Publics et auditoires des stations parisiennes : constitutions, attentes, réactions, des Réformes aux Lumières
p. 25-37
Texte intégral
1Il est inutile de revenir longuement sur le rôle et l’importance de l’oralité dans un monde moderne, où l’oral est moins concurrencé qu’annoncé, relayé et prolongé par l’écrit. L’oral a aussi son espace propre, indépendamment de tout support visuel, ce qui est particulièrement vrai de la parole religieuse, car si prêcher, c’est « faire parler Dieu », pour reprendre l’expression de Jean Eudes, la prédication se passe souvent de toute mise par écrit, perçue par nombre de prédicateurs comme asséchante, appauvrissante, dévitalisante. Prêcher, c’est en ce sens, non seulement annoncer la parole de Dieu haut et fort, mais l’annoncer auprès d’un public immédiatement présent, dont on cherche à cerner les attentes et à évaluer les réactions. Cette attention à l’assistance se traduit à travers l’hésitation du titre de l’ouvrage du jésuite Antoine Sirmond, paru en 1638 à deux reprises, intitulé d’abord le Prédicateur, puis l’Auditeur de la parole de Dieu1. Qui sont donc ceux qui viennent écouter les prédicateurs parisiens (forcément catholiques en vertu des dispositions de l’édit de Nantes) ? La question est à vrai dire embarrassante, car nous n’avons conservé nul registre nulle enquête, même partielle. Pourtant, la vogue même des sermons, au temps des Bossuet et Massillon, suppose un public. Et si le contenu des discours peut-être assez facilement retracé, il demeure nécessaire de rappeler ce qui détermine la composition de l’assistance.
2C’est donc à partir de sources extérieures, périphériques, qu’il est possible d’appréhender dans un premier temps comment s’exprime, au cours du XVIIe siècle, la perception d’une évolution et d’une spécificité des différents types d’auditoires, ce qui pourrait se traduire par la transformation de l’auditoire en public. Dans un deuxième temps, il faut souligner à quel point ce public parisien est perçu par nombre d’auteurs comme une autorité dont il faut se défier, la volonté de le satisfaire à tout prix comportant un risque de dévoiement de la parole de Dieu. Enfin, en examinant plus particulièrement la période des Lumières, s’esquisse à travers les écrits de différents théoriciens ou observateurs moraux, mais aussi à travers des dispositions matérielles effectives, la volonté, sinon de retrouver un public pour la prédication, du moins d’adapter celle-ci plus exactement aux attentes et aux besoins des auditeurs.
1.- De l’auditoire aux publics
3Plusieurs indices révèlent au cours des années 1630-1640, une augmentation sans précédent du nombre des sermons et de l’engouement des auditeurs pour les cérémonies de la parole religieuse.
4Rappelons d’abord les multiples occasions de prêcher, qui ne sont que très peu liées au prône dominical, brève explication de l’Écriture, généralement peu développée. En revanche, de véritables « cérémonies de la parole » se déroulent en dehors des célébrations eucharistiques, le plus souvent en début d’après-midi. Ce que Jacques Truchet, le spécialiste de la prédication de Bossuet définissait comme des sortes de « conférences religieuses » d’environ une heure. Ce sont d’abord les grands sermons des cycles liturgiques, avent et carême, deux à trois fois par semaine. La dévotion au Saint-Sacrement a aussi entraîné la fondation d’« octaves du Saint-Sacrement » qui participent de la solemnisation de la Fête Dieu. Ces trois moments correspondent aux « stations ». En dehors de ces temps forts, les prédicateurs montent également en chaire lors des fêtes des saints pour prononcer les panégyriques. Il faudrait ajouter à cela, mais les occasions en sont exceptionnelles et par nature imprévisibles, les oraisons funèbres. Un décompte rapide à partir d’un almanach spirituel, révèle ainsi qu’un parisien a la possibilité d’assister à plus d’une centaine d’heures de sermon au cours d’une année. Il faut en effet relier les occasions de prêcher à la multiplication des lieux ou des chaires. Dans le Paris du premier tiers du XVIIe siècle, qui connaît une véritable invasion conventuelle, toutes les maisons d’hommes à l’exception des chartreux et presque toutes les maisons de femmes ouvrent leurs portes à l’occasion des stations. Ajoutons à cela la pratique traditionnelle des avents et carêmes dans les paroisses, une cinquantaine dans l’ensemble de la capitale. Mais ce ne sont pas les seuls lieux où la parole de Dieu est dispensée. On peut également l’entendre à l’Hôtel-Dieu et dans les maisons de l’hôpital général, dans les prisons, dans les académies nobles et même, au cours des années 1680, à la manufacture des Gobelins où le prédicateur est entretenu par le roi. En prenant en compte l’ensemble de ces lieux, c’est en tout cent-quarante à cent-cinquante chaires d’où parlent alors les prédicateurs.
