1Pour la première fois, le pouvoir va chanceler. Incapable d’endiguer l’offensive déclenchée le 10 août par les briseurs d’images, cernée par les flammes qui embrasent le pays, la régente accordera, enfin, le 23 août, la liberté des prêches. Que s’est-il passé entre le 10 et le 23 ? Par quelles voies la fièvre de prières qui rassemblait les foules des hagepreken s’est-elle transmuée en assaut contre les églises et les couvents ?

2Tout part d’une petite ville située dans l’arrière-pays de Dunkerque, Steenvoorde, dont les habitants mettent à sac un couvent, le 10 août, après un prêche tenu dans les champs. De ce qui aurait pu n’être qu’un incident local, ignoré, sans lendemain, naît la vague de violence qui, pendant la fin de l’été 1566, submerge les Pays-Bas. Trois moments la scandent : en un premier temps, du 10 au 18 août, les exploits des briseurs d’images restent confinés dans l’Ouest-Flandre, et sur les marges de l’agglomération lilloise, en gros à l’intérieur d’un quadrilatère d’une trentaine de kilomètres de côté, couvrant les châtellenies de Bergues, de Bailieul, d’Ypres et de Cassel, les unes situées au nord, les autres au sud de l’actuelle frontière entre France et Belgique.

3Puis, ce sont les grandes villes qui connaissent la flambée dévastatrice, et Anvers, la toute première, le 20 août ; remontant l’Escaut, la poussée de violence atteint Gand, iconoclastée le 22 août, Tournai, le 23, Valenciennes, le 24, et, à partir de ces centres, une même tourmente s’abat sur les campagnes environnantes. Enfin, pendant les derniers jours d’août et le début de septembre, l’iconoclasme franchit les grands fleuves et déferle sur la Hollande et la Zélande.

La Flandre d’abord...

4Depuis le début du printemps, la Flandre maritime, « l’Ouest-Flandre », était parcourue d’ondes d’agitation qui laissaient présager un avenir inquiétant ; les prêches publics y avaient commencé plus tôt que partout ailleurs, et de nombreux prédicants sillonnaient les campagnes, accompagnés d’escortes recrutées parfois dans les grandes villes proches, Ypres, Gand, Bruges, mais plus souvent encore dans les grosses bourgades où se mêlaient à la population rurale des artisans de tous métiers : Bailleul, Cassel, Steenvoorde, et surtout Hondschoote, dont les industries de draperie légère, connues sous le nom de sayetterie, avaient attiré depuis leur fulgurant essor une très importante concentration ouvrière. Vers la mi-juin, les autorités municipales ne peuvent plus dissimuler leur incapacité à faire respecter les ordonnances royales, et décrivent « les presches des sectaires, de nuyct, et en grande assemblée de gens, tant d’hommes que de femmes1 ».

5Parmi les prédicants le nom d’un personnage, bientôt, retient l’attention pour l’activité incessante qu’il déploie et l’audience qu’obtient sa parole. Ce n’est pas celui d’un ministre savant, d’un théologien de renom, formé dans les écoles de Genève, mais, surgi du monde de l’artisanat textile, celui d’un pauvre bonnetier, un obscur entre les obscurs, un homme fiévreux, brutal, en quête d’aventures spirituelles, et peut-être aussi d’aventures tout court. Il se nomme Sébastien Matte, il est né à Ypres, qu’il a quitté assez jeune semble-t-il, « délaissant » du même coup son métier de bonnetier, pour prêcher, on ne sait trop où, ni comment ; on le retrouve en 1560 à Londres ; il revient dans la région d’Armentières en 1563, repart pour l’Angleterre et se fixe en Flandre occidentale au printemps 1566 ; le magistrat de Bergues l’accuse expressément d’avoir tenu, le 18 juin 1566, à environ trois lieues de la ville, son premier prêche public, et d’avoir, malgré les défenses qui lui en furent faites, continué à prêcher aux limites d’Hondschoote, où il « prenait alors sa retraite » — autant dire qu’il y tenait son Q.G. —, et de Furnes.

6Le même rapport du magistrat de Bergues signalait que, sans doute encouragés par l’impunité dont semblait jouir Matte, et sollicités par la présence d’un nombre sans cesse grandissant d’auditeurs, « d’aultres dogmatiseurs et sectaires venant de Pont-Roard, avec des gens d’Hondschoote, Steenvoorde [...] se mirent à prêcher en public ». On peut sans peine imaginer les échos que suscitaient, de bourgades à bourgades, toujours proches les unes des autres, les nouvelles recueillies et transmises de ces prédications en plein air, des conciliabules tenus, ou supposés tenus par Matte et ses partisans, les sentiments que provoquait la présence, autour des « dogmatiseurs », de leurs escortes armées ; il faut ajouter à cela les informations concernant le rassemblement de Saint-Trond, les rumeurs venues des quatre coins du territoire.

Vue de Mer ville (vers 1640).

Vue d’Hondschoote (vers 1640).

7Que s’est-il passé le 10 août à Steenvoorde ? Y a-t-il eu, dans le discours de Matte une incitation à l’action ? A-t-il lui-même désigné le couvent de Saint-Laurent, et pour quelles raisons ? N’est-ce pas une coïncidence étrange, et n’y peut-on voir une marque de préméditation, que cette entreprise ait été justement préparée pour le jour de la Saint-Laurent ? Le sermon de Matte terminé, ce ne fut pas lui, selon les témoins, mais un autre prédicant, ancien moine, Jacques de Buyzère, qui incita l’auditoire à se porter, à deux kilomètres de là, contre le monastère et à y détruire un certain nombre de tableaux et de statues.

