1En 1566, les prix des céréales atteignirent un des niveaux records du siècle. L’hiver 1564-1565 avait été rude ; des gelées printanières tardives qui suivirent gâtèrent encore les choses. Dès septembre 1565, une fois les moissons terminées, la rareté prévisible déclencha la spéculation ; on sut que les pauvres auraient faim.

2Entre cette hausse catastrophique et le début des troubles, la concordance était trop frappante pour n’avoir pas été relevée par tous les chroniqueurs, et, à leur suite, par les historiens de cette période dramatique. Mais quelle exacte signification lui donner, et comment expliquer la transmutation d’une possible ou probable crise sociale en une destruction qui ne s’attaqua, en définitive, qu’à des symboles ? Seule l’historiographie catholique la plus traditionnelle, celle qui ne voulait voir dans l’iconoclasme qu’une suite de forfaits atroces commis par des bandes de malfaiteurs, réussissait sans trop de peine à établir les corrélations nécessaires ; aussi reprenait-elle volontiers l’hypothèse d’une pénurie de subsistances qui, en aggravant brutalement le sort des milieux populaires, aurait jeté vagabonds, errants, pauvres de tout acabit, contre les églises et les couvents, avec le seul désir du pillage et de la vengeance. L’iconoclasme pouvait alors n’être que la forme à peine déguisée d’une de ces émeutes de la misère, si fréquentes sous l’Ancien Régime. Encore ne comprenait-on pas la tactique de ces soi-disant pillards qui avaient si peu pillé, non plus que la présence parmi les iconoclastes au moins dans les villes, de représentants des classes aisées, difficilement assimilables à de pauvres hères sans feu ni lieu.

3C’est la raison pour laquelle le livre publié en 1949 par l’historien E. Kuttner, sous le titre Het hongerjaar 1566, parce qu’il offrait enfin un schéma interprétatif cohérent, provoqua un grand intérêt. Het hongerjaar, cela signifie « l’année de la faim », et, d’emblée, l’auteur prenait à contre-pied la dénomination souvent utilisée pour désigner l’année 1566, « l’année des merveilles » en néerlandais Het wonderjaar1..

4Persuadé qu’il fallait bien conserver aux événements de cette période une dimension économico-sociale fondamentale, E. Kuttner concentrait ses investigations sur les difficultés qui assaillirent les milieux populaires, sur la marée montante du paupérisme, et sur les réactions des possédants, en particulier des notables des grandes villes, ralliés au calvinisme et prenant dans les années soixante le contrôle des consistoires, au détriment des catégories plus modestes, artisans, compagnons, ouvriers à domicile, parmi lesquels les idées nouvelles avaient très tôt trouvé une écoute favorable. La peur de ces bourgeoisies urbaines, menacées par les révoltes du désespoir et de la faim, les aurait incitées à dévier contre l’Eglise la colère des pauvres, et, en substituant un coupable à un autre, à préserver leurs fortunes et leurs propres privilèges. Cette tactique aurait été aussi bien celle des bourgeoisies catholiques que protestantes, unies dans la conscience d’un même danger, d’où l’étonnante passivité des autorités en place, soulagées de voir la violence populaire se porter contre les églises et non contre les maisons des riches. L’iconoclasme aurait servi d’abcès de fixation, et ses acteurs n’auraient été que les instruments d’une gigantesque manipulation, la guerre des images qu’une forme dévoyée d’un épisode de la lutte des classes.

5Le livre de E. Kuttner suscita une réaction assez comparable à celle qui suivit la parution, en 1948, de l’ouvrage de B. Porchnev, sur Les soulèvements populaires en France de 1623 a 1648 ; tous deux se réclamaient d’une interprétation marxiste de l’histoire, et leurs vues très systématiques devaient inévitablement ouvrir le champ à des polémiques parfois très vigoureuses. On pouvait certes récuser leurs conclusions, mais on ne pouvait nier qu’ils eussent contribué à un effort de renouvellement et d’approfondissement de problèmes trop négligés.

6L’hypothèse de Kuttner, pour stimulante qu’elle fût, s’appuyait surtout sur des données qualitatives. Depuis 1949, de nombreuses statistiques ont été publiées, courbes de prix, courbes de salaires ; elles offrent un terrain plus solide à l’analyse historique et permettent d’avancer des réponses plus précises à la question posée, celle de l’articulation entre crise économico-sociale et aspects spécifiques de l’iconoclasme.

