Chapitre IX. Qui sont les « casseurs d’images » ? Essai de description sociologique
p. 199-227
Texte intégral
La « perplexité » des « autorités locales »
1Au lendemain des événements d’août 1566, Marguerite de Parme écrit à l’archevêque de Cambrai son écœurement « de ne voir une âme seule se mouvoir à y résister, chose certes déplorable, oultre mesure1 ». Ce jugement est-il fondé ? Le mouvement iconoclaste a-t-il été facilité par l’absence de réaction, voire parfois par la complicité de ceux qui détenaient les pouvoirs de police et de justice ?
2N’insistons pas sur l’attitude des gouverneurs de province, puisqu’elle apparaît clairement tout au long de notre récit. Rassenghien et Noircarmes ont contribué à endiguer le mouvement puis à faire pencher la balance en faveur de la politique de Marguerite. L’attitude d’Egmont en Flandre-Artois est certes plus équivoque, tout au moins avant les troubles. On lui a vivement reproché d’avoir quitté Ypres et d’être parti pour Bruxelles à la veille de l’iconoclastie. Sans doute n’a-t-il pas voulu cautionner par sa présence des actes qu’il n’aurait pu ni empêcher ni approuver. Son comportement ultérieur montre qu’il n’a pas plus de sympathie pour les « casseurs d’images », que pour la politique de Philippe II. Il souhaite organiser une coexistence pacifique entre les deux communautés, et de toute manière sa tâche n’est guère facile en cette Flandre où la nouvelle religion a tant d’adeptes.
3Au niveau inférieur on constate que la plupart des gouverneurs ou capitaines de ville investis d’une responsabilité n’ont pas pactisé avec les réformés, qu’il s’agisse de Jean de Moulbaix à Tournai, de Ferdinand de le Barre grand bailli de Flandre à Courtrai, du baron de Licques à Bergues, du vicomte de Melun à Arras, du seigneur d’Auxi au pays de Lalleu, etc. Quelques phrases de Jean de Morbecque, gouverneur d’Aire-sur-la-Lys traduisent bien, dans leur simplicité, l’intense émotion et le sentiment d’impuissance qui habitent ces hommes. « Moi et tous mes subjectz sommez en très grande perplexité, pour ne pouvoir mentenir l’honneur et le servisse de Dieu, comme je l’avons promis et juré. Nous sommes bien malheureux d’avoir de tielz prescheurs. Quant à moy je ne viz jamais un tel évangile, duquel le bon Dieu, par sa grasse, nous en délivrera2. » Ils ne s’opposent pas à l’iconoclastie parce qu’ils n’en ont pas les moyens. En face de calvinistes armés et soutenus par une importante fraction de la population ils ne disposent que de forces dérisoires et peu sûres. Le même Jean de Morbecque n’avait-il pas désespérément signalé au comte d’Egmont qu’il n’avait « en la ville d’Aire que cincquante soldatz et que tiel nombre de gens n’estoit suffisant pour faire bonne garde d’icelle, en tamps si dangereulx » ? Il avait vainement supplié la duchesse de l’autoriser à lever dix à douze soldats pour son château de La Motte au bois ! La situation dans laquelle se trouve Rassenghien à Lille est tout aussi éloquente. Le 2 juillet 1566, il considère que « pour garder la ville de saccagement », il lui faut « quelques fidelle compagnie de cheval ou d’infanterie ». Parmi les membres du magistrat, « pas un seul gentilhomme » ; dans la ville, « il n’y at quasi homme dont on puisse se servyr ou faict de guerre ». Marguerite de Parme lui permet de renforcer de soixante hommes la garnison du château, « que tenons estre de quarante », et elle ordonne de faire approcher » la bande de Mr. de Montigny », qui n’arrivera qu’à la fin d’août. Dès lors on comprend mieux pourquoi le gouverneur de Lille, la mort dans l’âme, renonce à intervenir dans le plat pays contre les briseurs d’images qui, les 16 et 17 août, saccagent les églises. « Je n’ose sortyr ou me deffaire de si peu de gens que j’ay pour secourir aux champs », déclare-t-il, car « ceulx de leur ligue » qui sont en ville n’attendent que cette sortie pour entrer en action dans les églises de la cité. Rassenghien a réussi à préserver Lille de l’iconociastie surtout grâce à la coopération active du magistrat. Celui-ci dès juin-juillet a accepté sur ses conseils de réorganiser les milices bourgeoises. Le gouverneur a veillé à ce que dans les « centaines » assurant le guet, il y ait en permanence « quatre bons contre ung qui poulroit estre suspecté ». Il a fait armer et répartir des habitants valides et « sûrs » en six « bandes », prêtes à intervenir au premier appel. S’y ajoute dès l’annonce des troubles survenus en Flandre la levée de cent soldats payés par le magistrat et de cent autres payés par le chapitre de Saint-Pierre. Des hommes en armes campent dans les cimetières autour des églises pour en interdire l’accès aux briseurs d’images. Gomme on le voit la détermination et l’esprit d’organisation du gouverneur ont certes joué un grand rôle, mais la coopération active des échevins et d’une importante fraction de la bourgeoisie et de la population a été au moins aussi importante3.
Église d’Hondschoote. Hondschoote était l’un des « fiefs » des iconoclastes. Si l’impressionnante tour-porche datant de 1513 a résisté, une grande partie de l’église a été reconstruite de 1602 à 1620 en style gothique.

Cl. Frédéric Vienne.
Église d’Eecke. L’église d’Eecke, située dans le canton de Steenvoorde, une zone où les iconoclastes ont été particulièrement actifs, est largement reconstruite après les événements.

Cl. Frédéric Vienne.
L’église de Bambecque, cible des iconoclastes elle aussi et restaurée ensuite.

Cl. François Richir.
4Cet exemple explique a contrario pourquoi l’iconoclastie n’a pas rencontré grande opposition en maints endroits. Les gouverneurs non seulement disposaient d’effectifs squelettiques pour s’interposer, mais ils ne pouvaient guère compter sur le concours des seules forces officiellement organisées, à savoir les « serments » et les compagnies bourgeoises. En effet, dans les villes des Pays-Bas, les « confréries sermentées » d’archers, d’arbalétriers, de « joueurs d’épées », voire de canonniers servaient non seulement à défendre la ville contre toute agression, mais à maintenir l’ordre en cas de nécessité. Les citadins qui les composaient s’entraînaient régulièrement et Charles Quint avait encouragé le développement de ces « serments ». Or, il est évident que dans les zones où le calvinisme était bien implanté on trouvait de nombreux adeptes de la « nouvelle religion » dans ces confréries ou dans les milices bourgeoises ; quant aux autres membres, ils n’étaient pas pour autant de farouches partisans de la politique religieuse du roi d’Espagne ! Ainsi à Valenciennes, il n’y avait aucune garnison en ville mais il était de notoriété publique que la compagnie bourgeoise dont Michel Herlin était le capitaine ne comprenait que des calvinistes et cent soixante hommes au lieu des cent officiellement prévus.
5A Bailleul et dans les environs, dès 1561, on prenait de grandes précautions pour arrêter et punir les « hérétiques » car on ne pouvait garantir le maintien de l’ordre. David Cambier arrêté à Neuve-Église, transféré à Ypres par prudence pour être interrogé, est ramené momentanément à Bailleul, « par nuyct et hors heurs, craindant quelque trouble et tumulte ». Il faut dresser la potence sur le marché, pour impressionner le peuple certes, mais aussi parce que « le dangier de ce temps ne souffroit ladite justice estres faicte au lieu patibulaires accoutumé4 ». En 1562, à Valenciennes, la foule a délivré les « Maubrulez » qui montaient au bûcher. En 1566, à Estaires seul bourg proche du pays de Lalleu à posséder un « serment d’arbalestriers », la plupart des membres étaient des « sectaires », y compris « Mathieu Chavatte roy de la confrarie ». Il était donc inutile de les requérir pour « assister la justice ». A Enghien, lorsqu’on annonce l’approche des briseurs d’images, le magistrat convoque les confrères assermentés pour leur demander de faire bonne garde aux portes. Ceux-ci, après s’être concertés, déclarent que leur intention « n’estoit faire guet ». A Bergues, enfin, où la communauté est invitée à prêter serment d’assister le magistrat « contre touttes entreprinses contre le roy et repos publicque, plusieurs, meismes des confréries » déclarent « qu’ilz nestoient déliberez de faire le mesme pour la conservation de l’anchienne religion5 ».
