1Malgré de notables avancées historiographiques, une légende noire continue de hanter le règne des derniers Valois1. Une cruauté et une haine insatiables auraient guidé aveuglement les monarques de ces temps déréglés. À l’opposé de ces caricatures, Charles IX et sa mère Catherine de Médicis ont pourtant été des souverains de paix, mus par la volonté sans cesse réitérée d’en finir avec les guerres fratricides des « troubles de Religion »2. Ils ont été les artisans tenaces et subtils d’une politique de concorde entre chrétiens, les pionniers européens d’une liberté de conscience consolidée juridiquement par la promulgation d’édits de pacification3. Au travers de ces édits, décrétés au lendemain des guerres civiles, le monarque implore ses sujets de poser les armes, d’oublier les rivalités passées et de vivre ensemble en « frères, amis et concitoyens ».

2La proclamation de la paix ne suffit pas néanmoins à ce que catholiques et protestants se tombent aussitôt dans les bras. Le pardon de l’ennemi est difficile, tant les haines sont insatiables, les violences s’étant déchainées avec une intensité inédite4. La composition paraît d’autant moins probable que chacune des deux confessions est persuadée de détenir l’unique vérité religieuse. Car si le pluralisme légal protège l’intégrité de chaque confession, il la met en même temps en péril, en imposant la coexistence pacifique de deux religions dont la définition et la légitimité mêmes reposent sur la détention des vérités éternelles. D’où la tendance paradoxale de la coexistence confessionnelle à exacerber les distinctions et les identités. En incorporant la dualité confessionnelle au cœur même du droit, la politique de concorde a permis de limiter les violences, mais « elle a fait en même temps de l’appartenance à l’une ou l’autre confession un des éléments essentiels de l’identité publique de chaque habitant »5. Or cette identité publique ne se manifeste jamais aussi bien qu’avec la prise de parole en public6 : il va s’agir désormais de triompher publiquement de son adversaire par la parole ou par l’écrit.

3Puisque le roi impose aux Français de ne plus rivaliser par les armes, les deux camps, qui ne renoncent en rien au triomphe, poursuivent la guerre par d’autres moyens. Ils cherchent alors à réduire l’adversaire en usant des instruments légaux prescrits par la paix : harcèlement judiciaire, compétition politique ou encore ségrégation spatiale7. Si la lutte continue dans l’espace urbain et dans l’arène politico-judiciaire, c’est sans doute la conversion intellectuelle des violences qui donne les résultats les plus spectaculaires : une véritable guerre de pamphlets s’engage entre les tranchées religieuses, qui suscite non seulement une accélération inédite de la production imprimée mais favorise aussi un essor remarquable de la connaissance érudite8. Les disputes, rencontres orales et publiques entre théologiens catholiques et protestants, sont un exemple de ces formes intellectualisées de la compétition. Les champions des deux religions prétendent y démontrer la supériorité de leur foi, rallier l’auditoire et pourquoi pas l’adversaire.

4Mais parce que les disputes françaises viennent trop tard, notamment par rapport à celles de l’espace germanique, pour espérer convertir des fidèles aux croyances déjà bien ancrées, ces rencontres pacifiées ont longtemps été négligées et remisées au rang des anecdotes sans lendemain. Bien habile en effet qui pourra trouver un gagnant de ces rencontres. Et comment qualifier autrement que de perdants ces controversistes qui, tandis qu’ils prétendent, à l’ouverture des débats, rallier l’adversaire et convaincre l’auditoire, finissent immanquablement par quitter la séance, le soir venu, sans avoir jamais vraiment gagné ni réellement failli ? Nulle dispute en effet ne semble jamais convaincre quiconque, ni les assistants ni encore moins les concurrents. Au contraire, les laïcs peinent à dissimuler leur ennui : pourquoi alors parler en public si c’est pour passer à côté de son public ?

5Bien que les controversistes avouent d’emblée le peu d’espoir qu’ils placent en ces rencontres, il faut pour un temps délaisser une approche intentionnaliste pour privilégier une étude fonctionnaliste des conférences. Faut-il vraiment croire les adversaires quand ils disent chercher à convertir les laïcs ? Que gagne-t-on à disputer si l’on ne rallie pas les âmes des chrétiens ? C’est la question que pose Gentian Hervet, l’un des controversistes, quand il offre de parier de l’argent, pour récompenser le vainqueur en deniers sonnants, à défaut de brebis :

J’ay voulu gager ma vie, écrit-il aux ministres d’Orléans, mais m’avez répondu que c’est la gageure d’un fol. J’ay plusieurs fois voulu gager cent escuz : mais vous n’y avez jamais voulu entendre […]. Je suis resolu de n’entrer point en dispute, s’il [son adversaire] ne veut gager. Car je pretens que la perte soit un tesmoignage de la victoire gaignee9.

