1C’est de la conjonction entre une crise politique qui déséquilibra les organismes du pouvoir et une crise religieuse d’une gravité sans précédent que le mouvement iconoclaste de 1566 a tiré sa force explosive. Depuis plusieurs années déjà, la progression quasi irrésistible du protestantisme avait fait naître une situation conflictuelle, mais il est certain que la dissidence d’une partie, certes importante, mais tout de même minoritaire de la population n’aurait pas suffi à ébranler si fortement les autorités laïques et ecclésiastiques, si une fraction du personnel dirigeant lui-même, représenté par la grande et la moyenne noblesse, n’était passée alors ouvertement dans l’opposition, et n’avait pris en charge l’exaspération de tout un pays.

La noblesse mécontente

2Dix ans auparavant, les dix-sept provinces étaient encore partie intégrante de l’empire de Charles Quint. Pendant son règne (1516-1556), c’est à des femmes, sa tante d’abord, Marguerite d’Autriche, jusqu’en 1530, puis sa sœur, Marie de Hongrie, qu’il confia la tâche d’y faire respecter les droits de la couronne. Tout en mettant progressivement en place une structure plus rigide que par le passé, l’empereur sut tenir compte des traditions d’autonomie des organisations locales, échevinages, assemblées provinciales, états généraux, auxquelles il ne retira pas toute part d’initiative et de responsabilité, en particulier dans les domaines judiciaires et financiers, admettant que subsistât un enchevêtrement de compétences caractéristique des institutions d’Ancien Régime, qui choque notre logique, mais où les sujets des États monarchiques voyaient, non sans raison, une protection contre l’arbitraire. Les occasions de conflits ne manquèrent pas, mais les habitants des Pays-Bas créditèrent toujours, à tort ou à raison, d’une naturelle compréhension de ce qui faisait l’originalité de leur civilisation, un empereur né à Gand, élevé à Bruxelles, et qui ne quitta sa terre natale qu’à l’âge de dix-neuf ans.

3En 1555-1556, Charles Quint abdiquait et démembrait lui-même son immense empire : à son frère Ferdinand les possessions héréditaires des Habsbourg et la couronne impériale, à son fils Philippe l’Espagne, ses dépendances américaines, ses possessions italiennes, et les Pays-Bas, « Pays d’en Bas », « Pays de par-deçà », comme disent les vieux textes. Situation désormais paradoxale que celle des dix-sept provinces, que tout rattachait aux grandes aires de civilisation de l’Europe du Nord et de l’Ouest, et qui se retrouvaient sous la domination directe d’un État espagnol dont tout — et pas seulement la distance — les séparait !

4Philippe II ne changea apparemment rien au système qui avait fonctionné pendant la première moitié du xvi^e siècle ; la régence fut mise entre les mains de sa demi-sœur, Marguerite de Parme1 (encore une régence féminine), entourée de trois Conseils, Privé, d’État, des Finances, auxquels continua de participer la grande noblesse du pays, associée étroitement aux affaires, au niveau central, mais également à l’échelon régional, par l’exercice de charges administratives et militaires dans les provinces ; Guillaume d’Orange était gouverneur de Hollande, de Zélande, d’Utrecht, Egmont gouverneur de Flandre, d’Artois, Hornes, de Gueldre.

5Mais en réalité, des innovations discrètes introduisirent, dès 1559, des glissements d’autorité et de compétences, qui n’échappèrent pas aux intéressés ; Philippe II superposa au Conseil d’État, où siégeait la grande noblesse, une « Consulte », sorte de directoire à trois, composé de personnages entièrement dévoués à sa personne, Granvelle, Viglius et Berlaymont, dont l’influence envahissante ulcéra les grands seigneurs, qui eurent le sentiment d’être bafoués, dépouillés de l’autorité que leur conféraient à la fois leur fidélité à la couronne — que plusieurs venaient de servir brillamment lors des guerres contre la France — et aussi l’éclat de leur nom, leur richesse — ils étaient propriétaires d’immenses domaines —, leur appartenance à l’ordre prestigieux de la Toison d’or, créé par Philippe le Bon, leur responsabilité, enfin, vis-à-vis de leurs administrés.

Portrait de l’empereur Charles Quint.

Portrait de Philippe II, roi d’Espagne.

Les 17 provinces et les principales villes iconoclastées pendant l’été 1566.

Une réforme ecclésiastique bien mal accueillie

6Assez curieusement, c’est par une entreprise qui ne semblait pas les mettre directement en cause, l’affaire des nouveaux diocèses, que les nobles se sentirent en premier lieu menacés. En apparence, pourtant, rien que de logique dans une réforme ecclésiastique souhaitée par Charles Quint, engagée par Philippe dès 1559, destinée à corriger certaines bizarreries de l’organisation épiscopale des Pays-Bas. Sur leur territoire, en effet, n’existaient que quatre diocèses, et grand nombre de cures et d’abbayes dépendaient de prélats étrangers, ceux de Cologne, de Reims, de Münster. Philippe II remodela les diocèses, en créa quatorze nouveaux, ajoutant aux sièges épiscopaux déjà existants Utrecht, Arras, Cambrai, ceux de Malines, Ypres, Gand, Anvers, Bruges, Bois-le-Duc, Ruremonde, Haarlem, Middle-bourg, Leeuwarden, Groningue, Deventer, Namur et Saint-Omer2. Immédiatement, ce fut l’explosion de mécontentements.

