1Au début du XVII^e siècle, une effervescence intellectuelle se saisit de la France. Les assemblées et cercles savants se multiplient. D’initiatives privées, ces compagnies se veulent le lieu d’échanges scientifiques et littéraires stimulant pour l’élite savante. De l’ouverture par les frères Dupuy de leur bibliothèque en 1617 aux réunions de l’abbé Bourdelot (1610-1685), médecin du prince de Condé (vers 1637-1642), en passant par l’académie « toute mathématique » du père minime Marin Mersenne, tous les grands domaines intellectuels sont débattus au sein de ces organes indépendants du pouvoir. L’autorité politique justement reprend l’initiative en la personne de Richelieu. Ce dernier crée en 1635 l’Académie Française. C’est aussi le cardinal ministre qui va favoriser l’éclosion d’un nouveau visage et d’un nouveau mode de réunion : le Bureau d’Adresse. Lieu original, le Bureau d’Adresse est mis en place par un homme au parcours étonnant. Théophraste Renaudot, né à Loudun en 1586, se lance dans des études de chirurgie à Paris. Après avoir achevé ses années de médecine à Montpellier en 1606 et après avoir voyagé quelques temps, il s’établit à Loudun pour y exercer son art. Bien que protestant, il fait la connaissance de François Le Clerc de Tremblay. Le futur père Joseph lui fait rencontrer celui qui n’est encore que l’évêque de Luçon. Ces deux hommes vont jouer un grand rôle auprès de Renaudot. Nommé Commissaire des pauvres du royaume en 1619, Théophraste Renaudot se convertit environ dix ans plus tard au catholicisme. Devenu principal ministre de Louis XIII, Richelieu décide de soutenir Renaudot dans son initiative et ce dernier inaugure en 1630 son Bureau d’Adresse.

2Cet organisme est officiellement créé pour lutter contre le paupérisme en diffusant des offres d’emplois. Très vite, le cadre initial est dépassé et le Bureau d’Adresse propose d’autres services. Il diffuse des annonces immobilières et même des annonces matrimoniales. Travail, domicile et conjoint, le Bureau d’Adresse se soucie de fournir des contacts utiles dans tous les domaines de la vie d’un individu. Théophraste Renaudot crée la Gazette en 1631. Soutenu dans son initiative par Richelieu, qui lui octroie le privilège exclusif d’éditer et d’imprimer, il devient le responsable du premier périodique français hebdomadaire. Cette presse peu indépendante dans les faits s’apparente à un journal officiel de la monarchie, divulguant des nouvelles favorables à l’action royale et ce sans aucune ambiguïté. Cette « Gazette » est achetée par la bourgeoisie urbaine et la noblesse de robe et de service, groupes sociaux alors en pleine expansion. Un Mont de Piété, dès 1637, puis un service de consultations médicales gratuites enrichissent les services offerts du Bureau d’Adresse. La dimension intellectuelle n’est pas encore prise en compte par l’une des multiples activités du Bureau d’Adresse mais elle n’échappe pas longtemps à l’esprit d’entreprise de Renaudot. Lettré sans être érudit, il veut diffuser des informations au plus grand nombre. Considéré à juste titre comme le fondateur de la presse écrite, Théophraste Renaudot ne reste pas confiné dans les cercles étroits de l’élite intellectuelle mais se plaît à intervenir dans le champ social. Dans ce cadre, il choisit de mettre en place des conférences au sein même du Bureau d’Adresse1. Or, cet homme de presse ne va pas se contenter de mettre en place des conférences, il va également s’attacher à les diffuser par écrit. Comment ces deux modes d’expression interagissent-ils ? Quelles sont les difficultés de ce double moyen d’information ?

3Cette expérience est innovante à plus d’un titre. L’originalité de l’organisation influence à la fois sans aucun doute la prise de parole et chose exceptionnelle la mise par écrit des interventions. On s’interrogera sur la trahison possible de l’écrit et la place de l’oral. Enfin, avec le thème de l’amitié, nous verrons si Renaudot respecte son projet initial et si l’écrit est bien en adéquation avec les diverses déclaration de principe de Renaudot dans la préface et l’avis au lecteur publiés dans la première centurie2.

1.- Un « bouquet varié de plusieurs fleurs de couleur & odeurs différentes »3

4Le cadre de ces échanges intellectuels du Bureau d’Adresse déroge à toutes les règles tacites qui président habituellement aux cercles intellectuels du XVII^e siècle.

