1Partout en Europe, la destruction des images a accompagné la diffusion du protestantisme, en Angleterre, en Ecosse, dans les cantons helvétiques, en Allemagne, en France. Nulle part, pourtant, l’événement n’a pris le caractère d’explosion brutale qu’il a revêtu aux Pays-Bas, où, le temps d’un court été, en août 1566, des centaines d’églises, de chapelles, de couvents ont été vidés, dépouillés, dénudés.

2En Flandre d’abord, puis en Brabant, en Hainaut, et enfin au nord des grands fleuves, Meuse et Rhin, on a pu assister à l’étrange et « scandaleux » spectacle de « briseurs d’images », comme on les appelle alors, mutilant les statues, brûlant les tableaux, fracassant les orgues, transperçant les vitraux, s’acharnant sur les crucifix. Au nom de qui, au nom de quoi ?

3Il est facile, en un premier temps, de saisir quelques-unes de leurs motivations immédiates : dans ce territoire dont les frontières jouxtent des pays totalement ou partiellement acquis à la Réforme, les progrès du protestantisme sont si impétueux que les adeptes de la nouvelle religion, exaspérés par la persécution, enhardis par leur nombre croissant, n’hésitent plus à manifester au grand jour leur refus de « l’ancienne religion », c’est-à-dire du catholicisme, soutenu et défendu par l’appareil d’Etat espagnol. Ils ne sont pas seuls ; dans des pays voisins, catholiques et protestants s’affrontent aussi violemment ; au seuil des années soixante, la France s’engage, pour plus de trente ans, dans d’affreuses guerres civiles, l’Angleterre, ballottée au gré des convictions de ses souverains, oscille encore avant de se rallier difficilement au compromis anglican, et l’Allemagne, pacifiée en 1555 par la paix d’Augsbourg, ne connaît qu’un bien fragile équilibre.

4Depuis des années, les théologiens protestants, les pasteurs exercent une critique virulente non seulement des dogmes de la religion catholique traditionnelle, mais tout autant des pratiques qu’elle tolère ou encourage, et dont la plupart ont des « objets » comme supports, qu’il s’agisse de la vénération des reliques, de l’adoration des saints, ou même de la messe. L’iconoclasme exprime alors l’intense désir de retour à un culte dépouillé, un culte « en esprit ».

5Mais, sitôt formulée cette réponse, on en mesure, au regard des témoignages, des chroniques, des descriptions transmises par les témoins, le caractère incomplet et insatisfaisant. Qui sont les iconoclastes ? Notables, bourgeois, paysans, prolétaires, confondus, inspirés tous par le même dessein essentiellement religieux, ou bien pauvres hères, vagabonds, errants, sans-travail, « malfaisants » de tout poil, à l’affût des mauvais coups ? Ont-ils des chefs ? Qui les a lancés à l’assaut des édifices ecclésiastiques et de leurs richesses ?

6Ont-ils des complices ? Presque partout, les autorités locales, médusées, les ont laissé agir, en toute impunité ; parce qu’elles étaient prises au dépourvu ? ou submergées ? ou consentantes ?

7Pourquoi l’été 1566 ?

8Le geste iconoclaste proprement dit, dès qu’on cherche à l’analyser, se démultiplie, se fractionne et renvoie de lui-même au miroir que lui tend l’historien des reflets éclatés. Qu’il contienne, comme toute manifestation violente, une composante hédoniste est évident : les psychologues connaissent bien le plaisir qui s’attache au geste de la destruction, par lequel se libèrent des pulsions d’agressivité et d’angoisse, qui est affirmation de soi, sentiment exaltant d’être à la source de l’événement ; c’est particulièrement vrai quand il s’agit d’un phénomène aussi authentiquement populaire que l’iconoclasme de 1566.

9On peut aussi s’interroger sur la nature des réactions que devaient susciter, par leur richesse expressive, les objets qui furent les victimes des « furies iconoclastes » ; même s’ils ne l’ont pas dit clairement, les briseurs d’images ne pouvaient pas avoir une attitude froide et détachée en présence de ces statues de saints, de ces Vierges d’intercession, de ces Christ torturés, devant lesquels s’étaient prosternées des générations d’hommes et de femmes, qui étaient tout bruissants encore des prières qu’on leur avait adressées, des chapelets récités, des péchés avoués, des pénitences offertes. Parce qu’elles étaient les supports de sentiments pieux ou esthétiques, ou les deux à la fois, les « images » n’appelaient-elles pas en retour des comportements émotionnels, et, à la limite, irrationnels ?

10Si l’on se situe au niveau non plus du psychologique, mais du politique, la destruction des symboles de l’ordre ancien apparaît comme une nécessité de toute action révolutionnaire ou qui se veut telle, comme une démonstration ostentatoire et irréversible de la volonté de subversion, ou, à tout le moins, de changement. A qui s’en prenaient les iconoclastes lorsqu’ils décapitaient les statues et réduisaient en miettes les tables d’autel ? A la religion catholique, aux prêtres, à l’appareil ecclésiastique, au pouvoir espagnol ?

11La brutalité de la répression montre en tout cas que celui-ci ne s’est pas trompé sur la profondeur de ce formidable phénomène de rejet. Rien ne pouvait atteindre plus durement le très catholique et très autoritaire roi d’Espagne Philippe II, que ce défi à sa religion et à sa souveraineté. Le châtiment fut à la mesure de la blessure infligée. Avec l’arrivée du duc d’Albe, en 1567, s’ouvrent les procès expéditifs, et tombent les têtes, par dizaines, par centaines, depuis celles d’humbles tisserands, jusqu’à celles des plus grands seigneurs, Egmont et Homes, accusés de complicité, décapités le 5 juin 1568, sur la grand-place de Bruxelles, sinistrement tendue de noir.

12Il a fallu définir le cadre géographique de notre étude. Les Pays-Bas formaient, au xvi^e siècle, une confédération de dix-sept provinces, s’étendant du nord de la Picardie, aux îles Frisonnes, ce qui correspond approximativement à la superficie qu’occupent de nos jours les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais, la Hollande et la Belgique. Nous ne nous sommes pas interdit les incursions chez nos voisins belges et hollandais ; par de remarquables publications de textes, par des travaux originaux, leurs historiens nous ont apporté des études statistiques, des ouvrages de synthèse pleins de pertinence et d’intérêt. Notre dette à leur égard est donc réelle. Mais, dans la mesure du possible, nous avons choisi nos exemples de préférence dans la partie maintenant française des anciens Pays-Bas. Ces provinces de la France septentrionale, la Flandre, le Hainaut, le Cambrésis, dans lesquelles l’enracinement catholique allait redevenir si profond, n’est-il pas étrange qu’elles aient, un moment, failli basculer dans le camp de l’Europe protestante, et que la grande flambée iconoclaste de 1566, qui ébranla un instant le pouvoir de Philippe II, se soit nourrie de leurs colères et de leurs espoirs ?