7Les nobles s’indignèrent de ce que l’on exigeât désormais de leurs cadets, traditionnellement pourvus de ces emplois, un savoir dûment vérifié, et l’obtention de grades de théologie ; on ne leur en avait pas tant demandé jusqu’alors. Mais ce qui surtout provoqua une colère générale, ce fut la situation exceptionnelle faite à Granvelle, devenu archevêque de Malines, c’est-à-dire une sorte de primat des Pays-Bas, puisque la bulle d’érection de l’archevêché de Malines portait qu’il aurait une prééminence d’honneur sur ses collègues archevêques de Cambrai et d’Utrecht.

8Par Granvelle, Philippe II contrôlerait un haut clergé dont l’effectif se gonflait soudainement, et qui constituerait une véritable milice au service du roi d’Espagne. La méfiance des nobles ne cessa plus de se manifester, leur irritation se focalisa sur Granvelle, dont ils réclamèrent avec insistance le départ, certains d’entre eux allant jusqu’à refuser désormais de siéger au Conseil. En 1564, ils purent se targuer d’un véritable succès, Philippe II, sous la pression de Marguerite, acceptait de rappeler son conseiller, tout en laissant entendre qu’il ne s’agissait que d’une mesure provisoire. Marguerite supplia le roi de ne pas permettre le retour du ministre détesté :

9« Je dirai, à ce propos, écrivait-elle à son frère, le 12 juin 1564, que si le cardinal revenait, il serait cause qu’on retomberait dans une situation pire que jamais3… » Marguerite ne mâchait pas ses mots, et elle continuait, en rapportant les propos de la plupart des seigneurs, qui « m’ont déclaré de nouveau que le retour du cardinal aurait pour effet immédiat de le faire assommer, sans que nul d’entre eux y pût mettre empêchement, comme ils l’ont fait par le passé, et la conséquence serait de perdre la religion dans ces provinces, et d’y provoquer en outre quelque grand soulèvement... »

10Granvelle ne revint pas. Mais le malaise persista, amplifié par la violence des luttes religieuses, par la politique persécutrice de Philippe, que nombre de ces nobles ne veulent plus cautionner, soit en raison de leur sympathie personnelle pour les idées nouvelles, soit parce qu’ils redoutent qu’à l’exemple de la France, les Pays-Bas n’entrent dans une dramatique période de guerres civiles.

Un pays gagné par « l’hérésie »

11Le protestantisme s’était introduit rapidement dans les Pays-Bas, où Ses écrits de Luther suscitèrent un grand intérêt dans beaucoup de milieux, y compris les milieux ecclésiastiques. Les premiers martyrs montent dès 1523 sur les bûchers. Il semble pourtant que, dans les dix-sept provinces, le luthéranisme ait été assez vite relayé (ou débordé ?) par un courant né sur ses marges, l’anabaptisme, qu’il récusait violemment mais dont la progression constitue un signe évident de la fermentation religieuse, intellectuelle et sociale.

12De nombreuses études4 ont montré la dissémination des communautés anabaptistes à travers tous les Pays-Bas, avec des zones fortes, la Hollande, la Zélande, la Flandre ; beaucoup de leurs membres s’engagèrent dans la tragique aventure de Münster : on sait qu’un groupe d’anabaptistes, composé surtout d’Allemands et de Néerlandais, s’empara en 1534 de la ville épiscopale de Münster, et voulut y faire vivre, sous l’inspiration de Mathiszoon et surtout de Jean de Leyde « le royaume de Sion », une communauté chrétienne s’inspirant d’une conception collectiviste puisée dans différents textes bibliques. La ville fut reprise en 1535 par les troupes qu’avait recrutées l’évêque de Münster et la répression fut naturellement féroce, à la mesure du « scandale ». L’échec sanglant de l’entreprise contribua à faire évoluer l’anabaptisme néerlandais, à partir de l’an 1536, vers des formes uniquement pacifistes, et, sous la direction de Menno Simons, à mettre l'accent sur la non-violence, et sur Sa conquête des esprits par la seule persuasion, et l’exemple.

13S’enfermant désormais dans une clandestinité rigoureuse, les anabaptistes suscitaient la curiosité, l’effroi des milieux « bien-pensants », et ils furent rapidement entourés d’une « légende noire », qui leur attribuait parfois les pratiques les plus absurdes : des prisonniers faits à Bruges, en 1564, n’auraient-ils pas avoué — sous la torture, il est vrai — que, « pour être admis dans leur société, il fallait une épreuve de quatre ou cinq ans pour montrer qu’on était capable de voler ou de tuer ; qu’ils servaient Dieu en mettant les catholiques à mort ». Que dire de leur morale privée ! Leurs ministres (leurs prêtres) ont « le pouvoir de faire et de rompre les mariages en donnant à chaque homme autant de femmes qu’il en peut nourrir ; si l’une de ces femmes veut renoncer à ce genre de vie, on la conduit dans un bois, et le ministre la tue5… ».