La course des prix et des salaires

7Trois problèmes différents se posent, trop souvent confondus mais dont il importe, pour tenter d’y voir clair, de bien établir les données : la réalité d’une crise sociale dans les années soixante, l’acuité et le calendrier de la flambée céréalière de l’année 1566, les possibilités ou les désirs qu’auraient entretenus les possédants de détourner contre les édifices cultuels les revendications populaires.

8Les Pays-Bas, surtout du Sud, foyers principaux des troubles de 1566, ont connu, avant que ne se produisent le soulèvement et la guerre contre l’Espagne, une période d’essor économique remarquable. Plus que toute autre région de l’Europe, ils ont bénéficié de l’impulsion donnée aux échanges par l’exploitation des empires coloniaux espagnols et portugais. Ayant déjà mis à profit leur situation d’intermédiaire entre les pays de l’Europe du Nord et ceux de l’Europe du Sud, ils se sont insérés dans les grands circuits de distribution qui aboutissent aux ports européens de la façade atlantique.

9Devenue la plaque tournante du commerce mondial, Anvers entraîne dans son mouvement ascensionnel et enfièvre l’économie des dix-sept provinces, surtout celles du Sud, Flandre, Hainaut, Brabant. Autour du port s’édifient chantiers de construction navale, raffineries de produits importés, sucre, cuivre ; l’accroissement de la population suscite une intense activité des industries du bâtiment. En même temps, elle offre aux entreprises de son hinterland d’énormes possibilités de débouchés ; rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que l’on assiste à une très forte croissance des secteurs les mieux placés pour l’exportation, c’est-à-dire les textiles ; dans son étude sur le marché anversois, H.Van der Wee a bien montré le renouveau qui s’empare des vieilles et glorieuses villes drapantes, tombées dans un état de langueur, comme Ypres et Bruges, mais insiste surtout sur la diffusion de ce que l’on appelle « la petite draperie », fabriquant des étoffes plus légères, moins coûteuses, à la fois dans des centres urbains importants comme Armentières et surtout Lille mais aussi dans des localités plus modestes, Courtrai, Bailleul, Audenarde, Hondschoote, dans les campagnes environnantes, enfin2.

10A Lille, par exemple, on peut suivre, grâce au mouvement d’un impôt municipal levé sur les pièces de drap, « l’assis des saies », les activités de la sayetterie, installée en 1480 par un privilège de l’empereur Maximilien3 ; en essor rapide pendant la première moitié du xvi^e siècle, ces industries animaient un commerce si important que le Florentin Guichardin pouvait, dans sa célèbre description des Pays-Bas en 1567, présenter la ville comme « la principale des Pays-Bas pour le fait des marchands après Anvers et Amsterdam ». De fait, selon des évaluations récentes, la population lilloise aurait doublé depuis la fin du xv^e siècle, passant de vingt mille à quarante mille habitants !

11Le cas d’Honschoote est encore plus connu : là s’était créé, depuis le début du siècle, un centre industriel capable de rivaliser avec les grandes cités de la Flandre textile traditionnelle ; grâce à la mise au point de techniques nouvelles de fabrication, permettant une draperie légère, relativement bon marché, les artisans hondschootois avaient su imposer une dure concurrence aux draperies anciennes : aussi cette modeste localité, qui ne comptait que trois à quatre mille âmes au milieu du xv^e siècle, avait-elle connu, elle aussi, un accroissement spectaculaire de sa population : dans les années 1560, environ dix à douze mille personnes s’y étaient rassemblées, sur lesquelles on dénombrait quelque trois mille ouvriers, et, tout autour, une banlieue industrielle faisait vivre dix fois plus d’artisans des métiers textiles. Reliée à Anvers, Hondschoote exportait chaque année des milliers de pièces de draps vers les marchés les plus lointains, l’Orient, l’Amérique. Si beaucoup de ses habitants venaient des campagnes voisines, son aire d’attraction s’étendait évidemment très au-delà de l’Ouest-Flandre, et l’on y comptait un fort contingent d’ouvriers venus y chercher du travail d’Ypres, de Gand, et aussi d’Allemagne, d’Angleterre, de Frise et même d’Italie4.