6Les représentants du roi ne peuvent pas plus compter sur les autorités locales, baillis des villages ou échevins, pour faire appliquer les « placards », rendre la justice en conséquence et pour tenter de s’opposer au mouvement. Il est d’abord évident qu’un certain nombre de ceux qui exerçaient ces charges étaient acquis à la Réforme. A Bailleul, Pierre Cappoen, lieutenant de « Mr. de Bailleul », Gilles Dekonninck ancien échevin de la châtellenie sont des meneurs du mouvement ; ils seront condamnés à mort pour ce motif. Jacques Taffin, receveur général de Cassel et du bois de Nieppe est bien connu ; déjà arrêté en 1561 comme suspect puis relâché, il est banni à perpétuité le 12 octobre 1568 pour avoir été « ung principal négociateur des affaires des sectaires ». Marguerite de Parme, en septembre 1567, fait informer sur la conduite de Philippe Lecocq bailli de Merville. En février 1568, on émet des réserves sur l’ardeur que mettrait Nicolas Aubin, bailli de la châtellenie d’Ypres à juger ceux qui seront arrêtés le mercredi des Gendres, compte tenu qu’il s’est « meslé au faict des troubles passez » et a fréquenté les prêches6. A Meteren, à Merris, presque tous les échevins sont membres du consistoire, à Armentières, quatre des échevins nommés à l’Ascension 1566 sont convaincus d’être acquis à la religion réformée7. Le greffier de cette ville, Arnould Tiberghien, est aussi accusé d’être un des auteurs des requêtes et des démarches faites auprès du magistrat de Lille pour obtenir la liberté de religion8. A Tournai, le procureur du magistrat (et chroniqueur), Pasquier de le Barre, est exécuté comme calvicalviniste ; l’ancien conseiller pensionnaire, Nicolas Taffin, frère de Jacques précédemment cité, est banni à perpétuité « pour avoir esté du consistoire et conduict et radmené à cheval aux presches et aultrement, garny d’armes, pistoletz et aultre, les ministres sectaires9 ». Au Cateau-Cambrésis, les échevins David Plouchart et Gilles de Saint-Martin sont d’ardents réformés. A Laventie, un témoin fait observer que « ceulx de la justice » non seulement étaient parfaitement informés que des prêches se tenaient clandestinement, mais que « la pluspart d’eulx estoient suspectez d’estre sectaires », notamment Mahieu Wastepatte, Guy du Bois, Nicolas Salengré, Jehan de l’Espine et d’autres. Ils ont veillé, au contraire, à ce que « le grand bailly n’en fust adverty, craindant qu’il ne les empescha ».
7Des échevins ont d’ailleurs cautionné l’iconoclasme ou y ont pris une part active. Lorsque l’église de Laventie « fust saccagié et ruyné [...], Nicolas Salengré, pour lors eschevin, estoit présent et rioit quand il veit faire la rompture desdits fons ». Un rire qui ne sera pas oublié ! La sentence qui le condamne au bûcher porte qu’il a été « apperceu de rire, voyant une jeune fille jecter ou laisser cheoir par terre aulcunes images ». On lui reproche aussi d’avoir confié les clefs de l’église à un protestant et d’avoir ajouté qu’il fallait « rompre les cloches ». A quelques lieues de là, le premier échevin de Merville, Antoine de le Becque était présent le 16 août dans l’église de ce bourg, « parrompans les hugeryes, aultelz, repositoire, candélabres et aultres ornemens, demorez entiers » après le saccage de la veille. Il a été vu « mectant la main à certaine corde tendue pour abattre et tirer jus [faire tomber] le cuyvre et métaux des candélabres ». La besogne achevée, il est allé « compaigner lesdits rompeurs en la taverne ». Gilles Deconinck, ancien échevin de la châtellenie de Bailleul, est décapité pour avoir détruit, dans l’église de Saint-Jans-Cappel, le tabernacle, l’autel de la Vierge, des tableaux et des sculptures qu’on avait transportés dans la tour. A l’automne, les mêmes notables tiennent un rôle majeur dans l’enrôlement et l’armement des calvinistes. Ainsi Christophe Traisnel, peu avant la marche sur Tournai et Lannoy, a convoqué les habitants de Sailly-sur-Lys et lu « ung rolle, appelant particulièrement lesdicts habitans l’ung après l’autre, et les faisoit passer entre deux hallebardes fichiés en terre, sous un baston attachié à deux hallebardes ». Traisnel pour tenter de se justifier avait précisé que c’était « pour garder le pais contre les maulvais garçons et non contre le roy10 ».
8Néanmoins, ceux qui détiennent un pouvoir local, une « parcelle » de la puissance publique ne sont pas majoritairement des calvinistes, loin s’en faut, sauf en quelques localités. Gomment se sont comportés ceux qui sont catholiques ou se disent tels ?
9Les principales tentatives de résistance sont assez nettement circonscrites à la région de Lille-Douai et à l’Artois. Non seulement les magistrats des grandes villes s’emploient à préserver leurs églises mais ceux de quelques villages s’opposent également aux briseurs d’images. Rassenghien signale, au début de septembre 1566, que des paysans du plat pays lui ont livré leur curé « apostat ». A Wavrin, à Gondecourt, les habitants se sont opposés par la force aux « gueux » venus s’en prendre à leurs églises : certains de ceux-ci se sont noyés en repassant précipitamment la rivière. L’épisode le plus marquant est sans conteste la résistance armée qu’anime le bailli d’Anchin, Fery de Guyon, le 26 août 1566. La veille, quatre cents à cinq cents calvinistes ont saccagé l’abbaye de Marchiennes ; ils envisagent de continuer par celle d’Anchin et les églises de l’Ostrevant. Ferry de Guyon remontre alors aux paysans d’Anchin, de Pecquencourt, de Montigny, de Maisnil, d’Auberchicourt, etc., « la grande insolence que les gueux rassemblés faisaient par le pays [...]. Quelques-uns me respondirent qu’ils me suivraient et qu’il fallait empescher leur venue ». Les sept à huit cents hommes qu’il rassemble, affrontent par deux fois les « sectaires » qui laissent près de cent cinquante morts sur le terrain, selon des estimations sujettes à caution. Rassenghien communique aussitôt à Marguerite de Parme les noms des hommes coürageux qui se sont illustrés dans cette affaire afin qu’elle les récompense ; dans cette liste figure « Jan Godin, laboureur, ayant esté soldat », mort après avoir perdu deux chevaux ; il laisse une veuve et des enfants « povres » qu’il faudrait secourir11. Le gouverneur de Lille s’est d’ailleurs constamment appuyé sur la population catholique, s’est préoccupé de la rassembler et de l’armer. Lorsqu’il succède à Egmont comme gouverneur de Flandre, il veut utiliser la même méthode en cette province mais le duc d’Albe, qui se méfie des autochtones, s’y oppose.