14Pourtant, lors d’une énorme enquête ouverte un an plus tard, en 1565, dans le Limbourg, les témoins interrogés — pas forcément bienveillants — donneront des réunions anabaptistes, auxquelles ils auront pu assister, des comptes rendus moins pittoresques sûrement mais plus édifiants, puisque la prédication et le baptême des adultes constituent, selon eux, l’essentiel du culte6.

15Entre 1525 et 1550, les anabaptistes furent, dans les provinces du Sud, les principales victimes de la persécution, et plusieurs vagues d’émigration en envoyèrent soit vers l’Angleterre, soit vers les provinces du Nord. Le mouvement a-t-il connu alors un certain essoufflement, et une diminution de ses effectifs ? Certains historiens, comme A.Verheyden, sont d’avis que non, mais il est bien difficile d’apporter des preuves décisives, dans un sens ou dans un autre, étant donné le secret dont s’entouraient les communautés.

16Plus importante est la question de savoir dans quelle mesure l’anabaptisme a ouvert la voie à la diffusion des idées de Calvin et a favorisé la constitution des Églises réformées, à partir des années cinquante. Le problème, là non plus, n’est pas simple, car tous les grands docteurs du calvinisme, Calvin lui-même, Théodore de Bèze, Philippe de Marnix, Guy de Bray, ont condamné avec la dernière vigueur un mouvement qui refusait le baptême des enfants — puisqu’on ne peut être baptisé que lorsqu’on croit et qu’on possède l’entendement —-, qui déniait à la Gène tout caractère sacramentel et, surtout, qui rejetait toute Eglise établie.

17Pourtant on peut se demander si, malgré ces différends très profonds, l'anabaptisme, en faisant appel à l’initiative de petits groupes, organisés en sectes semi-clandestines, en contestant fondamentalement l’autorité des magistrats et des prélats, en constituant une sorte d’anarchisme religieux, n’a pas introduit un puissant ferment désagrégateur à l’intérieur de la société catholique ; et si, en définitive, il n’a pas nourri, alimenté une tradition anticléricale dont les calvinistes sauront tirer parti, et qui jouera, à leur profit, un rôle important dans la crise des années soixante.

« L’on voit partout ces damnables sectes pulluler... »

18A côté, ou à la place des anabaptistes, se multiplient en effet les églises calvinistes, encore que les autorités les aient souvent, volontairement ou non, confondues, et que, pour Philippe II, elles aient été toutes « damnables sectes », vermine dont il fallait par la terreur débarrasser ses pays de par-deçà. Le réseau clandestin des fidèles, pourtant exposés à d’atroces châtiments, s’élargit à partir des grandes villes, Anvers bien sûr, de par son ouverture à l’étranger, mais aussi les villes du Sud, par où s’infiltre la propagande venue de France, celles de la côte, en constant échange avec l’Angleterre et l’Ecosse. Partout, de petites assemblées réunies dans des maisons de particuliers, ou dans des granges, ou dans des lieux d’accès plus difficile encore — étables, carrières, logis désaffectés, « conventicules » — où l’on prêche, où on lit les psaumes, où l’on baptise, où l’on célèbre la Gène « à la manière calvinienne ».

19Ecoutons quelques instants la déposition d’un témoin, messire Pierre du Tilleul, appelé à comparaître au cours d’une enquête ouverte dans la petite ville de Lessines, à l’est de Tournai ; il raconte comment, poussé par la curiosité, il s’est introduit dans une de ces assemblées « pour voir ce que l’on y faisait ». Qu’a-t-il vu ?

20D’abord, « grand nombre de gens de toutes sortes et qualités, bien environ cent comme il lui semblait » ; ce sont gens connus de lui, et il ne lui est pas difficile de citer des noms : « La femme, le fils de Nicolas Le Petit, Jennin Modde, etc. assis sur des bancs [et qui] chantaient des psaumes, et après chaque psaume, lisait le fils de Nicolas Le Petit une oraison, à laquelle ung chacun descouvroit sa teste ; et après, oyt fouit) que Jennin Modde lisoit en une Bible Françoise les chapitres 19^e, 20^e, 40^e et 45^e d’Isaïe7 ».