12Dans beaucoup de ces cités, des marchands, souvent des « facteurs », c’est-à-dire des représentants de maisons de commerce importantes, étaient en relation régulière avec Anvers ; c’était bien entendu vrai pour Hondschoote, insérée, selon l’expression d’Emile Coornaert, dans « la banlieue économique d’Anvers », mais les Valenciennois, par exemple, y entretenaient en permanence des fondés de pouvoir, chargés d’écouler les produits de l’industrie textile locale, de s’informer sur les prix, sur le niveau des changes, humant l’air du large, frottés à tout ce qui bourlinguait, trafiquait, d’un océan à l’autre. L’un des plus riches négociants de Valenciennes, Michel Herlin, y possédait un comptoir, ce même Herlin qui a tenu un rôle de premier plan lors des dramatiques circonstances du siège de 1566-1567, calviniste fervent et martyr.

13Le dynamisme de l’économie néerlandaise a été surtout éclatant pendant le deuxième tiers du xvi^e siècle, entre 1530 et 1560. Ce sont précisément les années qui voient se diffuser largement, dans tous les milieux, mais de préférence dans ceux du commerce et de l’artisanat, les idées nouvelles en matière religieuse, celles où la propagation du calvinisme se manifeste le plus vigoureusement. En Flandre, en particulier, Jan Decavele a bien montré l’extraordinaire imprégnation des villes et des campagnes environnantes par ceux que les autorités continuent à appeler « les sectaires »5.

14Deux circonstances, néanmoins, viennent jeter quelques ombres et révéler des potentialités de crises par rapport à un essor aussi exceptionnel.

15Le renversement de la conjoncture, en premier lieu : les mouvements de la production industrielle et des échanges qui avaient connu cette longue phase ascensionnelle, sont, autour des années soixante, affectés d’oscillations courtes, de forte amplitude, présentant un aspect très saccadé, d’une année sur l’autre quelquefois. En 1557, le désastre de la grande banque-route de Philippe II et d’Henri II perturbe profondément des équilibres économiques fragiles, ruine des négociants, ralentit les trafics commerciaux, crée l’inquiétude et l’insécurité. La guerre, où s’affrontent Français et Espagnols, a provoqué une ponction considérable sur les revenus des Pays-Bas ; les troupes de Philippe II s’y sont concentrées, et, après la rupture de la trêve de Vaucelles (1556), la reprise des opérations militaires est une catastrophe pour les provinces du Sud, ravagées par le passage des armées jusqu’à la conclusion, enfin, de la paix du Gateau-Cambrésis, en 1559. Dans certaines villes, comme à Lille, la peste ajoute ses effets aux malheurs du temps, et l’on enregistre, dans les années 1558-1559, une brusque chute de la production, peut-être de 50 %6.

16Il est vrai que les années 1559-1560 voient se manifester une vigoureuse reprise, mais un nouveau creux se dessine à partir de 1563, et, selon Van der Wee, la grande époque de la prospérité anversoise est révolue, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour l’arrière-pays. Une zone de forte turbulence s’est ainsi installée autour des années soixante, amorçant une ère de moindre brillance pour des provinces qui, jusqu’alors, avaient joué un rôle moteur dans l’économie des Pays-Bas, et qui avaient connu une fiévreuse activité.

17Il existe un deuxième élément qui doit être pris en compte dans tout tableau de la vie économique du xvi^e siècle, c’est la fantastique hausse des prix. Elle a beaucoup frappé les contemporains. En France, un débat célèbre s’est même engagé entre un conseiller de la Cour des monnaies, bien placé pour observer le phénomène, M. de Malestroit, et un juriste érudit, J. Bodin, afin de tenter d’en déterminer les causes.

18L’attention s’est surtout portée sur les prix des denrées alimentaires, et, parmi celles-ci, sur les prix des céréales, dont les variations ont été plus soigneusement notées et conservées que pour toute autre fourniture. Les comptabilités des consommateurs semi-publics, comme les hôpitaux, les mercuriales aussi, c’est-à-dire les prix relevés sur les marchés, offrent des séries assez continues pour permettre l’étude de leur évolution dans la longue durée, au moins un siècle, et parfois deux ou trois.