8Après ce brutal incident, plus rien. Le silence, et peut-être une hésitation. Matte, disent nos sources, est parti à Poperinghe, distante de Steenvoorde d’une dizaine de kilomètres, pour y rassembler ses partisans. Dans ces campagnes toutes baignées de la vibrante lumière d’août, on retient son souffle.

9Le véritable embrasement se produit la veille du 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge. Du 14 au 18, la Flandre occidentale est complètement dévastée. Quittant Poperinghe, Matte va s’installer dans les faubourgs d’Ypres, à Brielen ; sous son impulsion, des bandes se répandent dans les localités voisines, iconoclastant toutes les églises. A Ypres même, le 15 août, le magistrat2 ne sait plus à quel saint se vouer, supplie le comte d’Egmont absent, mais qui est gouverneur de Flandre, d’intervenir, lui narrant comment « hyer et la nuit passée furent les images abbatues, brisées et bruslées, es églises de Poperinghe, Elverdinghe, Reninghelst, et autres, par ceux qui suyvent les presches d’un nommé S. Matte ». On s’attendait au pire. De fait, malgré les négociations que les autorités de la ville tentèrent d’engager avec Matte, qui avait toujours ses quartiers aux portes d’Ypres, les saccageurs y pénétrèrent et intervinrent dans tous les édifices ecclésiastiques : la cathédrale Saint-Martin, les églises et couvents des dominicains, des frères mineurs, les églises de Saint-Jacques, Saint-Pierre, Saint-Nicolas, l’église et l’hôpital du Béguinage : tout y fut détruit, images, orgues, tables d’autel, livres liturgiques, mais aucune violence, d’aucune sorte, contre les personnes.

10Entre le 16 et le 18, c’est le tour des bourgades situées entre Ypres et la mer, dans le plat pays : Houtem, Wulveringen, Vinken, Alveringhen, Remskapelle, Adinkerque, et, tout près du rivage, la célèbre abbaye des Dunes.

11Pendant le même temps, toujours à l’ouest de Lille, mais plus au sud, des faits identiques se produisaient. Le 13 août, Jacques de Buyzère prêchait à Bailleul, gros bourg d’environ trois mille habitants, centre d’une châtellenie dont dépendaient douze paroisses. Outre son église paroissiale, Bailleul comptait deux communautés de religieuses et un couvent d’hommes, celui de Saint-Antoine. Le prêche terminé, qui s’était tenu dans un pré, les assistants, au nombre de cinq à six cents, se dirigèrent vers le couvent, et le dévastèrent ; le saccage fut plus violent, plus systématique qu’à Saint-Laurent : rien ne fut épargné, la chapelle du couvent fut dépouillée de tous ses ornements et décorations, croix, images de saints, habits sacerdotaux, reliques3.

12« C’était là, commente tristement un des chroniqueurs à qui nous devons cette description, les premiers fruits du nouvel Evangile, pommes de Sodome et Gomore, belles à l’extérieur, remplies au-dedans de cendres, de corruption et de fumée... » En vérité, cette « rage » n’était ni gratuite, ni inexplicable, et montrait que les iconoclastes ne s’abandonnaient pas à des initiatives irraisonnées : le prieur de Saint-Antoine, que l’on savait remplir en même temps les fonctions d’inquisiteur, était à ce titre particulièrement détesté, et l’attaque dirigée contre son couvent revêtait de ce fait une signification bien précise. Le lendemain et les jours suivants, entraînés par l’infatigable de Buyzere, les briseurs d’images se manifestèrent dans les localités voisines, Estaires, Sailly, La Gorgue.

Un acteur parle

13Interrogé, deux ans après les événements, par les commissaires du conseil des Troubles, un des acteurs de ces journées brûlantes se souvient : originaire de Gaestre, à quatre kilomètres au sud de Steenvoorde, Joris Winnebrodt, parmentier de son stil, travaillait et habitait à Strazeele, autre bourgade située à cinq kilomètres de Gaestre ; il avoue avoir suivi, pendant l’été 1566, les prêches de Jacques de Buyzère, avoir aussi escorté le prédicant, à Cassel d’abord, puis de Cassel à Hazebrouck, et reconnaît avoir été armé d’une arquebuse et d’une rapière, een busse eende rapiere (il dépose en flamand), qu’il avait achetées pour la circonstance, afin d’aider les prédicants pendant leurs prêches et au cours de leurs déplacements. Il a fréquenté ainsi, à Poperinghe et à Steenvoorde, les assemblées tenues par Gilles du Mont, à Gaestre même, son village natal.

14Le 15 août, Onse Vrouwen Dagh (le jour de Notre Dame), il s’agrégea à la petite troupe qui se mit en route vers le pays de l’Alleu4, et, arrivé à Estaires, y écouta avec une foule nombreuse le sermon de Jacques de Buyzere. Et, après le sermon, continue-t-il, lui et ses compagnons allèrent rompre les autels, les images, les ornements des églises, lui-même se contentant de passer son arquebuse à travers un vitrail !

