis reflue, enfin sur la place économique elle-même qui voit nettement régresser son indépendance vis-à-vis des pôles de décision extérieurs. Peu de foyers productifs, en France, ont subi semblable mutation en un laps de temps relativement réduit.

A. Des activités recomposées

3La restructuration des activités productives est flagrante. Dans l’économie des trois villes, on passe de la prédominance de l’industrie à celle des activités de services. Pour être relativement tardive, la mutation n’en est que plus marquée. À Lille, il faut attendre le recensement de la population de 1968 pour constater que la population active du secteur tertiaire, avec 51,6 % du total, dépasse celle du secteur secondaire. Il s’agit de l’une des dernières, parmi les grandes villes de France, à avoir connu ce tournant. Mais la tendance s’affirme ensuite très rapidement : un peu plus de vingt ans plus tard, au recensement de 1990, la part relative du secteur tertiaire atteint 80,7 %, réalisant ainsi un gain de près de trente points. À Roubaix-Tourcoing, considérés ici comme une seule agglomération, la mutation est plus tardive encore. Au recensement de 1962, l’industrie y employait plus des deux tiers des actifs (67,2 %), rangeant ces deux villes parmi les plus industrielles de France. Seules des agglomérations de taille réduite, situées dans la région Nord-Pas-de-Calais, comme Lens et Bruay-en-Artois, ou dans d’autres bassins industriels, comme Longwy, Le Creusot et Montbéliard, dépassaient ce niveau. Il faut attendre 1985, dix-sept années après Lille, pour que, à Roubaix et Tourcoing, soit franchie la barre de 50 % des actifs. Là aussi, l’évolution ultérieure est marquée : en moins d’une décennie, elle fait régresser la part du secteur secondaire en dessous du quart du total. Et cette évolution se poursuit au-delà des bornes chronologiques retenues ici. Un exemple permet de le souligner : celui des douze premières branches d’emploi à Lille d’une part, à Roubaix-Tourcoing d’autre part, en 2004.

Tableau 1 : Les douze premières branches d’emploi selon les effectifs salariés en 2004

4Si on laisse de côté la construction, on constate que, à Lille, à une exception près, celle de l’agro-alimentaire, toutes ces branches appartiennent au secteur tertiaire. Ce n’est pas encore le cas de Roubaix-Tourcoing où l’on note la présence persistante de l’industrie textile et du travail des métaux. Ces deux dernières ne se classent toutefois qu’à des rangs médiocres, respectivement le sixième et le dixième, et, même avec l’appoint des industries agroalimentaires, elles ne parviennent à regrouper que 9,3 % du total. En chiffres absolus, les emplois dans l’industrie textile représentent à peine le tiers de ceux du commerce de détail, aux effectifs gonflés par la présence des grands groupes de vente par correspondance. Parmi les branches non mentionnées dans ce tableau, qui viennent à la suite de ces douze premières, certaines, quoique rattachées à l’industrie, ne subsistent qu’à l’abri du secteur tertiaire. Par exemple, à Roubaix-Tourcoing, les emplois dans l’imprimerie, la presse et la polygraphie dépendent pour l’essentiel de la réalisation des catalogues de vente par correspondance. Dans l’ensemble de la conurbation de Lille-Roubaix-Tourcoing, le plus gros employeur du secteur marchand, en dehors du Centre hospitalier régional universitaire et de la Sncf, est La Redoute : faisant vivre près de 4 000 salariés, ce groupe représente le troisième employeur de la région, derrière les Verreries Arc international, à Arques (avec 7 660 salariés) et l’usine Renault, à Cuincy, près de Douai (avec 5 723 salariés).

5La mutation, fort sensible, est double : l’on assiste au passage, parmi les activités de la place, de l’industrie aux services ; à l’intérieur même de l’industrie, à la prédominance du textile se substitue une structure plus équilibrée qui permet à Roubaix, à Tourcoing, ainsi qu’à d’autres villes de la conurbation comme Halluin ou Armentières, d’échapper à la mono-activité qui les caractérisait naguère, tandis que Lille, du fait de son rôle de métropole, avait toujours bénéficié d’une situation plus équilibrée. La comparaison de la structure de ses emplois industriels avec ceux de Roubaix et de Tourcoing en 1988, à une date à laquelle la diversification en dehors du textile venait seulement de commencer, est révélatrice de ce décalage.

B. L’évolution de la concentration des entreprises

6À la restructuration des activités se superposent, en une interdépendance complexe, les fluctuations de la concentration des entreprises. On l’observe tant au niveau technique que financier. La concentration technique avait fortement progressé à Lille-Roubaix-Tourcoing durant les années 1950-1960. La recherche des économies d’échelle incitait alors les entreprises à effectuer leur production dans des établissements de plus en plus vastes, de 500, voire 1 000 salariés, surtout dans les branches qui représentaient alors les fleurons de l’économie locale. En 1962, dans l’industrie textile, la taille moyenne des établissements atteignait 196 salariés à Lille, 124 à Roubaix-Tourcoing, soit des chiffres beaucoup plus élevés que dans l’ensemble de l’industrie locale (respectivement 39 et 36 salariés)6. Mais cette tendance connaît ensuite un brutal retournement. À partir de 1973, à Lille-Roubaix-Tourcoing comme ailleurs, « la crise » voit le retour au petit, voire très petit, établissement. Au recensement industriel de 1988, seuls 15,8 % de la main-d’œuvre de la conurbation travaillent encore dans des établissements de plus de 500 salariés, soit la moitié de la proportion atteinte à la fin des années 1950 (31 % en 1959)7. Désormais, la classe d’effectifs la plus nombreuse est devenue celle des établissements de 10 à 49 salariés, qui rassemblent près du quart de la main-d’œuvre industrielle.