10Cependant de telles manifestations de résistance ouverte à l’iconoclastie sont rares. Elles sont le plus souvent limitées à une zone où la nouvelle religion a peu d’adeptes et où la détermination des « autorités supérieures » (le gouverneur) ne fait aucun doute. Dans les régions où le calvinisme est solidement implanté sans être obligatoirement majoritaire, baillis et échevins « catholiques » sont souvent restés passifs en invoquant leur impuissance et surtout leur « perplexité ». La première est réelle dans les quartiers où les calvinistes représentent une force incontestable. Les trois échevins catholiques du pays de Lalleu qui s’expliquent sur leur comportement pendant les troubles (les autres, calvinistes, sont exécutés, prisonniers, en fuite) déclarent qu’ils n’avaient « ny auctorité, ny puissance de résister » et que les catholiques encore nombreux avaient peur. Les « sectaires » ne sont-ils pas venus six fois à Laventie manœuvrer « sur le marchée, comme gens de guerre » ? Le curé de Lestrem excuse ses paroissiens de ne pas s’être opposés à l’iconoclastie. « Chacun estait effraié et s’enfuioit sur le bruit que l’on disoit qu’il y avoit encoire trois cens Flamengs aux haies du village. » Le bailli, Jehan Richebé a essayé de s’interposer en leur faisant de « gratieuses remonstrances » mais en vain ! A Fleurbaix, des habitants ont tenté de résister mais ont finalement été débordés12. De même à Valenciennes, les membres du magistrat n’ont qu’une apparence d’autorité. Or Noircarmes, au nom de la gouvernante, les met en demeure, le 22 novembre, d’empêcher la tenue de la Cène et de « procéder contre les ministres, chiefs et conducteurs de ladite Cène, par le dernier supplice », sous peine d’être eux-mêmes considérés comme « rebelles [...] et usurpateurs du vray et légitime patrimoine du roy nostre maistre » et d’en rendre compte ultérieurement. De toute évidence, ils ne peuvent accomplir cette mission. Ils protestent auprès du gouverneur en faisant observer qu’il n’a pas le droit moral de leur demander d’exécuter « choses au dangier de leur vie », et qu’ils n’ont pas été « à ceste cause instituez audict estât ». S’il persiste dans ses intentions, ils préfèrent « remectre leur serment et estat ès mains de vostre Seigneurie13 ».
Sentence de la gouvernance de Lille condamnant, le 21 juin 1567, à la pendaison Pierre Honnouré, dit L’Araigne, ayant porté les armes contre le roi à Wattrelos.

A.M. Lille, reg. 12 121. Cliché A.M. Lille
Dessin à la plume évoquant la pendaison d’un gueux calviniste, complice d’une tentative d’enlèvement du curé de Tourcoing.
A.M.Lille, 12 121, cliché B.M.Lille
Sentence de la gouvernance de Lille condamnant, le 30 octobre 1569, à la roue Jehan Motte, dit Quino, un Gueux des bois qui a participé à l’assassinat du prévôt des maréchaux d’Artois et de seize de ses hommes à Lestrem, au pays de Lalleu.

A.M. Lille, reg. 12 121. Cliché A.M. Lille.
11Dans les nombreuses localités où les calvinistes représentent une force, mais pas au point de contrôler la situation comme dans les deux exemples cités (Valenciennes et le pays de Lalleu), le « flottement » des autorités locales semble fréquent. Le mémoire justificatif présenté en septembre 1567 par les bailli, vicomte, échevins et cuerheers de la châtellenie de Bergues illustre assez bien ce comportement. Certes ils avancent l’argument « pratique » selon lequel ils ne pouvaient s’opposer efficacement à des troubles qui survenaient partout le même jour. Mais ils reconnaissent aussi qu’ils ne savaient pas quelle attitude prendre. « En tel désarroi et désordre, qui se veoit estre général [...] tous bons cœurs se trouvoient en telle perpléxité et esbranlement que bonnement ilz n’avoient devant les yeulx ce qu’ilz eussent à faire. » Pour tenter de justifier l’expectative dans laquelle ils sont restés, et qui peut leur valoir les foudres du duc d’Albe, ils invoquent « la perpléxité, esbranlement et estonnement [...] esquels avecq la pluspart du monde ilz se sont trouvez14 ». D’où vient chez eux cette « perplexité » qu’invoque aussi le magistrat d’Enghien ? Quel sens lui donner ? Elle est certes liée au véritable traumatisme que produit l’événement et à l’inquiétude qu’il suscite. Mais elle signifie aussi que les autorités locales ne savent pas très bien ce qu’elles doivent faire. Les échevins de la châtellenie de Bergues le disent nettement. Ceux de Lille, qui pourtant ont choisi leur camp, déclarent le 21 août 1566 qu’il est « chose merveilleusement difficile » de distinguer et de faire leur « debvoir », « pour les occurences du temps, à cause de la grande diversité des opinions ».
12La défense de l’Église catholique de l’époque ne suscitait pas grand enthousiasme même chez ceux qui se réclamaient d’elle. Depuis cinq ou six ans, les progrès de la « nouvelle religion » dans les populations étaient foudroyants et semblaient devoir continuer irrésistiblement. Les « seigneurs » semblaient sinon incliner vers elle, du moins admettre et réclamer la liberté religieuse. Le gouvernement paraissait hésiter. Tous ces éléments contribuaient effectivement à rendre « perplexes » les notables locaux investis d’une autorité officielle ; la peur et le souci de ne pas prendre position faisaient le reste.
Les « minorités agissantes » : les « bandes de casseurs d'images »
13Comme on peut le constater, les témoignages, les problèmes posés renvoient à une autre interrogation essentielle. Qui sont les « casseurs d’images » ? D’où viennent-ils ? Quels sont leurs liens avec Sa population locale ? Les documents fournissent des réponses contradictoires. Les uns mettent en évidence le rôle joué par les calvinistes locaux, leurs ministres, leurs meneurs et même des échevins ; c’est le cas pour nombre de localités de Flandre et du pays de Lalleu, telle Laventie où la famille Wattepatte, Nicolas Salengré, pour ne citer que ceux-là, occupent le devant de la scène. D’autres, à l’opposé, parlent de « gens estrangiers et incongnuz », venus d’ailleurs ; ainsi le magistrat d’Enghien présente les « sacquageurs » comme une troupe d’envahisseurs, « cheminans en ordre de guerre », venus ravager Ses églises de la petite cité. Il faut évidemment faire la part des dénonciations malveillantes et surtout des tentatives de justification a posteriori. En invoquant l’intervention d’« étrangers », échevins et baillis espèrent dégager à bon compte leur propre responsabilité. Néanmoins, les deux explications sont plus complémentaires que contradictoires car la situation varie d’un lieu à l’autre selon que les protestants représentent ou non une part importante de la population locale. Dans les villes comme Valenciennes et Tournai où les trois quarts des habitants étaient des adeptes de la « nouvelle religion » ou au Cateau-Cambrésis, les calvinistes locaux les plus actifs n’ont laissé à personne d’autre le soin de « nettoyer » les lieux de culte de leur cité. Une gerbe d’exemples significatifs le prouve abondamment.
14A Tournai, on exécute, le 5 avril 1568, Cyprien de l’Espine et son fils, charpentiers en cette ville, « pour avoir, les premiers, brisé les images au jour du saccagement des églises », Le 12 avril, on pend le marchand « d’ostades et de satins », Jérosme du Pisre, coupable du même fait à Saint-Piat. Le 7 mai, c’est le tour du boucher Guillaume du Mont dit « Mo », qui, à Saint-Jacques, était entré « séditieusement avec pluisieurs aultres, meismes y auroict déclaré hault et clair de vouloir faire un bacq de pourcheaulz des fonds d’icelle église ». Il est également accusé d’avoir « fiché » une tête de Christ sur la pointe d’un candélabre et « avec sesdits compaignons, successivement l’ung après l’autre, bastu de verges en adjoutant : “Sy tu es Dieu, parle” ». Scène étonnante qui évoque la flagellation du Christ ! Le hautelisseur, Jean Le Backre, a brisé le 23 août un coffret contenant deux châsses d’argent et les reliques dans l’église des Près-Nonnains. Georges Orte, fils du tenancier de l’Hostellerie du Cygne, est allé rompre les cloches à Saint-Jacques. Jean Fontaine, fossoyeur à Saint-Pierre, est venu opérer dans son lieu habituel de travail. A l’aide d’une corde il a fait tomber Ses statues de saint Pierre et de saint Paul qu’il a ensuite brisées à coups de marteau ; puis il a ouvert les portes à ses coreligionnaires pour qu’ils puissent fracasser les orgues. On pourrait multiplier les exemples similaires15.