15Mis en train, ils se dirigèrent ensuite vers les villages voisins ; à Beaupré, abbaye de religieuses cisterciennes proche de La Gorgue, le bris avait déjà eu lieu ; en revanche, à Merreghem, où il ne faisait que commencer, ils arrivèrent à temps pour prêter main forte aux habitants, et, se rendant tous ensemble à l’église, tsamen in de kerk, y achevèrent la tâche ; ils s’étaient, entre-temps, copieusement restaurés, comme notre Parmentier le signale naïvement, en mangeant et buvant à discrétion, sans rien payer etende... sonder te betalen. Le soir, il se retrouvait chez lui, à Strazeele.

16Deux ou trois jours plus tard, il se joignit à une autre petite troupe, forte de quarante à cinquante hommes, qui partit vers Cassel ; là encore, ils arrivèrent trop tard, les images y avaient déjà été détruites ; ils parcoururent alors le plat pays, surgissant à Peene, Terdinghem, Bavinchove. Saisi, par la suite, de quelque inquiétude, Joris jugea plus prudent de prendre quelque distance par rapport au pays natal, et, son statut de célibataire lui donnant une relative liberté de mouvement, s’embarqua deux ou trois semaines après ces exploits à destination de l’Angleterre, d’où il revint pour d’autres aventures5.

Vers Lille

17Toujours pendant la même très courte période, les iconoclastes s’infiltrèrent, venant de Flandre maritime ou du pays de l’Alleu, dans les châtellenies voisines de Courtrai et de Lille. Là, leurs entreprises connurent des fortunes diverses. Impossible de pénétrer dans Lille, défendue par l’énergique gouverneur Rassenghien, tout au plus pouvait-on la contourner, mais des difficultés inattendues se présentèrent dans la banlieue sud, où la réaction très vive des habitants de Seclin, qui se portèrent au devant d’eux et les obligèrent à rebrousser chemin, stoppa leur avance vers le sud-est ; il n’est que juste de noter qu’en revanche, ils purent agir sans provoquer apparemment de manifestations de refus dans un grand nombre de localités de la banlieue nord, y compris Roubaix et Tourcoing, et qu’ils dessinèrent comme un arc de cercle de destructions autour de la grande cité, signalant leur passage à Marcq-en-Barœul, Mouvaux, Bondues, Linselles, Croix, Wasquehal, Lannoy. Quant à Armentières, aux environs de laquelle s’étaient tenus depuis mai de très nombreux prêches, et où un prédicant nommé Julien déployait une grande activité, elle avait connu, avant même l’iconoclasme, un épisode tumultueux, lorsqu’au début de juillet, une véritable petite armée forte de deux mille à trois mille personnes avait forcé les portes de la prison et délivré les prisonniers protestants qui y étaient enfermés. Schéma classique d’un mouvement révolutionnaire : l’attaque des prisons, la libération des victimes du régime que l’on veut renverser. La destruction des images proprement dite y commença le 15 août, dans l’église paroissiale, le couvent des sœurs grises, l’hôpital6.

18Huit jours après le sac du couvent de Saint-Laurent, acte de baptême de l’iconoclasme, aux environs du 19-20 août, bien que le mouvement fût encore à cette date resté circonscrit à une région de superficie limitée, et que les centres vitaux des Pays-Bas n’eussent pas été atteints, le bilan était déjà fort lourd. Ce n’était pourtant qu’un début. C’est dans les grandes villes que se joue le deuxième acte du drame et, du coup, il prend une tout autre dimension.

1566 : principaux lieux iconoclastés dans le « Nord de la France » actuel

Anvers, Gand, et les autres...

19Tout laissait supposer que, de la Flandre occidentale, la contagion allait atteindre Gand, toute proche. Pourtant, ce fut Anvers qui la première, s’engagea dans le défi inconoclaste, et à tout prendre, ce n’est pas tellement étonnant.

20Rendez-vous de toutes les nations, capitale économique non seulement de l’empire espagnol, mais de tout le monde occidental, entrepôt de marchandises venues de tout l’univers connu, la ville, en ce milieu du siècle, a exercé une véritable fascination sur ceux qui Font visitée, et tous ont exprimé leur éblouissement, tous s’enchantent « d’y voir aller et venir à toute heure et en tout endroit (sur l’Escaut) navires de toutes nations et pays », d’y côtoyer des négociants français, allemands, danois, italiens, anglais, espagnols, portugais, d’y « pouvoir apprendre toujours nouvelles de tous les endroits du monde », de voir s’engager à la « Bourse des Anglois » ou à « la Nouvelle Bourse » les spéculations les plus audacieuses et les plus considérables7. De nombreuses imprimeries, dont la plus fameuse est celle des Plantin, attestaient la vigueur d’une vie intellectuelle qui contribuait aussi largement à la prospérité et au prestige de la cité.

21Anvers avait naturellement accueilli les écrits et les idées des réformateurs, et elle abritait, en 1566, d’importantes communautés luthériennes, anabaptistes et calvinistes, se recrutant largement, les unes et les autres, autant dans la bourgeoisie aisée et éclairée que dans les milieux ouvriers ; le consistoire d’Anvers exerçait une autorité de fait sur les autres organisations ecclésiales réformées, qui s’efforçaient de maintenir des contacts réguliers avec ses responsables.