6Qu’est-ce qui en effet portera « tesmoignage de la victoire gaignee » ? Si tous les controversistes ne font pas preuve de la même lucidité cynique que Gentian Hervet, son scepticisme sur le gain réel des disputes publiques mérite d’être relevé10. Ils sont nombreux d’ailleurs à douter de leur utilité, comme l’avoue l’un des protagonistes, le ministre Jean de l’Espine, en confessant « qu’il n’esperoit pas grand fruict de ceste conference »11. Dès lors, qu’y transmet-on aux laïcs, qu’y demande-t-on aux clercs ? Peut-on les considérer comme on le fait souvent comme un « dialogue de sourds »12, ou comme une pratique ludique correspondant « au goût d’un siècle où les joutes de la langue étaient aussi prisées que celles de la lance »13 ?

1.- Les disputes en leur contexte

7Les disputes ne surgissent pas n’importe quand au hasard de l’histoire mais s’inscrivent dans une conjoncture précise, puisqu’elles suivent très exactement les courbes de tension du règne de Charles IX. Elles ont d’abord pour condition la suspension de la répression politique. Au lendemain de la conjuration d’Amboise (mars 1560), pour se mettre à l’abri des tirs croisés de la critique religieuse et des jalousies politiques, la Couronne décide la fin des poursuites pour cause de religion. Il s’agit désormais de se limiter à la sédition, c’est-à-dire sur qui menace directement le trône et le Royaume. Et de remettre à plus tard la question de l’unité religieuse. Dès l’édit de juillet 1561, la monarchie ordonne la libération des prisonniers détenus « du simple faict de la religion, sans aulcunement estre chargez d’aucune séditions assemblées illicites esmotions »14. Elle donne l’exemple en invitant à Poissy les plus brillants théologiens des deux bords à « conférer » ensemble de leurs doctrines respectives. Localement, les disputes entre protestants et catholiques suivent presque mécaniquement cette politique d’apaisement. C’est le cas de la dispute de Crevant-les-Beaugency en juillet 1561, qui oppose le curé, Gentian Hervet, à un pasteur d’Orléans, ou encore de celle de Wassy, le 17 décembre 156115. Avec l’édit de janvier 1562 puis les édits de pacifications ultérieurs (Amboise, de mars 1563 à mars 1567, Saint-Germain, d’août 1570 à août 1572), la monarchie confirme sa volonté de maintenir la paix et de voir ses sujets poser les armes et vivre ensemble paisiblement. C’est ainsi de manière symptomatique le jour de la publication de l’édit de janvier 1562 que Pierre Viret, alors pasteur de Nîmes, ose se frotter aux cordeliers de la ville lors d’une dispute publique. On voit ainsi combien sont liés cessation des poursuites et irruption des paroles dans l’espace public16 : c’est parce que les violences physiques sont prohibées que catholiques et réformés doivent poursuivre la guerre par d’autres moyens17, et, entre autres, par la parole publique, qu’elle soit pamphlétaire ou controversiste. Il en est ainsi de la plupart des disputes de Charles IX qui se situent précisément dans ces intermèdes pacifiés ouverts par les édits de pacification. Ce qui n’empêche pas les controversistes de chercher à convaincre leurs adversaires en temps de conflit. Mais les disputes s’y font plus rares et l’on n’a pu repérer que quatre conférences à s’ouvrir au cœur des conflits (Nantes en juillet 1562 et trois disputes au lendemain de la Saint-Barthélemy).