15A Valenciennes, l’iconoclastie est également le fait des calvinistes de la cité. Le « hocqueur de laisne », Nicaise de Brabant, a opéré avec « un maillé de bois » dans l’église du Béguinage. Vincent Moreau, fripier, « fait frapper, grasiller, gaster quelque peinture et histoire du baptèsme de Nostre Seigneur Jésus-Christ » au cloître de Saint-Jean. Jean Vasseur, serrurier de la ville a été le « principal conducteur, armé d’ung morillon sur sa teste et d’une arquebouze », du groupe qui sévit à Saint-François. Aux Chartreux, on a particulièrement repéré le sayetteur Tassin Coulon et le chirurgien Mathieu Corbin. A Saint-Géry, s’est distingué le maître charpentier Andrieu Lachon, « homme de grand esprit et de petite stature » qui a ouvert l’endroit « où les ornemens de l’église estoient cachez [...] et les a bruslés en cendres ». Philippe Lefebvre, à Saint-Paul, a abattu le crucifix. Et on pourrait continuer la liste comme pour Tournai16.
16Au Cateau-Cambrésis, un témoin a identifié parmi les hommes qui, « muny d’arquebouzes, sont entrés rompre dans les églises », en suivant le prédicant Jean Lesur, deux étrangers et de nombreux habitants de cette ville : Bernard Guislain et David Plouchart, deux riches censiers, Jehan Fermoise, tenancier de l’hôtellerie Au Cerf et sa femme, Claude Raverdy, Olivier Descamps, Charles Guislain, Nicolas Bien Aymé, etc. Le mulquinier, Robert Cresteau, âgé de dix-neuf ans, admet « avoir aydé à rompre avec les aultres et estoit muny d’un petit épieu ». Pendant ce temps, un groupe d’hommes armés montait une garde vigilante sur le marché. Parmi ceux-ci, le cordonnier Hermand Rudain, portant une demi-pique de cinq à six pieds de long, Jehan Le Vesve « meulquinier, puis escholattre des enfants hughenots17 ».
17Ces faits précis, corroborant ceux que nous avons signalés pour la Flandre et le pays de Lalleu, prouvent sans conteste qu’en de nombreuses localités les calvinistes autochtones les plus résolus sont les principaux auteurs de l’iconoclastie qui intervient dans leur ville ou leur village, même s’ils n’en sont pas les seuls. Le comte d’Egmont ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Il considère qu’en Flandre « le peuple dudict pays est en grande partie coulpable des sacrilèges, foulles et insolences faictes ès églises et ailleurs ». « Tant de gens sont coupables » de ces « mésuz », qu’un ample pardon lui paraît nécessaire, car « ne se peuvent tous chastier pour estre le nombre si grand18 ». Philippe II et le duc d’Albe en jugeront différemment et provoqueront une gigantesque émigration vers l’Angleterre, la Hollande, la Zélande, l’Allemagne.
18Si la participation des « gens du pays » à l’iconoclastie est un fait acquis en maints endroits, il faut toutefois souligner le rôle essentiel joué par les ministres et surtout par les bandes de « casseurs d’images » qui se sont constituées. Pour les premiers, limitons-nous à un simple rappel. D’une part, notre récit met suffisamment en lumière la part prise par Jacques de Buyzere, Sébastien Matte, Gilles du Mont, Cornille de Lezennes, Jean Lesur et bien d’autres dans le mouvement iconoclaste. D’autre part, l’historienne américaine, Phyllis Mac Grew, a abordé ce sujet dans un ouvrage récent et tenté de déterminer l’influence des prédicants « modérés ou progressistes » sur les événements d’août 156619. Attardons-nous plutôt sur le problème des bandes d’iconoclastes qui très souvent d’ailleurs accompagnaient un ministre.
19Dans les lieux où les calvinistes étaient assez nettement minoritaires, ou peu enclins à passer à l’action, l’impulsion ou le renfort sont souvent venus de troupes itinérantes de « briseurs d’images ». Les textes mettent clairement en lumière ce phénomène. La bande dont William Leplat, laboureur à Bondues et « roi des gueux », semble le « chief » a beaucoup circulé dans le plat pays lillois pour « rompre et saccaiger les ymages et aultres choses servans à la décoration de plusieurs églises de ceste chatellenie » ; elle est allée à Loos, Lomme, Marcq-en-Barœul, Wasquehal, Croix, Fiers, Roubaix, etc., à l’abbaye de Cysoing. Des habitants des villages mentionnés étaient mêlés à l’opération ; ainsi à Cysoing, Jacques et Robert Fourment, père et fils, cordonniers en cette bourgade, sont accusés « d’avoir avecq les rompeurs des ymages esté en l’église et abbaye dudit Chisoing, y bien mangé et eulx énivré20 ». A Lestrem, au pays de Lalleu, les briseurs d’images étaient environ trente ou quarante « tant Flamengs que de Richebourg et dudit Lestrem » ; conduits par un nommé Jehan Méan, « du village de Stienwercq ». Non loin de là, à Fleurbaix, le saccage de l’église serait l’œuvre, selon le curé Andrieu Desjardins, d’« aucuns d’Armentières, y venus en grand nombre, armés et embastonnés21 ». Effectivement le parcours des iconoclastes armentiérois, Pierre Bien, Jacques Hennart, Pierre Francquelin, Philippe Cruchet et Antoine Rollant reconstitué par J. M. Regnault et P. Vermander, passe bien par Fleurbaix. Ils étaient allés auparavant à Erquinghem-sur-Lys et se sont dirigés ensuite vers La Chapelle-Grenier, où Pierre Bien, par dérision, « contrefaisoit le pendu22 ». Dans la châtellenie de Cassel, François Deconinck est châtié pour avoir été « le meneur et le chef d’une bande de destructeurs d’images en différentes églises ». A Westoutre, Adrien Cortyl est allé chercher à Bailleul Jacques de Buyzère et ses compagnons pour qu’ils viennent « nettoyer » l’église de ce village et y assurer la prédication. Cortyl participe ensuite à l’iconoclastie à Briel, Ypres, Dikkebus23.
20On n’a que l’embarras du choix pour évoquer les figures de « casseurs d’images » notoires qui se sont illustrés dans la région d’Hondschoote, se déplaçant en bande le plus souvent avec le prédicant Sébastien Matte. Citons plus spécialement Jacques Plateel, natif d’Hondschoote, qui, armé d’une rapière, d’une cuirasse et d’une lance, montait la garde pendant que ses camarades dévastaient les églises de diverses paroisses à Ypres, à Poperinghe, etc. ; Jean Mispelbolle, natif d’Houtem, qui, après avoir participé à la mise à sac de son église paroissiale, est allé faire de même le lendemain à Wulveringhem, Vincken, Oeren, Alveringhem. Ces bandes organisées se déplaçaient assez loin, puisque Jean de Vos ou Jacques de Burchave par exemple, tous deux d’Hondschoote, sont directement impliqués dans les saccages des couvents près d’Ypres, ceux d’Eversam et de Saint-Jean pour le premier, celui de Sainte-Claire pour le second.
21En fait, ces hommes qui entourent Sébastien Matte sont, comme d’autres dans la région de Cassel, de Bailieul, du pays de Lalleu, des « baroudeurs » de la nouvelle religion. Non seulement ils ont pris une part décisive dans la tenue des prêches en plein air et dans l’iconoclastie mais iis sont de tous « les coups durs » qui suivent. La « carrière » de Jacques de Deckere, alias « Hondol » ou « Ouldof », charpentier, âgé de cinquante-deux ans et natif de Houtkerke, en est une bonne illustration. On le retrouve dans l’attaque menée sur Furnes au début d’octobre 1566, au combat de Wattrelos dans la bande à Jehan Denys. Il a coopéré à l’assassinat du curé de Houtkerke auquel on avait déjà coupé les oreilles. Des membres de la bande à Camerlynck logés chez lui tuent devant sa demeure trois des soldats venus pour les arrêter. Il participe ensuite à l’assassinat du curé d’Hondschoote et des prêtres de Rexpoede. Il est un des deux cents ou trois cents « sectaires » réunis sur le Catsberg (le mont des Cats) autour de Jean Michiels pour envisager une attaque sur les prisons d’Hazebrouck où sont détenus leurs camarades. Le 30 octobre 1568, il est condamné à être roué sur une croix de Bourgogne24. On pourrait retracer de même le destin mouvementé non seulement de Jan Camerlynck, auquel M. Backhouse a récemment consacré de savants travaux25, ou de Jehan Denys, de Pierre Waels, fils d’un cultivateur de Houtkerke dont le magistrat de Bergues avait mis la tête à prix, de Cornil Rubrecht et de dizaine d’autres. Ces hommes forment le noyau le plus dur et le plus extrémiste des « troupes de choc » calvinistes.