5Cette multiplication de l’offre de sermons ne serait pas compréhensible si elle ne rencontrait une demande. Celle-ci est tributaire de plusieurs facteurs. D’abord d’ordre strictement religieux : la Réforme catholique se montre soucieuse d’enseigner les fondements de la foi et la prédication est à cet égard une forme de prolongement du catéchisme. Le sermon est le moyen d’enseigner à la fois une orthodoxie et une orthopraxie à travers l’accent mis sur la morale. La dimension de controverse n’est pas non plus absente et jusque dans les années 1710, des sermons désignés comme étant exclusivement « de controverse » sont prononcés dans les chaires de la capitale, l’auditoire de ces derniers étant implicitement désigné comme un public disputé qu’il faut convaincre et pousser à se rendre aux arguments du prédicateur. Enfin, dernier élément contribuant à grossir les rangs des auditoires, l’attrait pour ce qui est aux yeux de beaucoup, non seulement un discours, mais aussi un spectacle où l’habileté et les attitudes de l’orateur sont jugées et évaluées, parfois à la manière de celles d’un comédien. La disparition des mystères médiévaux et la relative rareté des théâtres et des tréteaux a pu aussi, indirectement, contribuer au succès des prêcheurs.
6Au point de rencontre de l’offre et de la demande, se développe la pratique sociale de l’assistance au sermon. Rappelons que cette dernière, au même titre que le pèlerinage, échappe à la territorialisation de l’Église au lendemain du concile de Trente. Nul n’est obligé d’assister au sermon dans sa paroisse, même si l’usage veut au moins que les marguilliers soient présents. D’où le développement de la pratique consistant à aller entendre le prédicateur de son choix, quand et où on le souhaite. Cette liberté n’est certes pas totale : les auditoires des hôpitaux et des prisons notamment n’en disposent pas, les religieux et religieuses ne peuvent guère non plus se soustraire à l’obligation d’entendre, si ce n’est d’écouter celui qui s’exprime du haut de la chaire de leur couvent ou monastère. Mais pour le « fidèle ordinaire » si l’on peut oser cette expression, l’éventail du choix est assez vaste. L’un des révélateurs de l’existence de ce public parisien qu’il faut attirer et retenir au sermon est la nécessité éprouvée de publier une sorte d’annuaire pour chaque station d’avent et de carême. L’auditeur potentiel y trouve indiqués le lieu et le nom des prédicateurs, assortis de leur statut, régulier ou séculier, de leurs grades, quand ils sont licenciés ou docteurs en théologie, enfin de leur qualité éventuelle de prédicateur du roi ou de quelque grand. Or cette Liste véritable des prédicateurs devant prêcher l’avent ou le carême à Paris, paraissant régulièrement de 1646 à 1790 porte sur la première page qu’elle est établie « pour la commodité du public »2. Le mot figure donc en toutes lettres, avec toute l’ambiguité qu’il peut revêtir. Il est important de le relever car il renvoie à des auditoires qui ne sont pas contraints mais libres de leur choix. Il suppose également que cette annonce de la Parole de Dieu s’adresse à tous indistinctement, tout en sous-entendant que ce public volatile se distribue entre les différents lieux, selon ses propres critères qui ne sont pas nécessairement ceux d’une volonté de conversion personnelle, mais peuvent varier de la stricte commodité au divertissement recherché et au goût littéraire.