8Les huguenots peuvent désormais tenter de convaincre au grand jour leurs adversaires et réfuter les calomnies qui les accablent dans leur silence contraint, dans la mesure où ils existent légalement sans avoir à craindre la justice royale18. Ils espèrent alors ridiculiser le curé qui, depuis des années, les persécute depuis son église. Pour les huguenots, autrement dit, la dispute est à l’église dressée ce que le martyre est à « l’église sous la croix » : le moyen d’affirmer une identité, un acte de baptême19. Mais si la mise en scène des martyres cherche à susciter la compassion des autres baptisés qui, comme la victime, sont des chrétiens, la logique des disputes s’inscrit en revanche dans un lien contractuel, non plus théologique : c’est parce ce qu’ils ont le droit, en tant que citoyens, de s’exprimer publiquement sans encourir de violences, qu’ils osent contredire publiquement leurs adversaires. Les officiers du roi symbolisent ce lien contractuel en patronnant très fréquemment les rencontres. Ils agissent ce faisant tout à la fois par devoir et par curiosité : il faut montrer l’assentiment du roi et veiller à ce que les rencontres se déroulent sans encombres. À Nantes, le gouverneur assiste à la dispute, qu’il accueille d’ailleurs dans sa résidence20. La dispute d’Orléans du 20 juillet 156321 est convoquée par le gouverneur de la ville lui-même : ce dernier indique « que luy et sa compagnie assistante, ayans desir d’estre certains et resolus en la dispute des diverses opinions pour le faict de la religion, les uns condamnant les autres, avoit appelé le cordelier et le ministre pour les ouyr »22.

9Ces disputes n’ont pas lieu n’importe où non plus. Elles prennent place dans des espaces de forte présence protestante : on y distingue un grand ouest, qui descend de Nantes à Brouage, en passant par Poitiers et Montfernier en Poitou. Le Val de Loire s’y retrouve aussi avec les disputes d’Orléans et de Crevant-lès-Beaugency. À l’exception de Nîmes et de Pamiers, le Sud en revanche brille ne s’impose pas. Cette sous-représentation n’est sans doute pas qu’à imputer au biais des sources ni aux aléas de la recherche : tout laisse à penser en effet qu’une trop forte domination d’un camp sur l’autre inhibe la mise au défi des adversaires : lorsque catholiques ou protestants jouissent d’une écrasante majorité, les moins nombreux sont réduits au silence et sont rarement invités à disputer. À quoi bon tenter de convaincre ces gens de peu quand les rapports de force conduisent les plus fragiles à s’exiler pour les plus fiers, à se cacher pour les plus faibles ? Kevin Gould, Pierre-Jean Souriac et Denis Crouzet ont à juste titre souligné l’intensité des combats, la fréquence des massacres qui ont marqué le Sud Ouest et ont laissé dans leur sillage des haines inextinguibles23. Il s’ensuit que les disputes constituent un témoignage sur les zones de coexistence confessionnelle française : ces lieux où, bon gré mal gré, les confessions rivales doivent vivre l’une à côté de l’autre sans espoir de bâillonner, d’anéantir ni d’exiler durablement l’adversaire.

10Dans la ville, le théâtre concret des disputes se rétracte tout au long du règne de Charles IX, subissant une privatisation progressive24. En effet, si les disputes de Wassy ou de Nîmes se déroulent sur une place publique, attirent de nombreux curieux, les disputes d’Orléans et de Pamiers en revanche convient un auditoire certes important mais déjà socialement filtré. Cette ségrégation sociale se remarque dans la forte présence des notables, de l’élite municipale et des officiers du roi aux dépens d’éléments plus populaires. Elles continuent toutefois à se tenir dans un espace accessible à de nombreuses personnes. Au contraire, à partir de la dispute d’Ambourville (1565), les rencontres se replient progressivement vers des espaces privés, et en particulier dans des châteaux et autres possessions nobiliaires. On cherche moins désormais à convertir une large audience qu’à convaincre un public choisi, démontrer à un aristocrate son erreur ou sa pertinence religieuse. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette « dépublicisation » et cette nobiliarisation des disputes : en premier lieu, les édits de pacification font des nobles des cibles de choix pour les controversistes qu’ils soient huguenots ou catholiques. Les convertir en effet, c’est offrir (ou interdire) aux protestants le château comme lieu de prêche : car les seigneurs haut-justiciers ont le droit de célébrer le culte protestant dans leurs fiefs, et les autres d’y convier trente personnes25. Ensuite, la crainte des désordres suscités par de telles rencontres incite progressivement les autorités comme les protagonistes à limiter l’accès aux disputes. Cette fermeture illustre donc l’accroissement des tensions interconfessionnelles au cours du règne de Charles IX. Mais il trahit aussi la prise de conscience, autour de 1566-1567, de la pérennité de la déchirure confessionnelle. Dorénavant, les camps sont polarisés et il semble vain de chercher à convaincre des foules dont le choix religieux est mieux arrêté26. L’impossibilité qu’un groupe bascule et, les yeux décillés, change enfin de camp, indique non seulement la consolidation des identités confessionnelles – la confessionnalisation – mais aussi l’enracinement de la guerre civile dans la société française27.

