« Merveilles » divines ou exécution d’un mot d’ordre ?

1La violence, l’ampleur, la vitesse de propagation du mouvement iconoclaste ont profondément impressionné les contemporains. Des chroniqueurs ou des mémorialistes ont traduit leur stupeur par des images appropriées. Pour Jean-François Le Petit, ce fut « comme si ce fut esté un tonnere, un escler ou la foudre qui eut passé en un instant partout ». Strada parle « d’un tremblement de terre qui engloutit en mesme temps toute chose ». Les « gouvernants », tant au sommet qu’à la base, ont insisté sur le même fait. « Comme cela advint sur ung jour, sy à despourveu, subitement, et quasi en ung tamps et moment », soulignent par exemple les bailli, vicomte et échevins de la châtellenie de Bergues1. Tous ou presque parlent de gens « furieux » ou « enragés », comme si un tel déchaînement de violence ne pouvait s’expliquer que par une subite perte de raison ou une maladie brutale. Les premières interprétations protestantes, naturellement très différentes, accréditent finalement la même idée de soudaineté, de prodige, puisqu’elles parlent de « merveilles ». Crespin initialement y voit « un mouvement qui fut conduit et exécuté sous une impulsion extraordinaire de Dieu, à laquelle les homme ne peuvent résister ». Le catholique Pontus Payen, dans ses Mémoires, témoigne de l’état d’esprit qui règne chez les calvinistes en écrivant : « Quand ils estoient entre eulx, s’en resjouyssoient extremement, disans que c’estoit ung œuvre plustot divine que humaine2. »

2La stupeur des contemporains, leur effroi ou leur jubilation (selon leurs inclinations) devant les « merveilles » sont des réalités mentales incontestables, tout comme la formidable ampleur du phénomène et la vitesse de propagation de l’onde de choc. Mais tout ceci ne doit pas obligatoirement accréditer l’idée de « génération spontanée » de l’iconoclastie. A la limite on peut autant l’expliquer par l’exécution enthousiaste et méthodique d’un mot d’ordre donné par un « chef d’orchestre invisible » que par la spontanéité. En 1949 l’historien néerlandais J. Scheerder avait clairement posé la question : « Le mouvement iconoclaste en 1566 fut-il spontané ou prémédité ? », et fait le point3. Qu’apportent à leur tour à ce débat notre étude et les documents ?

3Un premier fait s’impose. Que les « gouvernants » confrontés à la brutalité de l’événement fassent état de leur désarroi et de leur éventuelle impuissance, soit. La « catastrophe » surgit toujours trop tôt, même pour celui qui l’attend, car il espère secrètement qu’elle ne se produira pas. Mais ils ne peuvent invoquer la surprise. Depuis plusieurs mois de nombreux avertissements étaient parvenus à tous les niveaux annonçant une explosion sociale et religieuse. Des informations précisaient même que celle-ci interviendrait au mois d’août et prendrait pour cible les abbayes, les monastères, les couvents. Nous ne pouvons citer tous les témoignages mais uniquement en donner quelques exemples révélateurs.

4Rappelons pour mémoire que de nombreux rapports soulignaient que les prêches prenaient de plus en plus des caractères de rassemblements armés. Ainsi François Vernieuwe et Léonard Taccoen, respectivement vicomte et échevin de Bergues, envoyés en députation auprès du comte d’Egmont dans son château de Zotteghem, lui font part, avant mars 1566, « des grands changements survenus dans la conduite de ceux de la nouvelle religion ; ils vont aux prêches, armés de bâtons4 ». Simple exemple, entre mille autres, d’un phénomène bien connu, qui s’amplifie au printemps 1566 et ne manque pas d’inquiéter les « autorités ».

5Nous versons surtout au dossier le témoignage essentiel et en grande partie inédit des lettres adressées par Rassenghien, gouverneur de Lille-Douai-Orchies à Marguerite de Parme entre mai et juillet 1566 et conservées aux Archives générales du royaume à Bruxelles5. Celui-ci, à maintes reprises, a mis en garde la duchesse contre ce qui se préparait, et parfois de manière très précise. Ainsi, le 13 mai 1566, Rassenghien informe de toute urgence la gouvernante qu’à Douai un certain Pierre Jullien, âgé de dix-neuf ans, vient de faire des révélations importantes. Son oncle, Charles Jullien, religieux « apostat » de l’abbaye de Phalempin réfugié en France, lui a dit « qu’en dedans l’aoust prochain se doibvent icy trouver quatre mil chevaulcheurs pour ruyner les abayes ». Le gouverneur envoie aussitôt la copie de l’interrogatoire. Le 30 juin il rapporte les propos tenus par le prédicant Cornille de Lezennes devant plusieurs milliers d’auditeurs venus de Tournai, de Lille et d’ailleurs. Lors d’un premier prêche, celui-ci a déclaré : « Prions Dieu qu’yl vueille destruire chés papistes idoslatres, et ayons bon courage, car nous sommes assez forts, mais nostre tamps n’est point encore venu. » Il a demandé « de ne commencher aulcuns troubles ou actes séditieux » et prévenu que la solidarité ne s’exercerait pas avec ceux qui les provoqueraient ; en revanche il a assuré qu’on porterait secours à ceux qui seraient recherchés « pour la foy ou pour avoir esté aulx presches ». Quelque temps après, à Baisieux, Cornille précise ces paroles. Comme certains de ses auditeurs souhaitaient « en retournant au logis, ruer sur quelque maison [...] vers Tournay, il leur desconseillast bien fort, disant qu’il n’estoit encoires tamps, et qu’yl leur diroit quand yl seroit heure et qu’il espéroit que che seroi assez tost ». Rassenghien, commentant ces propos, pense qu’à la « première occasion propice » ils se jetteront sur « quelque abaye, chapistre, ou sur quelque ville desgarnye ». Il redoute surtout que « l’aoust des bledz faict et mené en grange, quy poulrat estre d’ichy à quinze jours ou trois semaines pour le plus, ilz ne taschent se faire maistres des champs ».

