La Côte d’Opale en guerre d’Algérie 1954-1962
|Conclusion
Texte intégral
1La prise de conscience des réalités du conflit par la population de la Côte d’Opale est progressive. En 1954, les habitants du littoral, si éloignés du théâtre des affrontements, ne réalisent pas que le pays est en guerre. À partir de 1955 et surtout 1956, avec l’envoi du contingent et des rappelés, les familles se sentent plus concernées. Car les jeunes de la Côte d’Opale partent par milliers pour l’Algérie. Ils y découvrent une terre inconnue et hostile. Quittant leur région d’origine, leur famille, leur emploi parfois, ils sont confrontés à une réalité déstabilisante. Mais presque tous les jeunes du littoral partent, résignés, vers une destination qui leur est inconnue. Ces soldats, disciplinés mais sans enthousiasme, découvrent une guerre de libération nationale, parfois très cruelle. Ils regagnent rarement la Côte d’Opale avant la fin de leur service et ce manque de permissions accentue un sentiment d’éloignement propice à la déprime.
2Parmi les appelés du littoral, 378 perdent la vie en Algérie. Les autres tentent de reprendre une vie normale, aidés en cela par les pouvoirs publics. Mais les blessures morales et psychiques, le stress post-traumatique, perdurent bien au-delà du cessez-le-feu. Souvent aigris et prématurément vieillis par l’expérience de la guerre, les soldats de la Côte d’Opale ne comprennent pas pourquoi ils se sont battus pour une terre que l’opinion a très majoritairement laissé évoluer vers l’indépendance, surtout après septembre 1959. Ils savent par contre que rien ne peut leur rendre leur jeunesse perdue si loin des leurs. L’absence des soldats, fils, fiancés, maris, est durement ressentie au quotidien. Communiquer avec l’absent est essentiel, comme recevoir de ses nouvelles. Les contacts sont maintenus, grâce à la presse notamment, entre les appelés et leur famille. Par les photos reproduites, par les extraits de lettre publiés, Nord Littoral comme La Voix du Nord ou Nord Matin, contribuent grandement au maintien d’un lien entre la Côte d’Opale et les « petits gars de chez nous en AFN ». Plus dur est de vivre avec un revenu en moins, en particulier quand le jeune appelé est soutien de famille ou qu’il vient de se marier ou d’être père. Les familles de ces soldats du littoral vivent au jour le jour dans des conditions souvent difficiles pendant toute la durée du service.
3Sur la Côte d’Opale, Il n’y a pas de virulente opposition anticolonialiste. Entre 1954 et 1958, c’est surtout le coût de la guerre d’Algérie qui mobilise les syndicats et fait descendre la population dans la rue. Le 13 mai 1958 suscite très vite un réflexe de « défense républicaine » renouvelé en janvier 1960 et en avril 1961. La mobilisation du littoral porte sur la sauvegarde des institutions et de la démocratie, davantage que contre la guerre d’Algérie ; pour la paix, plus que pour l’indépendance de l’Algérie. C’est surtout contre les effets de la guerre sur la vie quotidienne des Français que s’organisent le plus grand nombre de manifestations. Le retour du général de Gaulle est accueilli avec un évident soulagement par la population qui ne regrette pas l’impuissance de la IVe République. De 1958 à 1962, l’adhésion de la Côte d’Opale est massive à la politique menée par le chef de l’État.
4Les syndicats et partis politiques de gauche, les chrétiens, les enseignants prennent position en faveur de la paix. Mais l’unité des organisations ouvrières est rare dans les premières années du conflit, marquées par une méfiance vis-à-vis de la CGT et du parti communiste qui paraît marginalisé par le soutien des socialistes à l’entreprise gaulliste. Il faut attendre la mobilisation contre le « danger fasciste » de l’OAS, à partir de 1961, pour trouver un front syndical uni sur la Côte d’Opale. Même si en mai 1958, en janvier 1960 et surtout en avril 1961, des milliers de personnes arpentent le pavé de la Côte d’Opale, la position dominante semble être le non-engagement en faveur d’un camp ou d’un autre. Cet attentisme doit être pris sur ce territoire comme un signe de confiance en la politique algérienne du général de Gaulle. L’adhésion populaire est affirmée par l’effondrement électoral de la gauche réduite à l’impuissance. Quant à la Nouvelle Gauche, elle ne trouve pas une audience suffisante sur le littoral. L’unanimité du littoral de 1961 à 1962 est aussi signe de fidélité à la personne du chef de l’État.
