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    Plan détaillé Texte intégral Le conflit des laïcités Des cohérences à toute épreuve Clôture vs ouverture Instruction vs éducation Didactique vs pédagogie Abstraction vs accueil des différences Et pourtant un même idéal... École et République École et Démocratie Que conclure ? Notes de bas de page Auteur

    Les valeurs au risque de l’école

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    L’école entre république et démocratie

    Sylvie Solère-Queval

    p. 171-182

    Texte intégral Le conflit des laïcités Des cohérences à toute épreuve Clôture vs ouverture Instruction vs éducation Didactique vs pédagogie Abstraction vs accueil des différences Et pourtant un même idéal... École et République École et Démocratie Que conclure ? Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Au départ de cette réflexion, il y a un constat très banal : l’idéal de laïcité recouvre aujourd’hui en France des représentations très différentes. L’affaire dite « du foulard islamique » a en effet révélé deux conceptions de la laïcité, et engendré une polémique qui n’est pas éteinte.

    Le conflit des laïcités

    2Pour les uns, « laïcité » signifie neutralité1 de l’école à l’égard de tout ce qui est religieux, donc abstention de toute manifestation à caractère religieux dans les murs de l’école. Cette définition conduit à l'interdiction stricte du port du foulard. Le fameux manifeste des Cinq, publié dans le Nouvel Observateur en octobre 1989 constitue une sorte de profession de foi de ce premier courant.

    3Pour les autres, « laïcité » signifie tolérance et donc accueil des signes religieux dans la mesure où ils ne perturbent pas le fonctionnement des classes et ne s’accompagnent pas de prosélytisme. Cette définition conduit bien sûr à tolérer le port du foulard. Les articles de E. Morin dans le Débat de janvier 1990, de J. Baubérot dans Les temps modernes témoignent, comme les prises de position de L. Legrand (1995), de ce second courant.

    4Or, il est frappant de constater que c’est au nom de la république qu’est défendu le premier sens de « laïcité ». C’est ainsi « le Munich de l'école républicaine » que dénonçaient les cinq signataires du manifeste en protestant contre la tolérance dont avait fait preuve le ministre de l’époque, L. Jospin. Ce plaidoyer républicain s’accompagne le plus souvent de réserve, voire de méfiance à l’égard de la démocratie : « la figure française de la démocratie a pour nom République » déclare posément le manifeste. Plus agressif, Ch. Coutel écrit « la république se veut la conscience critique de la démocratie... elle tente d’inscrire le souci du bien public au cœur des revendications démocratiques » (1991, p. 18)2. Ce courant républicain se reconnaît comme ancêtre commun, Condorcet.

    5C’est précisément au nom de la démocratie que parlent ceux qui défendent une laïcité-tolérance. Le titre de l’ouvrage de L. Legrand est explicite : Une École pour la justice et la démocratie (1995). Il n’est pas possible de recenser ici les nombreuses expressions faisant de « l’apprentissage de la démocratie » un enjeu de l’école, comme le fait A. Prost (1985, p. 37). J. Dewey, auteur de Démocratie et éducation, pourrait bien être l’ancêtre commun de ceux qui se reconnaissent dans ce courant.

    6Une première question naît du constat que la laïcité peut prendre un visage républicain et un visage démocrate alors même que ces termes ont des sens si voisins dans l’usage commun3 : Qu’y a-t-il donc de républicain à défendre une laïcité-neutralité ? Qu’y a-t-il donc de démocrate à défendre une laïcité-tolérance ? Pourquoi faudrait-il choisir entre république et démocratie ?

    7Notre propos n’est pas ici de prendre parti et de plaider pour l’un ou l’autre sens du mot « laïcité », ni de défendre la république contre la démocratie, ou l'inverse. Il est d’examiner, autant que faire se peut, de l’extérieur les enjeux de cette polémique qui va, on s’en doute, bien au delà d’une querelle de langage.

    8Ce n’est d’ailleurs pas la question de la laïcité en elle-même qui nous retiendra, mais le contexte plus large dans lequel elle s’inscrit. Il est en effet aisé de montrer qu’au principe du conflit qui vient d’être mentionné, résident deux représentations de l’école, de ce qu’elle doit être, de sa nature et de ses fins. Ce sont ces représentations que nous voulons interroger.