21Le témoin, qui est un prêtre, ne cache pas, dans la suite de sa déposition, qu’il a été particulièrement scandalisé à l’idée que la Bible puisse être portée à la connaissance de simples fidèles, incapables selon lui de la bien comprendre. « Le lendemain, le déposant remonstra, en la maison de Gaspard de More, au fils de Gaspard, que c’estoit grande folie de se treuver en telles assemblées, d’aultant que l’on y lisoit choses de telles difficultés qu’ils ne le scauraient entendre, comme ledit chapitre d’Isaïe. »

22La scène s’interrompt brusquement par l’arrivée d’un nommé Pierre Le Coq, faiseur d’arcs, qui demande irrespectueusement à notre prêtre « s’il tenoit encore de la loi diabolique ». Mais on trouve des dépositions toutes semblables chez d’autres témoins. Un chaussetier, Jehan de More, ayant fréquenté (par curiosité toujours, dit-il) telles assemblées, dit « que l’on y chantait des psaumes, et que l’on y lisoit l’Évangile ». D’où tiennent-ils leurs textes écrits, ces chanteurs de psaumes, ces lecteurs de bibles ? interroge l’enquêteur. Les a-t-on distribués en séance, remis alors à chaque fidèle ? Point du tout. « L’on n’y faisait pas de distribution de livres, poursuit Pierre le Coq [...], ils avoient la plupart lesdits psaumes achepté en partie en ceste ville, en laquelle venoit aucunes (quelques) fois d’Anvers un compaignon vendant semblables livres en plein marché8... ».

23Voici encore Marie Robert, âgée de trente-trois ans ou environ, « lorsqu’on commençait les premières assemblées en une vieille maison hors des portes de la ville de Lessines, elle, entendant que Jehan Raust, organiste, son compère, y estoit allé, s’est aussy allée pourmener avecq son mary vers ces mesmes quartiers, et entendant que l’on y chantoit, elle y est aussy entrée, mais non son mary, et trouvant illecq bon nombre de gens, entre eux grand nombre d’enfants, a ouy que l’on y chantait les psaumes, et lisoit l’organiste quelque livre de saint-Augustin [...] et après, estant icelles assemblées en la ville, dict estre survenue une fois en la maison de la veuve Bastin Pinchon [...] où elle oyt seulement chanter, mais n’oyt lire, parce qu’elle n’y estoit longtemps9… ».

24L’ardent prosélytisme des « ministres », c’est-à-dire des pasteurs qui viennent enseigner, conseiller, conforter les fidèles, met en place un prodigieux appareil clandestin, fréquemment démantelé, patiemment reconstitué. Traqués, obligés de passer de maison en maison, de cache en cache, il est bien rare qu’ils ne finissent pas, au hasard d’une imprudence ou d’une trahison, par tomber aux mains de la justice.

25Beaucoup sont issus de l’Église, du clergé régulier surtout10. Parmi les plus actifs, les plus connus, citons Pierre Brully, ancien dominicain, qui a parcouru pendant plusieurs années le Hainaut, s’attardant tout particulièrement à Tournai et à Valenciennes, où il exerça une profonde influence ; Pierre Chevalier, un ancien cordelier, né à Mons ; Jean Lesur, ancien carme d’Arras, qui prêche lui dans la région du Cateau-Cambrésis, et dont l’itinéraire exemplaire — du couvent à Genève !— est exposé dans un document saisissant, son interrogatoire, le 26 mars 156711. Envoyé, alors qu’il avait vingt-deux à vingt-trois ans « aux estudes à Louvain » par son prieur, il décida « de laisser son habit régulier (c’est-à-dire de moine) pour prendre l’habit laïc ». Après cette rupture, il partit pour Genève, « aux escolles », puis, toujours selon ses propres déclarations, voyage en divers lieux, à Anvers, à Orléans, pour finalement se fixer dans le Cambrésis où il commença à organiser le culte, dans une rigoureuse clandestinité évidemment. Le plus prestigieux est sans conteste Guy de Bray, lui aussi originaire de Mons, qui évangélise pendant plusieurs années la Flandre, le Hainaut, et rédige la Confession de foi des églises wallonnes des Pays-Bas.

26Contre cette action, le gouvernement de Charles Quint a élevé les interdits les plus solennels, promulgué des édits, les « placards », menaçant des peines les plus sévères les rebelles. Celui de 1550 promet « à ceux qui vendent, achètent, copient ou reçoivent des livres hérétiques [...], à ceux qui tiennent ou permettent chez eux des conventicules [...] à ceux qui prêchent ou soutiennent les doctrines des auteurs réprouvés », un seul châtiment : la mort.

27Vainement. La répétition même des édits (il y en a onze successifs entre 1521 et 1550, et, en 1556, Philippe II les confirme tous) permet de prendre la mesure de leur relative inefficacité. Non qu’ils n’aient pas été appliqués : les martyrologes sont là pour témoigner de la réalité de la répression, tous ceux dont nous venons de citer les noms ont été mis à mort, dans des conditions souvent horribles, après avoir été torturés : Pierre Brully a été décapité, Pierre Chevalier « bruslé vif et consummé en cendres » à Lille12, Guy de Bray sera pendu à Valenciennes, et Jean Lesur au Cateau.