19Les quatre courbes qui figurent sur le tableau ci-contre donnent du mouvement général une vision frappante ; à dessein, elles sont choisies dans une aire climatique à peu près homogène, et un ensemble de territoires de circulation aisée. Toutes montrent la très forte tension qui a traversé le xvi^e siècle. A Bruges, le prix du heud (mesure de capacité) de froment passe de 50 gros de Flandre7, au début du siècle, à plus de 300 dans les années 1570-15808. A Lille9, la « razière » de froment, dont le prix moyen oscillait autour de 1,10, 1,20 dans les cinq premières années du xvi^e siècle, se retrouve autour de 6 à 7 livres parisis de Flandre, dans les années 1560-1570. Pour le Cambrésis, Hugues Neveux constate une multiplication par trois ou quatre du niveau moyen des prix du froment, toujours pendant la même période10. En dehors des Pays-Bas, la mercuriale de Paris montre que le prix du setier de blé, vendu aux Halles au prix de 3 livres tournois vers 1530, est passé à 20 livres dans les années 158011.

20Depuis le xvi^e siècle, depuis le célèbre duel Malestroit-Bodin, on s’interroge sur les raisons de pareil phénomène, on soupèse les responsabilités respectives des mutations monétaires, des arrivées de métaux précieux américains, de la demande plus forte due à la croissance démographique, des avidités improductives des monarchies centralisatrices et somptuaires ; on tente aussi d’en mesurer les effets sur le niveau de vie des différentes catégories sociales, estimations rendues fort hasardeuses par la difficulté de constituer un appareil statistique fiable.

Évolution du prix du blé de 1500 à 1580.

21Dans une étude consacrée précisément aux incidences de la « révolution des prix » sur les revenus des propriétés foncières dans la province du Hainaut12, H. G. Koenigsberger montrait que la petite paysannerie s’était finalement assez bien accommodée de ces changements pendant les deux premiers tiers du xvi^e siècle, d’où peut-être sa faible adhésion à l’anabaptisme et même au calvinisme ; la noblesse avait été assez inégalement touchée, mais accusait cependant une baisse relative de ses revenus, la petite noblesse en particulier, qui devait supporter une diminution des droits de justice, et se trouvait, après la paix du Cateau-Cambrésis, démobilisée sans grandes perspectives promotionnelles ; mais ces difficultés, si elles contribuèrent à créer une sorte de mécontentement diffus, ne semblent pas avoir été suffisantes pour rendre compte de comportements politiques ou religieux.

22En revanche, grâce aux travaux des historiens économistes belges, une donnée apparaît certaine : la hausse des prix n’a pas été accompagnée d’une hausse parallèle des revenus salariaux. Même s’ils ne sont pas restés stagnants, au moins en valeur nominale, ils n’ont pas progressé au même rythme que les denrées de première nécessité, et surtout pas de la même façon que les deux céréales de base, le froment et le seigle. Après une longue période de maintien à l’horizontale, un certain rattrapage a commencé, vers 1540, mais pas partout. C’est plutôt, après les années 1565-1570 qu’interviennent des hausses échelonnées, qui vont progressivement réduire l’écart entre évolution des prix nominaux des denrées alimentaires, et montants nominaux des salaires. Le réduire seulement ; et certains auteurs, comme H. Van der Wee, estiment que la rémunération réelle est restée, elle, inférieure à ce qu’elle était au début du siècle, ce qui s’est traduit par une détérioration continue du niveau de vie des travailleurs salariés. Vers 1560, n’hésite pas à écrire E. Scholliers, dans la plupart des villes, la moyenne du pouvoir d’achat est inférieure de plus de 50 % à ce qu’elle était au commencement du siècle. Il est très difficile de constituer des séries continues de salaires pour les industries du textile au xvi^e siècle, aussi la prudence s’impose-t-elle en la matière, mais si l’on se réfère à d’autres professions, pour lesquelles le matériel statistique a pu être constitué, on constate bien l’existence d’un décalage maximum dans les années soixante qui a dû être perçu par beaucoup de petites gens comme atteignant la limite du tolérable13.