    9La lecture des discours militant en faveur de l’une ou l’autre conception, révèle quelques thèmes récurrents qu’on peut opposer terme à terme de part et d’autre du clivage dont nous partons, clivage qui dépasse donc largement ce conflit des laïcités. Nous dresserons rapidement la liste de quelques uns de ces thèmes afin de constituer le socle de notre réflexion et prendre la mesure de la cohérence interne de chacun des courants de pensée que nous qualifierons désormais de « républicain » et « démocrate ». Cette lecture sera nécessairement allusive, elle renvoie à des thèses bien connues, ce n’est que la cohérence interne et le caractère frontal de l’opposition que nous voulons souligner.

    10Il faut noter au passage que ces deux discours sur l’école sont rarement tenus sur le mode de la simple apologie, de la simple défense d’un idéal. Ils se caractérisent au contraire par leur pugnacité polémique, qui n’évite d’ailleurs pas toujours la virulence pamphlétaire. Ils semblent même s’entretenir mutuellement dans un jeu inachevable de répliques à l’adversaire, comme si l’un n’était rien sans l’autre ! Tout se passe en effet comme s’il était toujours besoin, pour dire ce que doit être l’école, de commencer par dénoncer les aberrations du discours de l’autre, de commencer par dire ce qu’elle ne doit pas être et que d’aucuns prétendent qu’elle est. Les discours que nous analysons sont des discours de contradiction dont la force réside, au moins partiellement, dans l’acharnement à stigmatiser le discours opposé. Ce caractère formel induit un soupçon : une telle virulence contestatrice n'indiquerait-elle pas une plus grande proximité qu’il n’y paraît ? Met-on en effet tant d’énergie à discuter un adversaire avec lequel on ne saurait être confondu ? La suite de l’examen retrouvera ce soupçon.

    Des cohérences à toute épreuve

    11Nous ne retiendrons que quatre lieux d’opposition frontale entre Républicains et Démocrates. Ils récapitulent l’essentiel des thèses en conflit. Il ne s’agit pas pour le moment de reconstituer les argumentations à l’œuvre de part et d’autre, mais seulement d’éclairer par un montage de citations croisées la radicalité des divergences.

    Clôture vs ouverture

    12C’est d’abord le rapport de l’école au monde qui oppose nos protagonistes : doit-elle être un « sanctuaire » protégé des bruits et de l’agitation du monde selon la formule de B. Bourgeois (Le Monde, octobre 1983) qui a connu un grand succès ? Doit-elle s’ouvrir sur la vie comme le plaide L. Legrand, par exemple, quand il écrit « il est clair que l’école non seulement ne peut s’abstenir d’aborder les problèmes brûlants de notre société, mais doit au contraire les mettre au cœur de ses préoccupations » (1995, p. 92) ? A quoi B. Bourgeois répondait par avance « le principe mortel pour l’école < est celui > de l’ouverture de l’école sur la vie » (ibid.).

    13Alain ou Arendt avaient de longue date défendu la première thèse que C. Kintzler résume lapidairement : « l’école doit être soustraite à la société civile » (Temps modernes, 1990). Relevons le verbe « soustraire », nous verrons qu’il est caractéristique du discours républicain.

    Instruction vs éducation

    14C’est le rapport de l’école au savoir qui commande cette première opposition. Si en effet l’école n’a pour mission que de transmettre des connaissances, à l'exclusion de toute formation de la personnalité globale, il faut la protéger de tout ce qui détournerait l’élève de se centrer sur ce savoir. L’école a alors pour mission d’instruire et les Républicains ne manquent pas de rappeler, selon l’expression de B. Bourgeois, que « le vrai nom de l’éducation nationale est celui, baptismal, d’instruction publique ». Plus radical encore, J.C. Milner déclare « aucun État digne de ce nom ne devrait demander à ses citoyens ni de se faire éducateurs ni de se laisser éduquer » (1984, p. 60)4. Les analyses de Condorcet concernant la distinction éduquer/instruire président bien évidemment à ces prises de position.