7Plusieurs témoins relèvent à la fois la diversité des publics et la volonté de s’adapter aux différentes composantes. C’est d’abord la diversité socio-culturelle qui vient à l’esprit et celle-ci apparaît à travers des dispositions concrètes comme dans les observations de certains témoins. La population urbaine est en effet loin d’être homogène et une partie des citadins est accaparée par des tâches journalières qui ne permettent guère d’assister à des sermons qui se déroulent au moment même où ils se consacrent au travail. Les élites citadines sont en revanche peu enclines à se lever tôt. C’est pour répondre à ces divers impératifs que le curé de Saint-Étienne du Mont décide d’horaires différents pour les prédications selon le public visé, lors d’une mission dans sa paroisse au cours de l’avent 1667. Il en dresse le bilan quelques années après :
la prédication de dix heures qu’on destinoit pour les personnes de condition, qui ne se lèvoient pas communément si matin, fut la plus stérile, et moins fréquentée bien qu’elle fust la plus estudiée et faicte par des prédicateurs de mise3.
8En revanche, toujours selon le même auteur :
à cinq heures du soir la foule du monde croissoit de telle manière dans l’église pour entendre le dernier sermon à cause des ouvriers qui quittoient leur travail pour y assister4.
9Plus communément, le souci de ne pas empiéter sur la journée de travail se retrouve dans les indications données dans les listes de prédicateurs de station, avec la mention systématique d’une heure de sermon plus matinale ou plus tardive, destinée aux ouvriers ou artisans.
10Un autre indice de la volonté de s’adapter aux attentes d’un public particulier est la mention de discours moins formels accompagnant les sermons. Ainsi les instructions familières, notamment celles dispensées par le père jésuite Amable Bonnefons au cours des années 1660 au Palais Royal ou à la maison Saint-Louis, sont systématiquement mentionnées par la Liste. Son enseignement, en avent ou carême est proposé, soit aux « officiers et domestiques de leurs majestés », soit aux « serviteurs et domestiques de la maison de leurs majestés ». De telles instructions sont aussi dispensées au couvent de Nazareth, des pénitents du tiers-ordre de saint François près du Temple.
11À l’inverse, la présence de « personnes notables », voire de Grands au sermon peut être souhaitée et même en certains cas être perçue comme une sorte de devoir social : il faut montrer l’exemple quand le profit que l’on retire du sermon est moindre. Antoine Sirmond le souligne :
Je pourrois nommer des personnes vertueuses et qualifiées en l’estat, qui aiment mieux s’entretenir en leur cabinet sur un bon livre, qu’aller entendre certains prédicateurs, si ce n’est lors que l’exemple qu’ils doivent au public les oblige5.
12L’un des Essais de morale de Pierre Nicole adresse un conseil similaire à ces élites sociales et dévotes :
Si par un discernement qu’ils feraient des prédicateurs, ils portaient le peuple à se dispenser de les écouter, ce ministère serait peu à peu abandonné, et les simples se trouveraient par là privés du principal moyen que Dieu leur a donné pour s’instruire des vérités nécessaires à leur salut6.
13La distinction est souvent établie entre les sermons « ordinaires » de sa paroisse où l’on se rend sans grand enthousiasme et les « occasions » exceptionnelles où il est important d’être vu. Lors du carême 1680, le Mercure galant évoque ainsi la foule qui accourt à certains sermons :
Si M. l’abbé Anselme a reçu un applaudissement général dans le Panégyrique de S. Thomas, Mr l’Abbé Hérault qui a prononcé celuy de S. Joseph douze jours après, dans l’église des Carmes de la place Maubert, ne s’est pas moins attiré d’admiration de ses auditeurs. Il s’y trouva un si grand nombre de personnes de qualité, que l’embarras des carrosses qui estoient aux environs ne fut finy qu’à plus de huit heures du soir7.
