1Le mouvement iconoclaste de 1566 s’inscrit dans un contexte de crise politique et économique qui lui confère un caractère indéniable d’explosion sociale. Mais il est avant tout une tentative de « révolution religieuse » qui, compte tenu de la place que tenait l’Église catholique dans l’État et la société, était à bien des points de vue une « révolution » tout simplement. Cette révolte contre la religion officielle était, de facto, une rébellion contre le roi très catholique puisque celui-ci refusait d’accorder droit de cité au calvinisme. Les gouvernants ont tremblé devant la « fureur populaire ». Ils se sont trouvés brutalement confrontés à des hommes et à des femmes dont la fonction sociale était de travailler et qui oubliaient le labeur, le « boire et le manger » pour participer pendant des heures à des prêches et à des assemblées générales. Ces hommes et ces femmes, habitués à se taire, comme il convenait à leur état, subitement prenaient la parole, s’exprimaient par le geste, portaient la main sur les objets sacrés, occupaient les églises, revendiquaient de prendre en main l’organisation de la vie religieuse, l’assistance aux pauvres, leur propre instruction. En inscrivant dans leur projet religieux la suppression du clergé, premier des trois ordres sur lesquels reposait la société de l’époque, les calvinistes en bouleversaient les fondements. Que l’on songe aux mutations sociales et politiques que pouvaient impliquer la sécularisation des biens d’église, la suppression de la dîme, la modification des structures représentatives des gouvernés (assemblées d’État), etc. L’iconoclastie est donc bien un mouvement subversif, la traduction et le signe d’une volonté de changement. Cet aspect est encore renforcé par la prise d’armes de l’automne 1566, le siège et la chute dramatique des cités rebelles : Tournai, Valenciennes, Le Cateau-Cambrésis. Mais les motivations et la finalité de ceux qui animent le mouvement ou y participent sont essentiellement religieuses.

2La crise de l’été 1566, en effet, est d’abord une formidable manifestation de rejet de l’Église et de la doctrine catholiques par une fraction importante de la population, une proclamation par le geste et par la parole de sa volonté de vivre et de mourir dans la nouvelle religion. Dans les années, dans les mois, dans les jours qui précèdent l’iconoclastie, il n’était pas rare de voir des habitants acquis à la Réforme interpeller le clergé pour l’obliger à discuter de problèmes théologiques. A Richebourg, le jour de la Saint-Laurent qui était aussi celui de la dédicace de l’église du lieu, le « gardien des cordeliers » de Béthune qui prêchait est interrompu par des « sectaires » qui tenaient simultanément un prêche dans le cimetière. On l’invite à « dire la vérité [...]. Aultres disoient : “Il ment, qu’on le thire”, l’appelant cafard, regnard, séducteur. » Le religieux, qui mourra un mois plus tard « de la fraieur et peur qu’il eult », doit quitter sa chaire et se rendre avec le curé écouter le prêche, « près de la chaière du prédicant » ! Un peu partout, se produisent des incidents similaires sinon aussi pittoresques ; à Bambeke, à Coudekerke, à Valenciennes, à Saint-Nicolas de Gassel où François Van der Zoest empêche le curé d’expliquer l’évangile. « Spreckt u moeders taele vlamsch, dat men u verstaen mugh ! » (Parle flamand, ta langue maternelle, pour qu’on te comprenne), crie Jacques de Rycke dans l’église d’Hillewaers-Cappel (non loin de Steenvoorde) au frère Gilles, carme d’Ypres qui vient de faire une citation en latin dans son sermon. Les positions catholiques sur l’Eucharistie, sur la messe sont les principales cibles. Pendant que le curé de Richebourg consacre l’hostie, il entend des « sectaires » ricaner dans l’église, « disant qu’il tenoit et mangeoit Jehan Le Blancq ». Et lorsque intervient le saccage de l’église de Merville, Adolf Dannesysn jette les hosties non consacrées aux enfants en criant : « Tenez, voilà de beaux bébés. » La description d’une image imprimée saisie au domicile du mulquinier Jehan Le Vesve, devenu « escholattre des enfants hughenots », gravure que l’intéressé devait reproduire et diffuser, est révélatrice de l’intense propagande qui s’opère contre la messe. Cette gravure représente « une truye qui allectoit quattre moisnes, et le pape que précédait ladite truye, conduict de hypocrisie [...]. Sur le derrière de la truye, y avoit ung singe, tenant de sa patte eslevée une hostie, et dessoubz la queuwe, hors de ceste truye, thomboit or et argent au lieu de fiente. » Sur la truie, il était écrit « la messe ». Il existait également un testament de la truie « en ryme », que notre maître d’école inscrit en dessous. Sur les places des villages, à Laventie, à Mouvaux notamment, se déroulent des « farces » dont les villageois sont les acteurs improvisés, ridiculisant l’église, la messe, le clergé, à la grande joie des spectateurs. A Mouvaux où mille cinq cents personnes assistent à la scène, « le peuple, mai affecté à l’église, en fit telle joye que bonnement on ne scavoit entendre la fin Aulcuns disant que ilz avoient trop longuement séduict le peuple [...] et qu’on les debvoit assommer, les aultres disoient que le dernier cop de la messe estoit donné. » Prêtres et religieux sont accusés de trahir la vérité, d’entretenir la population dans le mensonge et les superstitions, de se nourrir des « dépouilles des brebis », de laisser leurs ouailles dans l’ignorance.