    15Contre quoi, du côté des Démocrates, on réplique qu’il est impossible d’instruire sans éduquer. On retiendra à titre d’exemple les pages 37 à 42 de l'ouvrage de Prost, L’éloge des pédagogues (1985) exposant pourquoi « l’enseignant est nécessairement éducateur ».

    Didactique vs pédagogie

    16Une conséquence inévitable de cet antagonisme est cet autre antagonisme qui oppose didactique et pédagogie. Le choix républicain conduira à développer des didactiques centrées sur les disciplines, sur l'analyse des savoirs à transmettre. Il conduira surtout à fustiger les pédagogues. Le choix démocrate fera développer une réflexion pédagogique centrée sur la relation maître-élève.

    Abstraction vs accueil des différences

    17Ces options divergentes reposent en dernier ressort sur des traitements opposés des différences inter-individuelles. J. Muglioni pose sans ambages que « la pédagogie de l’environnement, de l’enracinement et de la différence est directement antirépublicaine » (1993, p. 45). L. Legrand pose de façon tout aussi explicite, mais a contrario que « l’école demeure encore la seule institution permettant de faire vivre ensemble des cultures diverses » (1995, p. 83).

    18Le courant républicain plaide donc une mise entre parenthèses des différences, le courant démocrate plaide l’accueil des différences.

    19Il serait loisible de développer et compléter cette succession de contradictions. Notre propos n’est pas là. Il est d’affronter un étonnement qui ne manque pas de surgir quand on considère ainsi ces discours en leurs cohérences respectives.

    Et pourtant un même idéal...

    20Après tant d’oppositions frontales, on peut en effet être surpris de découvrir qu'au bout du compte c’est pourtant une même valeur qui est revendiquée de part et d’autre. Derrière ces laïcités en conflit, derrière ces conceptions contradictoires de l'école, les uns et les autres prétendent, en dernière analyse, défendre un même idéal, un même projet, celui de favoriser l’émergence d’un sujet autonome et responsable, donc pourvu d’esprit critique, d’une personne apte à vivre en société.

    21La personne est bien la valeur commune pour laquelle militent les uns et les autres. « L’école est républicaine lorsqu’elle se propose de faire des hommes libres et éclairés » affirme J. Muglioni (1993, p. 39). Et L. Legrand affirme, lui, « l’objectif < de l’école > n’est pas l’obéissance aux règles, mais la liberté de jugement et la responsabilité de l’action » (1995, p. 92). On pourrait sans doute faire un montage de citations empruntées à l’un et l’autre courant en sorte de gommer toute différence, et de faire apparaître un unanimisme trompeur !

    22Nous soupçonnions plus haut la virulence de ton qui caractérise le débat qui nous occupe, d’être le symptôme de la crainte d’être confondu avec l’adversaire. Le soupçon resurgit à considérer l’ultime valeur revendiquée ici et là. Républicains et Démocrates s’affrontent, mais ils s’affrontent au sein d’une même famille philosophique : ni les uns, ni les autres ne songent à ne faire de l’école qu’un instrument de normalisation sociale (même si le reproche en est parfois fait à des fins polémiques), ni les uns ni les autres ne plaident pour l’épanouissement de singularités originales. Nous ne sommes ni du côté du sociologisme, ni de celui de Neill.

    23Notre seconde question naît de ce que la défense d’une école émancipatrice de la personne prenne un visage républicain et un visage démocrate : comment une même valeur, celle de la personne, peut-elle s’inscrire dans des configurations aussi divergentes que celles qui viennent d’être esquissées ? Comment peut-elle en être la finalité commune et ultime ?

    24Notre première question revient donc en s’élargissant : qu’y a-t-il de républicain à défendre une laïcité-neutralité, une école-sanctuaire, une instruction destinée à des élèves dont on veut ignorer les différences ? Qu’y a-t-il de démocrate à défendre une laïcité-tolérance, une école ouverte sur le monde, une éducation destinée à des élèves dont on prend en compte les différences ?

    25Et finalement, y a-t-il une conception républicaine de la personne et une autre démocrate ?