2.- L’entente sur la mésentente28

11« Aujourd’huy, les disputes se réduisent à disputer comment il faut disputer » se plaint encore un controversiste au début du XVII^e siècle29. La remarque est particulièrement pertinente pour les années 1560 puisqu’avant l’épreuve, d’infinies palabres mettent aux prises les adversaires, à propos de son déroulement. Ainsi, une dispute convoquée à Paris le 1^er juillet 1566 ne débute véritablement qu’au terme de huit jours de minutieuses négociations concernant le déroulement du débat : lieu des discussions, nombre d’assistants, nom des modérateurs, distribution du temps de parole, sujets débattus, livres autorisés, etc. Néanmoins, et contrairement à ce que laissent entendre les protagonistes, le temps perdu à trouver un accord sur l’expression du désaccord n’est pas dépensé en vaines querelles. En dépit du mépris affiché par les controversistes envers ces préparatifs démesurés, c’est ici et nulle par ailleurs que se fixent les règles du jeu, mais surtout les enjeux des controverses orales. C’est là que s’annonce clairement ce que l’on peut gagner et, surtout, ce que l’on peut perdre à défier l’adversaire.

12Afin que nul ne s’aide de forces inappropriées, on éloigne ou on rend invisibles les signes qui pourraient influencer le jugement des auditeurs, auxquels il convient ici de rester aveugle pour apprécier avec justesse la prestation controversiste et empêcher les « transports de grandeurs » qui vêtiraient le candidat de forces acquises ailleurs, impertinentes au cours d’une disputatio30. Rapidement, la foule de supporters venue acclamer son champion est réduite au minimum. Le ministre Jean de l’Espine accepte de participer à la dispute de Paris à condition que « pour éviter toute confusion elle se fist en présence de peu de personnes »31. Si bien que les controversistes concluent que « l’assemblée seroit privée, en la maison de monsieur de Nevers, à laquelle seulement conviendroient monsieur et madame de Bouillon pour ouyr, et estre instruits, et les deux Docteurs et autant de Ministres »32. Rapidement, toutes les discussions préalables aboutissent à la même conclusion : la réduction draconienne du nombre d’assistants. À Cravant dans l’Orléanais, Gentian Hervet ne veut conférer qu’« en présence de deux ou trois honnestes gens, ayans les livres à la main », car « il estoit à craindre [que] parmy le peuple (duquel on ne peult pas chevir comme on vouldroit) ne se fust levé quelque mutinerie »33. On note au passage combien la peur du populaire s’accorde mal avec les visées de prédication et de conversion qui sont pourtant censées animer les théologiens.

13Que le controversiste dispose de son seul talent pour défendre sa foi suppose aussi l’impartialité de l’aire du dialogue, qui ne doit être familière aux compétiteurs, ni laisser présumer qu’un hôte reçoit à demeure un invité, de la sorte rabaissé. Parce qu’un espace approprié, saturé de signes identitaires, est le lieu par excellence où s’exerce la violence symbolique, où s’imposent, sans recourir à la force, des définitions et des placements non discutés, il est indispensable de neutraliser le terrain des débats. Il s’ensuit que les édifices religieux tels que les temples ou les églises sont exclus. Quand Gentian Hervet propose de tenir la conférence au presbytère, les ministres refusent tout net et la dispute se déroule au logis d’une habitante du village. Seuls les catholiques d’Orléans sont contraints de parler au temple : dans une ville que les protestants ont longtemps tenue et dont ils ont naguère chassé les prêtres, venir disputer constitue déjà une victoire. Quand les controversistes ne résident pas au même endroit, ils conviennent d’un lieu à équidistance de leurs cures, afin qu’aucune équipe ne joue à domicile. Où recevoir par exemple la rencontre entre Gentian Hervet, alors à Reims, et Hugues Sureau du Rosier, pasteur d’Orléans ? « Vous voudriez bien que j’allasse tout exprès à Orléans pour disputer, avance Gentian Hervet : et je voudrois bien que vous vinssiez à Rheims »34. Non seulement celui qui se déplace concède une victoire symbolique à l’adversaire et se présente aux débats vaincu à l’avance, mais surtout, à domicile, curés et pasteurs bénéficient de fidèles prêts à faire la claque pour leur champion. Aussi Gentian Hervet propose-t-il une localité neutre, à mi-chemin entre Reims et Orléans : « je serois d’advis que ce fust à Paris, qui est au beau milieu d’entre Rheims et Orléans. Car par ce moyen, il n’y aura ne l’un ne l’autre foulé »35. Enfin, un modérateur vient parfois surveiller l’égale distribution du temps de parole. Puisqu’on ne mesure pas la valeur d’un théologien à l’applaudimètre, seules la rigueur logique et l’authenticité biblique devront en théorie décider de la force d’un argument.