6A ce grave péril s’ajoute la menace française. « L’on m’at faict rapport que beaucoup de gentilhommes franchois se tiengnent secrétement prestz [...] se vantant qu’ilz poulriont bien venir quatre mil gentilhommes en Flandres. » Le gouverneur de Lille ne voit qu’une solution, « pour rompre les entreprises du peuple », à savoir « une démonstration de la noblesse ». Il conseille à Marguerite de Parme « de faire traicter avecq les principaulx de la requeste, pour savoir leur intention sur le faict de ses assemblées qui sont pernicieuses [...]. Et que Vostre Altezsse trouvoit bon faire (que) se trouvassent présens en chacun quartier quelques des principaux de leur députez. » Il propose donc à la gouvernante, dès le 30 juin, une solution qu’elle adoptera partiellement le 23 août..., après les « événements ». Par la suite, l’anxiété de Rassenghien ne fait que croître. Le 10 juillet, il constate que « le peuple des champs s’arme journellement davantage et se font enrollemens secrets » ; le 13 juillet, il « redoubte que cheste turbe populaire effrenée, voyant les bons intimidés, n’exéqutent bientôst quelque partye de ses mauvais desseins ». Pour sa part, il prépare ouvertement les villes de Lille et de Douai à résister à un affrontement qui lui paraît inévitable.

7Ce témoignage capital suffirait à démontrer que Marguerite de Parme et son entourage étaient parfaitement informés qu’un soulèvement calviniste était probable. Il est loin d’être unique et on peut en apporter bien d’autres preuves. Morillon dans les lettres qu’il adresse à Granvelle fait les mêmes prévisions pessimistes et écrit : « Tout s’en va en flamme comme paille. » De nombreux religieux craignent effectivement le pire. Le 13 juillet, Rassenghien signale qu’« abbayes et cloistres champestres ne sont sans peur extresme et se retirent la plus part, avecq le principal de leurs meubles, ès villes fortes ». A la fin du même mois, l’évêque de Tournai et la plupart de ses chanoines se réfugient à Lille, « où les choses sont plus seures ». Des informations similaires sont venues d’ailleurs. Le 22 juillet 1566, le lieutenant du bailliage de Flandre écrit à la duchesse « qu’ils ferront quelque schandaleus pillage aux églises, monastères et abbayes, dont aulchuns de leur garde se sont vantés, duquel suys bien adverti6 ». Quant aux bailli, vicomte, échevins et cuerheers de la châtellenie de Bergues qui prétendent avoir été pris « au dépourvu », n’admettent-ils pas un peu plus loin dans leur mémoire que « grande aparence estoit de tous les catholhycques et bons subjectz de Sa Majesté, tant temporelz que d’église, venir en proye et pillaige desdicts malveullans et sectaires7 » ? L’iconoclastie en août 1566 a peut-être été un coup de tonnerre, mais l’orage grondait depuis longtemps.

8S’il est donc acquis que le pouvoir était prévenu de l’imminence d’une explosion, ceci ne tranche pas pour autant le problème de la « spontanéité » du mouvement ou de l'obéissance à un mot d’ordre. Tout d’abord notons que les autorités craignaient un pillage des abbayes, voire un massacre des prêtres et des religieux mais n’avaient pas prévu l’aspect « iconoclastique », le saccage « sélectif » correspondant à des positions théologiques. Certes les églises étaient dénoncées depuis longtemps comme le « temple des idoles », le « bourdeau des prêtres », « les lieux d’enfer » d’une Église catholique globalement qualifiée de « putain de Babylone ». Mais la forme précise revêtue par l’action entreprise en août entraîne quelques constatations. Le mouvement est d’abord une prise de possession physique des églises par les calvinistes qui considèrent « qu’ilz ont esté assez preschietz aux champs ». Tous les témoignages convergent en ce sens ; les manifestations signifient ainsi que le calvinisme a désormais droit de cité, que la « nouvelle religion » remplace « l’ancienne » et s’installe dans les lieux de culte. Comme le fait remarquer Jean de Morbecque, gouverneur d’Aire-sur-la Lys, « ils commenchent à venir aulx esglises y faire leurz prières, comme en forme de temple ». On peut faire la même observation un peu partout (Le Cateau-Cambrésis, Valenciennes, Tournai, la Flandre).