22Lorsque les prêches commencèrent aux portes de la ville, les autorités municipales tentèrent de mettre en place un dispositif dissuasif, en promulguant des placards, qui ordonnaient, dès le 26 juin, que les « estrangiers » non négociants ou « n’estant venus au pais pour autres causes légitimes » se retirassent immédiatement. Le magistrat renforçait le guet, interdisait tout prêche en ville, et suppliait la régente de venir sur place assurer Se maintien de l’ordre.

23Dans les premiers jours de juillet, il est clair que le contrôle de la situation échappe aux responsables locaux : l’arrivée d’un des chefs des confédérés, le comte de Bréderode, contribue à donner une signification politique aux troubles anversois : toutes les rumeurs, tous les bruits, toutes les alarmes, tous les espoirs aussi parcourent la ville, et les intrigues s’ajoutent, s’annulent, se brouillent... Bréderode, à peine installé, apprenant la présence du comte de Megen qui, venant de Bruxelles, doit rejoindre son gouvernement de Gueldre, mais s’attarde curieusement sur les bords de l’Escaut, a le sentiment d’être « à la gueulle des lous, en dangier que l’on nous coupe à toute heure la gorge8 » ; surpris lui-même par l’extraordinaire tension des esprits, il n’hésite pas à faire part à Louis de Nassau de ses appréhensions, se sentant, comme il l’écrit dans ce langage imagé qui fait Se charme de sa correspondance, « renvielly de dis ans depuis que je suis ici ! »

24Marguerite finit par se laisser convaincre d’envoyer à Anvers, pour la représenter, en tant que son lieutenant et superintendant général, Guillaume d’Orange ; acclamé follement, le prince (qui ne cache pas qu’il aurait préféré une entrée plus discrète, étant donné les suspicions dont il est l’objet de la part du roi d’Espagne) s’efforce, pendant un mois, d’apaiser les esprits, de négocier avec tous les corps disposant de quelque autorité, et parvient en effet à maintenir un semblant de paix dans la cité. Mais il doit rejoindre Bruxelles le 18 août, et le jour même de son départ, les premiers incidents éclatent : la statue de Sa Vierge, que tous les ans on promenait solennellement à travers la ville, recueille force quolibets, blasphèmes, et même quelques inoffensifs mais impies projectiles, « de petites choses comme pelotes ». Dans l'après-midi du 20, la cathédrale, dans le chœur de laquelle la statue avait été placée, s’emplit d’une foule remuante, quelques échauffourées se produisirent et, la nuit, la dénudation commença. Elle fut intégrale et spectaculaire et laissa une trace profonde dans les mémoires ; les récits des contemporains évoquent « les sectaires, armés de marteaux, grimpant aux piliers et aux colonnades, escaladant les voûtes, s’accrochant aux chapiteaux ou à des bas-reliefs placés à des hauteurs vertigineuses, frappant à coups précipités et jonchant de débris le pavé de l’église9 ». De Hollande, le comte de Bréderode, qu’on surnommait, en raison de son rôle dirigeant dans le Compromis des nobles, « le grand gueux », écrivait à Louis de Nassau : « L’on dict icy qu’ils ont fait en Anvers le diable tout cru ! »

25Le 21, toutes les églises d’Anvers recevaient la visite des iconoclastes et, le 23 août, le ministre Herman Moded prêchait à Notre-Dame.

26Sur les troubles qui se produisirent à Gand, nous disposons d’un somptueux document, dont la richesse est quasi inépuisable : le journal tenu par un notable catholique, très bien informé, Van Vaernewick10. Par lui, nous savons que les nouvelles de Flandre occidentale suscitèrent une grande agitation ; que les autorités en étaient bien conscientes, mais que, hormis la mise à l’abri de certaines œuvres d’art, elles n’envisagèrent pas de mesures de protection ou de défense. Les iconoclastes purent déclencher l’attaque contre les édifices ecclésiastiques non seulement en toute impunité, mais encore avec l’appui de certains responsables locaux ; Van Vaernewick a narré cet étrange épisode où l’on voit un capitaine, nommé Liévin Onghena, à la tête d’une petite troupe de calvinistes, se rendre « chez le grand bailly », Adolphe de Bourgogne, oser lui présenter une soi-disant lettre de commission sur laquelle se serait trouvé, contrefait, le sceau du comte d’Egmont, et lui déclarer qu’il avait reçu l’ordre de briser les images au nom du roi ! Rien ne définit mieux le total désarroi de magistrats importants que la facilité avec laquelle le bailli accorda crédit à cette information, allant jusqu’à offrir à Onghena une garde de hallebardiers pour que l’enlèvement pût se faire calmement, sans outrages pour les statues des saints...

27Et pourtant, en dépit de ces précautions, l’iconoclasme fut à Gand particulièrement dévastateur : des chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture flamandes furent anéantis, des manuscrits rares, des vitraux, des pièces d’orfèvrerie. Van Vaernewick décrit les briseurs d’images en action, d’abord dans les cloîtres et monastères, puis dans les églises, Saint-Nicolas, Saint-Michel, Saint-Jacques, dans les campagnes environnantes enfin.