Organisation générale

5L’organisation générale des conférences du Bureau d’Adresse est assez simple et est fixée semble-t-il assez rapidement. Les premières conférences débutent en novembre 1632. Elles sont imprimées dès août 1633 jusqu’à la fin de 1642, quoiqu’elles se tiennent jusqu’en 1644. Les règles sont peu nombreuses. Le rendez-vous est donné rue de la Calandre, au grand Coq près du Palais à Paris tous les lundis après-midi de 14h à 16h. Les auditeurs se rendent dans la grande salle du Bureau d’Adresse et sont informés de la tenue des exposés par le supplément de la Gazette de semaine en semaine. Quelques dix-sept conférences se tiennent de façon exceptionnelle un mardi ou un mercredi. Le rythme n’est pas strictement hebdomadaire. Quinze jours ou parfois plus peuvent les séparer. L’année s’achève en août pour reprendre en novembre. Enfin, si jusqu’en juin 1636, deux sujets sont traités par conférence, il est décidé de ne développer plus qu’un seul point à la rentrée de novembre 1636. En tout, 336 rendez-vous sont honorés au cours desquels quelques 451 sujets sont traités. Afin de n’exclure quiconque ne parlerait ni le latin, ni l’hébreu, et de se faire comprendre du plus grand nombre, il est demandé aux participants de n’employer que la langue française : « L’une des loix de cette Conférence sinon absoluë, de laquelle on s’escarte le moins qu’il se peut, est quon n’y parle que françois, afin de cultiver tant plus nostre langue ». De même, toujours dans la Préface, Théophraste Renaudot affirme sa volonté de voir se tenir des conférences faciles d’accès où il n’est pas fait appel aux autorités anciennes. Les conférences sont dotées d’un secrétaire et d’un modérateur. Il existe donc bien la volonté, si ce n’est la nécessité, de réguler la prise de parole et d’en conserver une trace, ce qui n’était pas du tout le cas dans les autres cénacles.

6Le but poursuivi n’est donc pas d’approfondir ou de renouveler les savoirs, mais de diffuser ces connaissances au plus grand nombre, au public non habitué des cercles intellectuels et qui souhaitent apprendre. La forme se veut des plus séduisantes et facile d’accès. C’est bien dans ses modalités et son public que les conférences du Bureau d’Adresse sont novatrices, non dans le discours. « Le jeune s’y façonne, le vieil y rafraîchit sa mémoire, le docte s’y fait admirer, les autres y apprennent et tous y rencontrent un divertissement honnête. » On s’y divertit tout en apprenant, on y apprend tout en se divertissant. L’honnête homme trouve ici un passe-temps agréable et utile.

Les questions soulevées : une parole « ricochet »

7Accessible au plus grand nombre, les conférences sont aussi déterminées par l’assistance elle-même. En effet, le sujet est choisi de semaine en semaine au gré de la curiosité du public. Ce sont parfois les faits divers du moment qui influencent sur le choix du thème. Cette décision, qui paraît collégiale, permet de satisfaire le plus grand nombre et d’assurer surtout une adhésion des auditeurs et donc le succès même des conférences. Théophraste Renaudot affirme « qu’ayant à contenter des esprits si différens, il n’ay rien trouvé de plus expédient que de leur laisser choisir à eux-mesmes le suiect duquel on devoit traiter ». De cette organisation jaillit sans surprise une certaine juxtaposition des thèmes, dépourvue de logique. Toutefois, l’absence d’ordre n’est pas totale et il semblerait que les auditeurs aient d’eux-mêmes (ou qu’on leur ait suggéré) corrigé l’inconvénient inhérent à ce type d’organisation. Ainsi, s’aperçoit-on que les quatre éléments et les cinq sens ont été abordés. Malgré tout, deux domaines sont volontairement non abordés. Il s’agit de la religion et de la politique4. Pour éviter de s’attirer les foudres des clercs, Renaudot renvoie sagement à la Sorbonne pour les problèmes religieux. Quant à la politique, ses liens sont par trop forts avec le pouvoir pour se permettre de laisser les auditeurs prendre la parole de façon libre au sein de son Bureau d’Adresse. C’est donc au Conseil qu’il invite à se référer. Ces choix méthodologiques sont exposés dans la première centurie.