9Cette motivation fondamentale explique partiellement l’iconoclastie généralisée. Pour qu’une église devienne un temple, il faut la « nettoyer » (la « ramonner »), la purifier et les briseurs d’images s’y emploient. Notons d’ailleurs qu’un peu partout les ministres, les membres du consistoire, les meneurs ont veillé à ce que ce « vandalisme sacré » ne se transforme pas en pillage. Le prédicant Lesur, à peine arrivé avec sa troupe dans l’église Saint-Martin au Cateau-Cambrésis « exhorta les aultres, ses complices, à ne dérober aulcunes choses ». Ceci dit, la geste iconoclaste en soi a une signification qui dépasse largement la volonté de transformer une église en temple, comme on le verra plus amplement.

10Reste l’ultime question. L’initiative du mouvement est-elle partie de la base ou celui-ci a-t-il obéi à un plan général ? Un signal a-t-il été donné pour son déclenchement ? A priori, l’ensemble des constatations que nous venons de faire, les propos tenus par Cornille de Lezennes à la fin de juin (« il leur diroit quand il serait heure et il espéroit que ce seroit assez tost ») ne plaident pas en faveur de la « spontanéité ».

11Mais ce serait conclure hâtivement et peut-être faussement un problème complexe. N’oublions pas en effet que les relations entre catholiques et protestants s’inscrivaient depuis longtemps dans un climat de persécutions et de violence ; elles étaient tributaires d’un rapport de forces entre les deux confessions. De longs débats avaient agité les communautés protestantes, notamment dans les « refuges d’Angleterre », pour savoir si le recours à la violence était légitime et, en particulier, si l’on pouvait délivrer par la force ceux qui étaient emprisonnés pour leur foi. Les ministres de Flandre avaient soutenu ces thèses et n’y avaient pas renoncé. Or l’iconoclastie est partie de Flandre et comme le rappelle J. Scheerder, la responsabilité de Sébastien Matte et de Jacques de Buyzère dans les « saccages » de Steenvoorde et de Bailleul est nettement établie8.

12Ont-ils déclenché le mouvement de leur propre initiative ? D’autres ont-ils pris le relais à l’annonce de ces événements ? C’est une hypothèse qu’on ne peut écarter car un peu partout des calvinistes attendaient avec impatience le moment de passer à l’action : de plus, la « chronologie échelonnée » du mouvement iconoclaste plaide en sa faveur. Ils auraient, en quelque sorte, forcé la main aux « modérés » qui s’opposaient à l’entreprise. Mais on peut aussi se demander si Matte, Buyzère et leurs troupes, emportés par leur passion n’ont pas çà et là commencé, avec quelques jours d’avance, une opération dont le déclenchement en Flandre était fixé au 15 août, jour de l’Assomption. Les rumeurs sur l’explosion prévisible en août, les informations « sûres » que possédaient certains responsables, les paroles de Cornille de Lezennes ne sont quand même pas dénuées de tout fondement ! Que peut bien vouloir dire « Julien », le prédicateur d’Armentières, lorsque dans un prêche tenu à Merville au début d’août il déclare « qu’il s’en alloit en court où il estoit mandé et adjourné pour la troizième fois par les princes, et à son retour espéroit de rapporter bonne nouvelle9 » ? Cette « bonne nouvelle » certes n’est pas obligatoirement le signal de passer à l’action. Mais cette phrase sibylline vient s’ajouter à d’autres faits troublants. Dès lors faut-il retenir la thèse de Prims selon laquelle les deux Marnix et le fameux Gilles Le Clercq, secrétaire de Louis de Nassau, auraient conçu le plan de Ficonoclastie ? Les faits cités, s’ajoutant à ceux déjà connus ne permettent pas d’aller si loin mais renforcent encore l’idée de la « préméditation » à laquelle se rallie Scheerder.

13Indiscutablement, les événements qui interviennent en août étaient « dans l’air » depuis quelque temps. Les faits que nous avons rapportés le prouvent amplement ; un dernier témoignage, d’importance il est vrai, nous en convaincra. Dans un document passé trop inaperçu le prince d’Orange en personne, si Fon en croit son interlocuteur, reconnaît avoir contribué à retarder et à modérer le mouvement qui vient de se produire. Nous reproduisons ici in extenso l’extrait du compte rendu de sa conversation, avec d’Assonleville, après l’entrevue de Termonde le 3 octobre 1566. Aux griefs que nourrit contre lui Philippe II, pour le rôle « trouble » qu’il aurait joué, « respondit ledict prince qu’[...] il estimoit bien donner raison à Vostre Majesté [...] du service qu’il luy avoit faict de garder que plus grand désastre, oultraige et sacq n’estoient advenuz en ces pays par les sectaires, lesquelz, passé longtemps avoient voulunté et intention, de non seullement faire les saccaigements des églises (comme ilz ont faict) mais de tuer générallement tous prebstres, gens d’église, tant religieux que aultres, ce qu’ilz estoient d’intention d’exécuter dez le lendemain des pasques dernières, comme il scavoit bien monstrer et vériffier10. »