    26C’est en reprenant l’examen des discours en conflit que nous tenterons de répondre à ces questions, il s’agit de déceler la clé qui permet à deux familles intellectuelles de penser unanimement l’école comme le lieu de formation de sujets autonomes tout en la définissant en termes contradictoires.

    École et République

    27C’est encore l’article de B. Bourgeois qui nous guidera pour saisir l’importance du mot « république » revendiqué par les défenseurs d’une laïcité-neutralité.

    28On sait que de côté-là on est épris de culture et qu’en particulier on défend l’enseignement des langues anciennes. Le recours au grec et au latin s’impose, on va le voir, pour comprendre le discours républicain. C’est ce qui ressort de ces quelques lignes de B. Bourgeois : « < l’école > est ce « loisir » libérant originellement de la contrainte absolue des conditions particulières de l’existence. Étape inaugurale de l’universalisation de celle-ci, ordonnée en tous sens à l’universel, à la « chose publique »5, l’école, en son essence ainsi républicaine se veut l’Autre de la vie réelle et de ses reflets idéologiques ». Ce sont les guillemets qui offrent la clé de compréhension de ce passage.

    29Par étymologie, l’école, en grec skholé, est bien loisir, temps libéré des contraintes de survie, c’est-à-dire des « contraintes des conditions particulières d’existence ». Si on soustrait de l’existence tout ce qui tient à ces conditions particulières, il restera, du moins les Républicains l’assurent, un résidu commun à toutes les vies quelles que soient les circonstances où elles s’accomplissent. Désignons en latin maintenant cette chose commune à tous les hommes, qui reste après défalcation, nous la dirons res publica, république ! Rien d’étonnant alors à ce que l’école soit la république et que l’école-république soit ce lieu soustrait aux particularismes, donc universel, donc « Autre que la vie réelle ».

    30L’argument est imparable si on décide de parler grec et latin. Il ne faudrait pas croire qu’il est propre à B. Bourgeois, il est tout au contraire un topos (pour continuer de parler grec) de la littérature républicaine. Ainsi, J. Muglioni y recourt-il aussi (1993, p. 46) : « l’école est ce lieu de loisir, comme dit si bien le mot grec, où l’homme dans l’enfant apprend à entretenir une relation directe et personnelle avec l’universel, s’assurant ainsi que s'il accorde tout aux tâches obligées, il ne vaut rien ». Les « tâches obligées » remplacent ici les « conditions particulières de l’existence ». Le manifeste des Cinq demande aussi pour les élèves « le loisir d’oublier leur communauté d’origine... d’être différents de leurs différences » dans ce lieu qui est « la seule institution dévolue à l’universel ».

    31Qu’on le dise d'une façon ou d’une autre, les ingrédients de l’argumentaire républicain sont toujours les mêmes :

    • un opérateur privilégié, la soustraction
    • la définition de l’école comme espace d’exception, hors société civile6
    • le pari que le solde de la soustraction est un résultat non nul, mais bel et bien une chose, par définition, commune puisqu’ayant résisté à toutes les opérations de défalcation.

    32Formellement, le raisonnement est imparable : si l’école est loisir i.e. évacuation de tout particularisme, elle est nécessairement accès à la chose commune universelle.

    33Si on admet la prémisse de l’existence d’une « chose » (res) commune, la conséquence est bonne. Le point névralgique du débat est là : sommes-nous en droit de postuler un universel préexistant à toutes les différences ? Sommes-nous assurés que cet Autre de la vie réelle, soustrait à elle, est autre chose qu’un être abstrait ?

    34Laissons cette question en suspend pour revenir à l’implacable logique républicaine. Une des conséquences de l’argumentation qui vient d’être analysée est que l’école peut, et doit, donner congé à toute intrusion des sciences humaines. « Ici < à l’école > la psychologie n’est pas plus à sa place que la sociologie » écrit J. Muglioni, ces disciplines sont par définition différencialistes, il est cohérent qu’une institution dévolue à l’universel les ignore.

    35Autre conséquence corollaire : l’élève ne sera pas traité en enfant détenteur de savoirs acquis dans son milieu, son quartier... mais, délesté de son histoire, il ne sera considéré que comme un ignorant à instruire, un sujet de droit et non un sujet empirique.