28« Le lendemain, écrit Crespin, l’auteur d’un célèbre martyrologe protestant du xvi^e siècle, se retirèrent, comme après leur labeur, en la ville, chacun à son mestier... »

La victoire en vue

29A Bruxelles, la régente était désespérée. De Philippe II, elle ne pouvait attendre aucune aide, aucun conseil. Les informations qu’elle recevait de toutes les provinces méridionales la persuadaient de l’imminence de l’iconoclasme dans sa capitale, « je suis advertie et menacée qu’ils doibvent faire ce jourd’hui ou demain le semblable en ceste ville », si bien qu’une seule idée la hantait : quitter son palais, où elle ne se sentait plus en sécurité, se réfugier à Mons, où une garnison renforcée, une véritable petite armée que tenait bien en main son chef, Philippe de Noircarmes, lui assurerait une réelle protection et lui offrirait une base à partir de laquelle elle pourrait, peut-être, rétablir l’ordre dans les semaines à venir.

Portrait dessiné de Philippe II, roi d’Espagne, figurant dans le Recueil de portraits d’Arras (XVI^e).

B.M. Arras, Ms 266, fol. 74. Cliché BM. Arras.

Portrait dessiné du comte Lamoral d’Egmont, gouverneur de Flandre et d’Artois.

30Mais elle ne put partir de Bruxelles ; elle apprit, dans la nuit du 21 au 22, que les portes de la ville avaient été fermées, et qu’en tout état de cause, elle était prisonnière. Le 22, elle rédigeait une lettre dramatique pour Philippe : « Je ne puis délaisser (manquer) d’advertir V.M. de la continuation des saccagements d’églises, cloistres et monastères de par-deçà, où les sectaires et leurs adhérents jettent par terre et brisent toutes les images, autels, épitaphes, organes, sculptures, livres, ornements d’église, calices, sacrements et généralement toutes choses servant au service de Dieu11. » Des informations reçues jour après jour, et parfois d’heure en heure, la régente tirait trois enseignements : d’abord, la grande passivité de la plupart des catholiques, spectateurs étonnés sûrement, inquiets probablement, mais pour l’instant sans réactions, « voiant et spectant », comme elle le dit elle-même, sans intervenir ; ensuite, le risque d’attaques dirigées non plus seulement contre les images, mais contre les personnes, jusque-là miraculeusement épargnées, mais pour combien de temps ? sa solitude, enfin avec ce cri pathétique, « je ne trouve nulle résistance ni remède à tous ces maux ». Ne fallait-il pas se rendre aux arguments de ses conseillers, les grands seigneurs, qui la pressaient, pour éviter une totale ruine de l’Église et le renversement de ce qui restait de l’autorité de l’État, d’accorder l’assemblée des états généraux et la « liberté de conscience » ?

31Le 23 août, après bien des hésitations, bien des remords, malade, en proie à la fièvre, afin de tenter d’enrayer le « désordre montant », elle se résignait à négocier avec les nobles du Compromis. Le prince d’Orange, Egmont et Hornes, qu’elle avait chargés d’entreprendre cette négociation en son nom, aboutirent très vite à un accord, connu sous le titre de « déclaration du 23 août » : les nobles acceptaient de dissoudre leur entente, de déposer les armes et même d’aider la régente à rétablir l’ordre, moyennant la promesse d’un pardon général, d’une convocation des états généraux, et de l’octroi de la liberté des prêches, partout où ils avaient eu lieu jusqu’à cette date.

32Le texte — sur lequel nous reviendrons plus loin12 —, comportait maintes ambiguïtés (les prêches, disait-il, et non la célébration du culte) que Marguerite s’efforcera d’exploiter, mais, dans l’immédiat, les réformés éprouvèrent le sentiment d’une nette victoire : pour la première fois, la régente devait s’incliner devant une volonté plus forte que la sienne ! Mais il est vrai aussi que parmi eux, la coupure entre les « prudents » et les « fermes » va désormais s’approfondir. Pour les premiers, il faut se satisfaire des points marqués, et ne pas risquer de compromettre par de nouvelles violences l’accord avec les nobles, dont certains sont, on le sait, très hostiles à l’iconoclasme et se sont ralliés sans hésitation à la négociation avec la régente. Pour d’autres, il faut au contraire prévenir un retour en arrière, consolider les avantages acquis, prêcher partout où on le peut, célébrer le culte, donc administrer la Gène « à la manière calvinienne », baptiser, marier, etc. De toute façon, on sait d’expérience qu’un mouvement qui a pris une telle ampleur, qu’il ait été ou non spontané, échappe en grande partie à tout contrôle, et que ce n’est pas un accord conclu « au sommet » qui en arrêtera l’expression, du jour au lendemain. De fait, l’iconoclasme continua après le 23 août, mais, dans les provinces du Sud au moins, il prit une autre tonalité et devint, plus nettement qu’auparavant, un acte de rébellion contre le pouvoir.

L’aventure valenciennoise

33Nulle part peut-être, la crise iconoclaste n’a entraîné à sa suite autant d’épisodes dramatiques qu’à Valenciennes, où elle a été le point de départ d’une aventure exceptionnelle, un peu folle, à la tragique conclusion. Jusqu’au 24 août, date du « brisement des images », les événements qui s’y déroulent sont la réplique exacte de ce qui se passe dans les cités voisines, et particulièrement à Tournai, distante d’une trentaine de kilomètres seulement. A partir du 24, la ville se laisse glisser dans une entreprise où elle s’engage solitaire, et dont il ne semble pas que ses chefs aient mesuré la témérité : ils le payeront durement.