14Une évidence s’impose. La « charge explosive » qui provoque la formidable déflagration qui se produit en août 1566 est depuis longtemps présente dans le pays. De nombreux calvinistes résolus, forts de leur foi, conscients de leurs forces et de leurs appuis, n’attendent qu’un signe pour balayer l’ancienne religion, ses idoles et ses serviteurs. Que le « détonateur » qui a fait sauter cette « poudrière » ait été actionné sur ordre de confédérés et de ministres ou par quelques impatients en Flandre est finalement un problème secondaire. Le déclenchement du mouvement iconoclaste en août 1566, son ampleur, son succès ne peuvent s’expliquer sans tenir compte avant tout de la volonté de changement, de l’attente exacerbée et du fol espoir d’importantes fractions de la population.

Le rôle des « seigneurs »

15Quelle part ont pris les « seigneurs » dans la genèse et dans le déroulement des troubles et de l’iconoclastie ? Le lien entre les « gueux » et les « calvinistes » est évident, au point que les deux termes sont souvent confondus, bien que de nombreux opposants politiques aient des motivations et des objectifs qui ne sont pas ceux des calvinistes. Mais pendant toute la période, « Vive les gueux » a été un cri de ralliement et de guerre, parfois une ultime proclamation lancée par ceux qui périssaient sur l’échafaud. Un peu partout, des « briseurs d’images », notoirement connus pour être des meneurs, ont été surnommés dans leur petit monde « roi des gueux ». Ainsi William Leplat, laboureur à Bondues, en revenant de saccager l’abbaye et l’église de Gysoing avec ses camarades portait « couronne sur sa teste, cryé qu’il estoit roy des geulx, provocant ceulx de ladite trouppe le tenir et appeler tel11 ».

16De leur côté, les gouverneurs catholiques parlent indifféremment de « gueux » ou de « sectaires ». Marguerite de Parme, dès le 13 septembre 1566, pense que de nombreux « seigneurs confédérés » portent une lourde responsabilité dans l’iconoclastie : « Me faict croire que telle abomination, n’a esté faicte sans instigation et adveu de ceulx quy les veullent excuser12. » Quant au duc d’Albe, en faisant exécuter les comtes d’Egmont et de Hornes, il montre clairement qu’il les tient avec Orange, Bréderode, Louis de Nassau et beaucoup d’autres, pour largement « responsables » des troubles de 1566. Le problème du rôle tenu par les seigneurs « grands ou petits » est donc clairement posé.

17Au printemps 1566, les calvinistes se sentent en position de force et une importante partie de la population est convaincue que la « nouvelle religion » va remplacer « l’ancienne » ou tout au moins s’implanter à ses côtés. L’attitude et les prises de position de nombreux « seigneurs » ont grandement contribué à développer ces sentiments. La célèbre requête présentée le 5 avril 1566 par les députés des confédérés, en tête desquels on trouve des nobles très actifs dans nos provinces (les seigneurs de Lumbres, d’Escobecques, de Longastre, d’Audregnies, de Villers, d’Esquerdes, etc.) réclamant la suppression de l’inquisition et la modération des placards, et les consignes de « modérer » les poursuites pour cause d’hérésie, données par Marguerite de Parme à la suite de cette démarche, ont eu un retentissement considérable. Elles venaient après des prises de position de grands nobles siégeant au Conseil d’Êtat et de chevaliers de la Toison d’or allant dans le même sens. La « popularisation » du mouvement d’opposition des seigneurs fut encore accrue par les aspects frondeurs et passionnels qu’il revêtit. Des seigneurs s’habillèrent en « gueux », portèrent des écuelles et des besaces. « Leurs médailles décorées au briquet de Bourgogne [...] et de deux mains se serrant d’une l’autre en signe d’union, se propagèrent (partout). Les chapeaux s’ornèrent d’écuelles, on en vit sur le harnais des chevaux ; des dames même les adoptèrent en guise de boucles d’oreilles13. »