    36La personne que les Républicains prétendent contribuer à construire n’est donc certainement pas le sujet singulier qu’une histoire a façonné, celui qu’analysent les sciences humaines. Cette personne est d’abord une raison suffisamment exercée pour savoir déjouer les pièges des idéologies de tous bords. Sa singularité tient à son « accrochage à l’universel » selon une formule de C. Kintzler (1984, p. 271). L’accès au « je » passe ici par le renoncement à tout ce qui relève du « nous » ou du « on », tout ce qui vient des groupes particuliers dans lequel ce « je » se trouve de fait immergé.

    37Ces remarques permettent de comprendre l’animosité qu’expriment si souvent les Républicains à l’égard de la démocratie. La personne qu'ils entendent promouvoir n’a rien à voir avec l’individu dont Tocqueville prédisait la prolifération précisément dans les démocraties. Le sujet rationnel, singulier car universel, est même le contraire de l’individu que ne peut manquer de produire la démocratie. Les analyses du chapitre X du livre II de De la démocratie en Amérique montrent, avec une clairvoyance souvent soulignée, comment « l’individualisme est d’origine démocratique » (p. 269) : les peuples aristocratiques, explique Tocqueville, peuvent bien connaître l’égoïsme, mais l’importance de la tradition, du lien aux ancêtres interdit l’individualisme. En revanche, la démocratie brise la chaîne des générations et « place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne » (p. 272) au point qu'il « faut s’attendre - poursuit Tocqueville - que l’intérêt individuel deviendra plus que jamais le principal, sinon Tunique mobile des actions des hommes » (p. 278). Ce qui manque donc aux démocraties, c’est une chose commune qui se substitue au lien perdu de la tradition aristocratique. On comprend pourquoi on a pu dire que la République « tente d’inscrire le souci du bien public au cœur des revendications démocratiques » (supra p. 1). Et Tocqueville d’en appeler à l'instruction pour éclairer les régimes démocratiques.

    38L’interrogation précédente revient alors : cette chose commune dont il faut donner le sens aux peuples démocratiques préexiste-t-elle à toutes les différences individuelles ? La découvrira-t-on, au sens littéral du mot, en élaguant les particularismes ?

    39Un peu moins d’un siècle après Tocqueville, J. Dewey écrit Démocratie et Éducation (1916). Que ce titre vienne d’Amérique n'est pas pour surprendre ! Au chapitre XXII consacré à la question de l'individu, J. Dewey rencontre précisément le problème qui est ici soulevé, comme nous allons le voir.

    40L’analyse des propos des Républicains vient déjà de rendre compte de l’étonnement dont est partie la réflexion. La valeur défendue par Républicains et Démocrates porte le même nom, mais ne recouvre pas la même réalité et toutes les oppositions repérées entre ces deux courants résultent de cette divergence initiale. On s’attend donc à ce que l’analyse des propos de ceux que nous appelons « Démocrates » vienne confirmer ce premier résultat.

    École et Démocratie

    41Le passage de Démocratie et éducation qui nous retient part de la question de savoir ce qui peut être pensé comme unissant l’individu à ses semblables quand « on nie la nature sociale des opérations mentales individualisées » (p. 354). Il s’agit bien, pour reprendre le vocabulaire précédent, de chercher une chose commune à tous les hommes quand on a exclu que cette communauté soit sociale. J. Dewey expose quatre types de solution qui ont pu être avancées. Le deuxième seul nous retiendra maintenant, il est présenté comme typiquement français par l’auteur et, de fait, est celui qu'adoptent les Républicains que nous considérons.

    42J. Dewey le définit ainsi : « on pose une faculté logique formelle, distincte de la tradition, de l’histoire et de tout sujet d’étude concret » (p. 355), faculté capable de déterminer des conduites. Après l’éloge des effets positifs de cette doctrine, et qui consistent surtout en la critique des préjugés, l’auteur en vient à l’expression de réserves à l’égard de cette thèse : « son influence a été plus grande dans la destruction des erreurs anciennes que dans la construction de nouveaux liens et de nouvelles associations entre les hommes » (id.) écrit-il7. C'est « le peu de cas qu’(il) fait de l’influence de l’habitude et de l’affectivité comme facteurs agissant dans la vie » qui condamne, aux yeux de Dewey, le rationalisme classique à l'impuissance pratique. C’est un euphémisme que de parler de « peu de cas » puisque nous venons de voir B. Bourgeois revendiquer pour l’école le statut « d'Autre de la vie réelle ».