14Les auditoires des prédicateurs sont donc à Paris extrêmement divers, en fonction des lieux, des horaires et des occasions. En avançant dans le XVIIe siècle, il apparaît qu’il s’agit de moins en moins d’auditoires prédéterminés par l’appartenance à la paroisse ou par l’affinité avec une famille religieuse, mais de plus en plus de publics qui partagent des attentes et des éléments d’appréciation communs. S’il y a de la part du clergé une volonté affichée de répondre aux besoins spirituels de ces auditeurs, des réticences se font jour quand ces derniers semblent dicter la manière de prêcher et risquent d’entraîner le prédicateur à négliger le fond pour la forme, le message religieux pour la virtuosité de l’orateur.
2.- La tyrannie du public ?
15La présence des auditeurs revêt en effet des enjeux immédiatement et purement financiers, pour le prédicateur comme pour la fabrique des paroisses. Prêcher dans le désert n’est pas simplement dommageable pour l’amour-propre des orateurs mais aussi pour leur avenir : en l’absence d’un public, ils risquent fort de ne plus être sollicités et de se trouver condamnés à rester silencieux. Ainsi Madame de Sévigné, auditrice assidue, confie-t-elle à sa fille que, séduite par la manière de prêcher d’un abbé, elle est décidée à lui attirer de nouveaux auditeurs :
Nous aimons fort la manière de prêcher de notre ami : il n’est pas encore bien achalandé, mais nous faisons tout ce que nous pouvons pour lui donner de la réputation8.
16Pour ceux qui engagent les prédicateurs, c’est-à-dire les curés et les marguilliers pour les paroisses ou les supérieurs des réguliers qui jouent là leur réputation, la présence de tels « chalands » est aussi capitale, c’est s’attirer des relations bienveillantes, voire des protecteurs. Pour les fabriques des paroisses, c’est la possibilité de rentrer dans leurs fonds par la location des chaises lors des sermons, cette opération, souvent affermée à des loueurs de chaises ou à des bedeaux, ne devant pas entraver le bon déroulement de la prédication. Les archives des paroisses révèlent sur ce point que certains textes polémiques ne sont pas sans fondements. Ainsi en 1750, les membres de la fabrique de la petite paroisse de Sainte-Opportune dont l’église est une collégiale desservie par des chanoines, demandent la permission à ces derniers « pour faciliter à un plus grand nombre de personnes les moyens d’entendre les sermons du P. Raynaud pendant l’avent prochain et procurer l’avantage de la fabrique attendu le concours qu’il ne manquera pas d’y avoir », « l’agrément de placer dans le chœur des chaises qui seroient louées au profit de la fabrique pendant le cours de la dite station, en offrant de donner douze livres à l’appariteur du chapitre par forme de gratification9 ».
17À d’autres occasions, un conflit d’intérêt se dessine entre le public « habituel » des sermons et le public exceptionnel, attiré par la renommée d’une « vedette » de la prédication. C’est manifestement le cas à Saint-Séverin en 1694, en effet,
plusieurs paroissiens ont faict de grandes plaintes de ce qu’au préjudice des règlements cy devant faicts portant déffence aux bedeaux de louer les chaises plus d’un sol marqué et permissions auxdits paroissiens d’en apporter pour entendre la prédication, lesdits bedeaux voullant louer lesdittes chaises à si haut prix quand le prédicateur est un peu suivy que la plus grande partie desdits paroissiens sont dans l’impossibilité d’en pouvoir avoir, ny mesme d’en apporter, parce que toutte l’esglise est tellement remplie de chaises desdicts bedeaux que l’on en peut pas trouver à en placer, du moins dans les endroits où on peut entendre la prédication, ce qui seroit cause qu’ils seroient privés d’entendre la parole de Dieu10.
18La tyrannie du public peut donc se traduire par une obsession du chiffre, en quelque sorte une préfiguration de l’audimat qui peut amener à pervertir la parole de Dieu, du moins au yeux des moralistes, et ceci de deux manières : d’une part en l’abaissant pour attirer des auditeurs qui cherchent à se divertir et viennent au sermon plus poussés par la curiosité que par la volonté de s’édifier. C’est le cas de ceux que les traités ou les textes polémiques qualifient de « prédicateurs burlesques » ou de « prédicateurs de besace ». Il s’agit le plus souvent de prédicateurs mendiants.