8Tous les domaines sont abordés : l’eau, le vin, l’origine du vent, les songes, les comètes, le caprice des femmes, le scorbut, les atomes mais on se demande aussi « si un corps mort peut naturellement se conserver plusieurs années » ou « si le son des cloches chasse les esprits malins, & pourquoy ». On remarque toutefois que les sujets sont bien souvent de nature médicale, ce qui ne saurait surprendre dans la mesure où Renaudot est médecin. La métaphysique, la physique et la morale sont également souvent abordées. Quant aux mathématiques elles sont négligées, vraisemblablement parce que le père Mersenne concentre dans son salon les esprits scientifiques les plus brillants en cette matière. S’est-on interrogé sur l’éloquence au Bureau d’Adresse ? Il semblerait qu’en soi le sujet n’ait pas particulièrement intéressé. En effet, s’il y avait eu une présentation de l’art de bien s’exprimer dès le début de la tenue des conférences, cela aurait signifié qu’on s’attendait à un certain niveau et cela risquait d’exclure une partie de l’auditoire. De fait, l’éloquence n’est abordée qu’à la 56^e conférence (lundi 11 décembre 1634). En revanche, le thème est bien régulièrement débattu. À plusieurs reprises, la parole est le sujet de la conversation de nos curieux. « Lequel vaut le mieux de parler ou de se taire » est le sujet du 20 novembre 1634. La 50^e conférence s’interroge « s’il vaut mieux bien parler que bien escrire », tandis que celle du 19 mai 1636 préfère demander « si la lecture des livres est plus propre pour apprendre que la vive voix ». Ce sont les « Galimatias » qui intéressent les auditeurs le lundi 4 novembre 1641. La 310^e conférence questionne : « sil vaut mieux citer les autheurs que s’en abstenir » et enfin, la 311^e soulève le débat avec comme question « s’il est plus aisé de persuader en particulier qu’en public, ou au contraire » (lundi 18 novembre 1641).

9Les conférences du Bureau d’Adresse esquissent une compilation des savoirs de leur temps, sans plan établi et sans logique, dans un apparent foisonnement. La trame est simple : parler de ce qui suscite l’intérêt des gens curieux. Le public attise de semaine en semaine sa propre curiosité. La « bigareure des questions » est revendiquée par Renaudot lui-même pour qui c’est finalement l’assurance du succès et le meilleur des slogans. Renaudot expose dans l’Avis au lecteur cette « Méthode que nous nous estions proposée dès le Commancement » à savoir « l’Assemblée trouva bon de commettre à la volonté d’un chacun le choix des propositions qu’on y devoit traiter ». Les conférences à partir d’août 1633 vont être publiées. Or, ce qui était logique dans le feu de l’échange verbal devient nettement plus obscur lorsqu’on imprime toutes les conférences « le choix des propositions qu’on y devoit traiter semble moins à propos à ceux qui le considèreront sur le papier & dénuées de leurs circonstances, qu’elles n’estoient aux occurrences qui ont le plus souvêt donné occasion de les proposer ». La fluidité des échanges verbaux ne peut être rendue à l’écrit. Passer du coq à l’âne ou réfléchir par association d’idées est difficile à transcrire. À l’issue de la conférence portant sur « la petite fille velüe, que l’on monstre aussi en cette ville », il est décidé que la prochaine conférence porte sur les trois soleils apparus en même temps. L’extraordinaire renvoie au hors-norme. La parole fait « ricochet » et l’écrit en porte la trace, non pas dans la démonstration de la non-logique en cours, mais dans la succession des thèmes des conférences. Mais ceci est rare. D’habitude, l’écrit ne donne aucune indication pour comprendre le cheminement intellectuel du public. Ne peut-on rien appréhender des conférenciers eux-mêmes ?

D’anonymes conférenciers5

10De nouveau, Renaudot s’est démarqué des autres Académies. Il revendique l’anonymat des conférenciers et s’en explique, toujours dans l’Avis au lecteur :

Si les milliers de personne d’honnheur qui ont fait partie des Cōférences dont vous voyez les pensées dans ce Livre, en estoient les seuls iuges, il ne seroit point nécessaire de représenter icy les raisons qui empesche de vous produire leurs noms : ils seroient aussi euxmesmes tesmoins que c’est la principale des conditions qu’ils ont requise de moi : plusieurs pour laisser livre à un chacun le jugement de leurs opinions, que la connoissance des personnes préoccupe volontiers ; d’autres pour essayer à couvert quelque sentiment le public auroit d’eux : semblables à ces chevaliers errans qui combatoient jadis sous des armes empruntées, laissans à deviner leur nom à ceux qui trouveraient en eux de quoy leur faire désirer : mais tous par une modestie autant loüable à leur regard, qu’injurieuse au public.