22Si ces bandes, regroupant les « sectaires » les plus ardents et les plus violents d’un « quartier », ont souvent coopéré avec les calvinistes locaux pour saccager les églises paroissiales, en certains endroits, en revanche, elles ont réalisé cette opération par la force, contre la volonté des habitants. Dans la châtellenie de Bergues par exemple, la situation est complexe selon les « quartiers ». Le saccage serait le fait de « gens estrangiers et incognuz, venans par grandes troupes », au Sud, de « Pont-Roard, ville et chastellenie de Cassel et ailleurs », au Nord, « de Hondschoote et de la chastellenie de Furnes par le village d’Adynckerke ». Seuls les calvinistes de Brouckerke, avec à leur tête le curé « apostat » de cette paroisse, auraient « iconoclasté » leur propre église. En revanche en d’autres villages situés essentiellement au nord-ouest vers Dunkerque, « comme Warheem, Westcapple, Quadypre, Grand-Sintene, Petit-Sintene et Coudekercke [...], esquelz lieux lesdicts estrangiers audicts jours et tamps ne sont venuz, les bonnes gens, par commun accord avec les curez [...] ont démiz lesdictes ymages [...] pour les mectre et garder en secrètes places hors du danger desdicts malveullans », afin de pouvoir les réinstaller dès que possible, ce qui est fait en septembre 156726. De même, la sentence qui condamne Philippe Moreel à la corde pour les destructions commises dans l’église de Watou (châtellenie de Cassel) précise qu’il a démoli l’autel de la Vierge malgré les supplications des. habitants27. Les saccages d’abbayes, de couvents, d’églises, de chapelles, dans les campagnes environnant les grands centres acquis à la Réforme, comme Tournai et Valenciennes, sont essentiellement l’œuvre de « missionnaires armés » qui se chargent de propager l’iconoclasme et la nouvelle religion. Nous avons vu que les sept cents à huit cents calvinistes qui détruisent Ses « images » à Marchiennes sont qualifiés de « tournaisiens ». La sentence portée le 4 septembre 1567 à Tournai contre le marchand Guillaume Bresoul mentionne effectivement qu’il « avoit esté capitaine [...] des saccageurs de Marchiennes » et qu’avec ceux-ci il avait aussi essayé d’entrer à Orchies28. De Valenciennes, rayonnent des troupes similaires. Le 25 août 1566 « entre deux à trois heures du matin [...], grande multitude des huguenots de ceste ville furent à l’abbaye de Fontenelle, où [...] rompirent et brisèrent tous les images et verrière [...] et là furent beuvans, mangeans et triumphans, l’espace de trois jours ». Le 26 août, près de « 500 hommes de la ville et faubours de Vallenchiennes », conduits par les « chevaucheurs » Jean de Cartegnies, Colin Cramelon et autres « sectaires » valenciennois bien connus, font de même à l’abbaye de Crespin et à l’église paroissiale de ce village. Ils « firent deffence aux habitans [...] de permettre doresnavant de dire messe [...] mais au contraire leur commandèrent de recevoir ung prédicant » en les menaçant de revenir tout détruire s’ils contrevenaient à cette consigne29.
23Quant au gouverneur de Lille, l’appréciation qu’il porte sur la tenue des prêches dans le plat pays peut s’appliquer au « bris des images ». En certaines localités, prêches et iconoclastie sont intervenus « par le commun consentement et adveu de la plus grande partye de la population », en d’autres « furtivement et forciblement, par estrangiers, en despyt et contre le gré des manantz desdictz villaiges, qui sont souvent 20 et 30 catholiques contre ung aultre30.
24Ce jugement renvoie finalement à la question essentielle, à savoir le taux d’adhésions à la nouvelle religion parmi les habitants des différents villes et villages. Là où ce taux était élevé, voire majoritaire, l’iconoclastie a été commise, sinon avec le « commun consentement », (car l’opération soulevait des oppositions et des réticences chez les calvinistes eux-mêmes), du moins avec l’accord et la participation des habitants. En revanche, là où le nombre de réformés était faible, le bris d’images, s’il est intervenu, a été imposé « forciblement, par estrangiers, en despyt et contre le gré des manantz ».
L’iconoclastie, révolte populaire ?
25Les « casseurs d’images » émanent-ils essentiellement d’un groupe social caractérisé, en l’occurrence la « populace » ? La question se rattache au grand débat sur les « causes de la Réforme31 », plus spécialement à la discussion sur les liens entre la « Réforme et les classes populaires » selon les termes d’Henri Hauser qui posait déjà le problème en 1899 dans l’American Historical Review32. Elle s’y rattache, tout en ayant sa spécificité, puisqu’ici il ne s’agit pas seulement de mettre en lumière un éventuel lien privilégié entre un groupe social et le choix de la nouvelle religion, mais entre celui-ci et une manifestation violente et révolutionnaire, (sur le plan religieux tout au moins), l’iconoclastie et la prise d’armes qui a suivi. Pour essayer de répondre, l’historien doit prendre en considération les jugements portés par les contemporains sur l’événement, mais surtout les confronter aux enseignements qui se dégagent de l’étude et des documents.
26Les « gouvernants » de l’époque, ou les notables, ont effectivement vécu et considéré l’iconoclastie comme un mouvement hautement subversif, comme une « révolte populaire » dirigée contre Dieu, le roi et leurs serviteurs. Rassenghien, en plein cœur des événements, parle de « turbe populaire effrénée », de « raige du peuple ». Conscient de la misère provoquée par la « cherté » et la rareté du pain, par le manque de travail et les bas salaires, il a constamment redouté que la question religieuse et le problème social ne s’additionnent pour provoquer une gigantesque explosion. Le 13 mai 1566, lorsque se produisent à Lille des assemblées du « povre populaire » à propos des difficultés monétaires, il redoute que ne s’ensuive « quelque comotion ou tumulte, qui seroit fort dangereulx, principallement en che tamps ichy ». Le 13 juillet, il représente au roi que « là où la négociation d’Anvers seroit interrompue, nécessairement seront ichy aussi le tumulte populaire, par povreté ». Or, il est convaincu, et la plupart des échevins lillois avec lui, qu’une grande partie du menu peuple est gagnée à la religion et aux idées nouvelles. Ne déclare-t-il pas craindre « l’esmotion du peuple et multitude de sectaires et menues gens, qui sont munys de pistolets et armes en leurs maisons, à l’advenant beaucoup plus que les riches ». Marguerite de Parme partage ce point de vue et incite le gouverneur à remontrer aux notables qui composent le magistrat qu’« il y va de leur propre salut », pour éviter « pillerie et roberie de leurs biens et leur totale ruine ». L’iconoclastie déclenchée, Rassenghien, plus que jamais, persiste dans son analyse. Le 17 août, il écrit : « La fureur du peuple, ungne fois esmeuté, ne cognoit plus de raison, et est à craindre que, des églises ilz ne procèderont à la pillerie et a l’extresme au feu. » Il ne voit d’issue que dans une « bonne correspondance et vraye démonstration des Seigneurs et noblesse du pays33 ».
27Au cœur de la Flandre industrielle, où la draperie-sayetterie non seulement règne en maîtresse dans les villes mais a essaimé dans les campagnes, le comte d’Egmont, arrivé à Ypres le 14 septembre en provenance de Gand et d’Audenarde, fait des constatations identiques. Pour lui les « sacaigemens et foulles faictes aux églises », dans lesquels sont compromis un « nombre infiny » de personnes, ont été commis essentiellement par des « gens de basse qualité et forts subjectz à mutiner, ne se voullant remettre nullement à ouvrer, estant toutesfois le principal bien dudict pays fondé sur la manufacture, si comme drapperies sayetteries, tapisseries, longes filletz [...], s’absentans journellement de leurs maisons de peur que l’on exécutera ceulx qui sont coupables desdits sacrilèges et volleries34 ».