34Accusée de longue date d’être « infectée » d’hérésie, Valenciennes avait attiré à plusieurs reprises, dans un passé récent, la suspicion des autorités du pays, et, après les épisodes successifs des fameuses « chanteries » de 1561, puis des « Maubrûlés », elle n’était certainement pas en odeur de sainteté à Bruxelles ! La régente avait imposé aux Valenciennois la présence d’une importante garnison, dont ils n’avaient obtenu le départ qu’après deux années d’une occupation éprouvante, ruineuse, et parce qu’ils s’étaient engagés à lever eux-mêmes une force locale de maintien de l’ordre, les « trois cents têtes », encadrées par les bourgeois de la ville.

35Arriva le printemps 1566. Depuis près d’un an, la communauté calviniste accueillait en son sein un jeune ministre dauphinois — il était âgé de vingt-ciq ans — Pérégrin de la Grange, formé à Genève, plein de fougue et de zèle, très éloquent. Gomme beaucoup d’autres, il se lança dans le mouvement des prêches des haies et annonçait, le 30 juin, afin que nul ne l’ignorât, qu’il prêcherait aux portes de Valenciennes le 2 juillet. Quelques hésitations de ses coreligionnaires lui firent repousser ce premier prêche jusqu’au 7 ; le magistrat de la ville avait tenté de s’y opposer, en mobilisant les trois cents têtes, mais elles se montrèrent si divisées, si peu sûres, qu’en définitive, s’estimant incapables de se faire obéir, les échevins firent savoir au marquis de Berghes, alors grand bailli du Hainaut, représentant la régente, qu’ils « ne trouvaient expédient de fermer les portes pour empescher les bourgeois d’aller auxdictes presches hors la ville13 ».

36Pérégrin parla donc, d’abord au sud de la ville, dans un lieudit les Baillettes, puis au nord, près d’un cabaret appelé le Rouge-Cœur, au mont d’Anzin, là où, quelques mois plus tard, on élèvera le gibet auquel se balancera sa dépouille. Foules nombreuses, de jour en jour plus passionnées, de plusieurs centaines, bientôt de milliers d’auditeurs ; à partir du 15 juillet, Pérégrin, qui souhaitait se rendre à l’assemblée de Saint-Trond, sur les terres de l’évêque de Liège, est relayé par un autre ministre, nommé Jean Lesur, cet ancien carme d’Arras, devenu, après des années d’errance, le pasteur d’une petite localité du Cambrésis, Prémont ; « grand homme vêtu de noir », promis lui aussi à un destin tragique — il sera pendu au Cateau-Cambrésis en 1567, après avoir eu « le poing coppé ». Comme Pérégrin, il prêche, baptise, marie, comme Pérégrin, il doit multiplier les assemblées, devant des auditoires dont la « faim » de parole semble inextinguible ; dans les derniers jours de juillet, on a le sentiment, à lire les textes, d’une ville qui ne vit plus que de prédication, à tel point que Pérégrin rentré de Saint-Trond et Jean Lesur, bien qu’ils officient presque tous les jours, et parfois deux fois par jour, ne peuvent plus suffire à la tâche. Début août leur est annoncée la venue d’un renfort prestigieux, Guy de Bray, qui fait son entrée dans la ville le 10, presque triomphalement.

L’iconoclasme valenciennois

37Les nouvelles du brisement des images en Flandre et surtout des événements anversois inspirèrent aux responsables de la communauté calviniste le projet de se rendre auprès des princes, à Bruxelles, pour s’y concerter et y recevoir des informations précises et, peut-être, sinon des consignes, au moins des conseils. Neuf d’entre eux se mirent en route le 21 août, dont nous possédons les noms, tous bourgeois honorablement connus à Valenciennes. Arrivés dans les faubourgs de la capitale, ils apprirent que Guillaume d’Orange ne consentait pas à les laisser tous pénétrer dans la ville, que seule une délégation de quatre d’entre eux pourrait approcher le prince, et que pour les autres, ils devraient se contenter d’entretiens avec des seigneurs de moindre rang, les sires d’Audrignies et de Lumbres ; ils surent, le 23, les décisions de Marguerite et qu’elle accordait la liberté des prêches. Que s’est-il décidé alors ? Et pourquoi le bris, qui eut lieu le lendemain, et qui ne semblait plus indispensable, au moins comme moyen de pression ?

38A Valenciennes même, où l’on savait que Gand avait été iconoclastée la veille, et Tournai le jour même, la tension était extrême. La ville disposait de trois instances dirigeantes : le magistrat, le Conseil particulier, le Grand Conseil, sans compter le représentant du gouvernement, le prévôt-le-comte. A huit heures du soir, le 23, saisi par le magistrat, le Conseil particulier, siégeant en séance exceptionnelle, « ne voyant moyen de povoir empescher par force » un éventuel saccage des églises, décidait de s’adresser aux membres du consistoire, « pour les admonester et induire par tous bons moyens de non faire telle chose, et attendre tant qu’on ayt nouvelles de la Cour14 ».

39Pour l’heure, et sans se faire beaucoup d’illusions, le Conseil était d’avis « de sommer et faire tenir prêts tant ceux des 3 serments que ceux des 300 testes [et] aultres bons bourgeois pour garder la ville et maison d’icelle (c’est-à-dire l’hôtel de ville) et se mectre en tous debvoirs que troubles, séditions et pilleries ne se facent... ».