11En effet, le regard posé sur Renaudot n’est pas toujours très positif. Il est fort probable que certains conférenciers n’ont accepté de venir s’exprimer qu’à condition de rester anonymes. Enfin, cette pratique permet de donner toute sa place à l’idée sans laisser le statut ou les titres de la personne influencer les auditeurs. Grâce à cette réflexion de Renaudot, on comprend que cette pratique a dû être critiquée. Toutefois, cette volonté peut-elle être respectée lors des conférences ? Nous pouvons en douter, un mot, la rumeur publique peuvent donner aux auditeurs quelques indications sur, si ce n’est le nom, du moins la qualité de l’intervenant. Il est fort probable que les auditeurs savent peu ou prou l’identité des conférenciers, bien que ceux-ci ne se déclarent pas publiquement. D’ailleurs, les historiens aussi ont tenté de les identifier, malheureusement sans succès. Seuls quelques noms nous sont connus : Jean-Baptiste Morin, professeur du roi es mathématiques, vient faire la démonstration de sa méthode de calcul des longitudes tandis que Charles de Lamberville s’exprime en 1634 au sujet du charbon. Il est à cette époque « enquêteur et réformateur des terres à brûler et charbons de forges »6. Force est de constater que rien n’est personnalisé dans l’écrit et que Renaudot a parfaitement respecté la ligne de conduite qu’il s’était fixé.

12De plus, on ignore totalement comment la parole est donnée, si les conférenciers prennent la parole en la demandant tour à tour ou si un tour de parole est décidé au début de la séance. De même, le silence est total quant à un éventuel temps imparti pour chaque prise de parole7. C’est l’avantage aussi de refuser un discours en trois interventions : chacune pour un point particulier de la démonstration à savoir l’affirmation, la contradiction et la synthèse car le risque serait de voir les trois intervenants parler longtemps et lasser l’auditoire. Au contraire, « la multitude des avis conciz ressemble à un bouquet varié de plusieurs fleurs de couleur & odeurs différentes » et ravive constamment l’intérêt. Enfin, il faut certainement distinguer les conférenciers qui prennent souvent la parole, ceux qui la prennent rarement et ceux qui préfèrent écouter et ne se manifestent jamais. Les participants se doivent de respecter les règles de civilité les plus élémentaires. Chacun est invité à exposer son point de vue sans querelle, ni syllogisme stérile :

L’un des plus grand soins qu’on ait apporté à le empescher a esté de persuader à un chacun qu’il n’estoit nullement interressé à soustenir ce qu’il avoit mis en avant, & que l’avis une fois proposé estoit un fruit exposé à la compagnie ; de la propriété duquel aucun ne se devoit plus piquer8.

13Selon Renaudot, l’opinion exprimée n’est pas personnelle mais est une information mise à la disposition de tous. Dans ce cadre très simple finalement, il n’est pas question de dispute ni de débat mais d’une exposition des idées et cette volonté de brasser toutes les connaissances du temps sur un thème donné dans un laps de temps donné sans laisser part à la dispute est parfaitement rendu sensible par l’écrit. On innove dans la forme de l’échange et non dans le contenu.

14Les comptes-rendus écrits des séances nous présentent point par point différentes opinions. Elles sont en nombre variable et se succèdent les unes après les autres sans qu’aucun ordre ne soit recherché. Cet ordre reflète peut-être celui de la prise de parole. Cette absence de méthode renvoie à cette volonté de ne pas chercher à tirer une conclusion. Les opinions s’enchaînent, contradictoires ou non, et on se garde de conclure. Selon l’écrit, personne ne synthétise les remarques faites9. À défaut de connaître l’identité des conférenciers, est-il possible de mieux appréhender les auditeurs ?

Les auditeurs et les lecteurs

15Aucune liste nominative n’a été tenue. On peut néanmoins conclure que les personnes intéressées par ce type de démarche intellectuelle sont naturellement les savants, les érudits et les curieux. Magistrats, avocats et médecins doivent composer en bonne partie l’auditoire. A priori, les femmes n’assistent pas aux séances car l’entrée au Bureau d’Adresse leur est tout simplement interdite10. On estime à environ deux cents le nombre de personnes pouvant être rassemblées dans la grande salle du Bureau d’Adresse. Comme les auditeurs se déplacent en nombre, une procédure de sélection est mise en place. L’accès y est toujours libre mais certains assument « qu’on n’y admettoit point toutes sortes de personnes11 » et que le manque de place empêche parfois des personnes de la « qualité requise » d’entrer. Un système de distribution de méreaux gratuits permet de gérer de façon plus efficace l’accroissement du nombre d’auditeurs. Ceux qui assistent aux réunions peuvent également acheter la Gazette et deviennent ainsi les lecteurs des comptes-rendus des conférences. En effet, elles sont publiées et les acheteurs de la presse écrite, qui sont à la fois les hommes présents les lundis après-midi au Bureau d’Adresse, mais aussi ceux qui ne peuvent s’y rendre ou qui n’ont pu entrer dans la salle. Renaudot affirme et amplifie l’aspect novateur de sa démarche en employant un moyen qu’il maîtrise parfaitement : la presse.