19L’autre façon de céder à la « tyrannie du public » consiste à se plier à ce qui est qualifié à partir des années 1630 de « mode », ce que les auteurs de traités désignent comme une prédication « muguette » ou mondaine, riche de figures de styles, de métaphores recherchées et de tournures remarquées. La question demeure cependant de savoir si ce travers ressortit à la responsabilité du prédicateur ou à celle de ses auditeurs, mais le plus souvent ce sont ces derniers qui sont désignés comme les principaux responsables.
20Les moralistes condamnent donc sans ambages ceux qui s’érigent en censeurs des prédicateurs en les jugeant sur la forme du discours. Dans l’ouvrage cité plus haut, intitulé l’Auditeur de la parole de Dieu, le jésuite Antoine Sirmond, quelques années avant les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon, dresse le tableau de mondains qui se divertissent à commenter les performances des prédicateurs :
Les polis du siècle, qui s’efforcent de passer pour honnestes gens, n’ont garde de décrier la dévotion ; c’est un de leurs meilleurs entretiens : ils seront les premiers à entamer le propos aux bonnes compagnies, aux promenades, et partout où il y aura quelque dévote à cajoler. Eh bien mesdames, leur diront-ils, n’avons nous pas un brave prédicateur en nostre paroisse ? N’admirez vous pas celui des PP NN de ces bonnes Filles nos voisines ? En vérité, à qui donneriez vous la pomme d’or si vous aviez à juger de leur bonne grâce à discourir, du fond de leur doctrine et du flux de leur langage11 ?
21Dans le débat, un personnage s’avance et propose de découvrir un nouvel orateur, à l’en croire, il s’agit d’un
très habile homme que j’ay ouy depuis peu en une petite paroisse, mais tousjours pleine quand il presche comme au jour de Pasques, jusques aux cornes de l’Autel. Il nomme le lieu ; un doux murmure s’élève ; il a raison dit-on ; allons l’entendre dimanche tous de compagnie, et qui y manquera, on lui fera par après sa leçon. La partie se fait, le reste de la semaine s’écoule, les places sont retenues en temps et en lieu12.
22L’extrait du père Sirmond peut paraître excessif et partie prenante d’une condamnation morale, mais s’il tourne en dérision l’inattention du public, moins préoccupé du sermon que de la forme de ce dernier ou du spectacle de l’assemblée, le récit n’est pas entièrement fictif quand il souligne la versatilité des auditoires. Le texte de Madame de Sévigné cité plus haut et les archives de certaines paroisses où les loueurs de chaises réclament des prédicateurs célèbres ou habiles afin d’attirer des auditeurs et de rentabiliser leur commerce renvoient également à la réalité d’un public sinon instable du moins peu fidèle et susceptible de se détacher à tout moment des chaires.
3.- Retrouver le public
23L’abondance des sermons prononcés, destinée à satisfaire les attentes et les besoins spirituels des différentes composantes de la population urbaine et en l’occurrence parisienne, a donc un effet paradoxal : au lieu de se satisfaire des discours du prédicateur de sa paroisse, le public examine, choisit, se détermine selon des facteurs qui ne devraient pas, aux yeux des clercs, entrer en ligne de compte. D’autre part, les prédicateurs connaissant mal le public auquel ils s’adressent se trompent de thèmes et de registres. Il y a certainement une part d’exagération dans le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, mais cet auteur n’en pointe pas moins un défaut souligné avec moins de verve et de précisions par d’autres. L’orateur mercenaire y est présenté comme peu attentif aux besoins réels de ses auditeurs :
Tel autre prédicateur prêche dans un faubourg de Paris ou dans un misérable village, un sermon qu’il a composé contre le luxe. Mes frères, dit-il en apostrophant un auditoire déguenillé, la sensualité de vos tables, ces mets recherchés, ces délicatesses volupteuses qui réveillent vos sens engourdis et fatigués de plaisir […] Et il débite cela à de pauvres malheureux qui ne mangent le matin que du pain, du lard, des choux à l’eau et au sel. Que fait-il ? La répétition d’un discours qu’il prononcera le lendemain à Saint-Roch, dans le quartier de la finance13.