Le poids d'une mauvaise récolte. Flambée céréalière

23Plus durement encore qu’à ce décrochage et à ce que nous appellerions l’effritement de leur pouvoir d’achat, les artisans, compagnons, apprentis qui peuplent les ateliers urbains et ruraux ont été sensibles aux brusques flambées des prix céréaliers, qui entraînent rareté et donc cherté. A deux reprises, dans la période courte qui précéda l’iconoclasme, des accidents de cette nature sont survenus : une première fois en 1556-1557 et une deuxième fois en 1565-1566.

24On sait la fragilité des économies anciennes, leurs rendements médiocres, la quasi-impossibilité des stockages, on sait la part essentielle que tient, dans l’alimentation des populations de la vieille Europe, le pain. Ce que signifie, dans la fluctuation courte, le mouvement du prix des céréales, ce n’est pas simplement une courbe fragmentée en oscillations déconcertantes et apparemment désordonnées, c’est la vie ou la mort, c’est la disette ou « les greniers comblés ». La désastreuse récolte de 1565 laissait prévoir des perspectives si inquiétantes pour l’année à venir — l’année-récolte des économistes — que le gouvernement décida sans plus attendre d’interdire l’exportation des grains. Mesure non pas inutile, mais insuffisante pour empêcher la spéculation et peser sur les prix ; à Bruges, l’heud de froment, qui en 1564-1565 était évalué à 165 gros de Flandre pour la moyenne de l’année, bondit jusqu’à 292 en 1565-1566. Même chose à Anvers, où l’on retrouve à 337 gros de Brabant le heud de seigle qui en valait 168 l’année précédente14. Dans le Cambrésis, grande région exportatrice, le mencaud de froment, évalué à 400 deniers en monnaie locale, s’élance jusqu’à 700 deniers en 156515. A Lille, Sa razière de froment estimée en livres parisis de Flandre, passe de 3,86 en 1564 à 7,35 en 1565. A Bailleul, l’équivalence en argent pour les rentes en nature passe pour la razière de blé de 5 livres en 1565 à 11 livres en 156616. Encore faut-il préciser que les chiffres cités proviennent de « sources officielles », mercuriales essentiellement, et que, dans la réalité, lorsque certaines chroniques les notent au passage, on peut constater des niveaux temporaires bien plus élevés.

25La cherté ne toucha pas les Pays-Bas seuls, puisque l’on relève en France des notations de chroniqueurs signalant la très mauvaise récolte de l’été 1565, et qu’à Paris la mercuriale accuse une forte hausse au même moment ; mais, dans les dix-sept provinces, il semble qu’elle ait eu pour origine non seulement les médiocres conditions climatiques, mais également des circonstances politiques. En temps ordinaire, leur ravitaillement en blé reposait, pour environ 20 à 25 % de la consommation, sur l’importation de blés étrangers, venus des pays de l’Europe du Nord. Or, un conflit qui opposa le Danemark et la Suède de 1563 à 1570 rendit plus incertaines et même dangereuses les conditions de la navigation dans la Baltique et la mer du Nord ; les menaces de fermeture du Sund se firent plus précises pendant l’automne 1565, et, dès lors, la fièvre spéculative put s’emparer du marché céréalier.

26Dès ce moment, certains hauts responsables de l’administration des Pays-Bas s’inquiètent. Le marquis de Berghes, grand bailli du Hainaut, adresse des avis à la régente « pour obvier l’enchérissement des grains » ; il fait visiter par ses officiers les greniers à la fin du mois d’octobre, rappelle l’obligation de « mener bleds au marché et halles », demande que l’on interdise à tous les propriétaires fonciers « prélats, gens d’église, seigneurs et autres sujets du pays, de vendre ailleurs qu’aux halles et marchés publics », mais il conseille aussi, étant donné le peu de grains que l’on trouve partout, « d’envoyer à Amsterdam quelque ung ou deux bourgeois ou marchands pour achepter en temps bonne quantité de blé pour Sa provision d’Avesnes » où la situation était particulièrement mauvaise17.