14Héritière de la disputatio médiévale, la conférence interconfessionnelle se pense d’emblée comme une épreuve scolaire, qu’il faut donc mettre à l’abri des immixtions de la violence physique et de l’urgence économique. Il s’agit d’abord d’écarter les objets extérieurs qui n’ont rien à faire dans l’épreuve, afin que chaque concurrent dispose d’armes égales et soit mesuré selon un même étalon, de donner, en un mot, aux compétiteurs des chances identiques de défendre leur foi et aux laïcs une occasion de se faire librement un avis. Lors d’une dispute à Monfernier en Poitou (1567), le pasteur promet aux auditeurs que l’exercice doit leur permettre de découvrir « au vray laquelle des deux religions maintenues en ce royaume est ordonnée de Dieu »36. À Orléans en 1563, le gouverneur indique « que luy et sa compagnie assistante, ayans desir d’estre certains et résolus en la dispute des diverses opinions, pour le faict de la religion, les uns condamnant les autres, avoit appelé le cordelier et le ministre pour les ouyr »37. Dans ce but, on sanctuarise un espace libre et neutralisé d’expression et de réception d’opinions contradictoires. D’abord, et la précision est loin d’être vaine en ces temps déréglés, on interdit de faire usage de violence physique au cours des débats. Les armes doivent être déposées à l’entrée. À Paris en 1566, les ministres refusent par exemple de disputer chez le duc de Montpensier parce que des hommes en armes encadrent les discussions38. Semblablement, des catholiques à Nantes (1562) déclinent plusieurs invitations à conférer en raison du péril encouru en ces lieux, où, s’excusent-ils, « pour le port d’armes, ne fusmes conseillez […] d’y comparoistre »39. Tout aussi singulière pour l’époque, l’interdiction des violences verbales est une clause centrale du contrat controversiste. À Lyon, Pierre Viret écrit qu’il est toujours meilleur de disputer que « d’user d’invectives et d’inciter les hommes les uns contre les autres à inimitiez et dissensions »40.

15Les édits de pacification rappellent avec insistance l’interdiction faite aux habitants de s’injurier41. Aussi les discussions préparatoires insistent-elles beaucoup sur la langue adéquate aux disputes et conviennent de « conferer sans convice et aigreur »42. À Orléans, on assure qu’« il y eut grande paix, excepté deux paroles poingnantes, l’une par le ministre, disant, que le Dieu du Cordelier, se laissoit manger aux souris. Et le réciproque par le Cordelier, que les ministres jettent leur Dieu aux chiens »43. On remarque au passage l’étonnante équité jusque dans la distribution de l’invective. Les auteurs, d’habitude peu indulgents avec leurs adversaires, rapportent presque tous la modération des paroles, comme le font les docteurs catholiques de la dispute de Paris en rapportant que le ministre de l’Espine « s’étudie du tout à estre modeste dans ses propos »44.

16Des modérateurs contrôlent le respect des règles établies et le partage égal du temps de parole. Bertrand de Loque, adversaire de Maldonat dans la dispute de Sedan, aborde dans un ouvrage ultérieur les règles du métier de controversiste. Il y insiste pour qu’avant d’entrer en conférence « l’on choisist quelques personnages honorables et de qualité, agréables aux deux parties pour modérer ladite dispute afin d’éviter tout désordre, imposant silence à quiconque laisseroit aller sa langue hors des limites de la vraye modestie »45. À Paris, le ministre Jean de l’Espine pose comme condition de la dispute qu’il y ait « deux moderateurs de toute l’action. »46. On désigne alors un catholique et un réformé, à savoir le duc de Nevers et le duc de Bouillon. En mettant en application l’interdiction des injures et des coups, la dispute devient un théâtre sur lequel se joue la monopolisation progressive par l’État de la violence physique et symbolique. Si les gouverneurs et les assistants les plus prestigieux peuvent porter des armes, les controversistes en revanche, comme le public, conviennent de venir désarmés.