28Mais, en dépit de cette férocité, la progression du protestantisme s’est poursuivie et, dans les années soixante, elle s’est amplifiée, sans doute portée par la conjoncture internationale : depuis la paix d’Augsbourg, les princes luthériens allemands et leurs sujets ne se voient plus menacés pour leurs choix religieux ; en Angleterre, la mort de Marie Tudor permet aux calvinistes anglais d’entrevoir la fin de leurs tourments en même temps qu’elle fait de leur pays une terre d’asile pour leurs frères persécutés du continent. Quant à la France, la communauté protestante y montre un dynamisme exceptionnel ; ce sont les hautes eaux du protestantisme européen, et nul doute que ces circonstances n’expliquent en grande partie l’élan dont il bénéficie aux Pays-Bas.

Hardiesse grandissante des réformés

29Divers signes montrent à quel point l’audace des « sectaires » grandit. Ne vont-ils pas à Tournai et à Valenciennes, deux villes particulièrement « infectées » par l’hérésie, jusqu’à défiler dans les rues, les 29 et 30 septembre 1561, par centaines, en chantant les psaumes de David ? Les « chanteries » font scandale. Granvelle, dans sa correspondance, s’indigne de ce qu’il appelle la « mollesse » du gouverneur du Hainaut, le marquis de Berghes, de sa lenteur à châtier les responsables d’un pareil défi au gouvernement.

30Le 12 juillet 1562, à Bœschepe, une petite localité flamande proche de Steenvoorde, dans l’arrière-pays de Dunkerque, « un nommé Guilain Damman, écrit, médusé, l’inquisiteur Titelmans, a faict un sermon contre notre sainte mère l’Église, à l’heure de la grand-messe », et cent cinquante à deux cents personnes étaient là pour l’écouter et le protéger. Nous savons que Guilain Damman put parler pendant plus d’une heure, vitupérer l’Église romaine, la papauté, la messe, l’eucharistie ; que le curé de Boeschepe tenta de soustraire ses ouailles à une telle prédication, qu’il les appela à venir assister à la messe, et que quelques Boeschepiens seulement répondirent à cette invitation ; qu’enfin, le prédicant demanda à ses auditeurs une prière spéciale pour que ceux de leurs frères qui étaient détenus restassent fermes dans leur foi. Le rassemblement se termina par le chant d’un psaume, après quoi Guilain Damman, protégé par une petite escorte, put prendre le chemin de l’Angleterre13.

31En 1562 encore, à Valenciennes, deux hommes accusés d’hérésie, deux ouvriers du textile, arrêtés, jugés, condamnés à mort, sont le jour du supplice délivrés par la foule. La garde impuissante les laisse s’échapper ; ce sont les célèbres « Maubrûlés », autrement dit Ses « Mal Brûlés » de Valenciennes14.

32Les circonstances qui entourent cette exécution manquée sont révélatrices de l’emprise du calvinisme dans la ville ; pendant l’emprisonnement des deux hommes, leurs coreligionnaires viennent régulièrement, pour leur redonner courage, chanter des cantiques sous les murs de la prison ; le 23 mars, deux cents à trois cents personnes armées s’assemblent ainsi dans la ruelle qui longe la prison et se mettent à entonner des « chansons de l’Écriture ». On pensa même, ce qui montre à quel point les autorités locales étaient conscientes de la tension qui régnait en ville, à choisir pour la mise à mort, non un jour de la semaine, mais un dimanche, parce que ce jour-là, les huguenots avaient coutume de sortir de la cité pour aller au prêche champêtre, et ne rentraient d’habitude que le lendemain ! Et que penser du marquis de Berghes, grand bailli du Hainaut, qui, se trouvant à Mons, répondit à l’ordre qui lui était donné de se rendre à Valenciennes pour présider lui-même au châtiment des coupables, « que ce serait au-dessous de sa réputation que d’y aller pour si peu de choses ».

33Pendant l’été 1565, une mission fut confiée à l’un des plus grands seigneurs des Pays-Bas, le comte d’Egmont ; il devait aller en Espagne faire entendre les supplications du pays tout entier, obtenir l’atténuation des placards, la promesse d’une prochaine convocation des états-généraux. Bercé de bonnes paroles, il revint convaincu de bonne foi d’avoir gagné ; en fait, il rentrait les mains vides ; bien mieux, en octobre 1565, Philippe II, qu’irritaient de plus en plus les résistances qu’il rencontrait, adressait à la régente et aux gouverneurs les fameuses lettres du Bois de Ségovie par lesquelles il leur ordonnait d’appliquer plus strictement que jamais les terribles placards, et réaffirmait sa volonté de voir fonctionner l’Inquisition aux Pays-Bas. C’est peut-être, plus que tout le reste, la crainte de voir introduire une institution aussi redoutable, dont le seul nom inspirait une sorte de terreur, même aux « bons catholiques », qui décida de la riposte.