    43L’argument récurrent des Démocrates contre les Républicains est ce reproche d’irréalisme. L. Legrand l’énonce par exemple en termes très proches de ceux de J. Dewey : « l’erreur de l’intellectualisme (ils désigne ainsi la thèse des Républicains) est de croire que l’intelligence peut, à elle seule, créer une convergence affective, source véritable d’une communauté de vie... l’école du seul savoir des « Républicains » est une fiction » (1995, p. 29). Et toute l’argumentation de J. Baubérot en réponse à l’article de C. Kintzler paru dans les Temps Modernes repose sur la double démonstration du caractère historique et social de l’école. Citons encore Ph. Meirieu pour qui « l’incantation universaliste relève d'une ignorance des « êtres-en-situation » (1991, p. 151)8.

    44L’affaire est donc bien entendue, l’enjeu du conflit Républicains-Démocrates concerne l’existence, ou non, d'une universalité indépendante des réalités socio-historiques. Universalité qui, étant posée, fonde la valeur de la personne comme « je » singulier ; universalité qui, étant récusée, justifie l’intérêt pour les particularismes caractéristiques de tout individu.

    45Reste alors à comprendre comment le courant démocrate peut encore prétendre défendre la formation d'une personne autonome et responsable, quand il pense l’inscription socio-historique indépassable.

    46J. Baubérot est très explicite sur ce point quand il écrit « le problème ne consiste pas, à mon sens, à « s’arracher un moment à la société » (il cite là C. Kintzler)…mais de contribuer à l’apprentissage d’une certaine maîtrise de cette société ». Suit un exemple précis : « pas ignorer la télévision, mais, au contraire, travailler sur des émissions télévisées pour apprendre à savoir décrypter ce qui est dit et montré à la télévision ». La liberté du sujet, et donc le sujet lui-même, ne se trouvent plus en deçà des déterminismes, dans le résidu laissé par leur soustraction progressive, mais au delà dans la prise de conscience de leur existence.

    47C’est exactement la thèse que soutient Ph. Meirieu au chapitre XXVI du Choix d’éduquer par exemple. Il écrit : « un idéal politique qui se donne pour fin la promotion de tous les hommes au rang de sujets... ne peut avoir quelque chance d’aboutir que s’il prend le temps de travailler sur le pédagogique, dans le concret, le particulier, l’historique, que s’il se donne la peine de partir des situations dans lesquelles les personnes sont impliquées... » (p. 152). La page suivante désigne explicitement l’idéal politique en question du nom de « démocratie ». La constellation des mots-clés des démocrates est ici réunie : « pédagogie », « concret », « particulier », « historique », « situations »9. Loin de postuler une universalité d’emblée donnée, Ph. Meirieu voit « l’universel s’ébaucher dans la classe » (p. 153) dans la confrontation, la mise en dialogue des représentations spontanées des élèves. La diversité des particularismes n’est plus alors l’obstacle à araser, mais la condition de l’apprentissage de l’écoute de l’autre et l’épreuve de la validité des croyances de chacun. La savoir du maître ne vient plus se déposer dans un commun terreau dépourvu de caractères propres, il vient guider les élèves dans la construction de ce savoir en eux.