40La nuit fut calme. Le lendemain, à six heures du matin, le Conseil particulier se réunissait à nouveau, car venait de parvenir un message émanant d’Antoine Collart, émissaire envoyé à Bruxelles pour recueillir des informations. Antoine Collart faisait état d’une rencontre avec le seigneur de Noir-carmes, qui l’avait chargé de rassurer le peuple et ceux de la religion, les « advertissant que ce jourd’hui (le 23), au Conseil, où il avait été présent, s’estoit traicté et résolu quelque chose dont l’on seroit de brief adverty, qui sera grandement au contentement dudict peuple ». Il s’agissait évidemment de l’accord du 23 août ; Noircarmes demandait au peuple de rester calme, de ne pas « changier le lieu de leur,s presches » et de ne pas non plus « touchier les ymaiges ou églises » et que même « voluntairement ils voeillent mectre bas les armes ».

41Ainsi éclairé, le Conseil décida de transmettre immédiatement les informations aux « principaulx de ceulx de ladicte religion » ; ce fut inutile, et le bris commençait quelques minutes après.

42La ville possédait de nombreuses églises, tellement ornées, écrit un de ses chroniqueurs, qu’« elle surpassait toutes ses voisines voire celles bien éloignées ». C’était un samedi, jour de la Saint-Barthélemy. Au cours de la matinée, les images du Christ, de la Vierge, des saints furent « abbatues, tramées, vilipendées, brisées et brulées »... Tous les récits détaillent les éléments du saccage, les orgues rompues, les autels, les fonts baptismaux brisés, ainsi que les « verrières », mais aussi les vêtements sacerdotaux, « chappes, chasubles », les pièces d’orfèvrerie, les « courtines, nappes, serviettes et autres linges servant à l’office divin ». Bien entendu également les ciboires, les calices, les reliquaires, dont les églises étaient particulièrement bien dotées. Simon Le Boucq, dans son Histoire ecclésiastique de la ville de Valenciennes les évoquait tristement « ces saintes reliques de la chapelle de Notre-Dame-des-Miracles qui furent bruslées publiquement l’an 1566 par les brise-images, ennemys de nostre saincte foy », parmi lesquelles on pouvait trouver, entre autres, « des os des saints innocents martyrs, de sainte Anne, [...] du voile de sainte Gertrude, du chef de saint Victor martyr, [...] de la Table ou Nostre Rédempteur feist sa Cène [...] un grand os de saint Pierre l’apostre, [...] de la pierre sur laquelle N.S. s’assit quand il prescha ses apostres, [...] de la barbe de saint Makarie [...], une dent, du sang et des cheveux de saint Christophe15 »...

43Les saccageurs renversaient les reliquaires, foulaient aux pieds les reliques, ne se privaient pas de cribler de sarcasmes les prêtres catholiques et leurs ouailles, mais pas plus à Valenciennes que dans les centaines de lieux iconoclastés en août, ils ne commirent de violences à l’encontre des ecclésiastiques, « fors, dit notre chroniqueur quelques paroles infâmes et injures qu’ils endurèrent patiemment ».

44Les consistoires furent-ils dépassés par leurs troupes ? Ou bien préférèrent-ils prendre des gages, et gagner de vitesse la régente, qui avait parlé du maintien des prêches partout où ils avaient déjà eu lieu le 23 août, en s’emparant de quelques églises de la ville et en y organisant le plus vite possible le culte protestant, ce qui supposait qu’elles eussent auparavant été purifiées ? Plusieurs notables calvinistes intervinrent en tout cas personnellement lors de la journée du 24 août, et, dans les chefs d’accusation dressés plus tard, on constate que celui d’avoir participé au brisement des images figure dans les procès intentés à quatre au moins des membres de la délégation qui avait été envoyée à Bruxelles, Allar Bar, Jacques Gelée, François Voisin, Jacques Joffroy, tous bien connus à Valenciennes ; Allar Bar était un important drapier, auditeur assidu des prêches en plein air, qui sera pendu en juin 1568, Jacques Joffroy tenait un hôtel à l’enseigne du Lion d’or, François Voisin était un gros marchand ; de Jacques Gelée nous ignorons la profession, mais c’était probablement — précisément parce qu’envoyé dans la capitale à un moment crucial — une notabilité.

45La même accusation d’avoir participé au bris des images sera portée contre plusieurs autres bourgeois membres du consistoire, Aymery Bestran, Pierre Le Poivre, Jacques Le Vasseur, Nicolas Machon, dont nous savons par ailleurs qu’ils avaient été convoqués le 23 août au soir par le Conseil particulier pour user de leur influence sur leurs coreligionnaires et empêcher le bris menaçant ! Dès le lendemain, 25 août, qui était un dimanche, l’on prêchait et l’on célébrait la Cène « à la manière calvinienne » dans trois églises de Valenciennes, Saint-Jean, Saint-Géry et le Béguinage.