7Parallèlement, la concentration financière est remise en cause. Jusqu’au milieu des années 1970, la plupart des observateurs voyait dans la formation de grands groupes le meilleur moyen de surmonter les difficultés que traversait l’économie locale. Le géographe Michel Battiau consacrait une grande partie de sa thèse sur l’industrie textile aux opérations de rachat des petites entreprises, condamnées selon lui à la disparition prochaine, par des « groupes géants », seuls capables de lutter à armes égales avec la concurrence anglo-saxonne, néerlandaise ou italienne et de faire sortir les entreprises nordistes d’un isolement à la fois traditionnel et néfaste8. Et l’opinion publique s’émerveillait des grandes opérations de fusion comme par exemple en 1964 celle entre les deux groupes de filterie de coton, l’un lillois, Thiriez, l’autre mulhousien, Dmc, rejoints quatre ans plus tard par le groupe tourquennois Leclerc-Dupire : « C’est le mariage de la laine et du coton », titrait Nord-Éclair, saluant un événement exceptionnel dans un monde patronal encore cloisonné par de multiples frontières, selon les localisations, les spécialités, les alliances familiales9. Or, à partir de 1975, commence une période qui dure au moins jusqu’en 1990, celle des « grands naufrages industriels »10. Les vertus de la concentration financière sont radicalement remises en cause. Les grands groupes s’effondrent (Tiberghien et Desurmont à Tourcoing ; Motte-Bossut, Lepoutre à Roubaix ; Le Blan à Lille), parfois frauduleusement, comme l’illustre la faillite d’Agache-Willot en 1981, décrite par deux universitaires engagés, l’économiste Benoît Boussemart et le sociologue Jean-Claude Rabier, comme un exemple de « capitalisme à contre-courant »11.

8Le phénomène ne concerne pas seulement l’industrie textile. En dehors d’elle, on assiste aussi à la fermeture partielle ou totale de maints établissements qui ont des conséquences dramatiques pour l’emploi. Elle est souvent le fait de groupes étrangers, implantés dans la conurbation lilloise depuis fort longtemps, comme les fabricants de matériel agricole International Harvester et Massey-Ferguson, établis à Croix et à Marquette depuis 1909 et 1926, ou comme le groupe de produits détergents Lever France qui avait fondé une savonnerie à Haubourdin en 1913. Les pertes d’emploi sont massives. À Haubourdin par exemple, on passe de 1 748 salariés en 1971 à l89 seulement en 2003, au moment de la cession à un repreneur étranger qui ferme définitivement le site deux ans plus tard. Tout montre à l’évidence les limites, voire les effets pernicieux de la concentration. L’heure est désormais aux pme, souvent créées dans les secteurs de pointe. Un bon exemple en est fourni par Léanord (Laboratoire d’électronique et d’automatique du Nord) : cette entreprise a été fondée en 1960 par un ingénieur centralien qui, après avoir enseigné à l’Institut supérieur électronique du Nord, se lance dans la mise au point de logiciels pour les entreprises de la région, puis dans la microinformatique, réussissant à faire bénéficier son entreprise du plan « 10 000 micro-ordinateurs dans les lycées », lancé par le Conseil régional en 1982. Il en est d’autres, comme Dilor qui fabrique à Lille, dans le quartier des Bois-Blancs, des spectromètres laser.

9À parcourir les publications destinées aux responsables économiques et sociaux de la région, la mutation est immédiatement perceptible. Par exemple, le bimestriel Conversion, édité par l’Association pour l’expansion industrielle (Apex), une association qui avait été fondée en 1966 par les Houillères de bassin du Nord-Pas-de-Calais pour stimuler la reconversion régionale, retenait pour son illustration de couverture la photographie de « grandes réalisations symboles du renouveau industriel de la région » comme Usinor-Dunkerque, Renault-Douai ou Edf-Gravelines. À partir de 1980, il met en valeur les « créations modestes […] qui relèvent au même titre que les grandes opérations industrielles de la politique de reconversion économique du Nord-Pas-de-Calais », comme celles de la microinformatique, de la chimie fine ou de l’agroalimentaire de luxe (chocolateries, bières artisanales, distilleries)12.

C. Le déclin de l’autonomie de décision

10Un dernier aspect de la mutation mérite d’être souligné. Au début des années 1950, la place de Lille-Roubaix-Tourcoing conservait une relative indépendance face au reste du pays et à l’étranger. Même si celle-ci, depuis le début du xx^e siècle, tendait à s’effriter au fil des ans, comme Jean-Luc Mastin l’a souligné dans sa thèse13, elle demeurait encore réelle. L’armature économique mise en place à la fin du xix^e siècle restait solide. L’envergure de Lille-Roubaix-Tourcoing permettait des initiatives prises à l’échelle nationale et internationale : dans le crédit, avec la puissance de certaines grandes banques régionales dont le Crédit du Nord est la plus marquante14 ; dans le négoce, avec le marché à terme de la laine ouvert en 1888 et les laboratoires de la Condition publique de Roubaix, modernisés par la Chambre de commerce à partir de 1948 ; dans les transactions sur valeurs mobilières, où la Bourse de Lille, fondée sous le Second Empire, se classait toujours, derrière Lyon, au deuxième rang des marchés boursiers de province. La recherche de la dimension internationale demeurait active, car les grands groupes textiles pratiquaient toujours, comme par le passé, l’implantation à l’étranger d’unités de production. Le Peignage Amédée, par exemple, possédait des peignages dans les pays producteurs de laine brute comme l’Australie ou l’Afrique du Sud et dans ceux pratiquant de bas salaires comme l’Espagne ou la Colombie15. Cette politique permettait de maintenir intacts prestige et rayonnement, comme en témoigne en 1951 l’ouverture à Lille, dans le cadre de la Foire commerciale, d’une Exposition textile internationale, en lointain écho de celles de Tourcoing et Roubaix en 1906 et 1911.