18La correspondance du gouverneur de Lille-Douai-Orchies apporte à nouveau des témoignages précieux quant à l’effet de ces prises de position sur la psychologie collective, avec lés conséquences que cela comporte. Castillo signale à Granvelle que, après la requête du 5 avril 1566, est « fabriquée et répandue » une soi-disant déclaration des chevaliers de la Toison d’or attestant que les « magistratz et inquisiteurs ne procéderont (plus), pour le faict de la religion, par prinse de corps, ny confiscation de biens, ny bannissement14. » Or Rassenghien confirme que ce texte est largement diffusé : « La promesse qu’ilz se persuadent faulsement avoir esté faicte par les chevaliers de l’ordre aux gentilhommes de la requeste, est si commune entre eulx, qu’yl n’y at quasi paysant que n’en ayt copye. » Elle est une des pièces maîtresses sur lesquelles « les sectaires fondent leur liberté15 ». Le gouverneur constate jour après jour que les déclarations des nobles et les consignes de « modération » données par Marguerite ont un puissant effet démobilisateur sur tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité. « Les officiers pour n’avoir point une ordonnance certaine de la punition [...] diffèrent (encoires qu’ilz en ayent le volloir et moyen) de procéder à aulcune appréhension de corps ou punition [...] et les juges craindantz le tumulte quy en poulroit sourdre n’osent en prendre connaissance [...] par che que les placards précédentz sur le faict de la religion samblent à tous quasi assopis et suspects. » Il résume cette situation par une formule imagée : « Les justices ont les mains closes. »

Lettre, en date du 17 août 1566, de Maximilien Vilain de Gand, baron de Rassenghien, seigneur de Lomme, gouverneur de la province de Lille-Douai-Orchies, adressée à Marguerite de Parme, gouvernante générale des Pays-Bas à Bruxelles, faisant le point sur l’iconoclasme autour de Lille.

Lettre de Maximilien Vilain de Gand, baron de Rassenghien, suite.

19L’attitude des échevins de Lille révèle parfaitement la mutation des comportements qui s’opère. Ce magistrat jusqu’alors avait sévi avec une rigueur certaine contre les réformés, au point que Morillon signalait le 7 avril 1566 qu’il y avait à Bruxelles « plus de 600 gentilshommes, [qui] menassent de courir les abbaies, et surtout la ville de Lille, pour ce qu’on y faict si grande justice de sectaires ». Il ajoutait d’ailleurs avec beaucoup de finesse que le péril était grand car la plupart étaient jeunes ; or « ce sont ceulx qui considèrent moings les dangiers16 ». Les échevins lillois en mars 1566 avaient encore fait pendre quatre hérétiques, mais selon Crespin avaient différé de quelques jours l’exécution de la sentence, « peut estre saisis de quelque frayeur et crainte », au seul « bruit » que les seigneurs du Compromis allaient faire une démarche. Bientôt ils adoptent une position attentiste. En juin 1566, ils viennent trouver le gouverneur pour lui signifier qu’« à leur grand regret (à che qu’ils disent), ils ne scauroient procéder à l’appréhension corporelle de quelque sectaire, encoires qu’il fust prédicant cogneu17 ».

20Pour Rassenghien, observateur sur le terrain, « l’audace des sectaires » qui va croissant, la paralysie progressive des autorités, l’esprit de révolte et les préparatifs armés, sont en très grande partie alimentés par ce qu’il appelle « le malentendu des seigneurs ». Le peuple est persuadé que ceux-ci ne veulent plus qu’on poursuive des gens pour leur foi, qu’ils sont favorables à la liberté religieuse et qu’en conséquence la « nouvelle religion » va bientôt s’installer en maîtresse. Cette opinion est évidemment accréditée et propagée par les ministres, les membres des consistoires tandis que des confédérés font preuve d’un prosélytisme ardent, tel Jean le Sauvaige, seigneur d’Escobecques, accusé d’avoir conduit, « une paternostre au col, ung Pantagruel à la main, touttes les menées et presches tenues au quartier de Lille, de la Leuwe et de la Bassée18 ».

21Non seulement les prises de position des « seigneurs » ont tenu une grande place dans la préparation psychologique des troubles, mais elles ont accrédité l’idée que l’iconoclastie elle-même survenait avec leur permission, voire sur leur ordre. Le 22 juillet, Lamoral d’Egmont, gouverneur de Flandre et d’Artois, avait dû envoyer une lettre circulaire aux officiers et magistrats de Flandre pour démentir les bruits qui couraient à propos de la liberté des prédications. « J’entends que aulcuns prescheurs en ce pays auriont dit et assuré que ce qu’ils faisoient étoit par adveu d’aulcuns seigneurs, chevaliers de l’Ordre (la Toison d’or), de par deçà et mesme de moy, ce qu’est entièrement contraire à la vérité et bien malheureusement inventé19. » D’après certains témoignages, les premiers briseurs d’images autour de Bailleul ont déclaré être envoyés par un seigneur local. « Les sectaires de Lestrem se portoient grandement du seigneur de Vendeville et firent courir ung bruict, le matin de l’abat des ymaiges à Saint-Anthoisne à Bailioeul [...] qu’ilz estoient mandez dudict seigneur de Vendeville20. »