24Cette diversité des chaires parisiennes, dont certaines sont modestes, ne rapportant aux orateurs qu’une somme modique pour un carême et d’autres au contraire prestigieuses, donnant l’occasion de s’adresser à des personnes « de premier rang », favorise et renforce un système de la réputation qui évalue le prédicateur en fonction de son public. Les archives des paroisses révèlent d’ailleurs que certains clercs sont particulièrement sensibles à la qualité de l’endroit où ils prêchent, recherchant sans cesse un meilleur engagement. La réputation acquise à Paris est aussi un capital que d’aucuns tentent de faire fructifier dans les chaires provinciales, l’abbé Baston, un Rouennais, le rappelle dans ses Mémoires :
Pendant l’avent et le carême, il nous venait, selon l’usage, des secours étrangers : gens qui avaient brillé dans les chaires de la capitale et de la cour, et que nous prenions la liberté de trouver au-dessous de leur réputation14.
25Ces remarques pourraient laisser penser que les prédicateurs parisiens négligent leurs auditeurs pour ne privilégier que l’avis d’un groupe restreint d’amateurs ou de notables, en particulier les marguilliers qui les engagent, qui en viendraient à constituer à leurs yeux le seul véritable public digne d’intérêt. La qualité, au moins sociale, en viendrait ainsi à remplacer la quantité des auditeurs quand ces derniers se font plus rares, s’il est possible de vérifier l’hypothèse d’une diminution globale des auditoires lors des sermons, notamment au cours des années 1750 et 1760.
26En fait la question de l’assistance aux sermons reste en partie insoluble du point de vue quantitatif, seules quelques estimations partielles peuvent être avancées. Les remarques des contemporains laissent souvent l’impression d’un relatif reflux du nombre des auditeurs à l’époque des Lumières, il est vrai qu’on ne trouve plus au XVIIIe siècle des mentions similaires à celles du siècle précédent, quand les capucins du Marais devaient faire édifier des balustrades à l’intérieur de leur église pour contenir les fidèles. Les grandes missions urbaines ont aussi disparu. Évaluer quantitativement le public présent lors des sermons est en partie possible grâce à l’évolution des baux de chaises. Il est vrai que les demandes des fermiers pour que ces derniers soient revus à la baisse sont fréquentes au siècle des Lumières, mais cela ne reste qu’une indication partielle et d’une interprétation difficile. Les quêtes destinées à rémunérer les prédicateurs sont tout aussi peu significatives : non seulement leur montant varie peu, mais de plus, dans les paroisses les plus importantes, il est toujours largement inférieur au total des dépenses liées à la prédication. Certaines paroisses et non des moindres ne connaissent aucune révision de baux à la baisse, c’est le cas de Saint-Sulpice, mais le faubourg Saint-Germain est un quartier huppé et l’église se voit dotée à la veille de la Révolution d’une chaire monumentale en pierre grâce à la générosité de son marguillier d’honneur, le duc d’Aiguillon. Enfin, et cet argument n’est pas le moindre, tous les auditeurs n’écoutent pas le sermon assis, il est toujours possible de rester debout, notamment dans les paroisses les plus populaires. Or ce sont celles dont le public est le plus difficile à retenir, du moins pour les prédicateurs qui se plient aux règles de l’éloquence sacrée telles qu’elles sont admises.
27Il devient dès lors nécessaire d’adapter le discours, à la fois du point de vue du contenu et de celui du style. L’abbé de Saint-Pierre recommande dès les premières années du règne de Louis XV cette nécessaire adaptation, notamment pour les panégyriques :
dans les discours pour le peuple on suivroit la personne du saint, mais dans les discours pour les personnes plus instruites on suivroit la matière ; il faut dans les uns beaucoup de faits sur divers sujets, et moins de réflexions, au lieu que dans les autres il faut beaucoup de réflexions et moins de faits15.