5Le poids de la presse locale dans la canalisation de l’opinion est certain, que ce soit par la lecture des éditoriaux légalistes pour Nord Littoral, ou franchement engagés aux côtés du général de Gaulle pour La Voix du Nord, ou par la reproduction des tribunes d’opinions et des appels des partis et syndicats. La population de la Côte d’Opale peut être ignorante des réalités de l’Algérie coloniale ou de la dureté du conflit qui s’y déroule, mais il n’est pas possible d’affirmer que ce territoire est ignorant des positions politiques sur le sort de la principale colonie française. L’attentisme ou la résignation ne s’expliquent pas par l’ignorance.
6L’activisme politique en faveur de l’indépendance algérienne ne concerne qu’une minorité. La présence algérienne est faible sur le littoral, à l’exception de la région de Dunkerque et les habitants de la Côte d’Opale ne connaissent pas bien le mode de vie de cette population. L’aide en faveur du FLN est essentiellement interne à la communauté algérienne et les quelques « porteurs de valise » du littoral résident là où se concentre cette population, c’est-à-dire le Dunkerquois. Malgré la présence de nostalgiques de l’Algérie française, le soutien à l’OAS ne bénéficie pas non plus d’une large caution populaire sur le littoral. Les habitants de la Côte d’Opale semblent s’être assez vite résignés à la perte de l’Algérie.
7Charles de Gaulle est fils du Nord, il est né à Lille et s’est marié à Calais avec Yvonne Vendroux, ce qui explique en partie les liens très forts avec les habitants de la Côte d’Opale, attachés non seulement à sa politique, mais également à sa personne. En janvier 1960 ou en avril 1961, les hommes politiques locaux, à l’exception des membres du parti communiste, apportent leur appui à la politique de défense républicaine du chef de l’État. L’adhésion à de Gaulle est plus importante sur le littoral que dans le reste du pays. C’est particulièrement vrai à Calais, à travers la personnalité de Jacques Vendroux. Le soutien à « l’homme providentiel » tient à son rôle historique dans la Résistance et le rétablissement des libertés et de la démocratie au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais également à son rôle dans la modernisation de la France à partir de 1958. Comment accuser le général de Gaulle de rabaisser la France avec l’indépendance de l’Algérie, quand il est l’homme qui dote la nation de l’arme atomique, qui redresse l’économie avec le nouveau Franc et qui lance des opérations de prestige comme le paquebot France ? La politique de grandeur et d’indépendance nationale du chef de l’État fait oublier la perte de la principale colonie du pays d’autant plus facilement que la Côte d’Opale est la partie du territoire métropolitain la plus éloignée de la Méditerranée.
8L’hostilité des partis de gauche à la personne du général de Gaulle est sur la Côte d’Opale en contradiction avec l’opinion. Pourtant, dans le Boulonnais ou le Dunkerquois, des personnalités politiques affirmées, comme Paul Asseman, Henri Henneguelle ou Albert Denvers parviennent à se maintenir à la tête de leur municipalité. Mais dans les moments de crise grave, lorsque la population a le sentiment que la République est menacée par un coup d’État fomenté par l’armée, le soutien à l’action du général de Gaulle est immédiat. La Flandre et l’arrière-pays, conservateurs, soutiennent également la politique algérienne du Président de la République. Les résultats électoraux sont parfois de véritables plébiscites. Les habitants de la Côte d’Opale saluent en de Gaulle le rempart face aux forces menaçant la République, le héros guerrier triomphant par deux fois des insurgés dressés contre le pouvoir légal.
9En attendant le cessez-le-feu, le littoral s’organise pour venir en aide à ceux qui souffrent de la guerre. Les modalités du deuil collectif s’étoffent peu à peu afin que le cérémonial des obsèques soit l’occasion de rendre compte de l’unité de la nation derrière son armée, derrière son chef. Et jamais sur la Côte d’Opale, les funérailles ne sont l’occasion de dénoncer la guerre ou l’action du général de Gaulle. Aucun citoyen, aucun syndicaliste ou responsable politique n’est venu troubler les derniers adieux d’un soldat du littoral, signe d’acceptation, ou tout du moins de résignation face au conflit. Légaliste et résigné, le littoral est épuisé par les guerres. Presqu’aucune commune n’est épargnée par la mort.
10Pour maintenir un lien avec les soldats de la Côte d’Opale appelés en Algérie, les municipalités comme les conseils généraux du Nord et du Pas-de-Calais s’investissent, en particulier au moment des fêtes de Noël, lorsque la séparation se fait plus dure. Le besoin de maintenir des liens avec la ville ou le village, perçus comme une petite patrie, se fait ressentir et des groupements locaux d’aide aux soldats en AFN multiplient les initiatives pour récolter des fonds et envoyer des colis vers l’Algérie. La solidarité de la Côte d’Opale ne se dément pas dès lors que le contingent et les rappelés sont envoyés de l’autre côté de la Méditerranée. Bals, quêtes, représentations cinématographiques ont lieu au profit des soldats à partir de 1956 principalement.