22Les documents révèlent en effet qu’un peu partout on a avancé l’argument de la pseudo-existence d’un placard ordonnant de « casser les images » pour inciter les calvinistes à passer à l’action. Le 17 août, Ferdinand de le Barre, bailli de Flandre, informe Marguerite de Parme qu’aux environs de Courtrai les « sectaires [...] se vantent d’avoir congié de ce faire par placard du Roy, abusant par ceste mensonge le peuple, quy en est bien estonné21 ». La duchesse est également avertie qu’à Tourcoing un nommé M^e Cornille « fils du maréchal de Wattrelos, à présent ministre et prédicant de la relligion dite réformée [...], en faisant le presche monstra et leu un escript en forme de patente contenant que je donnois congié de faire presche et destruirre les imaiges et autels ». Furieuse, elle ordonne à Rassenghien de l’arrêter, s’il le peut. A Valenciennes, « l’on feist courir ung bruit [...] qu’il estait venu lettres d’Aigmont pour procéder audit bris ». L’interrogatoire du ministre Lesur, au Cateau-Cambrésis, révèle qu’on a recouru au même procédé dans cette ville. Les juges de l’archevêque de Cambrai lui ayant demandé « pourquoy il se vantait d’avoir le placart et puissance de rompre des ymaiges ès églises », il répondit « qu’il fut lors dict que Robert Bocquet avoit apportez le placcart de ce faire de la ville de Valenciennes ». Ce texte contient surtout une indication précieuse qui montre clairement que les meneurs du mouvement iconoclaste savaient pertinemment que cet édit n’existait pas et qu’ils utilisaient sciemment un faux pour parvenir à leurs fins. En effet, Lesur s’exclame à propos du fameux « placard », « mectant la main à la poche : « “Je l’ay aussy et on commencha à rire”22. »

23Cette référence à un ordre de « briser » qui aurait été donné par les autorités compétentes semble avoir un double but. L’un évident : convaincre que l’iconoclastie intervient avec l’accord du roi et des seigneurs ; le peuple en était d’ailleurs « étonné », comme le précise Ferdinand de le Barre. L’autre plus caché mais tout aussi important : persuader les calvinistes réticents de la légitimité de l’entreprise puisque l’ordre était donné par des autorités constituées. Calvin, on l’a vu, avait toujours insisté sur ce point : l’ordre d’abattre les « idoles » devait venir des magistrats. Il avait sévèrement réprimandé les réformés nîmois qui, de leur propre initiative, avaient saccagé les églises en 156123. Aux Pays-Bas, nous savons que les débats entre « modérés » et « progressistes » (selon l’expression de Scheerder) sur le recours à la violence, avaient été vifs. Les interrogatoires menés au Cateau-Cambrésis montrent que les protestants étaient divisés sur ce point. A la nouvelle qu’à Valenciennes « l’on avoit rompus touttes les ymaiges », Pinchart, ministre de Prémont, les incite à en « faire aultant », mais Bernard Guislain, riche censier, t répond : « Je vous en garderay bien. » La discussion reprend en ville même dans la maison de Claude Raverdy : « Ladite matière de rompre les ymaiges fut mise en question. » Adversaires et partisans de l’opération s’affrontent à nouveau. « Ce que empeschoient lesdits De le Navire et Provin [...] » tandis que « ceulx de Preumont dict [...] Allons, allons faut-il tant débattre ».

24Lorsque la petite troupe s’ébranle vers les églises de la ville, des « gens de bien » l’interpellent au moment où elle passe sur le marché « pour empescher ladite emprise ». Quant au calviniste Jehan de Sainct-Aubert, batteleur de l’église Saint-Martin, il court vers le clocher « et tira l’eschelle après luy, par quoy les cloches furent préservez ». Manifestement, il fallait convaincre les réformés modérés de passer à l’action et le pseudo-placard y contribuait.

25La participation personnelle et directe de « seigneurs » à l’iconoclastie proprement dite paraît exceptionnelle. On peut simplement mentionner que le seigneur de Vendeville, déjà suspecté d’avoir donné un ordre pour « nettoyer » le cloître Saint-Antoine à Bailleul, assiste le 15 août au matin, sur le marché d’Estaires, à deux prêches, faits l’un en français par « Julien », l’autre en flamand par le prédicateur de Bailleul, « peu avant la rompture des ymaiges24 ». On connaît également le cas d’Henri de Nédonchel, seigneur d’Hannecamp qu’on « voit à la tête d’une bande d’Artésiens et de Flamands saccager les églises d’Armentières et d’Erquinghem ; puis avec les mêmes complices menacer d’incendier l’église de Saint-Venant25 ».