28Le magistrat de Bergues, pour sa part, incrimine particulièrement la main-d’œuvre « immigrée », les ouvriers du textile qui se déplacent de ville en ville selon les fluctuations du marché de l’emploi. « Beaucoup estoient estrangers, ouvrans aux bouticles, et en desoubz d’aultruy, lesquels, ou estoient infectez ou pour lors suspectz, à raison que beaucoup d’eulx estoient venuz des lieux jadis renommez d’avoir eu pluisseurs de la nouvelle religion35. » A Gand, le patricien et chroniqueur Van Vaernewick souligne la participation intense du peuple aux rassemblements et aux manifestations organisés par les protestants. « Le populaire mettait une telle avidité à se porter à ces prêches en plein air qu’il en perdait le boire et le manger et y risquait son existence36. » A Valenciennes, où les assemblées générales succèdent aux assemblées générales, Noircarmes exige que les échevins, les ministres, les membres du consistoire « fassent retourner le peuple à l’exercice de son stil, manufacture et négotiation, comme du passé, sans qu’ilz se puissent assembler en manière ny pour cause quelconque ». Marguerite de Parme insiste sur cet aspect. « Quant au jour de la presche, leur direz qu’ilz se contentent des dimenches et festes, seullement, exerçantz leurs labœurs et mestiers ès jours ouvriers, sans perdre de temps à discourir et tenir telles assemblées infructueuses et souvent séditieuses, par où ilz se mectent entièrement à pauvreté37. » Le notable arrageois, Pontus Payen, considère que les saccages sont avant tout le fait de la populace, encouragée par des seigneurs et des bourgeois. « Les calvinistes qui avoient de quoy se contenoient modestement en leurs maisons, laissans exécuter à la racaille du peuple ce qui avoit esté advisé passé longtemps en leur consistoire38. »
29Ces jugements reflètent-ils la réalité ou ne sont-ils que des appréciations partielles ou partiales ? Les briseurs d’images de l’été 1566 ne seraient-ils que des « casseurs » issus de la « racaille » ?
30Ces affirmations sont en partie infirmées par ce que nous avons dit du rôle tenu par des seigneurs, des ministres, des notables locaux investis d’une responsabilité officielle. Mais il faut interroger les documents plus précisément encore pour essayer de savoir à quels milieux socio-professionnels, à quel « état » appartiennent ceux qui sont allés avec des marteaux, des maillets, des cordes, des échelles, « casser » dans les églises ou diriger l’opération. On doit néanmoins faire deux observations préliminaires. Tout d’abord notons que les documents parvenus jusqu’à nous (beaucoup sont perdus) proviennent presque tous des archives de la répression (enquêtes, procès, sentences, confiscations, etc). En conséquence, nous connaissons très mal ceux qui ont échappé aux sanctions. Or il est notoire que les « puissants » échappent plus facilement à la justice que les humbles. Mais dans ce cas précis, ceci est peut-être moins vrai que de coutume. Le duc d’Albe fait presque figure de « révolutionnaire », en ce domaine tout au moins ou en matière fiscale avec les « nouveaux impôts », en frappant également les grands (Egmont, Hornes) et les seigneurs ; par ailleurs, la confiscation des biens des condamnés poussait à ne pas épargner les possédants. Cependant dans les villes et les villages, riches et puissants pouvaient bénéficier d’appuis qui manquaient aux autres.
31Deuxième observation : l’utilisation de toute « statistique » en la matière est délicate, Il faudrait pouvoir comparer les chiffres obtenus en étudiant la situation socio-professionnelle des condamnés à ceux reflétant la structure sociale de l’ensemble de la population. En effet, il est parfaitement logique de trouver parmi les accusés une grande majorité d’individus issus du « peuple », puisque celui-ci représente la masse de la société urbaine ou rurale. N’est vraiment significative que l’absence ou la rareté des condamnations touchant les privilégiés de la naissance ou de la richesse.
32Ces deux principales réserves faites, à partir d’exemples qui viennent s’ajouter à ceux que nous avons précédemment cités, montrons que les iconoclastes ne sont pas majoritairement issus de la « racaille » comme on l’a dit, mais sont largement représentatifs de la société dans laquelle ils vivent.
33A Bergues même, comme nous le savons, le magistrat attribue l’iconodastie à des « gens estrangiers » et à la main-d’œuvre immigrée. Des « casseurs d’images » répondent effectivement à ce signalement ; tels Pierre, Michel et Etienne, trois peigneurs de laine de Valenciennes, accusés « d’avoir marchez avec leurs piedz une hostye consacrée, au cloistre de Sa ville de Berghes-Saint Winnocq39 ». Mais ils ne sont pas seuls en cause ! A leurs côtés apparaissent des bourgeois de Bergues (poorter der steide van Berghe) donc des hommes jouissant pleinement du droit de cité. Le sayetteur et bourgeois, Thomas Stalpaert, est lui aussi condamné pour avoir renversé le tabernacle et enlevé deux petits vases en étain qui servaient pour les saintes huiles. Il est allé chercher à Hondschoote, le jour de la Saint-Barthélemy, le ministre Gilles de Quekere, lequel a tenté de pénétrer en ville avec une troupe armée pour y tenir un prêche40. Egalement « poorter », Jacques Van der Clyte qui a jeté par terre le reposoir au Saint-Sépulcre et brisé une pierre tombale avec l’aide de Josse Provost. D’autres bourgeois ne sont pas directement accusés de participation au saccage, mais sont condamnés pour avoir manifesté publiquement leur mépris du catholicisme, tels Jeroom Van Elste, Winoc de Grouve, Jean de Wale, qui ont assisté à des assemblées illicites et sont restés la tête couverte devant le Saint Sacrement. Les échevins eux-mêmes en novembre 1566 n’écartent-ils pas du magistrat leur collègue Charles Vasque, seigneur de Bellequint, qui s’est « absenté » pour hanter les calvinistes41. Ceux-ci apparemment n’ont pas recruté que chez les ouvriers travaillant « sous-autruy ».
34Ce qui est vrai pour Bergues l’est aussi pour d’autres villes et villages du West-Quartier. Il est difficile de fournir des chiffres à la fois pour les raisons dites et parce que les études « statistiques » sur les comptes de confiscation, en particulier, n’en sont qu’à leurs débuts. Rappelons néanmoins que pour le quartier de Bailleul, Jan Decavele a établi que, sur 361 personnes poursuivies pour cause d’hérésie entre 1560 et 1563, 21 % appartenaient aux strates les plus élevées de la société, 26 % aux moyennes et 52 % aux strates inférieures. La proportion de ces derniers est beaucoup plus élevée (75 %) à Neuve-Eglise, village « industrialisé » où le premier groupe, en revanche, ne représente plus que 9 %42. Dans cette zone, des « notables » ont également tenu une place essentielle dans les événements de l’été et de l’automne 1566. Ne revenons pas sur le rôle joué par Jacques Taffin, le seigneur de Vendeville ou celui de Bailleul. Le lieutenant de ce dernier, Pierre Cappoen est au premier rang des calvinistes en de nombreuses circonstances ; à Bailleul, des marchands comme les Liebart se démènent beaucoup pour la construction du temple ou la collecte des deniers visant à acheter la liberté de conscience à Philippe II.