11À partir de 1973, l’intensification des complémentarités entre l’économie de Lille-Roubaix-Tourcoing et d’autres pôles de décision, proches ou lointains, aboutit souvent à la disparition de l’autonomie locale. Certes, la famille Prouvost conserve sa tradition d’implantations lointaines, comme le montre la mort accidentelle de l’héritier du groupe en Argentine en 1987, lors d’un voyage destiné à y implanter un nouveau peignage. Et de nouveaux groupes nordistes, sans rapport avec le textile, s’affirment sur la scène internationale, parmi lesquels Bonduelle (conserverie de légumes) qui, cantonné dans la scène nationale jusqu’à la fin des années 1960, s’affirme ensuite puissamment en Europe, procédant à des implantations directes (Homburg, près de Francfort, en 1969, Milan en 1972, Maidstone, près de Londres, en 1973), à des rachats d’entreprises (Marie-Thumas, principale conserverie belge, en 1980), à des créations de filiales dans de multiples pays d’Europe méditerranéenne et orientale permettant d’y affirmer ses ventes16. De tels succès ne compensent pas le phénomène inverse.

12Beaucoup de groupes textiles de Lille-Roubaix-Tourcoing tombent sous la coupe d’homologues parisiens ou étrangers, perdant ainsi leur autonomie de décision et, bien souvent, leurs emplois. Tel est le sort de Prouvost, démantelé à partir de 1989 au profit du groupe Chargeurs qui, recentré par le financier-investisseur Jérôme Seydoux sur les activités de négoce et d’armement maritime, en cède l’essentiel au groupe de Bernard Arnault, ou celui de La Lainière de Roubaix, reprise par le financier belge Filip Verbeke, qui rachète également Lepoutre et la Teinturerie des Francs, à Tourcoing, et la filature du Sartel, à Wattrelos. Les capitaux italiens (Marzotto) et suédois (Mölnlycke) sont également présents. Loin de se limiter au textile, la pénétration étrangère concerne aussi d’autres secteurs, y compris la vente par correspondance, nouveau fleuron de l’économie locale, avec la prise de participation du groupe allemand Otto dans le capital des Trois Suisses en 1979 et celle du groupe suisse Mauss dans celui de La Redoute en 1987-1988. Elle se manifeste aussi dans l’agro-alimentaire, avec le rachat de Pelforth par Heineken, de Beghin-Say par Ferruzzi, de Lamy-Lutti par Continental Foods, tous signes du profond mouvement de restructuration capitalistique qui gagne l’ensemble de l’économie occidentale.

13Un dernier événement parachève l’évolution : la restructuration par les pouvoirs publics de branches en difficulté. Celle de l’industrie chimique de base consécutive à la nationalisation de 1982 fait disparaître du paysage lillois les usines de Loos, Wattrelos et La Madeleine, fondées naguère par les Établissements Kuhlmann, société qui s’était rapprochée d’Ugine en 1965, puis des activités chimiques de Pechiney en 1971 pour former le groupe Puk (Pechiney-Ugine-Kuhlmann), en pleine crise dans les années 1980.

2. Les nouvelles stratégies entrepreneuriales

14La profonde mutation qui a transformé la place de Lille-Roubaix-Tourcoing du début des années 1950 à la fin des années 1990 résulte de forces sous-jacentes qui renvoient aux nouvelles stratégies adoptées par les entreprises. Elles se sont converties, avec retard et réticence, mais de manière irréversible, à la restructuration. Elles ont accompli un vaste effort d’investissement et de modernisation. Elles ont mené de front diversification et conquête de nouveaux débouchés, ce qui les amène souvent à rompre en totalité ou en partie avec leur secteur d’origine.

A. Une reconversion forcée

15À Lille-Roubaix-Tourcoing, l’acceptation de la reconversion a été tardive et difficile. Tous les observateurs insistent sur le caractère contraint et forcé du phénomène, même s’ils divergent sur ses explications. Pourtant, dès 1953, a été fondé à Lille le Ceres (Comité d’études régionales économiques et sociales) qui, par les travaux qu’il impulse, fait ressortir la nécessité d’échapper au piège de la mono-activité textile grâce à une diversification vers d’autres secteurs. Y appartiennent des universitaires, comme le recteur de l’Académie de Lille Guy Debeyre, des géographes comme Firmin Lentacker, Charles Gachelin et M. Battiau, des économistes comme René Gendarme et Jacques Lecaillon, des hauts fonctionnaires comme Roland Nistri, administrateur régional de l’Insee, mais aussi des représentants du grand patronat local, comme Bertrand Motte qui, parallèlement à la direction de la firme familiale, fait une carrière politique au niveau à la fois local et national au sein du Centre national des indépendants et paysans. Agréé par l’État en tant que Comité régional d’expansion économique, le Ceres participe à l’élaboration du III^e Plan de modernisation et d’équipement, puis à la régionalisation, plusieurs de ses membres étant choisis par le gouvernement en 1964 pour faire partie de la Commission de développement économique régional (Coder). N’étant guère devancée en France que par quelques rares cas apparus dès la fin des années 1940 comme à Reims, Metz, Strasbourg, autour de Pierre Pflimlin, ou Saint-Brieuc, autour de René Pleven, la naissance du Ceres pourrait laisser croire à une prise de conscience précoce de la part des élites économiques locales.

16Pourtant sa portée doit être relativisée. D’une part en effet, ses principaux animateurs, G. Debeyre et B. Motte, ne parviennent pas à se faire élire à la présidence de la Coder, pour des raisons où les rivalités de personnes se mêlent à des considérations politiques. D’autre part et surtout, le patronat de la place reste divisé sur la nécessité de la reconversion : aux « novateurs » qui la jugent inéluctable, s’opposent les « conservateurs », largement majoritaires, qui l’estiment inutile, voire dangereuse pour l’économie locale17. Pour certaines analyses rétrospectives, il faut voir dans cette difficulté à accepter la nécessité d’une reconversion la marque de l’égoïsme du patronat local. L’implantation de nouvelles activités, à Lille-Roubaix-Tourcoing comme dans maintes autres villes, aurait été ressentie par lui comme un facteur de tensions insupportables sur le marché du travail, de levier d’une augmentation des salaires et des charges sociales, et une cause de ruine pour la compétitivité des entreprises dans un contexte rendu difficile par l’ouverture des frontières communautaires et l’accentuation de la compétition internationale18. Pour d’autres, au contraire, le manque de qualification de la main-d’œuvre, la faible attractivité de la place, la médiocrité de ses relations avec les espaces avoisinants, entretenue par une longue insuffisance en infrastructures de communication, suffisent à justifier le scepticisme du patronat local face à la reconversion19.