3.- Le public congédié : l’inadaptation des disputes

17Plusieurs contradictions se font jour entre les intentions proclamées des controversistes et le dispositif qu’ils mettent en place au cours des débats préparatoires. D’abord la privatisation des lieux s’opère aux dépens des masses à convertir, rarement conviées aux débats, à la différence de ce qui se passe en Suisse ou en Allemagne où des villes entières peuvent basculer à l’issue d’une dispute47. À la différence aussi de ce qui se passe dans certains villages du royaume au sortir d’une prédication réussie48. Ensuite la politesse des débats, leur ton feutré et corseté conviennent mal aux volontés de convertir. Les mêmes controversistes d’ailleurs, quand ils s’adressent vraiment à une foule ou à des lecteurs emploient une langue bien différente. C’est le cas de Simon Vigor dont on accuse les sermons d’avoir précipité le massacre de la Saint-Barthélemy. C’est aussi le cas du rouennais Jacques le Hongre, célèbre pour la virulence de ses sermons et qui, à l’inverse, ennuie l’auditoire de la dispute d’Ambourville. Claude de Sainctes s’ébahit tant de sa modération, inaccoutumée pour tout dire, qu’il doit s’en excuser à ses lecteurs quelques mois plus tard49. Ce hiatus entre les performances individuelles des protagonistes, dans le genre homilétique, et leur prestation en controverse n’est pas anodin. Il démontre que, loin d’être à mettre sur le compte de leur incompétence, l’inadaptation des disputes à l’auditoire est le résultat du double travail des inconscients académique et clérical.

18En effet, loin d’adapter leur manière de faire aux nouvelles conditions de la coexistence confessionnelle, les religieux puisent leur savoir-faire dans le fond commun de leur formation universitaire. Car c’est le modèle de la disputatio médiévale qui inspire les débats. D’où la limitation draconienne de l’assistance et la sélectivité des sujets. D’où aussi la crainte affirmée de voir surgir la foule et les auditeurs interrompre les débats. De manière tout à fait symptomatique, l’occasion de plusieurs de ces disputes est fournie par le besoin de convertir une femme, ou de la maintenir en sa foi. C’est le cas lors des disputes d’Ambourville, de Paris (la duchesse de Bouillon), de Monfernier (Marguerite de Saint-Georges) ou de Sedan. Or, sans exception, tous les protagonistes sont persuadés de l’incompétence des femmes en ce domaine. Antonio Possevino, protagoniste de la dispute de Lyon, à qui l’on offre de disputer au chevet d’une dame « fort malade » rétorque au ministre que « ce n’est pas à faire aux femmes à juger de telles matieres »50. Quand elle s’excuse sur son sexe pour demander aux théologiens d’expliciter leurs positions, la duchesse de Bouillon se voit rabrouée par le jésuite Maldonat qui raille : « Eh quoi madame, quand vous avez quitté notre religion, n’étiez vous pas femme ? étiez-vous plus savante ? »51. Le XVII^e siècle l’établira assez : si l’économie de la civilité accueille les femmes au sein des activités mi-mondaines mi-scientifiques qui fleurissent dans la capitale, elles n’en sont pas moins cantonnées à la fonction de femmes disciples. Et c’est bien ce rôle qu’on entend leur voir jouer dans les disputes – celui de spectateur passif. Contraintes au silence par leur genre, les femmes subissent de la part des clercs la violence symbolique qu’ils ne peuvent exercer, tout au moins pas aussi directement, sur les autres laïcs, c’est-àdire sur les hommes. Lassé d’un tel ennui et du rôle potiche que la mise en scène lui réserve, Cypierre, gouverneur d’Orléans, pourtant homme lettré, quitte la dispute avant la fin52. À Paris, le duc de Nevers décrète que « pour l’incommodité de madame de Bouillon et ses affaires propres et aussi pour soullager les ungs et les autres des longues disputes […] l’on mettra par escript d’un costé et d’autre les objections et responses signees des mains des parties »53. Il est certain qu’on ne les préserve jamais de la lenteur des débats, qui durent fréquemment de l’après-dîner au début de la soirée. À Nantes, le docteur catholique Jacques Dupré indique avoir « continué ceste conference jusques à sept heures du soir »54. Bref, à l’évidence les laïcs s’ennuient.