Vive les gueux

34L’échec d’Egmont renforça chez quelques nobles le projet, déjà ébauché les mois précédents, de s’engager dans une entreprise concertée, une entente, un « compromis », dont les artisans furent, entre autres, Louis de Nassau, frère de Guillaume d’Orange, Nicolas de Hames, Culembourg, Bréderode. La fermentation des esprits n’échappait pas à la régente, dont l’inquiétude grandissante était notée par certains observateurs. Dans une lettre à Granvelle, du 15 décembre 1565, le prévôt d’Aire-sur-la-Lys, Morillon, relevait certains symptômes de lassitude ou d’énervement : « Madame de Parme se trouvant au Conseil d’Êtat ne besogne plus de l’éguille, mais annote ce que se dit, et appuye sa teste sur le bras sénestre15. »

35Pauvre régente ! Elle ne cessait pourtant de demander à Philippe des instructions, le suppliait de venir en personne, sans succès ; au tout début du mois d’avril 1566, une importante délégation de la noblesse ils étaient plus de quatre cents — se retrouvait dans la capitale, à Bruxelles, au palais de la duchesse de Parme, et, défilant devant elle et ses conseillers en faisant le « colimachon », c’est-à-dire en faisant onduler leur cortège de façon à en bien mettre en évidence l’importance, lui remettait solennellement une requête demandant l’abolition de l’Inquisition, l’atténuation des placards, et la convocation des états-généraux.

36Le trait de génie de ces nobles, par lequel ils se mirent en un instant à l’unisson de tout leur peuple, ce fut d’avoir su se saisir de l’apostrophe lancée par un ministre de Marguerite, voulant peut-être la rassurer : « Ce ne sont que des gueux », et d’avoir brandi ce sobriquet méprisant comme un étendard, comme le cri de ralliement universel.

37« Vive les gueux », s’exclament-ils (en français) au cours du banquet qui a suivi leur défilé. « Vive les gueux », répond le pays. Impressionnée par la démonstration des nobles, par la crainte d’un débordement, la régente s’était engagée à transmettre la fameuse requête à son frère et faisait préparer par le Conseil d’État un projet d’édit de modération, provisoire, soumis à la ratification du roi, prévoyant l’atténuation des poursuites contre les hérétiques.

38On assiste alors, dans les semaines qui suivent, et tandis que deux grands seigneurs, Berghes et Montigny, partent en Espagne chercher la réponse de Philippe, à un curieux processus de paralysie de tous les rouages de l’État : l’abstention des nobles, des autorités locales, qui, soit par sympathie pour les réformés, soit pour faire pression sur le roi, suspendent l’application des placards, bloquent l’appareil répressif, laissent le terrain libre à toutes les initiatives.

39Encouragés par l’édit de modération, qu’ils interprètent comme une première capitulation qui en annonce d’autres, beaucoup de protestants fugitifs rentrent au pays, et tous les textes signalent leur présence dans les grandes villes et l’agitation qu’ils y entretiennent. Tout en harcelant magistrats, gouverneurs, baillis, Marguerite sent bien que se dérobent les instruments de son autorité ; elle ne peut empêcher qu’à partir de mai, spontanément d’abord puis en réponse à des consignes venues d’Anvers, n’explose au grand jour la prédication calviniste, qu’elle avait jusque-là réussi, pour l’essentiel, à maintenir dans la clandestinité.

40Gomme pour beaucoup d’autres mouvements révolutionnaires, c’est donc dans un moment de désagrégation du pouvoir de l’État, de sécession morale ou politique d’une partie de ses serviteurs, en ce printemps troublé, fiévreux, mais plein d’espoir aussi, que s’est amorcée la terrible crise qui va secouer l’ensemble des dix-sept provinces au cours de l’été 1566.

Les prêches des haies

41« Quelque temps après Pasques, écrit un chroniqueur valenciennois, ceux de la religion calvinienne, ou nouvelle, multipliaient de jour en jour ès maisons ; ils commenchèrent à faire presche ès champs et jardins, en grand nombre, plusieurs [étant] armés, premièrement en la chastellenie de Bailleul et de Lille, après plus hault, en Flandre, en Tournaisis, ne manquant ceux d’Anvers, et d’autres places de Hollande et de Zélande d’ensuyvre ces presches16… ».

42Ce chroniqueur dit vrai. Dans toutes les provinces, mais surtout celles du Sud, surgit alors une immense prédication en plein air, où des centaines, parfois des milliers d’auditeurs viennent et reviennent entendre les pasteurs enfin sortis de l’ombre.

43S’identifiant aux premiers fidèles que convertirent les paroles de Jésus et de ses apôtres, s’enivrant de leur nombre croissant, les foules qui participent aux « prêches des haies », les hagepreken, éprouvent l’exaltant sentiment de revivre les temps héroïques du christianisme primitif. Tournant le dos aux églises obscures, aux rituels compliqués, elles célèbrent au grand jour, en plein air, un culte ramené aux dimensions de la seule parole et du chant, mais élargi aussi aux dimensions de l’univers, auquel le décor naturel donne une grandeur simple et bouleversante.

44Comment expliquer autrement cette fièvre qui fait se rendre, jour après jour, et parfois deux fois par jour, pendant plus de trois mois, de juin à septembre, ces milliers d’hommes et de femmes qu’évoquent les chroniques, les correspondances, les rapports d’espions ?