16Auditeurs et conférenciers sont donc présents ensemble dans un lieu clos pour une durée impartie. Par l’écrit, non seulement la parole est portée au loin, mais aussi au plus grand nombre : ces interventions sont des « course d’honneur, dont la science est le prix, Paris est la lice, & la France, voire tout le monde l’arbitre ». La préface indique également que les éditions se sont enrichies au fur et à mesure de nouvelles idées : « […] ceux qui en sont éloignez puissent nous envoyer leurs sentimens sur chacune matière, pour estre employer en la troisiesme impression qui en sera comme plusieurs ont des-ja fait en cette seconde12. » Les conférences sont annoncées de semaine en semaine et peuvent donc être préparées en amont par ceux qui souhaitent intervenir. Certains conférenciers viennent peut-être avec leur intervention rédigée complètement ou quelque peu préparée. L’écrit apparaît comme un moyen de préparer la discussion, voire de la continuer.

2.- Le savoir : de l’oral à l’écrit

L’écrit trahit-il l’oral ?

17Les comptes-rendus des conférences sont édités hebdomadairement par Théophraste Renaudot, soit environ trente numéros par an. Puis, ils sont tous rassemblés en quatre volumes de cent conférences chacun, sous le titre de Recueil général des questions traitées és conferences du Bureau d’Adresse, sur toutes sortes de matières ; Par les plus beaux esprits de ce temps. Chaque tome sort environ tous les deux ans. Un cinquième volume, réunissant quelques 51 conférences, est imprimé plus tard par le fils aîné de Théophraste Renaudot, Eusèbe. Malheureusement, les premières conférences n’ont pas bénéficié de cette transcription, aucun témoignage n’étant connu pour les années 1632-1633.

18Cette mise par écrit sous-entend un secrétaire de séance. Les comptes rendus doivent être de bons témoignages de la teneur des conférences. En effet, on peut penser qu’une mauvaise transcription des opinions émises aurait immédiatement entraîné l’absence des conférenciers, qui se seraient estimé trahis. Publier les conférences, c’est aussi donner un gage de sérieux et tisser un pacte de confiance entre l’imprimeur créateur des conférences, le public, les lecteurs et les conférenciers. Mais, si le fond est respecté, la forme est adaptée. Encore une fois, Renaudot s’en explique :

Finalement on a requis queu de tant d’avis différens on en recueillist quelqu’un que le Lecteur pust suivre, ne semblant à propos de le laisser tous-iours voguer dans l’incertitude. Mais cette affaire ayans esté plusieurs fois mise véritablement sur le bureau, on a trouvé plus d’inconvénients à faire une conclusion sur chaque point, que de la laisser recueillir au lecteur : le moindre desquels n’a pas esté la ialousie qu’un chacun concevroit aisément de voir l’opinion d’autrui préférée à la sienne. Au lieu qu’en vous estallans les avis d’un chacun & vous en laissant le choix la conférence fais voir combien elle deferre au iugement de son Lecteur, puisqu’elle a meilleure opinion de lui que d’elle-même.