28Quant à la question du style de la prédication, elle s’articule en premier lieu sur la représentation que se font les théoriciens des attentes d’un public « populaire » et c’est avant tout la recommandation d’une véritable simplicité, le refus des figures de rhétorique trop alambiquées que suppose cette adaptation au public chez Laharpe dans une prédication qui s’adresserait plus au cœur qu’à l’esprit quand le public se confond avec « le peuple » :
Dans les instructions qui lui sont adressées, l’éloquence qui lui convient n’est presque jamais employée. C’est avec lui surout qu’elle doit être en sentiments et en images, c’est avec lui que le premier talent de l’orateur est l’action16.
29Les recommandations des uns et des autres s’accordent donc sur une exigence de simplicité, afin que le prédicateur se trouve en quelque sorte de plein pied avec son auditoire, car, selon Laharpe, c’est « un des grands moyens de l’éloquence populaire que de se jeter ainsi soit-même dans la foule, de s’associer à ses auditeurs, de devenir leur égal et leur frère, d’espérer et de craindre avec eux »17. Cette adaptation, susceptible de retenir un public populaire, a-t-elle eu lieu dans le Paris des années 1770 et 1780 ? Un premier élément de réponse se trouve dans la nature des prédicateurs sollicités. Selon l’abbé Baston, déjà cité, les prédicateurs les plus indiqués pour s’adresser au peuple des faubourgs, sont d’une part les religieux mendiants et d’autre part les membres du clergé paroissial. Les listes des stations de cette dernière décennie révèlent la part importante prise par les uns et les autres. Capucins, cordeliers et pénitents du tiers-ordre sont particulièrement présents dans les chaires les plus proches de leurs maisons, témoignant d’un ancrage fort dans cet espace citadin. Quant au clergé séculier, l’abbé Baston lui-même reconnaît qu’il est difficile qu’un curé se charge de la prédication qui demande à la fois du temps et de la disponibilité, mais également une formation spécifique. Il recommande cependant un engagement notable du clergé paroissial et des vicaires, or ces mêmes années voient une part non négligeable des chaires occupées par des prêtres habitués des paroisses parisiennes.
30Un autre indice de l’effort déployé à l’égard des plus humbles de la capitale est à rechercher dans les horaires des prédications choisis justement pour répondre au besoin des populations laborieuses. En effet, un manuscrit anonyme conservé à la bibliothèque de l’Arsenal comporte la remarque
[qu’]il n’arrive que trop souvent qu’un prédicateur est grêlé, diton, quand il n’y a personne : ce qui arrive souvent à Paris quand on prêche le carême dans des paroisses où il y a beaucoup d’artisans qui ne peuvent pas entrendre les jours ouvriers le prédicateur de leur paroisse18.
31L’Almanach spirituel pour l’année 1775 précise qu’il y aura les dimanches à « S. Paul et à S. Sulpice, Instruction familière à 7 h. du matin aux Laquais, et l’après-midi, à 4h. aux Servantes, les Lundis, mercr. Et vendredis. A S. Julien des Ménétriers, catéchisme aux laquais les mêmes jours à 7 heures du matin »19. Mais c’est la seule mention d’une prédication spécifique envers les domestiques et il faut relever que l’almanach ne mentionne que rarement des prédications dans les faubourgs populaires, sauf « tous les dimanches de carême à N. D. de Lorette » où il y a sermon à 3 heures, or c’est une succursale de Saint-Pierre de Montmartre, au-delà des barrières fiscales. Il y a donc bien adaptation aux besoins des différents publics, notamment par le biais de l’heure et du jour retenus pour les différents sermons, mais c’est un effort limité, la prédication est de ce point de vue victime de la géographie des paroisses parisiennes qui n’ont que partiellement investi les nouveaux espaces bâtis au cours du XVIIIe siècle.
32La situation de la prédication peut donc paraître paradoxale sous le règne de Louis XVI. Malgré des difficultés ponctuelles, elle conserve un public auquel elle s’efforce de s’adapter en fonction des attentes de ce dernier et des nécessités de la pastorale, mais les prédicateurs restent partagés entre la satisfaction d’attirer un auditoire fourni dans les paroisses prestigieuses du centre de la capitale et la volonté de s’adresser à toutes les composantes, même les plus humbles, du peuple chrétien, en adaptant leur discours.