19En demeurant strictement à leur place, les femmes font alors figure de profane idéal, muet, invisible et incompétent. L’espace de la dispute n’ouvre jamais la possibilité d’un jugement non savant, ni d’une réappropriation laïque des énoncés produits par les clercs. Les conférences ne sont pas le lieu d’un échange entre théologiens et profanes et ces derniers n’interviennent jamais. L’auditoire est habité de spectateurs fictifs dont les demandes sont nonchalamment évacuées. C’est en vain que le duc de Bouillon prie Simon Vigor « de ne parler en dispute, ou disquisition, ains d’exhortation »55. Au contraire, les clercs adoptent spontanément un mode de sanction de l’université médiévale, la disputatio ne recherchant pas l’éloquence ni le plaisir de l’auditoire. C’est évident avec l’emploi presque systématique du syllogisme au moyen duquel tous les protagonistes expriment leurs positions. Ils perdent ce faisant en éloquence ce qu’ils gagnent en précision logique. Bertrand de Loque l’affirme sans détours :

Quand on dispute suyvant les reigles de l’Art, qui enseigne de parler par raison, on cognoit aisément si ce qu’on veut persuader est de mise ou non, par le syllogisme qu’on en propose […]. Si le syllogisme est vray et necessaire, on l’advouë. S’il est captieux, on descouvre la tromperie. S’il est ambigu en quelqu’une de ses propositions, ou quelqu’un de ses termes, on distingue l’ambiguité. S’il est faux, on voit la fausseté ou en la matiere ou en la forme. Si en la matiere, on nie la proposition fausse. Si en la forme, on nie la conséquence fausse & en rend-on quant & quant la raison, montrant en quoy le syllogisme peche56.

20C’est Aristote plutôt que Cicéron qui patronnait les disputes et Bertrand de Loque l’avoue sans rougir : « je n’use pas aussi beaucoup de langaige ni de grand circuit : et ne donne rien au fard n’à la parade et artifice des orateurs. La verité veut estre simplement enseignee et nullement fardee »57.

21Qui se penche aujourd’hui sur le contenu des ouvrages de dispute ne peut qu’être surpris par la minutie des détails et l’aridité des débats, bien mal connectés aux attentes de l’auditoire. La démonstration d’un ministre d’Orléans sur l’ineptie du culte des saints s’effectue en ces termes : « Je fay donc ainsi mon Sylogisme, il n’y a nulle intercession des saints au dernier iour. L’esperance que Saint Paul entend avoir aux Thessaloniciens se rapporte au dernier jour. Ergo ceste esperance ne se rapporte point à l’intercession des saints. Le Syllogisme est in modo et figura »58. Semblablement, alors qu’ils assurent aux laïcs qu’ils parleront français, les clercs ne manquent jamais de croiser le fer par le biais des langues anciennes que peu de laïcs maîtrisent : « Deus efficere non potest ut corpus Christi simul in coelo sit et simul in Eucharsitia reipsa, et ex verbo Dei constant in coelo esse ; in Eucharistia igitur reipsa non est » est le syllogisme par lequel Maldonat tente de ridiculiser son adversaire59. Pendant plusieurs heures, les ministres de Montfernier ferraillent avec les docteurs catholiques pour montrer que ne figure pas dans l’original grec les mots « aphantos autois » mais bien « aphantos ap’auton » (passage de l’apparition de Jésus aux disciples d’Emmaüs). Controverses étymologiques enlevées, débats historiques élevés font sans nul doute progresser la connaissance et favorisent la naissance d’un espace critique de type moderne où les modes d’administration de la preuve, mais aussi les règles de la courtoisie, s’affinent. L’aiguillon controversiste et la recherche de distinction contribuent ce faisant à aux progrès de la science, davantage peut-être que la recherche désintéressée de la connaissance. Mais le public est pour l’essentiel laissé sur le bascôté de ce mouvement.