19L’écrit respecte l’oral dans la mesure où il y a une absence de conclusion, mais le nombre de conférenciers n’apparait pas car ce ne sont pas les personnalités des intervenants mais les idées exprimées qui importe. En cela, le projet de Renaudot est très cohérent. Le secrétaire de séance résume en une opinion diverses interventions de conférenciers. Ce n’est pas tant la transcription de l’échange verbal que des opinions émises qui est réalisée. Cette volonté de ne pas donner de conclusion est encore justifiée par Renaudot : « Ioygnez a cela que celui qui vous eût doné quelque conclusion se fust nécessairement fait la butte d’une infinité d’esprits que la demangaison d’escrire & de se faire paraoistyre dans leurs estudes, n’ayns osé parler en public, eust porté à la contredire ». Par cette phrase, Renaudot rappelle également que l’échange se fait avant tout durant les conférences, non par l’écrit (même si certains ont semble-t-il écrit ou répondu suite à une conférence) Comment les transcriptions sont-elles opérées ? La première transcription concerne une conférence sur la méthode. Le principe est fort simple, les paragraphes s’enchaînent sans transition élaborée et de la manière suivante : « Celuy qui parle le premier », « le 2. Dist », « on s’étendit ensuite sur la méthode des Cabbalistes », « celle de Raimond Lulle vint après » « un cinquiesme dit » « un autre mit en avant que », « la méthode du Seigneur de Montagne [Montaigne] fut aussi alléguée ». Mais dès la transcription de la deuxième conférence, le rythme est trouvé. Aucune phrase de transition n’est élaborée, les idées sont juxtaposées sans lien, ni hiérarchie. La première idée est énoncée simplement, puis la deuxième intervention est introduite par « Le 2^e dit que », la troisième par « Le 3^e dit que » et ainsi de suite.

Le savoir oral plébiscité ?

20Les autorités classiques sont toujours beaucoup citées. La Bible, Aristote et Hippocrate, car il y a beaucoup de sujets médicaux, sont très couramment employés. Toutefois, les stoïciens et Platon sont également fort appréciés des conférenciers. À l’oral, il est donc question d’auteurs. L’autorité se place dans l’écrit. La rumeur publique n’est pas évoquée par les conférenciers. Il s’agit d’éviter tout risque de dérive et d’élever le débat. D’ailleurs cette volonté apparaît notamment lorsque le sujet peut prêter à l’expression d’idées peu scientifiques. Ainsi, la transcription de la conférence Du Caprice des femmes explique en introduction : « on ne dit pas icy que toutes les femmes soient capricieuses ; mais lors qu’elles sont telles on en demande la cause, & pource qu’elles le sont plus que les hommes ». On soulignera la qualité des interventions retranscrites. Ainsi, lorsqu’on s’interroge sur le cocuage, on stipule que les cornes sont vues certes comme signes d’infamie mais aussi comme présage de dignité. L’intervenant se réfère à la Majesté de Jupiter. La réflexion est de qualité faisant appel au droit et à la jurisprudence, bien que l’opinion publique ne soit pas écartée. Dans la présentation orale et à l’écrit, il est fait clairement référence à la « tyrannie du sens commun », à l’opinion « phantastique du public » et dans le cas présent l’opinion commune est contraire aux idées développées dans la conférence à savoir que seul celui qui faute est déshonoré et que le déshonneur ne peut s’étendre sur l’époux. Permettons de préciser que si la conférence dure deux heures, et si toutes les opinions émises sont censées être transcrites (du moins, celles jugées sérieuses, nous n’avons ni les boutades, ni les mots d’esprit), rien ne nous permet de savoir quel point a été débattu le plus longtemps. Une idée exposée peu de temps peut, grâce à l’écrit, tenir une place plus importante qu’à l’oral. La durée de parole n’est pas prise en compte.

3.- Tous les savoirs ? L’amitié dans ces conférences

21Cinq conférences sont consacrées à l’amitié, auxquelles prennent part entre deux et huit intervenants restés anonymes ou du moins entre deux et huit opinions différentes émises. La première fois que le thème de l’amitié est débattu au Bureau d’Adresse, le 18 avril 1639, les intervenants se demandent si l’offense d’un ami est plus douloureuse que celle faite par un ennemi. S’il est permis de mourir pour son ami est la question du 30 avril 1640. Le 15 octobre 1640, deux conférenciers tentent de savoir si l’amitié est plus durable entre égaux ou inégaux. Le 23 décembre 1641, l’interrogation porte sur le nombre d’amis. Une autre conférence non datée porte généralement sur l’amitié. Employons ce thème pour tenter de voir si, comme Renaudot l’assure, un tour d’horizon complet de la notion est effectué lors de la conférence. Prenons simplement trois conférences.