3Or voici que surgissent des hommes, anciens clercs convertis à la Réforme ou laïcs dotés d’un charisme exceptionnel, tel Guy de Bray, qui viennent leur parler de Dieu, leur lire et leur commenter, leur « révéler » l’Ancien Testament, et l’Évangile dans une langue qu’ils comprennent, des ministres qui vivent simplement et modestement au milieu d’eux, qui non seulement les appellent « frères » mais les traitent comme tels. Quelques précieux témoignages permettent de mesurer le choc provoqué par la découverte du message qu’ils délivrent. « Le prédicant parloit comme un ange », répète inlassablement Yzabeau Cardon au Cateau-Cambrésis pour convaincre ses amies de venir écouter Jean Lesur. Transformée par la foi, elle veut les convertir, les régénérer : « Vous catholiques, vous demeurez toujours en vostre papauté, en vostre vieille peau. » Hommes et femmes sont métamorphosés. On ne reconnaît plus Antoine Desquesnes qui parle « comme sy lui fust entrer ung feu en son corps [...] et tous le suivoient ». Le patricien gantois, Marc Van Vaernewyck, qui cherche à comprendre le formidable bouleversement qui intervient sous ses yeux, témoigne de l’ampleur et de l’authenticité des conversions qui s’opèrent et de l’importance du facteur religieux. « Beaucoup d’honnêtes gens ayant entendu la doctrine nouvelle demeuraient interdits, comme frappés de la foudre et disaient qu’ils n’auraient jamais cru trouver dans les prêches protestants la chaleur et l’esprit dont étaient dépourvus les sermons auxquels ils étaient accoutumés. Leurs cœurs exultaient à ce commentaire sans artifice des livres saints, les fibres les plus intimes de leurs âmes se trouvaient remuées, une dévotion spontanée, un zèle divin faisaient jaillir les larmes de leurs yeux [...]. Les ministres avaient pour toute arme l’Écriture sainte [...] pour beaucoup de personnes il était inexplicable qu’il suffit de quelques prêches pour retourner les gens qui pendant trente ou quarante ans ou plus avaient hanté les sermons catholiques. Quatre ou cinq prêches avaient raison de leurs croyances anciennes et transformaient complètement leurs convictions et leur manière de voir [...]. Le populaire mettait une telle avidité à se porter à ces prêches en plein air qu’il en perdait le boire et le manger et y risquait son existence. »

4En effet, la diffusion de la Réforme dans tous les milieux, y compris et parfois surtout dans les plus modestes, montre que les aspirations à un culte intériorisé, simplifié, ne se limitent plus aux milieux intellectuels, aux cercles relativement étroits des humanistes. Les images étaient les livres des illettrés. Mais pourquoi refuser à l’humble croyant l’accès au texte sacré ? Lors d’un procès intenté en 1562 à Jean de Bray, frère de Guy, artisan comme lui, les témoins avaient été surtout frappés par l’attention que l’accusé apportait à la lecture de la Bible, par son désir d’instruire les membres de son entourage : l’un « l’a vu aucunes fois lire en ung livre assez gros qu’il entendait [croyait] être le livre du Testament », l’autre rapporte qu’au cours d’une conversation, Bray lui aurait dit « qu’il avoit en sa maison un petit livre qui disait merveille, disant qu’il lui apprendrait bien à lire », puisque son interlocuteur lui avait confié qu’il ne savait pas lire.