46Les autorités paralysées, ou, pour certains de leurs membres, consentantes, le peuple catholique semble là aussi être demeuré étrangement passif. Quelques prêtres, pourtant, tentèrent courageusement de s’interposer ; on cite souvent dans les chroniques l’attitude de M^e Nicaise de la Croix, qui supplia les iconoclastes d’épargner ses orgues toutes neuves et leur proposa en dédommagement une somme d’argent qu’ils refusèrent catégoriquement ; épisode doublement significatif, qui frappa les imaginations des historiens catholiques, dans la mesure où il éliminait une explication commode, le bris pour le vol et l’appropriation d’objets de valeur, et les obligeait à attribuer aux iconoclastes des desseins à la fois plus nobles et plus pervers. La volonté éradicatrice des réformés s’exprime aussi dans un autre incident, survenu le 26 août : deux marguilliers de l’église Notre-Dame-de-la-Chaussée, qui avaient cru bien faire en remettant « es mains de la justice » quelques pieux objets afin de les soustraire au saccage, sont menacés de se voir faire un mauvais parti ; les briseurs d’images exigent qu’on leur remette les objets en question faute de quoi, ils amèneront un renfort de « 700 à 800 personnes qui viendront les requérir », c’est-à-dire les rechercher !

47Entre le 25 et le 30 août, des raids furent lancés contre les abbayes des environs, qui dessinaient comme une constellation autour de la ville, les plus proches, Vicoigne, Fontenelle, d’autres un peu plus éloignées, Marchiennes, Grespin, Saint-Amand.

48L’un des plus « beaux » récits d’iconoclasme que nous possédions concerne précisément celui qui se produisit à Crespin, petite localité située à quelque sept kilomètres de Valenciennes : pendant toute la journée du 26, une troupe, évaluée à quatre ou cinq cents personnes, dont une douzaine d’hommes à cheval, y exerça ses talents, avec un zèle infatigable, d’abord dans le cimetière, où la première victime fut un « Dieu de pitié » mis en morceaux, puis dans l’église paroissiale, dont les autels et les images furent mis à mal — l’on descendit les statues, avec des cordes, on tira à balles sur un crucifix —, à l’intérieur du monastère enfin, dont moines et prieur s’étaient enfuis ne laissant sur place qu’un malheureux portier, qui dut assister au saccage de l’église abbatiale, des chambres, de la bibliothèque, le tout entrecoupé par le chant des psaumes et la prière vers sept heures du soir, et spectaculairement accompagné de feux de joie (un témoin en compta dix-huit), allumés dans la nuit16.

49Pas plus qu’à Valenciennes, Ses iconoclastes ne paraissent avoir rencontré, sur ces différents théâtres d’opération, une riposte organisée des populations catholiques ; dans quelle 62 mesure furent-elles, dans les villages proches, intimidées ou consentantes ? A Crespin, il est rapporté que, pendant le saccage, des habitants de la localité même, mais aussi de « plusieurs villaiges à l’environ » se rassemblèrent sur la place du marché ; s’il y avait de leur part des velléités d’opposition, les chefs du bris y mirent en tout cas tout de suite le holà, en faisant « commandement, sur son du tambour, que nul ne se bougeast ». Ils ajoutèrent qu’ils n’avaient rien à redouter, qu’on ne leur ferait nul « dommage », et que l’action en cours ne concernait que l’église.

Les abbayes iconoclastées autour de Valenciennes

Le village de Marchiennes et son imposante abbaye au début du XVII^e siècle. Cette dernière avait été saccagée par les iconoclastes pendant l’été 1566.

Le village de Crespin et son abbaye au début du XVII^e siècle. Celle-ci avait également été dévastée le 26 août 1566, par une bande de « chevaucheurs » venus essentiellement de Valenciennes.

50A Saint-Amand, déserté par ses moines réfugiés à Douai, le prévôt Morillon, dans une lettre adressée à Granvelle, note avec amertume que « tous les autels sont démolis et les belles pierres fendues » et que « ceulx du lieu et de la terre17 y onct faict plus de dégasts que les Tournisiens ou Valenchiennois ». Toujours selon Morillon, ce comportement n’a pas été propre aux habitants de Saint-Amand, car il parle aussi des « abbés voisins », qui expriment semblables doléances, et n’ont pas manqué de relever les noms de celles de leurs ouailles qui se mêlèrent à l’entreprise.

51Enfin, un troisième témoignage se fait entendre, à l’occasion d’un affrontement entre une bande d’iconoclastes venue, le 27 août, saccager la grande et riche abbaye de Marchiennes, et une petite troupe armée commandée par le bailli d’Anchin, Fery de Guyon. Heureux sans doute de pouvoir apporter dans la confusion générale une nouvelle réconfortante, Noircarmes informait la régente du succès du bailli, mais notait bien que ce n’était nullement les autochtones, « ceulx du villaige », qui avaient affronté et mis en échec les briseurs d’images, mais des hommes d’une région voisine, le pays d’Ostrevant. Marguerite répondait dès le lendemain en promettant une récompense au bailli et en demandant qu’on châtiât sans faiblesse les prisonniers : « Qu’après avoir tiré d’eux qui les a mis en œuvre et aultres circonstances, [...] il les face pendre et estrangler18 ! » Si, à la fin du mois d’août, la vague iconoclaste se propage dans le Nord des Pays-Bas, où elle ne s’était manifestée jusque-là que de façon beaucoup plus sporadique, dans les provinces du Sud, en revanche, la grande tourmente est passée ; mais les adversaires, comme pris de court eux-mêmes par l’événement, mesurent leurs forces. Rien n’est encore résolu, tout peut encore basculer. Décisives seront les semaines qui vont venir.