22« Est-il possible de mourir pour son ami ? » Le 30 avril 1640, trois conférenciers interviennent au Bureau d’Adresse de Renaudot à ce sujet.13 L’actualité des plus tragiques de ces dernières années invite les auditeurs à y réfléchir ; les duels sont en effet fort nombreux dans ces années 1600. Les sources narratives démontrent une augmentation des mentions de duels notamment dans les années 1625-1637. Et l’on sait par ailleurs que dans les années 1640, au moment de cette conférence, les duels pour cause galante se multiplient. Le premier orateur partage l’avis du père des Gracques, rapporté par Sénèque, à savoir que si la vie est un bien qu’on perd en mourant, on acquiert de l’honneur en mourant pour son ami. D’ailleurs, qu’a fait Jésus Christ ? De plus, l’ami est un autre soi-même. Or, si on accepte de mourir pour son honneur, qui ne constitue qu’une partie de soi, il est honorable de mourir pour son ami, qui est autant que soi. La vraie amitié est synonyme d’honnêteté et de vertu, pour lesquelles il est digne de mourir. Naturellement, si l’élan affectif peut recouvrir l’attachement à la patrie, le cas devient encore plus honorable. Risquer sa vie pour la patrie est acceptable dans la mesure où nos amis y résident. Le premier conférencier, s’il autorise en quelque sorte le duel privé, le place dans une position inférieure par rapport au service de l’État tout en glorifiant la logique de l’honneur. En revanche, le deuxième conférencier est fermement opposé à l’idée de mourir pour son ami, car la Nature et l’Art s’opposent à la destruction de leur ouvrage. La vie est le fondement de tous les biens, notamment de l’amitié. Don du ciel, la vie ne peut être reprise que par Dieu. Dès lors, mourir pour son ami constitue le plus grand mal de la société humaine. La critique est notamment dirigée envers les bretteurs, vus comme de simples ambitieux. Cette opinion est battue en brèche par le deuxième intervenant, vraisemblablement un homme de Dieu, qui argue du respect de la Création. Enfin, le dernier intervenant prétend que la véritable amitié nécessite de la vertu et s’oppose aux passions déréglées. Si les duels sont condamnés, ne pas mourir pour son ami, ne pas se battre pour lui est un supplice. Vertueux, l’ami ne peut qu’être innocent. Or, sauver un innocent n’est que justice. La Fortune décide de l’issue de l’affaire, de la vie ou de la mort, mais l’ami aura accompli son devoir. Dans la mesure où la véritable amitié est rare, le risque de faire périr le genre humain est nul. La rhétorique du dernier est centrée sur la peur de voir disparaître l’homme de la surface de la terre, crainte certes exagérée mais qui reflète bien la recrudescence alarmante des décès liés aux duels à l’époque. Cette intervention laisse penser à un homme de loi. Rappelons que la grande Ordonnance de Blois de 1576 condamne les duellistes de lèse-majesté.

23Aucun des cinq conférenciers de Renaudot réfléchissant à la question de l’amitié, (non datée) ne remet en cause l’évidence et l’importance de l’amitié pour l’homme « le sel & l’assaissonnement de la vie humaine ».14 Ils la considèrent tous comme lui étant totalement intrinsèque. Les comparaisons de nature scientifique et naturelle « la nature la matière & la forme, l’accident & la substance » renforcent cette idée. L’amitié ne peut pas ne pas exister. Elle ne relève ni de comportement acquis, social ou culturel, ni même de l’expérience ou de l’habitude. Elle relève au contraire du domaine de l’inné car son origine est la bonté, elle-même innée, qui est selon Richelet, « une pente à faire du bien, une inclination à obliger ». Pour le premier conférencier, l’homme, poussé par sa propre volonté, incline à la bonté, cause de l’amitié. Or, selon Richelet (1680), la volonté est la faculté de l’âme qui se porte aux choses intelligibles. L’amitié est donc le résultat du désir du bien, conduit et réglé par la raison. En 1690, le dictionnaire de Furetière se situe dans le même ordre d’idées en considérant que la volonté est la seconde puissance de l’âme qui se porte à la poursuite du bien, ou à la fuite du mal que l’entendement lui a fait connaître. De plus, le conférencier réaffirme l’adéquation parfaite entre le corps et l’esprit. Les choses belles sont bonnes et inversement : « nous trouvons de la beauté dans les choses bonnes, & de la bonté & convenance dans les belles ». Mais, le cinquième orateur se détache nettement du courant dominant exprimé au sein des contributeurs de la conférence de Renaudot. Pour lui, l’amitié « consiste seulement dans l’union des volontez, et non en celle des entendemens, parce que je puis avoir une opinion différence de celle de mon amy sans offenser nostre amitié, mais non pas une volonté différente. » Être ami ne signifie en rien une concordance sur tout. Avoir pour ami un autre soi-même n’est en rien une invitation à se façonner un double. Au contraire, deux hommes vertueux unissent certes leur volonté, les mettent au diapason mais en aucun cas leur intelligence. Le cinquième conférencier soutient aussi que la religion est indifférente aux questions de vertu, d’amitié et de concorde. Différents courants de pensée sont représentés.