27Les autorités municipales, les institutions charitables commencèrent à mettre en place un dispositif traditionnel, afin de porter secours aux plus démunis. A Armentières, les échevins demandent, le 22 septembre 1565, à leurs concitoyens d’avancer de l’argent « jusques à la saison d’aoust 1566 », pour des achats de blé, à cause « du grand renchérissement des bleds et grains hastivement survenu18 ». A Lierre, près d’Anvers, les sommes consacrées à l’assistance aux pauvres se gonflent sensiblement : elles passent de 288 gros de Brabant en 1564-1565 à un total de 357 gros en 1565-1566.

28Plus intéressant : à Lille, on peut voir l’échevinage, habitué à la turbulence des gens des « professions méchaniques », aller bien au-delà des simples mesures habituelles en matière d’assistance et ajouter aux distributions d’aumônes des initiatives plus originales, comme l’organisation d’ateliers de travail, où doivent se faire inscrire hommes, femmes, enfants sans travail « pour ouvrer [...] aux ouvrages que l’on fait par la ville », autrement dit à des chantiers urbains offerts aux chômeurs. Bien mieux : pour désamorcer le mécontentement ouvrier, c’est dès le 25 septembre 1565 que, voyant sans doute se profiler la crise, le magistrat donne satisfaction à l’une des principales revendications des tisserands, en décidant qu’aucun d’entre eux ne serait autorisé à concentrer plus de six métiers dans son ouvroir, mesure mal accueillie par quelques maîtres dont elle limitait nécessairement les ambitions, mais destinée avant tout à préserver l’emploi, et la paix sociale, en imposant une relative égalité dans la médiocrité. Ces mesures n’empêchèrent pas des tensions assez vives de se manifester au printemps, au moment où les effets de la soudure se combinaient avec l’inévitable ralentissement manufacturier, mais peut-être est-ce tout de même en partie à cette prévoyance que la ville dut d’échapper à l’assaut de ses iconoclastes potentiels19.

Les pauvres ont faim

29Ces difficultés étaient bien connues en haut lieu, une lettre de Philippe II à Marguerite, du 2 mars 1566, y fait référence : « Il me déplaist, écrit le roi, de la grande chierté de bled [...] et sera un très bon office de faire procéder et chastier les monopoliers, » Elles provoquaient toujours l’inquiétude des autorités, à tous les niveaux, car on les savait génératrices de désordres et parfois de véritables émeutes. Ces pauvres qui avaient faim réclamaient du pain, mais faisaient entendre aussi des menaces ; le 22 décembre, Morillon, l’homme de confiance du cardinal Granvelle, informateur consciencieux et prévoyant, lui fait savoir que « les povres gens de Haynaut et d’Artois viègnent (viennent) en Flandre et par icy, et viegnant (venant) de nuict aux censes (fermes), demandent à manger, sans plus. Et il leur fault donner, ou ils menassent de brasier20 ».

30Dans les campagnes des environs de Lille, se commettent, est-il signalé, « journellement [...] plusieurs larcins exactions et autres délits [...], à raison de la chertié des grains [...], du petit gaignage [salaire] du populaire et des gens méchaniques » (c’est-à-dire des métiers de l’industrie).

31Les plus proches conseillers de la régente n’hésitaient pas à invoquer l’exaspération populaire pour lui recommander une prudence politique accrue. Egmont lui écrivait, le 22 janvier 1566 : « Je ne puis me dispenser en acquit de mon devoir, d’avertir Votre Majesté que je vois dans le pays un mécontentement général et peu de respect pour le gouvernement, ce qui, avec l’excessive cherté du blé, pourrait occasionner des troubles. » De la même façon, Guillaume d’Orange prêchait la sagesse car, pensait-il, « le temps me semble mal à propos pour esmovoir les cerveaulx et humeurs du peuple, par trop altéré et troublé par la présente cherté de blés21 ».

32La réalité de la crise ne fait donc pas de doute, mais quelle fut son incidence sur les événements de 1566 ? La lecture des chiffres, lorsqu’elle peut se faire non plus seulement année par année, mais mois par mois, oblige à quelque prudence. A Bruges, par exemple, le tableau mensuel pour le froment se présente ainsi (par heud, en gros de Flandre, d’après Verlinden et Grayebeckx, Dokumenten..., tome I).

33A Dixmude, l’évolution est fort comparable, toujours pour le froment.