5En ce domaine, l’organisation ecclésiale catholique a pris un évident retard. Elle n’a pas saisi la mutation qui s’opérait, au moins, dans certaines parties de l’Europe ; elle a sous-estimé les exigences de fidèles que ne satisfait plus, que ne rassure plus une Église trop souvent médiocre dans ses hommes.

6Dans le réseau aux mailles inégales qui couvre de conventicules clandestins villes et campagnes du xvi^e siècle, dans les granges, les maisons des particuliers, les champs parfois, les cérémonies sont réduites, pour tous, à la lecture et au commentaire de la Bible, à la célébration de la Cène, au chant des psaumes. Les barrières entre « clercs » et laïcs, entre laïcs eux-mêmes sont légères, presque insoupçonnables, les signes de la différence s’évanouissent ; il ne saurait être question ni de chapelles particulières, ni de marques ostensibles de la richesse ou du pouvoir dans les cérémonies du mariage ou des funérailles, pas plus que dans la place du banc à l’église. Ce qui s’impose, c’est l’évidence d’une égale dignité pour tous, puisque tous possèdent le Livre. L’illumination que donne cette révélation explique le sentiment de colère, le regard courroucé que les convertis portent alors sur les pratiques traditionnelles. Au niveau du quotidien, s’enracinent, dans toutes ces expériences et ces lectures, une ferveur personnelle intense, mais aussi une intolérance de plus en plus grande à l’égard des formes extérieures, jugées inutiles ou perverses, de la dévotion.

7L’acte iconoclaste s’inscrit dans la logique de ce cheminement, il n’est pas un phénomène marginal, ni une révolte folle, ni un vandalisme aveugle. Mais il n’est pas non plus exclusivement l’expression d’une autre sensibilité religieuse. Il est aussi « l’événement », ce par quoi le monde des humbles fait basculer, pour un instant, les certitudes, ébranle les rapports de force, se saisit de la trame des jours pour y imprimer sa marque.

8La crise de l’été 1566 est l’indice irréfutable de la déchirure qui s’amorce entre l’Espagne de Philippe II et les dix-sept provinces. La terrible répression du duc d’Albe ne résout rien ; des années de conflits vont amener l’émancipation complète des provinces du Nord, appelées à former un État totalement indépendant, la République des Provinces-Unies, et la semi-émancipation des provinces du Sud, auxquelles le roi va, de guerre lasse, octroyer un statut de relative autonomie en les détachant de la tutelle espagnole et en les plaçant sous la souveraineté des « archiducs », Isabelle et Albert.

9Cependant, l’iconoclastie et ses suites immédiates débouchent, à moyen terme, sur un échec durable du calvinisme dans les provinces méridionales. Les jeunes églises protestantes au nom évocateur (la Palme, la Rose) sont fauchées en pleine croissance. L’automne ne tient pas les promesses du printemps et les lendemains sont amers. La nouvelle religion, éradiquée de Flandre et du Hainaut, continuera son impétueuse croissance sous un ciel plus septentrional. Dans ces provinces, le catholicisme sauvé dans un premier temps, en partie par l’or et les soldats du roi d’Espagne, en partie par Sa réaction des dirigeants et des habitants qui lui étaient restés fidèles, reste seul maître du terrain. Mais cette Église catholique immuable en apparence dans ses structures et dans ses rites va elle aussi faire « peau neuve ». Les plus lucides, les meilleurs ont compris qu’après 1566 rien ne pouvait plus être comme avant. Un François Richardot, évêque d’Arras, souffrait de penser que nombre de ses « brebis » acquises à la Réforme le considérait comme un mauvais pasteur. En plein cœur de la tourmente, dans le sermon qu’il prononce à Armentières sur le culte des images, il lance pathétiquement à ses auditeurs : « Ne me faites pas, et à vous mesmes, ce tort de penser moins de mon bon zèle envers vous que de celluy de vos prédicants, que vous ne cognoissiez [...] ; mon scavoir est peu de chose au regard de plusieurs autres ; mais il me semble que c’est assez de scavoir Jésus-Christ crucifié, lequel je tiens vous avoir sincèrement annoncé, et puis dire que si vos prédicants ont veu et leu les escriptures, aussy ai-je... » A cette date, François Richardot était bien isolé. Bientôt vont venir des prélats, des religieux, des prêtres, mieux formés et plus conscients de leurs responsabilités, qui, par la parole, le catéchisme, la distribution des sacrements, et avec le soutien inconditionnel du pouvoir politique, s’attacheront à gagner définitivement au catholicisme cette terre, qui avait été celle des gueux et qui vibrait encore des « merveilles » survenues en 1566, l’espace d’un été.