24Voyons enfin, la dernière conférence sur l’amitié.15 Le 23 décembre 1641, la conférence de Renaudot porte sur la question du nombre des amis. Huit conférenciers échangent sur le sujet. Le premier, le quatrième et le septième défendent l’idée d’une amitié-duo. Ils considèrent qu’avoir un seul ami est le gage d’une amitié plus ferme, plus durable et plus accomplie et qu’il est difficile de réunir toutes les conditions pour être amis avec plusieurs personnes, ce qui serait d’ailleurs plus de la bienveillance que de l’amitié. Partager « un minot de sel », comme le proclame le quatrième conférencier, est primordial et ne peut se faire qu’avec un ami et non avec plusieurs. L’avant-dernier préfère souligner, qu’en cas d’infortune, il est inutile d’attrister beaucoup de gens et que dans les instants de bonne fortune, on ne peut contenter tous les amis. L’un des conférenciers se plaît à rappeler que la pluralité des amis ne porte pas préjudice en soi mais que cela dépend des gens et de leur capacité. Les autres participants préfèrent l’idée de la pluralité d’amis. Le deuxième conférencier souligne le rôle bénéfique d’un troisième ami pour composer avec les deux autres qui, avec leurs défauts, s’ils étaient dans un tête-à-tête perpétuel, pourraient difficilement se supporter. Cette idée est finalement reprise par le cinquième conférencier, qui estime le nombre adéquat d’amis entre trois et neuf personnes, « des Grâces aux Muses », de façon à animer la conversation, fondatrice de l’amitié, sans qu’elle ne soit fatigante. Un autre participant préfère axer son propos sur la part que prennent les amis dans le support du fardeau, des malheurs tout en soulignant d’ailleurs qu’en cas de prospérité, la fortune est toujours plus éclatante si beaucoup applaudissent. C’est sur le même registre que s’achève la conférence. Plus le bien est commun, plus il est excellent. Plus on est nombreux, plus le secours et l’assistance sont importants, et plus notre vertu et nos mérites sont chantés, que ce soit dans l’amitié ou dans la charité.

25On remarquera que la seule mention écrite d’une expression orale est la figure proverbiale « minot de sel », expression consacrée par les auteurs antiques. Les conférenciers de Renaudot font volontiers référence à Plutarque, et aussi à Cicéron et à Aristote, les auteurs modernes ne sont pas nommément cités. Personne ne mentionne d’amis célèbres récents. Ce comportement est tout à fait emblématique de la littérature de l’époque. À travers cet exemple, on peut affirmer que les conférences de Renaudot ont respecté leur objectif : offrir un tour d’horizon de toutes les opinions dans un temps donné sur un sujet donné. Le discours est assez révélateur du climat intellectuel général.

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26Le succès des conférences du Bureau d’Adresse pendant dix longues années est indéniable et atteste de leur capacité à répondre aux attentes des auditeurs. La préoccupation de Renaudot est de diffuser le savoir au plus grand nombre et non de renouveler ces savoirs. Le lieu, les modes d’expression et la diffusion par l’écrit sont parfaitement pertinents par rapport au projet. Reflétant les interrogations des hommes curieux, ces conférences sont en phase avec les problèmes intellectuels de leur temps. La parole publique s’exprimant à travers des anonymes est relayée par l’écrit et prend à chaque fois un visage qui se veut attractif, clair et accessible au plus grand nombre. Le but visé est le même que ce soit pour le support oral ou le support écrit. Tout n’est pas qu’oral lors des conférences, les conférenciers peuvent en effet préparer leur intervention. L’écrit permet de dilater l’espace-temps de l’oralité en trahissant au minimum les orateurs et les auditeurs. C’est une gageure relevée avec brio par Renaudot. Ce qui nous manque finalement le plus, c’est l’atmosphère, l’ambiance des conférences du Bureau d’Adresse. La volonté sociale clairement affirmée a entraîné la mise à l’écart de Renaudot car les actions du Bureau d’Adresse ont été jugées indignes par certains. La proximité de Renaudot avec le pouvoir a favorisé ce regard négatif. Les morts de ses protecteurs, Richelieu et Louis XIII, entraînent d’ailleurs la fin des conférences. À partir de 1642, les attaques des médecins parisiens se font plus virulentes. La même année, les comptes rendus ne sont plus publiés. En 1644, les conférences, les consultations charitables, le prêt et la vente sur gages sont tout simplement interdits. Renaudot reste toutefois à la tête de la Gazette jusqu’à sa mort en 1653.