17Quelle que soit l’explication retenue, il faut attendre la deuxième moitié des années 1960 pour que s’opèrent, de manière relativement précipitée, les évolutions indispensables. À l’intérieur du monde patronal, on assiste à un renouvellement des générations qui permet l’effacement des dirigeants marqués par les affrontements sociaux de l’entre-deux-guerres, tel Désiré Ley qui, toujours chargé des caisses d’allocations complémentaires et prénatales à l’intérieur du Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing, prend en 1965 sa retraite à l’âge de 82 ans20. L’unité des organisations professionnelles patronales, longtemps rendue impossible par les rivalités entre les dynasties patronales, progresse sous l’impulsion de dirigeants fédérateurs comme Maurice Hannart, qui préside à partir de cette même année le Groupe régional de l’industrie textile, puis le Comité interprofessionnel social et économique (Cise), émanation locale du Cnpf. En 1966, les chambres de commerce de Lille, Roubaix et Tourcoing fusionnent. Des liens s’établissent avec les autres organisations qui se consacrent à la reconversion du reste de la région, notamment l’Apex, fondée, comme on l’a vu, sous l’impulsion des Houillères de bassin du Nord-Pas-de-Calais.

18Cependant, l’évolution résulte aussi de l’intervention croissante des pouvoirs publics, en cette période où les responsables de l’aménagement du territoire découvrent enfin la nécessité de lutter contre la désindustrialisation qui menace toute une partie de la France du Nord-Est. Le délégué général de l’Apex, Pierre Billecocq, est nommé par le gouvernement commissaire à la reconversion du Nord. Toujours en 1966, est créée à Lille, comme dans sept autres grandes villes de province, une Oream (Organisation d’études d’aménagement de l’aire métropolitaine Nord), chargée d’élaborer un schéma directeur, qui paraît en 1971. C’est aussi le moment où est fondée la Communauté urbaine de Lille (Cudl), qui rassemble autour de Lille les 89 communes de la conurbation, et où l’on décide de fonder une ville nouvelle, d’abord appelée Lille-Est, qui devient ensuite Villeneuve-d’Ascq. Rappelées à grands traits, ces mutations du cadre institutionnel incitent les entreprises de Lille-Roubaix-Tourcoing à poursuivre des initiatives entamées par certaines depuis plusieurs années.

B. L’effort d’investissement

19Pour les promouvoir, elles sont amenées à consacrer une part importante de leurs ressources à l’investissement et à la modernisation. Sur ce plan aussi, la mutation est nette. Jusqu’au début des années 1970, des désinvestissements se produisent encore dans certains secteurs. Dans le peignage de la laine par exemple, poursuivant une tendance amorcée depuis le début du xx^e siècle, la Caisse professionnelle de riblonage, animée par Albert Auguste Prouvost, procède à l’élimination des surcapacités de production21. Désormais, il devient au contraire nécessaire d’investir dans le renouvellement du matériel et dans l’adoption de nouveaux procédés de fabrication apparus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Suisse (métiers à tisser sans navette), en Allemagne (tissage open end) et aux États-Unis (procédé tuft de tissage des tapis).

20Même si, comme le montrent les enseignements retirés d’un voyage d’étude22 effectué aux États-Unis par les dirigeants du Comité central de la laine dans le cadre du Plan Marshall en 1951, les entreprises de Lille-Roubaix-Tourcoing refusent dans un premier temps les implications de la mue technologique nécessaire, on n’en observe pas moins l’ampleur des gains de productivité réalisés tout au long de la période 1945-1992. Leur rythme, appréciable, surtout dans l’industrie lainière, subit toutefois un ralentissement à partir du début des années 1970, même si l’industrie cotonnière prend alors le relais.

Tableau 4. Gains de productivité horaire du travail par salarié dans l’industrie textile de Lille-Roubaix-Tourcoing

21Les investissements sont également rendus nécessaires par les nouvelles méthodes d’organisation adoptées par les entreprises. Dès le début des années 1960, La Redoute, suivie par les autres groupes de vente par correspondance, passe du traitement mécanographique à la gestion informatique pour assurer le suivi de ses commandes. Elle s’équipe en matériel Ibm de chaque génération en un effort systématique, bien mis en valeur par plusieurs études sur les mutations de la grande distribution23. Les modes de commercialisation, en plein renouvellement eux aussi, notamment avec la multiplication des magasins en franchise, impliquent de lourds efforts financiers. Un exemple caractéristique est fourni par les Tapis Saint-Maclou : lancés en 1968 par le groupe Mulliez, ils regroupent trente ans plus tard un réseau de 488 magasins qui vendent tous les articles nécessaires à la décoration du foyer (tapis et moquettes, tissus d’ameublement, papiers peints, parquets), parmi lesquels 232 situés en Grande-Bretagne et 47 en Allemagne. Enfin, le déménagement des anciennes usines textiles, enserrées en plein tissu urbain et construites en hauteur, pour de nouveaux sites situés à la périphérie des agglomérations où les bâtiments sont édifiés en surface, comme celui du groupe Dickson-Constant à Wasquehal en 1984, ou l’édification d’importants sièges sociaux, tel celui des Trois Suisses, installé à Croix, sur l’emplacement même où Isaac Holden avait installé en 1852 l’un des premiers grands peignages mécaniques de la laine, représentent une source supplémentaire de dépenses d’investissement.