11En pleine croissance des Trente Glorieuses, la France connaît une phase d’enrichissement malgré le coût très élevé de la guerre. Les échanges commerciaux entre le littoral et l’Algérie, principalement constitués de vin, suscitent une activité économique et portuaire profitable en particulier à Calais et Dunkerque. Malgré le conflit, les relations commerciales s’intensifient et perdurent même au-delà des accords d’Évian. Avec la signature du traité de Rome le 25 mars 1957, la Côte d’Opale se tourne vers ses voisins européens et délaisse son ancienne colonie. Débarrassée du « boulet algérien », la France entre pleinement dans l’ère de la consommation de masse.
- 1 Nora P., « L’Algérie fantôme », L’Histoire, no 43, mars 1982, p. 9.
12Lieu de repli ou d’exil pour plusieurs centaines de rapatriés, le littoral voit s’installer Pieds-Noirs et harkis. Les premiers s’insèrent facilement tandis que les seconds se concentrent sur l’agglomération dunkerquoise et cohabitent avec une main-d’œuvre immigrée d’origine algérienne. Des liens affectifs sont maintenus par cette présence sur le littoral. Avec les anciens combattants de la Côte d’Opale, ils forment trois groupes qui s’opposent dans des conflits de mémoires, car si la guerre d’Algérie est terminée, c’est au prix de passions et de drames qui demeurent toujours vivaces. Près de 50 ans après les accords d’Évian, la prise de parole sur ce conflit est difficile et l’oubli impossible. « Dès que fermées les portes de la guerre, tout le monde a voulu oublier, du moins tout le monde a fait semblant1 ». Ces visions de l’histoire de la guerre d’Algérie se heurtent également à celles des militants et des soldats de la Côte d’Opale, également meurtris mais ne partageant le même attachement viscéral à la terre algérienne. Il n’existe donc pas sur le littoral de mémoire collective consensuelle de la guerre d’Algérie qui permette d’écrire une histoire objective et dépassionnée du conflit.
13Aussitôt les accords d’Évian signés, les Français se sont empressés de tourner la page, d’oublier le passé colonial. Longtemps considéré comme synonyme de décadence, l’abandon de l’Algérie est très vite ressenti comme un soulagement pour le pays. Dès lors, les témoins de cette aventure ne sont pas écoutés. Soldats du contingent, « Pieds-Noirs » ou Algériens fidèles à la France s’enferment dans un mutisme dont il est bien difficile de les faire sortir, même pour témoigner devant l’Histoire. Les militants de gauche rencontrés éprouvent également une certaine gêne à se souvenir. Beaucoup sont persuadés au premier contact d’avoir été dès le début des opposants à la guerre d’Algérie et se troublent en réalisant que pour la plupart l’opposition ne commence qu’après 1956 ou 1958. Des militants communistes reconnaissent avoir été dirigés par leur parti contre des hommes, contre Guy Mollet ou Charles de Gaulle, plutôt que pour l’indépendance de l’Algérie. Jamais chez les militants écoutés n’apparaît de discours virulent envers le premier Président de la Ve République. Les souvenirs mêlent à la fois les grandes manifestations de défense républicaine et le soutien à la politique du chef de l’État qui aboutit au cessez-le-feu et à l’indépendance, malgré l’opposition officielle du parti au « pouvoir personnel ». Le souvenir de la lutte antifasciste et de Charonne occulte totalement lors des entretiens le vote des pouvoirs spéciaux.
- 2 Interview de L. Cattoen de Téteghem.
14De novembre 1954 à mars 1962, le pays est en guerre. Loin du front, la Côte d’Opale ne reçoit pendant longtemps qu’un écho très lointain de l’Algérie. Pourtant, cette guerre d’indépendance que les pouvoirs publics refusent d’appeler par son nom a un réel impact sur le littoral. Impact politique, même si peu d’habitants s’engagent sur le sort de l’Algérie, impact économique même si ce sont surtout les ports de Calais et de Dunkerque qui sont concernés par rapport à une Côte d’Opale encore très rurale, et impact psychologique au vu des mémoires blessées de la guerre. Si certains ont éprouvé le sentiment d’accomplir une sale guerre coloniale, ce n’est pas comme cela que la Côte d’Opale a vécu le conflit au quotidien. Alors quelle part faire à son souvenir ? « Sans oublier, il est temps de passer »2.
Notes
1 Nora P., « L’Algérie fantôme », L’Histoire, no 43, mars 1982, p. 9.
2 Interview de L. Cattoen de Téteghem.
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