*

22En 1665, un siècle après la dispute de Paris (1566), le chanoine Gabriel de Boissy morigénait le pasteur Jérémie Ouriet :

Les pasteurs n’ont point honte de se glorifier de l’honneur de la victoire, lorsque tout le monde a esté témoin de leur déroute et leur confusion. Témoin le Seigneur du Plessis-Mornay […]. Témoins les Ministres de l’Espine et la Rosière, qui ayant esté confondus par les docteurs Vigor et de Sainctes dans la conférence qu’ils eurent au logis de M. le Duc de Nevers, à l’instance de M. le Duc de Montpensier, ne laissèrent pas de faire imprimer des Actes qui leur donnoient l’avantage et les couvroient de palmes et de lauriers60.

23Que fort longtemps encore après les débats, on cherche à départager les vainqueurs doit convaincre les chercheurs de renoncer à se faire eux-mêmes les arbitres de ces conférences, à refuser pour le moins de poser les questions sempiternelles, que déjà les contemporains entendaient (voir) poser : qui a réussi à l’emporter, qui a convaincu les laïcs de la justesse de sa foi ? Tout se passe en fait comme si la victoire ne s’affichait pas vraiment où l’on comptait les scores. Malgré la présence d’un public en effet, les disputes du règne de Charles IX ne permettent en rien une transmission du savoir des théologiens vers la foule des croyants. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne délivrent aucun message en public. Au contraire, comment comprendre sinon l’invitation de profanes, fussent-ils en nombre limité, pour assister aux débats ? Joseph Morsel remarque un mécanisme fort semblable d’exclusion/inclusion des spectateurs dans les tournois de l’Allemagne médiévale :

L’aspect provocateur – plus que compensateur – du tournoi vis-à-vis de ceux qui sont souvent présentés comme les grands concurrents de la noblesse, les citadins, apparaît particulièrement bien dans le fait que les tournois chevaleresques sont exclusivement organisés dans les villes : s’il s’était agi d’un jeu stérile à fonction interne, on se serait attendu à le rencontrer dans un espace non marqué par la présence d’une ville ou de la cour princière, les châteaux notamment ou la forêt […]. Le message était sans doute clair : face aux non-nobles, la noblesse est la seule vraie pourvoyeuse de guerriers […]. Par le tournoi, elle réaffirme son « monopole de la violence légitime », mais aussi son droit à la guerre61.

24Une conclusion similaire me semble s’imposer pour les disputes : en infligeant d’un côté aux laïcs le spectacle de leur dépossession, les théologiens exhibent de l’autre les compétences nécessaires pour prétendre parler de religion. Loin de porter un message religieux, les disputes délivrent surtout un message social, rarement explicite mais fortement efficient. En imposant une représentation figée de la place respective des « clergés » et des fidèles, les adversaires témoignent qu’ils s’entendent au moins sur un point. Le contenu des disputes, mais aussi leur mise en scène (position des corps et retenue du langage, disposition des orateurs et du public, silence imposé aux auditeurs, filtrage de l’assistance, etc.), viennent délimiter deux espaces – physiques et sociaux – éloignant autant que possible ceux qui disputent de ceux qui écoutent. C’est pourquoi les compétiteurs n’officient jamais en privé ni même dans le cadre universitaire et proclament avec insistance leur volonté de convertir. Mais tandis que l’efficacité symbolique d’un acte de légitimation est presque nulle dans le cas d’une auto-consécration, elle s’accroît d’autant plus que tout dans la mise en scène des disputes tend à désigner ceux qui s’y consacrent comme des adversaires acharnés. Autrement dit, les disputes relèvent autant d’une compétition interconfessionnelle que d’un mode de sélection interne des théologiens.

Les disputes entre protestants et catholiques sous le règne de Charles IX

10 juillet 1561 : Cravant (Beaugency⁶²).

10 décembre 1561 : Wassy⁶³.

1^er février 1562 : Nîmes⁶⁴.

Juillet 1562 : Nantes⁶⁵.

6 juillet 1563 : La Ferté⁶⁶.

20 juillet 1563 : Orléans⁶⁷.

Août 1563 : Pamiers⁶⁸.

Juin 1564 : Lyon⁶⁹.

23 juillet 1565 : Ambourville⁷⁰.

Juillet-août 1566 : Paris⁷¹.

1567 : Monfernier (Poitou)⁷².

1570 : Poitiers⁷³.

Après août 1572 : Paris⁷⁴.

Novembre 1572 : Sedan⁷⁵.

1572 ? : Brouage⁷⁶.

1572 ? : Bordeaux.