22Il faut tenir compte, à côté de ces catégories de dépenses qui incombent aux entreprises anciennement implantées, de celles que doivent effectuer les nouveaux arrivants pour y implanter leurs filiales, plates-formes régionales ou établissements de production : groupes industriels nationaux qui décentralisent vers Lille-Roubaix-Tourcoing une partie de leurs fabrications, comme Avions Marcel Dassault ou Bull ; firmes étrangères attirées par la bonne localisation dans l’espace européen qui choisissent de s’y installer, comme Rank Xerox ou les parfums Revlon ; groupes tertiaires enfin, de plus en plus nombreux à partir du début des années 1980, qu’il s’agisse de banques (Bank of America, Barclays), de compagnies d’assurances (Uap, La Mondiale), de sociétés de services informatiques (Atos Worldline, Sylis), d’institutions de prévention sociale (groupe Malakoff), sans oublier certains services publics comme la Sncf qui implante à Lille en 1979 son service de la comptabilité et du contrôle des recettes, créant un millier d’emplois. Il en résulte d’amples besoins de financement, auxquels les établissements de la place sont amenés à répondre, sinon entièrement, tout au moins en partie.

C. Diversification et internationalisation

23Enfin, les entreprises de Lille-Roubaix-Tourcoing adoptent des stratégies de diversification et de conquête de nouveaux marchés. Le cas, ici encore, de celles qui appartiennent au secteur du textile est symptomatique. Certaines se diversifient dans les fibres artificielles et synthétiques qu’elles avaient, pour de multiples raisons, longtemps négligées à de rares exceptions près, comme la prise de participation du Peignage Amédée pour un tiers du capital à une usine de rayonne implantée à Calais en 1927 par le groupe britannique Courtaulds. Le chemin perdu est largement rattrapé ensuite, comme dans les textiles industriels avec d’appréciables succès grâce au choix de spécialisations fines : la société des Rubans Gallant, tout en conservant les dimensions d’une pme, s’adjuge ainsi une part importante du marché des produits thermo-collants pour l’équipement électrique, la construction aéronautique et l’industrie du pneumatique.

24La diversification conduit parfois à l’abandon du domaine initial d’activité. Les anciens groupes textiles devenus à partir de l’entre-deux-guerres vendeurs par correspondance d’articles qu’ils ont progressivement renoncé à fabriquer (La Redoute, Vert Baudet, Les Trois Suisses, La Blanche Porte, Damart…) avaient anticipé un mouvement qui se poursuit tout au long de la seconde moitié du xx^e siècle. Tel est le cas, par exemple, de l’Union textile tourquennoise qui devient productrice de poches en textile synthétique pour la collecte de sang, puis d’équipements pharmaceutiques divers distribués sous la marque Macopharma. Tel est aussi le cas d’une ancienne maison de l’industrie du lin établie à Armentières, Coisne & Lambert, qui, après s’être intéressée aux fibres à base de cellulose et avoir entamé une expansion dans les anciens territoires de l’empire colonial (Maroc, Tunisie, Sénégal), en association avec deux groupes textiles alsaciens, la Société anonyme d’industrie cotonnière et les Établissements Schaeffer, se tourne après 1969 vers la distribution technique de matériel électrique et électronique, en fondant une filiale, Sonepar, qui s’implante dans cinq pays d’Europe, en une première étape d’un développement majeur au tournant du siècle suivant24.

25Tout ceci s’appuie sur des efforts souvent mis en œuvre par des groupes originaires du négoce. Ainsi, la maison Anselme Dewavrin & fils, établie dans le commerce mondial de la laine depuis la fin du xix^e siècle, ayant pris le contrôle de Dickson, de Dunkerque, spécialisée dans le travail du jute, et entretenant des relations familiales avec les dirigeants de Constant, tissage de Lille qui fabrique des toiles de stores, se fait tout naturellement à la fin des années 1960 l’artisan du rapprochement entre ces deux entreprises, puis de leur fusion et de leur percée commerciale ultérieure, d’où en 1969 un nouveau groupe qui devient l’un des leaders mondiaux de son secteur, en se spécialisant sur certains créneaux très précis comme la fabrication de toiles acryliques pour revêtements extérieurs.

26On retrouve ici une vieille spécificité de la place de Lille-Roubaix-Tourcoing, à savoir une exceptionnelle maîtrise des activités de commerce, une capacité remarquable au succès dans tout ce qui a trait au négoce. Relevée par les historiens pour l’époque de la première industrialisation25, ce trait du capitalisme lillois explique peut-être certaines survivances qui font que, au début des années 1990 encore, dans une étude comparative entre les grandes métropoles régionales françaises, Lille, malgré une part de l’emploi dans les activités de tertiaire supérieur proportionnellement plus faible qu’ailleurs (3,5 % des emplois seulement, contre 4,8 % à Toulouse, 5,2 % à Lyon), occupe un bien meilleur rang si l’on se limite aux emplois dans le domaine commercial, notamment dans les campagnes publicitaires et les études de marché. Le résultat tient évidemment pour beaucoup à la présence locale des groupes de vente par correspondance et de grande distribution. Il renvoie aussi à une authentique spécialisation des stratégies entrepreneuriales.

3. La portée des mutations

27Sous-tendant les mutations accomplies par la place économique de Lille-Roubaix-Tourcoing, les stratégies des entreprises, couronnées ou non de succès, ont eu une portée décisive, tant pour la place elle-même que pour la région dont elle constitue la métropole. Pour en rendre compte, on peut recourir à trois termes : banalisation, métropolisation, européanisation.