45« Il y avait là, énumère Catherine Le Lierre, déposant devant des commissaires inquisiteurs, à Valenciennes, Emery Turotte, fils de Myette, les deux fils de Hubert à la Œrque, l’un est chaussetier, l’autre escript en Halle, Andrien, maître-charpentier de la ville, Pierquin, pigneur de son stil (métier), Jehan Le Josne, hostelain (hôtelier), de l’“Ours”, avec toute sa famille et sa belle-famille [...], Pierre Bisot, avec sa femme et fillette, que tenait par la main Nicolas Deladerne, mulquignier, la belle-mère du changeur demeurant en la rue des grands mazeaux, et sa nièce demeurant avec lui, le portier de la porte tournaisienne, sa femme, belle-mère et tout le ménage[...] Pierchon Lefin, saiteur et sa femme, la femme de Tassin Le Boucq, marchand de sayes (tissu), toutes ses filles avec sa meschine (servante), le valet à Resteau, nommé Géry, qui est bègue, la femme de Michel Herlin, avec l’un de ses fils17... » Photographiés, fixés dans l’album historique, les voici qui se pressent devant nous, miraculeusement ressuscités, dans leur identité, leur profession, leurs liens familiaux, leur chaleureuse et remuante présence.

46Frappés par l’événement, les artistes n’ont pas hésité à s’en inspirer, parfois très directement. L’un des tableaux les plus imités, recopiés, de Bruegel, n’est-il pas précisément une Prédication de saint Jean-Baptiste ? On y voit le saint s’adresser en plein air à une foule attentive, rassemblée pour recueillir la parole annonciatrice, au milieu des champs et des buissons ; l’œuvre, dont l’original se trouve à Budapest, mais dont des répliques existent dans de nombreux musées (en particulier ceux de Lille et de Valenciennes) est datée de... 1566 !

Les prêches des haies.

Vue d’Estaires (vers 1640).

47Le rituel du prêche en plein air s’est mis en place au cours du mois de juillet. Fidèles ou curieux, les assistants sortent de la ville, à l’invitation du prédicant ou de ses acolytes, qui sont allés « faire la semonce », c’est-à-dire la convocation.

48« Étant hier (7 juillet) sur le marché de ceste ville de Valenciennes, raconte Antoine Jacq, j’ai veu, environ les douze heures et demy, venir par la ruelle du Pont des roseaux un prédicant, assisté de quatre hommes, dont deux estoyent garnis chacun d’une épée [...], lequel prédicant, estant arrivé au marché, a fait signe de la main, que lors tous ceux estant au marché suivirent et allèrent par ensemble à la Porte tournaisienne, hors Sa banlieue, en un marais de la seigneurie de Bruay, où le prédicant fit le presche, qui dura environ deux heures ; et y avoit grand nombre de gens, tant hommes que femmes, jeunesse, enfants de ceste ville et villages circonvoisins, au nombre de trois à quatre mille18 ».

49Ne chicanons pas sur les chiffres, qui ne peuvent être que très approximatifs. Les témoins qui rendront compte des prêches suivants — il y en aura, entre le 7 juillet et le 20 août, dix-huit aux portes de Valenciennes —, tous les témoins mettent l’accent sur le nombre élevé de présents (certains iront jusqu’à quinze mille à seize mille), sur la diversité d’âges, mais aussi de conditions. Particulièrement frappante est la participation féminine, toujours très importante ; le 7 juillet, sur les 33 personnes nommément désignées par Catherine Le Lierre, 11 femmes, le 9 juillet, sur 68 présents identifiés, 41 femmes ; le 11 juillet, sur 130 là encore nommément désignées, 67 femmes, tantôt seules, veuves, filles à marier, tantôt accompagnant (ou accompagnées de) leurs maris, tantôt avec un ou plusieurs de leurs enfants.

50Dans les champs, derrière les haies, tous se pressent au pied de la chaire, faite de quelques planches de bois, où s’installera le prédicateur, selon un ordonnancement quasi général : par cercles concentriques, les femmes, les enfants, les jeunes gens, d’abord, les plus proches de la chaire ; en arrière, les hommes, la plupart du temps armés, au moins porteurs de bâtons, et enfin, à l’extérieur, les « chevaucheurs », c’est-à-dire les hommes à cheval, qui protègent l’assemblée, font le guet, battent les buissons, et vont parfois, au grand scandale des autorités, jusqu’à tirer des salves lorsque la cérémonie est terminée.

51« Dimanche dernier, raconte encore Catherine Le Lierre, les compagnons du prédicant avaient tous des pistolets à l’archon de leur selle, tous lesquels chevaucheurs et les autres, après le presche, firent le limachon [...] et desseirent (desserrèrent) tous leurs pistolets, et ce fait, retournèrent en ville avec le dit prédicant19. »

52Il est vrai que les prédicants se déplacent désormais entourés d’une véritable petite troupe ; lorsque Guy de Bray arrive le 10 août à Valenciennes, son entrée ne peut guère passer inaperçue ! Il est en effet accompagné de quarante « chevaucheurs », et aussi de plusieurs « gens de pied », les uns originaires de Tournai, les autres Valenciennois venus à sa rencontre.