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33La prédication en milieu citadin, a fortiori dans une ville aussi vaste que Paris, présente donc des caractéristiques liées en grande partie à la multiplicité des publics. Cette variété des types d’auditeurs est à la fois une chance, parce qu’elle permet de déployer des styles très différents en démultipliant l’occasion d’entendre annoncer la parole de Dieu, et un risque car ces publics différents renvoient à une hiérarchie figée des formes et des goûts en fonction des rangs et des honneurs attachés à telle ou telle église et à la chaire qui en dépend. Face au défi représenté par la multiplication des sermons et la place occupée par une éloquence d’apparat, certains ont tenté au XVIIIe siècle de développer en priorité la forme de l’instruction simple à destination des plus humbles. Cette adaptation de la forme canonique du sermon aux différents publics demeura cependant incomplète et imparfaite, laissant insatisfaits ceux qui, à l’instar de l’abbé Baston souhaitant une prédication moins codifiée, imaginait qu’alors « Il n’y aurait plus dans les auditoires que des disciples, et dans les chaires que des apôtres »20.
Notes de bas de page
1 Antoine Sirmond, Le Prédicateur, Paris, Jean Camusat, 1638 et l’Auditeur de la Parole de Dieu, Paris, Jean Camusat, 1638. Il s’agit pratiquement des mêmes livres.
2 Cette Liste véritable des prédicateurs devant prêcher [l’avent ou le carême] prochain à Paris, est publiée à partir des années 1640 par le libraire Colombel, elle est conservée presque sans interruption à partir de 1646. Au cours des années précédentes, Théophrate Renaudot avait tenté d’inclure une liste des prédicateurs de stations dans la Gazette, mais avait assez vite abandonné.
3 Bibliothèque sainte Geneviève, ms 1886, fol. 154 r° et 155 v°.
4 Ibid., fol. 156 r°.
5 A. Sirmond, Le prédicateur… op. cit., p. 3
6 Pierre Nicole, Des moyens de profiter des mauvais sermons, Henri Bremond éd. Paris, Bloud, 1909, p. 26.
7 Mercure Galant, mars 1680, p. 293.
8 Madame de Sévigné, lettre du 3 mai 1683 cité par Jacques Goussault dans « À propos d’un tricentenaire : la prédication au XVIIe siècle, d’après Madame de Sévigné », Revue apologétique, t. XLII, no 485, 21e année, juillet 1926, p. 462-471.
9 A.N., LL 877, fol. 116 r°, 30 oct. 1750.
10 A.N., LL 927, fol. 69 r°, 14 février 1694.
11 A. Sirmond, Le prédicateur… op. cit., p. 173.
12 Ibid. p. 175.
13 Louis-Sébastien Mercier, Chapitre DLXXXII, « Prédicateurs », Tableau de Paris, éd. établie sous la direction de J.-Cl. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, t. II, p. 164.
14 Mémoires de l’abbé Baston, chanoine de Rouen, M. l’abbé Julien Loth et M. Ch. Verger éd., Paris, Alphonse Picard et fils, 1897, p. 221.
15 Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, abbé, Projet pour rendre les sermons plus utiles, Paris, Briasson, 1730, p. 8.
16 Jean-François de Laharpe, Préceptes sur l’éloquence de la chaire, dans Extraits des ouvrages de M. l’abbé Maury, de Laharpe et de Marmontel, à la suite du Dictionnaire biographique et bibliographique, p. 165-166.
17 J.-F. de Laharpe, Préceptes sur l’éloquence… op. cit., p. 167.
18 Eugène Griselle, Supplément au prédicatoriana, (transcription d’un manuscrit de la bibliothèque de l’Arsenal), Paris, librairie Henri Leclerc, 1905, p. 11.
19 Almanach spirituel pour l’année M. DCC. LXXV. Où sont marquées les Solemnités, Prédications, Indulgences et Expositions du S. Sacrement qu’il y aura dans les Églises de Paris, A Paris, chez Claude Hérissant, p. 34.
20 Mémoires de l’abbé Baston… op. cit., p. 226.
Auteur
Maître de conférences habilitée
Université Paris I
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