26On ne peut, dans le cadre de cette étude, analyser en détail et partout le rôle tenu par les « seigneurs » pendant la période cruciale qui va d’août à décembre 1566. Limitons-nous à donner quelques exemples significatifs pour le pays de Lalleu. Enquêtes, interrogatoires, témoignages mettent constamment en lumière les initiatives et les agissements d’un groupe de nobles au premier rang desquels on retrouve les seigneurs de Vende-ville, d’Escobecques, de Bailleul, de Longastre, d’Houchin, d’Olhain, du Hem, d’Hannecamp, etc. La demeure de Jean d’Estourmel, seigneur de Vendeville, au Douxlieu, paroisse d’Estaires, est « le refuge et adresse des sectaires ». Il est directement accusé, nous l’avons vu, d’avoir incité à l’iconoclastie à Bailleul et à Estaires. Il s’est notamment chargé ensuite d’enrôler des hommes pour le compte de la « nouvelle religion » et de les armer. Le brasseur François Le Clercq, « feindant de vouloir estre enrollé soulz lui », s’adresse à son cuisinier. Celui-ci confirme que « le seigneur de Vendeville levoit gens de pieds » et lui offre d’être « hallebardier ». Le Clercq préférant être « homme de guerre à cheval », le cuisinier, après en avoir référé à son maître, lui demande de patienter en l’assurant « qu’il serait bien payé et que les sectaires n’avoient faute d’argent ». Adrien Derik, « parmentier et joueur d’épée » (c’est-à-dire membre de la confrérie des escrimeurs), confirme de manière accablante le rôle tenu par Vendeville dans l’organisation « paramilitaire » des protestants. Derik, présent sur le marché de Bailleul le jour du « saccage » à Saint-Antoine, « alors que les soldats des gueuts faisoient le limmechon sur le marchié », est interpellé par ceux-ci pour diriger la manoeuvre, compte tenu de son expérience ; « quoy voyant [...] le dict seigneur de Vendeville luy dit “Voilà l’homme quy me duira à la sepmaine pour moy faire service”26 ». Dans le West-Quartier, Robert de Bailleul (Van Belle), seigneur de Schoonwalle, de la maison des châtelains de Bailleul, est aussi un des plus fermes soutiens des réformés. On le trouve le 5 septembre, caracolant dans un groupe de cavaliers, comprenant notamment les seigneurs de Vendeville, de Lumbres et Jacques Taffin, venus à Ypres pour exiger qu’on accorde aux protestants l’église de Brielen ou celle de Saint-Nicolas. Pendant qu’ils mangent à l’hôtellerie, « des sectaires vinrent chanter des psaumes27 ».

Escobecques au début du XVII^e siècle. Jean Le Sauvage, seigneur de ce village, habitant le château proche de Ligny, était en 1566 un ardent propagandiste du calvinisme et un Gueux célèbre.

Pernes-en-Artois au début du XVII^e siècle. Dans cette petite ville, Henri de Nédonchel, seigneur d’Hannescamps, connu pour sa violence, le 5 décembre 1566 menace le prévôt qui s’en était pris aux réformés. Capturé en Flandre les armes à la main et blessé, il est pendu à Bruxelles le 9 avril 1568.

27Le rôle majeur tenu par Jean le Sauvaige, seigneur d’Escobecques, non seulement au pays de Lalleu, mais en Artois et dans la châtellenie de Lille, est souligné de toutes parts. Le mémorialiste arrageois, Pontus Payen, catholique acharné écrit que ce « personnage doué d’une éloquence admirable [...] a fait perdre une infinité de povres gentilshommes, qui n’estoient assez rusez pour descouvrir le poison mortel que couvroit le doux langage d’un tant brave discoureur28 ». Sa maison de Ligny-en-Artois est considérée comme le sanctuaire des gueux. Le curé de Fleurbaix a « entendu dire que le seigneur d’Escaubecque estoit principal protecteur et favorisant ausdicts sectaires » ; pour cette raison il s’était adressé à lui et au seigneur de Noyelles, « affin de commander à ceulx de La Venthie de les laissier en paix », ce qu’ils firent. Pour Jehan Sohier, marchand de bois à Laventie, c’était « bruit commun que les sectaires estoient conseilliez et aidez dudict seigneur d’Escaubecque et estoit tenu et réputé pour leur capitaine ». Le curé de Richebourg ajoute que les calvinistes « estoient bien heureux d’avoir ung tel protecteur et chief29 ». Morillon dans la correspondance qu’il échange avec Granvelle dénonce le rôle essentiel que tient ce noble en ces quartiers. Après les batailles de Wattrelos et de Lannoy, commentant l’issue désastreuse de cette prise d’armes pour de nombreux ouvriers et paysans, il conclut : « Tous sont morts sur ce que Escaubecque leur at faict faire30. »

28Évoquons encore sommairement la figure de Charles de Houchin, seigneur de Longastre, dont la demeure était à Annezin près de Béthune. De nombreux témoins l’ont vu assister à des prêches avant l’explosion d’août, en compagnie d’un « gentilhomme boiteux » qui n’est autre que son beau-frère, Adrien de Berghes, seigneur d’Olhain. On les retrouve à Estaires, « lorsque fust accordé le lieu pour faire le temple » où ils écoutent un « presche ». Avant de monter sur un bateau pour gagner Merville, « ayant faict sonner la trompette, le seigneur de Longastre [...] jectant sa main droite crioit “Vive les Gueutz”31 ».