    48E. Morin dans le même esprit plaide, contre le savoir encyclopédique cher aux Républicains, pour une « démocratie cognitive ». Prenant acte de la complexité du réel, il dénonce l’illusion de ce qu’il appelle la « catho-laïcité » i.e. cette laïcité qui repose, à ses yeux, sur « la trinité providentielle Raison-Science-Progrès ». Les XVIIIe et XIXe siècles ont pu croire que la Raison pouvait produire une Science assurée, facteur du Progrès de l’humanité. Le XXe siècle a découvert que les théories scientifiques ne sont qu'hypothétiques et conjecturales, que la raison pouvait justifier a posteriori les pires crimes et que le progrès technique n’était pas nécessairement progrès moral. La laïcité doit donc redevenir « défense d’un espace public de pluralisme », « problématicité permanente, questionnement ininterrompu, dialogique toujours renaissante ». Conséquence pour l’école : alors que les Républicains développent le thème de savoirs élémentaires, E. Morin attend des instituteurs qu’ils introduisent « dans leur conception l’horizon du global et du complexe... qu’ils sortent de la citadelle de la classe assiégée par les média extérieurs ».

    49L’opération privilégiée de la pensée républicaine est, on l’a vu, la soustraction. Du côté démocrate on préfère l’addition et la comparaison. La personne, au sens républicain du terme, est le reste d’une opération d’épuration. La personne, au sens démocrate du terme, est le produit d’une interaction réfléchie.

    Que conclure ?

    50Une première conclusion s’impose les catégories politiques revendiquées par les uns ou les autres ont du sens. Il y a bien un visage républicain de la laïcité, une façon républicaine de penser la personne comme valeur à promouvoir à l’école. Il y a aussi un visage démocrate de la laïcité et une façon démocrate de penser la personne10.

    51Admettre cela c’est reconnaître qu’on n’a rien dit quand on s’est contenté de plaider pour une école valorisant la personne. Encore faut-il préciser sur quel versant de la notion on campe. Ce ne serait encore rien dire que de préciser qu’on entend par « personne » une raison incarnée ou une raison en situation, puisque l’opposition repose, c’est ce que nous avons voulu établir, sur la décision de faire porter l’accent sur « raison » ou sur « en situation ». Un Républicain ne peut nier le caractère incarné de la personne, mais postule la possibilité d’une mise entre parenthèses des déterminations qui en dérivent. Un Démocrate ne nie pas le caractère rationnel de la personne en situation, mais postule l’impossibilité de mettre en acte la raison indépendamment de l’ici et maintenant qui la déterminent.

    52Ces choix initiaux opposés commandent des séries de conséquences divergentes :

    • définitions divergentes de la nature et du rôle de l’école : close ou ouverte
    • définitions divergentes de la nature et de la place du savoir à l’école : savoirs élémentaires dont la didactique précise comment il faut en instruire l’enfant en vue de la constitution d’un savoir encyclopédique, savoirs complexes, à jamais inachevés, qui s’inscrivent dans un contexte éducatif global où la pédagogie est indispensable.
    • définitions divergentes de la laïcité : exclusion de tout signe religieux particularisants, accueil des signes religieux particularisants.

    53En France, aujourd’hui, l’école est donc bien prise entre deux projets. Nous n’avons ici pris en compte que les discours des avocats les plus reconnus de ces projets. Or dans la réalité quotidienne des classes, la tension existe aussi. Plus ou moins lucidement, les maîtres du premier et du second degrés mettent en œuvre des pratiques relevant de l’un ou l’autre projet. La présente réflexion ne visait qu’à inviter à une élucidation de ce qui nous semble rester trop souvent dans l’ambiguïté du non dit.

    Notes de bas de page

    1 Le terme est à prendre dans son sens fort, qui est celui de son étymologie « ne utrum » i.e. « ni l’un ni l’autre ».

    2 J. Julliard dans une chronique de février 97 du Nouvel Observateur écrit « dans son essence même, l’école est un lieu clos, un lieu de non-droit, de non-démocratie parce qu'elle repose sur un contrat d'apprentissage nécessairement inégalitaire ».

    3 La liste serait longue des spécialistes de philosophie politique avouant leur difficulté à définir ces termes l’un par rapport à l’autre.

    4 J. Muglioni écrit « l’éducation est directement contraire à l’idée même d’école » (1993, p. 37)

    5 Les guillemets sont de B. Bourgeois.

    6 Pour continuer de parler grec, il faut bien désigner cette école comme u-topie, non-lieu.

    7 Il est curieux de noter que c’est l’individualisme qui est ici reproché au courant républicain, il y a là un intéressant retournement d’objection.