A. La banalisation économique et sociale

28La banalisation doit être d’abord soulignée. L’évolution survenue à Lille-Roubaix-Tourcoing n’a en effet rien d’original. Son résultat le plus évident revient à aligner la situation de la conurbation sur les autres grandes agglomérations françaises. Certes, le poids longtemps dominant de l’industrie explique que, au recensement de 1990 encore, la part relative de la population active employée dans le secteur tertiaire, avec 69,8 %, soit plus faible à Lille-Roubaix-Tourcoing que dans toutes les autres métropoles d’équilibre, Lyon mise à part (avec 65,6 %). Inversement, l’industrie manufacturière au sens strict, énergie et btp exclus, occupe une place supérieure à la moyenne, avec 23,3 % des actifs, bien au-dessus, par exemple, d’Aix-Marseille (avec 16,2 %) ou de Toulouse (avec 18,8 %). Cette originalité persistante se retrouve au niveau des catégories socio-professionnelles : celles qui sont surreprésentées à Lille-Roubaix-Tourcoing correspondent pour l’essentiel au monde de l’industrie, qu’il s’agisse des ouvriers – surtout non qualifiés –, des employés ou des cadres.

Tableau 5. Catégories socio-professionnelles sur-ou sous-représentées à Lille-Roubaix-Tourcoing par rapport aux autres métropoles régionales en 1990 (en %)

29Certes, la conurbation reste marquée par l’ampleur des contrastes sociaux et des différences de situations entre villes et quartiers. Le chômage demeure à un niveau élevé et la situation démographique reste fragile. La désindustrialisation est loin d’être stoppée, même si la contraction des emplois industriels salariés, depuis deux décennies, ne se fait plus au rythme catastrophique des années 1975-1982. Globalement, en huit ans seulement, le recul avait atteint 34,4 % dans le textile et l’habillement, 20,1 % dans la chimie et la parachimie, 19,7 % dans la mécanique, la fonderie et le travail des métaux. Seules les industries agro-alimentaires, avec un recul de 1,2 %, la construction automobile et le bâtiment, avec des progressions de respectivement 1,8 % et 6,5 %, échappaient alors à l’évolution. Dans cette débâcle, la politique d’aménagement du territoire a de lourdes responsabilités : en excluant de la carte des aides l’ensemble de la conurbation et en refusant de prendre en compte son caractère composite qui fait qu’à Roubaix, Tourcoing, mais aussi à Armentières, Hellemmes ou Haubourdin, on se trouve en présence d’agglomérations tout aussi sinistrées par la désindustrialisation que celles du bassin minier ou de la vallée de la Sambre, elle a failli en partie à ses objectifs. Jusqu’au plan d’aide à l’industrie textile de 1982, en effet, les seules entreprises admises à bénéficier de primes d’installation ou d’extension d’activités étaient, à Lille-Roubaix-Tourcoing, celles du secteur tertiaire, dans le cadre des « primes de localisation de certaines activités tertiaires »26 en vigueur depuis 1967.

30Malgré cette persistance du passé, on constate aujourd’hui dans le tissu économique de Lille-Roubaix-Tourcoing des traits analogues à ceux présents ailleurs : triomphe des petits établissements et des pme, souvent organisées sous forme de réseaux à la périphérie des grands groupes ; développement des liens avec d’autres pôles de décision situés en France ou à l’étranger ; importance des efforts pour attirer ou retenir les entreprises consentis par les municipalités, souvent associées aux chambres de commerce et d’industrie. La multiplication des zones industrielles est, à cet égard, spectaculaire : de 1966 à 1990, la Communauté urbaine de Lille en aménage quatorze, représentant une superficie totale de 290 hectares, et la Chambre de commerce et d’industrie de Lille-Roubaix-Tourcoing douze, sur 700 hectares. En direction des secteurs de pointe, sont lancées des formules diverses : parcs technologiques, pépinières ou ruches d’entreprises, incubateurs… Né de l’association entre la municipalité, l’Université de Lille I, la Chambre de commerce et la Délégation régionale à la recherche scientifique et à la technologie, le parc des Hautes-Bornes, à Villeneuve-d’Ascq, a attiré des pme d’informatique, de biomédical, de conception assistée par ordinateur, mais aussi une usine Bull, et a été choisi par le groupe Bonduelle pour l’implantation de son siège social. Les parcs Eurasanté, à Loos, à proximité immédiate du Centre hospitalier régional universitaire, Eurotéléport à Roubaix, le Centre d’innovation, de transfert et de technologie à Hellemmes souhaitent susciter un dynamisme analogue à celui dont ont bénéficié d’autres réalisations françaises, qu’il s’agisse de Sophia-Antipolis, près de Grasse, ou de la zone d’innovations et de recherches scientifiques et techniques sise à Meylan, près de Grenoble. Lille avait manqué la révolution automobile lorsqu’au milieu des années 1920 Peugeot avait fermé les portes de ses ateliers de fabrication de grosses cylindrées installés à Fives qui avaient été fortement endommagés par l’occupant allemand durant la Première Guerre mondiale. Elle n’entend pas, aujourd’hui, rester à l’écart de celle de l’informatique.

31Parallèlement, le comportement des entreprises de la place perd peu à peu ses traits d’originalité. Dans le domaine social par exemple, certaines localités, Roubaix notamment, s’enorgueillissaient du qualificatif de « ville-modèle » ou de « ville-laboratoire » employé parfois pour désigner l’attachement aux réalisations collectives. Fidèle à la tradition du christianisme social héritée du xix^e siècle, le patronat acceptait de se regrouper pour mettre en place, en accord avec les municipalités et les syndicats « réformistes », des moyens de financement de grande ampleur, anticipant ainsi sur les mesures prises par les pouvoirs publics. Par exemple, dès 1942, en pleine guerre, était apparu dans cette ville le Comité interprofessionnel du logement qui consacre 1 %, puis 2 % de la masse salariale des entreprises à des programmes d’amélioration de l’habitat ouvrier, devançant la loi Courant27 de 1953. L’institutionnalisation de la protection sociale, tout au moins jusqu’à sa remise en cause récente, rend progressivement de telles formules décalées ou désuètes par rapport à la situation dans l’ensemble de la France.