34On suit parfaitement l’augmentation continue à partir d’avril-mai 1565 (avant même que la moisson ne soit faite, on sait déjà que la récolte sera médiocre, sinon catastrophique), la très forte poussée du dernier trimestre 1565, et les niveaux records de décembre 1565 et janvier 1566. Ensuite s’amorce une décrue, le niveau moyen restant cependant sensiblement plus élevé que pendant la période correspondante du printemps et de l’été 1564 et 1565, assez en tout cas pour maintenir çà et là un état de nervosité et susciter quelques grondements contre les gros marchands accusés de spéculer, comme à Gand par exemple, le 21 août 1566.

35Mais ces cas semblent rares, et l’on ne peut dire que l’iconoclasme se soit produit dans un moment de disette ; les fouies qui se pressent aux hagepreken, disciplinées, attentives ferventes, ne sont d’ailleurs jamais dépeintes par les témoins comme composées de miséreux taraudés par la faim. Si l’on veut cerner la part de protestation sociale qu’ont pu receler les violences contre les images, c’est à un ensemble de circonstances s’étendant sur plusieurs années, et dont la juxtaposition a créé une situation instable et tendue qu’il faut se référer : le rythme de plus en plus irrégulier des mouvements de la production industrielle et du volume des échanges, accusant d’une année sur l’autre de profondes distorsions, la discordance aiguë entre l’évolution des prix et celle des salaires, les angoisses de l’hiver 1565-1566 et, une fois la crainte de la famine passée, les effets probables et bien connus de la crise de subsistance sur Ses grands secteurs des industries de biens de consommation, textiles en premier lieu.

36Penser, comme E. Kuttner, à une volonté délibérée des consistoires, à une stratégie passablement machiavélique de dérivation contre les églises des revendications populaires paraît bien discutable ; ni les ministres, ni les membres des consistoires n’avaient les moyens d’engager, sans courir le risque de perdre à un moment ou à un autre le contrôle des opérations, une entreprise que beaucoup considérèrent d’ailleurs avec consternation. En outre, il est facile de constater que, si les communautés protestantes se sont senties concernées par le problème du paupérisme, elles l’ont abordé avec des méthodes très traditionnelles, en organisant des collectes de fonds pendant les cérémonies religieuses, en déployant un effort systématique de charité, ou de solidarité, qui ne pouvait, c’est certain, que leur attirer la sympathie de pauvres gens, mais qui s’inscrit dans un répertoire de formes très classiques.

37En revanche, il ne fait pas de doute que la coïncidence — trop évidente pour être due au hasard — entre la cartographie de l’iconoclasme et celle des régions industrialisées des Pays-Bas du Sud, le rôle moteur joué par Hondschoote d’un bout à l’autre des troubles, l’effervescence durable de la vallée de la Lys, sont autant d’indices du poids réel des motivations économico-sociales de bon nombre de briseurs d’images. Seulement, elles sont difficiles à percevoir, parce que, à quelques exceptions près, elles ne se sont pas exprimées de la façon habituelle, par des émeutes contre un riche marchand, par des pillages, mais au travers d’une action en laquelle se concentrait tout un éventail de frustrations, dont les plus importantes n’étaient certainement pas les frustrations matérielles.

38Les milieux artisanaux et ouvriers ont constitué certainement des auditoires très réceptifs, tout disposés à entendre ces prédicateurs du printemps 1566, lorsque, sillonnant le pays, multipliant les prêches publics, quadrillant littéralement certaines régions comme l’Ouest-Flandre, ils dénonçaient les turpitudes de l’Église catholique, proposaient une foi nouvelle, un retour à l’Évangile, et désignaient à la colère populaire ces temples remplis d’idoles et de « simulacres ». Détruire les images, n’était-ce pas satisfaire une sorte de long ressentiment à l’endroit d’un clergé trop opulent, et si souvent taxé d’avarice ; et, bien davantage encore, parce que la décoration intérieure de l’église, c’étaient les chapelles, les tombeaux, par quoi se manifestaient la richesse de la noblesse, des patriciats locaux et des corporations, le geste iconoclaste tentait d’exprimer un projet ou un rêve de disparition des barrières entre riches et pauvres, comme si la nudité des murs, dévêtus de leurs ornements, renvoyait à l’image idéale d’une société pareillement rendue à un égalitarisme du dépouillement.