35A Saint-Jans-Cappel, le curé Isidore Van Slaet se convertit à la nouvelle religion tout comme Guillaume de Jaeghere son confrère de Merris. Dans ce village, l’échevin Martin Cleenewerk est membre du consistoire, ainsi que ses collègues François Van Caestre et Martin Van Dycke à Meteren. Il paraît difficile de croire que ces hommes n’aient pas coopéré au « ramonage » de leur église paroissiale, même si les rares documents que nous possédons sur eux n’y font pas directement allusion43. D’ailleurs le comte d’Egmont qui attribue aux gens de basse qualité l’essentiel des « sacrilèges et volleries » commis dans les églises de Flandre ajoute : « Et mesmes aucuns principaux marchans en sont culpables. »
36En répertoriant les calvinistes inquiétés pour leur foi entre 1561 et 1565 à Tournai, l’historien Gérard Moreau a pu établir que 116 d’entre eux (dont 2 exécutés) appartenaient aux « classes dirigeantes » et 277 (dont 21 exécutés) aux « classes laborieuses ». Après avoir étudié la période 1520-1565, il conclut : « A Tournai [...] la Réforme a été adoptée par le noble comme par le vilain, par le bourgeois comme par l’ouvrier, par le lettré comme par l’homme sans lettre44. » Ces chiffres sont corroborés pour les années 1566-1568, et notamment pour la participation à l’iconoclastie par le travail de Patrick Quettier sur les confiscations des biens meubles et immeubles, en particulier à partir d’un registre comprenant cent quatre cas45. Les deux tiers des condamnés ne possèdent qu’un peu plus du quart du total des sommes confisquées. Le hautelisseur Jean de le Bacre, que nous avons vu à l’œuvre à Saint-Brice et à l’abbaye des Prés-Porchins, laisse 283 livres de 40 gros provenant d’une petite maison estimée à 240 livres et la vente de ses biens meubles ; il est assez représentatif de la strate sociale inférieure, celle dont la fortune se situe entre M/4 et M/2 par rapport à la moyenne M des biens confisqués. Raphael d’Ennetières, « échevin de Saint-Brice », avec 513 livres (essentiellement deux maisons) se situe dans le groupe immédiatement supérieur (entre M/2 et M). Un tiers des condamnés possède donc près des trois quarts des fortunes mentionnées. La majorité de celles-ci s’échelonnent entre 1 500 et 2 900 livres ; ainsi le « tourneur » Roland Petit possède quatre maisons, dont deux très modestes, et trois titres de rentes. Mais on trouve aussi des hommes jouissant d’une situation sociale importante, tel le marchand Jean de le Prée auquel appartiennent dix maisons estimées à 3 294 livres. Or, celui-ci est non seulement un calviniste convaincu qui « armé d’une épée » assiste aux prêches mais « un casseur d’images » notoire. Avec d’autres, il se rend auprès du procureur Pasquier de le Barre pour lui demander « congié [...] d’aller en l’abbaye de Saint-Martin pour y parsaccager le restant et principalement les autels ». Devant les réticences de le Barre, il s’écrie : « Monsieur le procureur, quel diable ne les laissez vous aller. Allez enfants ! allez ! que ce meschant abbé-là n’en aist pas moins que les autres. » Avec ses compagnons, il part à l’abbaye commettre « beaulcoup de foulle et oultrages ». Il est aussi accusé d’avoir en l’église Saint-Brice « prins entre (ses) mains ordes et prophanes », dans une « muche » où les catholiques avaient caché des objets précieux, « la chibolle du vénérable sacrement de l’autel ». Pour ces faits et bien d’autres encore, Jean de le Prée est décapité le 2 mars 1569 ; il s’agenouille dignement « et en attendant le coup de la mort il crioit : “Seigneur, recevez mon esprit”46 ». Les quatre condamnés les plus fortunés figurant dans ce registre, Madeleine Mallet, François Mercier et les deux marchands Jacques Bulteau et Jean Says, possèdent à eux quatre le cinquième du total des fortunes confisquées. Le plus riche, Jean Says, a notamment hébergé le comte de Hornes lors de sa venue à Tournai ; ne possédait-il pas une splendide demeure avec deux jardins évalués à 4 500 livres, cinq autres maisons et neuf titres de rentes ?
37Au Cateau-Cambrésis, sur un échantillon de 81 chefs de famille dont les biens sont confisqués, 40 n’ont rien et 23 n’ont qu’une maison. Mais on trouve aussi deux riches « censiers ». L’échevin David Plouchart, outre des maisons, possède 58,5 mencaudées de terre, 104 mencaudées de bois, des rentes (152 livres) et des créances (692 livres). Bernard Guislain exploite 84,4 mencaudées de terres (32,47 ha) dont 87,5 % sont sa propriété personnelle. Or l’un et l’autre, non seulement sont les membres influents de la communauté calviniste du Cateau mais sont reconnus par des témoins parmi ceux qui « munys d’arquebouzes sont entrés rompre dans les églises en suivant Jean Lesur ». On pourrait aussi évoquer les figures de Jacques Crestinier, mayeur du Cateau, de Jacques Prouvin, Antoine Desquesnes qui ne figurent pas dans cet échantillon47.
38A Valenciennes, on retrouve la situation observée à Tournai. Fait notable et intéressant, la qualité sociale des membres du consistoire s’est élevée au fil des ans. Cette instance initialement composée de sayetteurs tel Etienne Gervais, d’un carioteur, d’un patinier, d’un escrinier, d’un pottier, d’un mulquinier, après l’arrivée de Guy de Bray, a été complétée par six personnes issues du monde de l’artisanat et du commerce : « Pierre de le Rue et Philippe Muchet, ciriers, Nicolas Machon, boucher », deux marchands et un bourgeois. Puis s’y ajoutent des Valenciennois ayant pignon sur rue, tels « Gery le Josne, tasneur, Rolland le Boucq, Franchois Pattou, Afflégant de Phaloize, Jean Le Thieullier, Michel Herlin le Josne et Jehan Lemesureur, tous marchands et bourgeois ». Lorsqu’il s’agit de traiter d’affaires importantes, on appelle aux délibérations « plusieurs notables bourgeois affectez à la nouvelle religion si comme Allart Bar, Claude Vivien, Franchois Voisin, Jacques de Walers, Jacques Gellée, Jacques Joffroy, etc. » ; des hommes qui contrôlent en grande partie le négoce, l’industrie et la vie de la cité. Or la plupart d’entre eux non seulement participent à l’iconoclastie mais l’ont même dirigée. Jacques Joffroy faisait partie de la délégation partie à Bruxelles le 20 août pour demander « de pouvoir vivre librement chacun en sa religion. [Il a été] renvoyé pour faire haster le saccagemens des églises à Valenciennes, avant la publication du compromis ». Le marchand François Voisin est accusé d’avoir été l’un des « chefs et conducteurs du bris des images dedans la ville », ainsi que Jacques Joffroy, Jacques Gellée, Pierre Gruel, Allard Bar (marchand), François Pattou, mercier à l’enseigne Au marteau d’or et d’autres, tous précédemment qualifiés de « notables bourgeois ». Les meneurs « du bris fait aux faulxbourgs [...] sont Pierre Thiefrize, maître Martin Caruin, Alexandre Pietre (marchand de chevaux), etc. ». L’un des chefs de la troupe imposante qui « saccage » les abbayes de Fontenelle et de Crespin est le marchand Jehan de Cartignies. Enfin, Michel Herlin le jeune est considéré comme le principal chef des « chevaucheurs » (lesquels, par définition, ont une certaine aisance puisque le cheval leur appartient). Quant à son père, une des figures de proue du calvinisme valenciennois, il « vaut » d’après Morillon plus de soixante mille écus et possède notamment plusieurs seigneuries, dont celle de Jenlain. Une belle prise pour les coffres du roi48...
39Ces réalités indéniables obligent donc à nuancer très sérieusement et même à rectifier les jugements attribuant l’iconoclastie aux « gens de basse qualité » et à la « populace ». A vrai dire, ces appréciations qui émanent de gouvernants et de notables se comprennent assez bien dans la mesure où elles mettent l’accent sur ce qui les a profondément frappés, à savoir les phénomènes de foule, la participation massive d’ouvriers et de paysans aux prêches, aux assemblées, au « saccage » des églises, aux discussions. Il est parfaitement normal que le comte d’Egmont à Ypres se sente mal à l’aise parmi des manifestants qui parlent et agissent « sans respecter personne » car il ne fréquente pas habituellement ces milieux. Cependant une étude plus précise de l’origine sociale des « briseurs d’images » montre qu’on trouve, aux côtés de ces ouvriers et de ces paysans, des artisans, des commerçants, des bourgeois, des laboureurs, des censiers, des « clercs apostats » et parfois, pas très loin d’eux, des « seigneurs ». Un monde complexe qui n’est pas sans évoquer celui des « sans-culottes de l’an II » ou des paysans qui se sont rués sur les abbayes et les châteaux lors de la Grande Peur en 1789.