32Enfin, comme partout ailleurs, la restructuration du tissu entrepreneurial, à Lille-Roubaix-Tourcoing, comporte ses succès, mais aussi des échecs. Les zones industrielles et les parcs d’entreprises n’ont qu’un effet mitigé sur l’emploi, ne parvenant parfois qu’à attirer des entreprises de transport qui y logent leurs entrepôts. Certaines implantations, jugées prometteuses, s’avèrent non durables ou ne peuvent être sauvées qu’à coups de subventions ruineuses pour les pouvoirs publics. Il s’agit tantôt de décisions prises par des firmes multinationales qui redistribuent ailleurs leurs activités, comme le groupe américain Revlon qui ferme son usine de parfums et de cosmétiques à Seclin, tantôt de choix faits au lendemain de la reprise d’entreprises locales qui sont délocalisées ailleurs, comme le constructeur de caravanes Sterckeman, également à Seclin, passé sous le contrôle du groupe Trigano qui déplace la production à Tournon, en Ardèche. La banalisation, qui fait de plus en plus de Lille-Roubaix-Tourcoing une place « comme les autres », peut s’avérer ruineuse pour l’économie locale.

B. La métropolisation

33Cette banalisation est inséparable d’une deuxième conséquence de l’évolution survenue tout au long de ce demi-siècle : la métropolisation. Celle-ci a fait, d’un assemblage hétéroclite entre des villes de taille moyenne, mal reliées entre elles, parfois rivales dans le passé, aux intérêts encore aujourd’hui souvent divergents, une véritable région urbaine. Cette métropole, qui correspond pour l’essentiel au territoire de la Communauté urbaine de Lille (Cudl), fondée en 1967, est polycentrique. Elle possède trois unités urbaines, voire quatre depuis la création de Villeneuve-d’Ascq en 1970. Ses premières années d’existence sont rendues difficiles par le contexte de crise et de désindustrialisation qui attise les tensions politiques internes et les rivalités locales. Les orientations prises en matière d’urbanisme et de grands équipements de transport sont vivement contestées par les dirigeants de certaines communes, notamment par le maire de Roubaix, André Diligent, qui suscite la fronde des communes du « versant nord-est ». L’arrivée à la tête de la Cudl de Pierre Mauroy en 1989 et son engagement de tenir compte de leurs intérêts, dans le cadre d’une « charte des grands maires », permettent d’apaiser progressivement les tensions. Or, parmi les éléments qui les suscitaient, figuraient les implantations d’entreprises : Bull par exemple, pour une usine de montage d’équipements d’ordinateurs, disputée entre Roubaix et Wasquehal et qui finit par échoir à Villeneuve-d’Ascq. Désormais, la suprématie lilloise s’affirme, sans plus guère susciter de résistances, d’autant plus que son « association » avec la commune suburbaine de Lomme permet à Lille de passer en 2000 de 184 000 à 212 000 habitants, Roubaix et Tourcoing n’en regroupant que 97 000 et 93 000. Avec 1,2 million d’habitants, cette métropole possède-t-elle une taille suffisante pour s’imposer parmi les grandes agglomérations françaises ? Certaines statistiques sont encourageantes à cet égard, notamment en matière bancaire et financière. Grâce à la puissance de la place de Lille-Roubaix-Tourcoing, le Nord-Pas-de-Calais est bien classé par rapport à d’autres régions, davantage d’ailleurs en ce qui concerne les crédits que les dépôts bancaires, n’étant véritablement distancé sur ce plan que par la région Rhône-Alpes.

C. L’européanisation

34Cela dit, la métropole lilloise possède-t-elle une population active suffisamment nombreuse et qualifiée pour remplir le rôle qu’elle entend jouer ? Ses grandes infrastructures sont-elles adaptées, notamment en ce qui concerne les transports ? L’interrogation est d’autant plus indispensable qu’elle rejoint un dernier aspect des mutations survenues au cours de la période, de portée tout aussi décisive que les précédentes : l’européanisation. On a vu cette tendance s’affirmer à mesure que se sont modernisées, à une date d’ailleurs relativement tardive, les grandes infrastructures reliant la place de Lille-Roubaix-Tourcoing aux métropoles et régions avoisinantes. Successivement ont été mis en place le réseau autoroutier, avec l’ouverture du dernier tronçon de l’axe Paris-Lille en 1967, puis le TGV Nord en 1993, immédiatement suivi de l’ouverture du tunnel sous la Manche en 1994. Ces infrastructures valorisent le caractère exceptionnel de la situation possédée en Europe du Nord-Ouest par la métropole lilloise. D’autres moyens de transport en ont subi le contrecoup : le trafic aérien dont le développement est resté bloqué, malgré un démarrage prometteur durant les années 1960-1970 ; les voies navigables qui, en dépit de la mise à grand gabarit du canal de Dunkerque à Lille et Valenciennes, répondent mal aux espoirs qui avaient été placés en elles pour le trafic des pondéreux, même si elles ont attiré certaines implantations d’usines, moins dans la métropole lilloise que dans les autres régions desservies, notamment à l’ouest du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.

35On peut aussi se demander si les sites retenus pour ces infrastructures sont appropriés. De telles interrogations sont anciennes. Dès le début des années 1970, M. Hannart, qui présidait alors le Groupe régional de l’industrie textile, constatant les difficultés rencontrées par les entreprises pour se procurer leur main-d’œuvre et, parallèlement, l’ampleur des effectifs que rendrait disponibles dans le bassin minier la fermeture des Houillères, préconisait d’étendre vers le sud-ouest l’aire de recrutement de Lille-Roubaix-Tourcoing et d’améliorer à cet effet les réseaux existant. Aujourd’hui, certains, dans le patronat lillois, adoptent une perspective semblable28. Craignant de voir la métropole souffrir bientôt de son confinement dans un espace régional aux dimensions insuffisantes, ils réclament le transfert dans cette même direction de la gare de Lille-Europe, jugée incapable de faire face à l’extension du trafic ferroviaire. Il n’empêche que, même si elle pose aux responsables des problèmes inédits, cette modernisation des infrastructures de transport lève l’un des handicaps qui freinaient traditionnellement le développement de la place de Lille-Roubaix-Tourcoing : sa position excentrée, adossée à une frontière avec la Belgique qui, comme l’a montré Firmin Lentacker29, a joué longtemps davantage le rôle de barrière que de trait d’union.