29Ici encore, par-delà le rôle direct joué par les « seigneurs » dans les événements, apparaît surtout l’importance psychologique pour le peuple du soutien (vrai ou supposé) des nobles à la cause réformée. Cette référence est patente pendant la mobilisation qui s’opère entre octobre et décembre 1566 et qui aboutit à la prise d’armes. Lorsque Cornille de Lezennes vient annoncer l’imminence du soulèvement, il répand le bruit qu’il est envoyé de « la part de monseigneur d’Aigmont ». Les hommes se rassemblent à Armentières, « où les seigneurs les attendoient ». Paysans et ouvriers s’étaient mis en marche, forts de cette promesse, et leur désillusion fut grande comme le prouvent leurs déclarations. Henry Bonne Candeille, tisserand de toile et laboureur à Sailly-sur-Lys, arrivé à Armentières, « voians que lesdits seigneurs n’y estoient et que ce n’estoit qu’abus », fait demi-tour avec son ami Roger Lenoir. Il supplie qu’on lui pardonne, « car il tenoit en sa conscience que c’estoit pour le service du Roy et le commandement de Mgr d’Aigmont, lequel il estimoit estre audict lieu ». Nicolas Ernouid, passementier et laboureur, déclare que son fils et Jehan Duprée qui étaient de l’entreprise « ne volloient marchier plus ayant, à cause qu’il n’y avoit aucuns seigneurs » mais, comme on les assurait qu’ils les trouveraient à Quesnoy-sur-Deule « et qu’ils veirent une enseigne où estoient les armes de monseigneur d’Aigmont », ils acceptèrent d’aller jusqu’à cette localité ; finalement ils font demi-tour. Adrien Chiroutre, cordier, témoigne du désarroi qui régnait : « Luy et aultres ses compaignons, voians qu’ils n’avoient trouvé audict lieu les princes [...] faisoient difficulté de partir et y olt grand trouble entre eulx. » Au Quesnoy, il fallut que Cornille de Lezennes et Robert Thérier leur adressent une exhortation pour les faire repartir, les « asseurant qu’ilz trouveraient le conte d’Egmont et le seigneur de Bréderode avec douze mil chevaulx près Tournay ». Arrivés en cette ville, Chiroutre et ses amis se querellent avec Thérier, lui déclarant « qu’il les avoit abusez et trompez, comme avoit faict leur ministre32 ».

30Ces témoignages précis, choisis entre bien d’autres, corroborent la remarque faite par Morillon. Les prisonniers se plaignent amèrement de quelques gentilshommes « qui les ont mené à la dance, et les laissent maintenant33 ».

31En ce même mois de décembre, Henri de Nédonchel, seigneur de Hannecamp, qui a participé au « sacage » des églises à Armentières en août, essaie lui aussi de provoquer des troubles en Artois. Accompagné de cavaliers, il fait une entrée tonitruante à Pernes-en-Artois, tente d’organiser un prêche devant le portail de l’église, prétend que les récents placards et lettres de la duchesse sont des faux, s’écrie : « Faut-il pour chanter les psalmes de David qu’on nous face la guerre ? » Avant de quitter la place, il se répand en menaces contre le vicomte de Melun, gouverneur d’Arras et lance au procureur de la ville : « Je t’auray », phrase inquiétante dans la bouche d’un homme réputé pour sa violence. N’est-il pas aussi accusé d’avoir à plusieurs reprises proclamé qu’il fallait massacrer les prêtres et qu’il « leur couperoit les génitoires » ? On a vu par ailleurs la place qu’il tient dans la tentative de soulèvement et les actions terroristes menées en Flandre au début de l’année 156834.

32On pourrait tout autant mettre en valeur l’action des seigneurs de Lumbres, d’Esquerdes, d’Olhain, du Hem, de Noyelles, de Villers, d’Audregnies et de nombreux autres, à Tournai, Valenciennes, en Flandre. Des analyses détaillées sont certes nécessaires pour mieux préciser tous ces points. Mais d’ores et déjà, on peut affirmer que l’attitude et les prises de position des nobles ont joué un rôle réel dans la genèse puis dans le déroulement des événements de 1566. On rejoint ici un point important de la problématique proposée par Roland Mousnier pour l’étude des soulèvements populaires sous l’Ancien Régime35. Nul doute que des seigneurs acquis à la religion réformée n’aient été sur le terrain des propagandistes et des meneurs actifs du mouvement. Hommes de guerre en principe, ils ont logiquement tenu une place de premier plan dans l’organisation « paramilitaire » des calvinistes. Mais plus important encore semble être, au niveau de la psychologie collective, le sentiment qui se répand dans le peuple pendant le printemps, l’été et l’automne 1566, que les nobles, y compris les plus grands (Egmont, Homes, Orange, etc.) ne s’opposent pas à la liberté de religion, mieux la cautionnent. Peu importe que ce sentiment corresponde plus ou moins à la réalité ; l’essentiel réside dans le fait qu’il existe et qu’il est largement répandu. Or, pour le peuple, pour les détenteurs locaux d’une parcelle d’autorité, les nobles, et a fortiori les plus grands d’entre eux, sont leurs seigneurs « naturels » et les représentants traditionnels du pouvoir royal. En Flandre et en Artois, « obéir à monseigneur d’Egmont » est une attitude normale, « naturelle ». Les propagandistes calvinistes les plus avisés et les plus décidés le savaient. Il se sont appuyés sur ces sentiments en exploitant habilement les équivoques.