40Il faut néanmoins constater que les zones essentiellement touchées par l’iconoclastie sont généralement celles où « l’industrie textile » était profondément implantée, tant en ville qu’à la campagne. La nouvelle religion y a recruté massivement. Les difficultés économiques et sociales des années qui précèdent 1566 n’y sont certes pas étrangères mais n’expliquent pas tout. Nous préférons pour notre part suggérer une hypothèse plus générale49. Ces régions connaissent à la fin du xve siècle et dans les premiers tiers du xvie siècle une croissance démographique qu’il est difficile de chiffrer mais qui est importante. L’essor de l’industrie textile va de pair avec ce phénomène. Lille, par exemple, voit sa population passer de moins de vingt mille habitants vers 1480 à quarante mille environ en 1566 ; la production de tissus légers s’y développe de manière impétueuse. Un peu partout dans les villes, les villages, les migrants affluent, se déplacent selon les fluctuations du marché de l’emploi. Or les structures mêmes de l’Eglise catholique (système bénéficiai, commende, non-résidence, découpage paroissial, etc.) sont inadaptées et insuffisantes pour faire face à ces mutations ; de plus prêtres et religieux sont souvent incapables d’encadrer la population, de la catéchiser, de l’instruire. Ils se bornent fréquemment à assurer tant bien que mal les cérémonies rituelles du culte. A ces hommes et à ces femmes livrés à eux-mêmes, prédicants calvinistes, diacres viennent prêcher la parole de Dieu, annoncer l’Evangile en insistant sur ses aspects « révolutionnaires », proposer une Eglise bannissant l’opulence et la puissance, fondée sur la participation de tous, la vie communautaire, la charité. Leur message a été reçu avec avidité, passion et enthousiasme, en particulier dans les zones industrielles très peuplées vers lesquelles ils se sont dirigés prioritairement. En revanche les structures catholiques traditionnelles ont mieux résisté dans les zones (Artois, Cambrésis) où les mutations démographiques étaient moins importantes. Ces faits (qui appellent des études à la base pour être mieux établis) permettent à nos yeux d’expliquer partiellement le lien préférentiel mais non exclusif qui s’est créé entre la nouvelle religion et les ouvriers et les paysans des régions profondément marquées par « l’industrie textile » et qui a fait des « milieux laborieux » un monde inquiétant et dangereux en 1566.
Notes de bas de page
1 A.G.R., Bruxelles, Audience, no 238.
2 Ibidem, no 282. Publié par E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. III. Voir documents joints, p. 218.
3 A.G.R. Bruxelles, Audience, no 282, passim ; B.M. Lille, Ms 699.
4 E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. I, pp. 284-287 et C. Plouvier, op. cit., pp. 20-32.
5 Citations extraites pour Enghien de B.C.R.H. Belgique, 3e série, et, pour la Flandre d’E. de Coussemake, Troubles religieux..., op. cit., t. II et t. III, p. 138.
6 Ibidem, t. III, passim.
7 J.M. Regnault, P. Vermander, Armentières..., op. cit.
8 A. Lottin, in Histoire de Lille, t. II.
9 Mémoires de N. Soldoyer, op. cit.
10 Tous les exemples cités pour le pays de Lalleu sont extraits des enquêtes, interrogatoires et sentences publiés dans E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. II, passim.
11 Citations extraites d’A.G.R. Bruxelles, Audience 244/2 ; de la Correspondance de Marguerite de Parme..., t. V et des Mémoires de Fery de Guyon.
12 E. de Coussemaker, Troubles religieux, op. cit., t. II, passim.
13 Documents publiés par Ch. Paillard, in Mémoires historiques..., t. VI, pp. 194-198.
14 E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit. t. III.
15 Tous les exemples cités pour Tournai sont extraits des Mémoires de Nicolas Soldoyer et des sentences reproduites en notes infra-paginales dans cette édition.
16 Exemples extraits de P.J. Le Boucq, Histoire des troubles, passim.
17 A.D.N., 3 G 3106 et 3107.
18 Correspondance de Marguerite de Parme..., t. V, pp. 440-441.
19 Phyllis Mack Crew, Calvinist preaching, op. cit.
20 A.M. Lille, reg. no 12121, Sentences de la gouvernance de Lille.
21 E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. II, pp. 289 et 299.
22 J.M. Regnault, P. Vermander, Armentières..., op. cit., p. 166. La carte des déplacements de ces iconoclastes a été publiée dans R.D.N., no 233, avril-juin 1977, p. 225 et reproduite dans Histoire d’une métropole, sous la direction de L. Trenard, Toulouse, Privat, 1977, p. 193.
23 E. DE Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. I.
24 Ibidem, t. IV, passim, notamment pp. 189-193.
25 Ibidem, et M. Backhouse, Dokumenten... B.C.R.H.B., 1972, no 3-4.
26 « Mémoires des échevins... de la châtellenie de Bergues », publié dans E. de Coussemaker, op. cit., t. III, p. 192.
27 Ibidem, t. I, p. 100.
28 Mémoires de Nicolas Soldoyer, op. cit., p. 272.
29 P.J. Le Boucq, Histoire des troubles, op. cit., p. 17 et A.D.N. 4 H 82, p. 243 ; voir ce document, p. 230.
30 A.G.R. Bruxelles, Audience, 244/2, lettre de Rassenghien à Marguerite de Parme, 3 octobre 1566.
31 Présentation et mise au point dans J. Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, P.U.F., 1965.
32 H. Hauser, « La Réforme et les classes populaires en France au xvie siècle », publié dans Etudes sur la Réforme française, Paris, 1909, article publié précédemment en anglais dans American Historical Review, janvier 1899.
33 A.G.R. Bruxelles, Audience no 282, passim.
34 Correspondance de Marguerite de Parme..., t. V, p. 441. Voir pièces justificatives.
35 E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. III, p. 138.
36 Van Vaernewick, Mémoires, t. I, p. 79.
37 Documents publiés par Ch. Paillard in Mémoires historiques, op. cit., t. VI, p. 112.
38 Pontus Payen, Mémoires.
39 E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. III.
40 Ibidem, t. IV, pp. 168-169 et t. III, p. 150. En 1562, Thomas Stalpaert avait déjà été condamné à trois jours de poterne pour avoir voulu obliger un dominicain à discuter de théologie avec lui.
41 Ibidem, t. III, passim.
42 J. Decavele, « De correlatie... », Art. cit., Sources de l’histoire religieuse de la Belgique, op. cit., pp. 280-286. Du même auteur voir sur la période qui précède les troubles De dageraad van de Reformatie in Vlaanderen (1520-1565), 2 vol., Brussels, 1975.
43 Exemples extraits d’E. de Coussemaker, Troubles religieux..., op. cit., t. I, passim.
44 Gérard Moreau, « La corrélation entre le milieu social... », Art. cit. in Sources de l’histoire religieuse, op. cit., et du même auteur, sa thèse sur le protestantisme à Tournai jusqu’en 1565.
45 A.G.R. Bruxelles, Chambre des Comptes, no 1203. Les indications fournies sont extraites du mémoire de maîtrise de Patrick QUETTIER, L’iconoclasme à Tournai et dans le Tournaisis en 1566 ; il a étudié ce registre ainsi que les comptes de confiscations conservés aux A.D.N.
46 Mémoires de Nicolas Soldoyer, op. cit., t. II, pp. 319-320.
47 Renseignements extraits de A.D.N., 3 G.3552 et 3553. Nous remercions G. DESQT de nous avoir aidé à étudier cet échantillon de 81 cas.
48 Les indications données sur Valenciennes proviennent essentiellement du « Besoigné des commissaires du Roy notre sire à Valenciennes » édité par P. Beuzart, La répression..., op. cit., pp. 105-140, de la Correspondance de Granvelle, et du fonds Serbat à la B.M. de Valenciennes.
49 Le schéma explicatif ici proposé s’appuie sur les discussions que nous avons eues sur ce thème avec Pierre DEYQN et les étudiants dans le cadre de notre séminaire commun à l’université de Lille.
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