    8 Les pages 58 à 63 de Émile, reviens vite... du même Ph. Meirieu sont consacrées à ce débat de l’universel et du singulier et prennent inévitablement à parti, entre autres, C. Kintzler et B. Bourgeois.

    9 P Ricoeur et J. Habermas sont convoqués en note pour apporter leur appui théorique

    10 Ce clivage ne reproduit aucunement les divisions politiques classiques de droite et gauche, il passe à l’intérieur des partis. L. Legrand notait ce phénomène qui rend impossible « de catégoriser de façon dichotomique classique les politiques éducatives en politique de droite et politique de gauche » (Les politiques de l’Éducation, PUF, 1988).

    Auteur

    • Sylvie Solère-Queval

      Université Charles de Gaulle - Lille III

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    2008

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    2017

    L’école primaire et les technologies informatisées

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    Des enseignants face aux TICE

    François Villemonteix, Georges-Louis Baron et Jacques Béziat (dir.)

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    Didactique du français, le socioculturel en question

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    Sylvie Solère-Queval

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    1 Le terme est à prendre dans son sens fort, qui est celui de son étymologie « ne utrum » i.e. « ni l’un ni l’autre ».

    2 J. Julliard dans une chronique de février 97 du Nouvel Observateur écrit « dans son essence même, l’école est un lieu clos, un lieu de non-droit, de non-démocratie parce qu'elle repose sur un contrat d'apprentissage nécessairement inégalitaire ».

    3 La liste serait longue des spécialistes de philosophie politique avouant leur difficulté à définir ces termes l’un par rapport à l’autre.

    4 J. Muglioni écrit « l’éducation est directement contraire à l’idée même d’école » (1993, p. 37)

    5 Les guillemets sont de B. Bourgeois.

    6 Pour continuer de parler grec, il faut bien désigner cette école comme u-topie, non-lieu.

    7 Il est curieux de noter que c’est l’individualisme qui est ici reproché au courant républicain, il y a là un intéressant retournement d’objection.

    8 Les pages 58 à 63 de Émile, reviens vite... du même Ph. Meirieu sont consacrées à ce débat de l’universel et du singulier et prennent inévitablement à parti, entre autres, C. Kintzler et B. Bourgeois.

    9 P Ricoeur et J. Habermas sont convoqués en note pour apporter leur appui théorique

    10 Ce clivage ne reproduit aucunement les divisions politiques classiques de droite et gauche, il passe à l’intérieur des partis. L. Legrand notait ce phénomène qui rend impossible « de catégoriser de façon dichotomique classique les politiques éducatives en politique de droite et politique de gauche » (Les politiques de l’Éducation, PUF, 1988).

    Les valeurs au risque de l’école

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    Les valeurs au risque de l’école

    Ce livre est cité par

    • Marsault, Christelle. (2009) Quadrige Socio-histoire de l'éducation physique et sportive. DOI: 10.3917/puf.marsa.2009.01.0211
    • Fabre, Michel. (2021) Les controverses françaises sur l’école. Éducation et francophonie, 30. DOI: 10.7202/1079539ar

    Les valeurs au risque de l’école

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    Solère-Queval, S. (1999). L’école entre république et démocratie. In S. Solère-Queval (éd.), Les valeurs au risque de l’école (1‑). Presses universitaires du Septentrion. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47237
    Solère-Queval, Sylvie. « L’école entre république et démocratie ». In Les valeurs au risque de l’école, édité par Sylvie Solère-Queval. Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 1999. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47237.
    Solère-Queval, Sylvie. « L’école entre république et démocratie ». Les valeurs au risque de l’école, édité par Sylvie Solère-Queval, Presses universitaires du Septentrion, 1999, https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47237.

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    Solère-Queval, S. (éd.). (1999). Les valeurs au risque de l’école (1‑). Presses universitaires du Septentrion. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47123
    Solère-Queval, Sylvie, éd. Les valeurs au risque de l’école. Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 1999. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47123.
    Solère-Queval, Sylvie, éditeur. Les valeurs au risque de l’école. Presses universitaires du Septentrion, 1999, https://doi.org/10.4000/books.septentrion.47123.
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