53A Anvers, on prêche dans trois lieux différents, en français et en flamand ; à Audenarde, les habitants s’installent sur les remparts de la ville pour entendre le prédicant. Morillon signale que des prêches publics ont eu lieu le 7 juillet à Béthune, Laventie, La Gorgue, Armentières ; le 14 juillet, prêche public à Saint-Amand ; le 22 juillet, plusieurs milliers de personnes viennent entendre un prédicant en face même de l’abbaye. A Bruxelles, chaque nuit, on chante des psaumes, et les « sectaires, rapporte un catholique navré, vont par les rues, criant vive les gueux ». En Hollande, le premier prêche public a lieu fin juillet, près de Haarlem. A Gand, selon un observateur, « les prêches hors la ville rassemblaient aisément vingt mille personnes, et estoient pleins de gens venus d’autres localités. Et s’il y avoit deux jours de fête de suite, ils restaient pendant la nuit20... ».

54Rien n’évoque mieux l’ampleur des prêches des haies que la lettre désespérée écrite le 7 juillet (et ils ne font que commencer), par Marguerite à Philippe :

55« Monseigneur, bien que j’ay tant de fois escript à votre Majesté le piteux et misérable estat de tous ses pays de par-deçà [...], que cependant le mal croît de toute part, que, de jours en jours, voire d’heure en heure, surviennent tous grands et dangereux inconvénients [...], que je ne puis remédier ni empescher les assemblées et presches publics qui se font en tous lieux et quartiers, et à fort grande multitude, mesmes avec armes, comme harquebouses, pistolets, javelines, demi-piques et auitres semblables, tellement qu’elles s’accroissent de plus en plus21… ».

56Là encore, l’iconographie rejoint l’écrit : une célèbre gravure d’un artiste nommé Hogenberg représente, dans un paysage situé aux portes d’Anvers, non pas un, mais trois prêches simultanés, et constitue une véritable illustration, point par point, des textes innombrables qui décrivent les hagepreken : à travers prés et champs traversés par l’Escaut, parsemés de moulins, des auditoires se pressent au pied de modestes chaires ; à l’extérieur de chaque groupe, des hommes à cheval, armés, montent la garde, et ceux qui ne peuvent suivre le prêche, parce qu’ils doivent en assurer la sécurité, lisent pieusement la Bible « calvinienne ».

57Dans le milieu de juillet, à Saint-Trond, sur le territoire de l’évêque de Liège, nullement consentant mais impuissant, une rencontre entre les signataires du Compromis et les représentants des consistoires aboutit à une véritable alliance, les nobles prévoyant la mise sur pied de forces militaires, recrutées avec l’aide des princes luthériens allemands, les consistoires procurant les fonds nécessaires. Bien que certains nobles catholiques se soient refusés à s’engager dans une entreprise dont ils risquaient de perdre le contrôle, et qui n’était pas conforme à leurs propres objectifs, l’événement a donné une assurance nouvelle aux prédicateurs calvinistes, dont plusieurs d’ailleurs se retrouvèrent à Saint-Trond.

58En ces dernières semaines de juillet, Ses prêches atteignent leur plus grande ampleur, et nulle part les autorités locales, débordées ou complices, ne réussissent à s’y opposer. Pour les calvinistes, le problème est autre : comment maintenir à un tel niveau de ferveur ces foules un moment rassemblées, accrochées à la parole des ministres, mais dont l’élan risque de retomber ? Afin de continuer à mobiliser leur énergie, n’est-il pas temps de leur proposer un autre projet, dans le prolongement de l’expérience qu’elles viennent de vivre, mais plus ambitieux, plus dangereux aussi ? Pour cela, prendre en compte une revendication qui commence à s’exprimer : quitter les champs, s’emparer de lieux de culte sis à l’intérieur des villes, c’est-à-dire des églises.

59A Valenciennes, début août, alors qu’un moine cordelier qui prêchait à Notre-Dame-la-Grande contre la nouvelle religion a été assez durement pris à partie par des jeunes gens venus lui apporter la contradiction, le bruit se répand que les huguenots « ont fait requeste à MM. de la ville (le Conseil municipal) pour avoir quelque place dedans la ville pour faire leurs presches et assemblées ». MM. de la ville, prudents, leur ont répondu qu’ils en référaient à la cour, et leur ont demandé de patienter pendant quinze jours. Mais certains huguenots ne laissent pas ignorer « qu’ils sont délibérés de prendre le béguinage de Notre-Dame-la-Grande22 ».

60Quinze jours, c’est presque exactement le délai qui sépare la requête des protestants valenciennois de l’occupation et de la dévastation des trois principales églises de Valenciennes, le 24 août 1566.