36Les progrès de l’européanisation s’apprécient aussi à travers les nombreuses implantations d’entreprises étrangères à Lille-Roubaix-Tourcoing. Certaines s’étaient produites à la fin du xix^e siècle, au moment du vote des tarifs Méline qu’il s’agissait ainsi de contourner, notamment dans des secteurs fabriquant des produits intermédiaires et des biens d’équipement indispensables au fonctionnement de l’un des principaux pôles économiques français. À partir de la fin des années 1960 s’y sont ajoutées de nouvelles implantations, nées du phénomène inverse : la suppression des droits entre les pays membres de la Communauté économique européenne, acquise au 1^er juillet 1968, qui a représenté un puissant facteur d’attraction, complété par d’autres, comme les facilités accrues de la desserte en moyens de transports de toute sorte, la présence d’une main-d’œuvre abondante et peu revendicative, le bas prix des terrains disponibles dans les zones industrielles. D’anciennes installations connaissent alors une renaissance inattendue.

37Un exemple permet de le montrer, celui du grand Konzern chimique Bayer : en 1882, celui-ci avait loué, puis racheté une ancienne teinturerie pour y fabriquer des colorants artificiels, à Flers-Breucq, sur le territoire de l’une des trois communes qui donnent ensuite naissance à Villeneuve-d’Ascq. Il s’agissait en l’occurrence de se conformer à la législation française sur les brevets qui subordonnait leur protection à une exploitation industrielle effective, au moment des négociations qui conduisent un an plus tard à la conclusion de la convention internationale sur la protection de la propriété industrielle dite « Union de Paris ». Au même moment, d’autres fabricants allemands de matières colorantes font un choix analogue dans le reste de la France, telle la Basf, à Neuville-sur-Saône, près de Lyon. L’atelier de Flers reste toutefois de dimensions modestes, employant moins de 200 personnes à la veille de la Première Guerre mondiale. Après 1918, il est abandonné par le groupe30. Or, près d’un siècle après, en 2008, Bayer, devenu groupe transnational, décide de se réinstaller dans la métropole lilloise. Ayant pris le contrôle des Laboratoires Schering, il inaugure à Loos, dans le parc d’activités Eurasanté, une usine où sont transférées les activités naguère assurées par Schering à Lys-lez-Lannoy, une localité de la banlieue de Roubaix jugée moins propice au développement des contacts avec le milieu médical et hospitalier. D’autres cas pourraient être évoqués. Tous soulignent le profit que tire, dans le contexte de la mondialisation, la place de Lille-Roubaix-Tourcoing de sa situation avantageuse, pourvu du moins que continuent à s’intensifier ses rapports avec les régions voisines, notamment, dans un cadre transfrontalier, avec la Flandre occidentale et le Kent.

Conclusion

38Pour conclure, on peut formuler quelques questions. Tout d’abord, vient celle de la durabilité des succès qu’a remportés, malgré de nombreuses déconvenues, la restructuration des activités de la place de Lille-Roubaix-Tourcoing, au terme du processus étiré sur plusieurs décennies qui a été évoqué ici : l’évolution des techniques et des moyens de communication, longtemps propice, ne risque-t-elle pas de se retourner dans un sens négatif à plus ou moins brève échéance ? Quel avenir, par exemple, peut-on accorder aujourd’hui aux emplois dans la vente par correspondance, à l’heure où se multiplient les achats en ligne des consommateurs ? Nul doute que, à La Redoute, aux Trois Suisses ou chez Damart, on ait réfléchi à ce problème et imaginé des solutions – qui passent par encore plus d’internationalisation et de restructurations.

39La deuxième interrogation porte sur le patronat de Lille-Roubaix-Tourcoing. Si longtemps réservé, voire hostile à toute diversification hors du textile, est-il parvenu à préserver son pouvoir économique qu’il jugeait menacé ? Existe-t-il d’ailleurs encore véritablement ou s’est-il fondu dans le plus vaste cercle des élites à l’échelle nationale, européenne, voire mondiale ?

40La troisième et dernière question concerne la situation des salariés, de leurs représentations catégorielles, de leurs syndicats qui se sont tant battus pour éviter les fermetures d’usines et la casse des emplois. Se sont-ils résignés ? Estiment-ils avoir définitivement perdu la partie ou pensent-ils pouvoir garder quelque influence sur les prises de décisions, tant au niveau des entreprises que des fédérations patronales ou des pouvoirs publics ?

41À ces questions, c’est aux sociologues et aux politistes qu’il convient de répondre. La tâche des historiens de l’économie, quant à elle, se borne à pouvoir les poser.

Monument Eugène Motte à Roubaix

Vue d’ensemble des moulins à canne de la Sucrerie d’Itaquière (Brésil), s. d.

Maquette de la sucrerie d’Urena (Venezuela), s. d.

Maquette au 1/100 d’une sucrerie d’URSS type Oreleski (chauffe au charbon), février 1962.

Train de matériel de sucrerie prêt pour expédition, 12 octobre 1922.

Société industrielle des celluloses d’Alizay, échangeurs « ROSENBLADS », [1954].

Vue du tissage Deffrennes et Duplouy frères, à Anstaing (Nord), avec la Marque canalisée, sd

Usine CIT Alcatel de Marcq-en-Baroeul (Nord), Studio Malaisy à Lille, septembre 1981.