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Les valeurs au risque de l’école

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Sylvie Solère-Queval

Du débat au projet

L’école en ses mythes

Pascal Bouchard

Texte intégral

1Je suis journaliste et essayiste : à ce titre je me nourris de l’air du temps, et je vais chercher mes arguments, mes sources, mes corpus au hasard de mes rencontres, de mes lectures, de l’actualité... et des caprices des rédacteurs en chef des journaux pour lesquels je travaille. Cette méthode de travail, fort hétérodoxe pour un universitaire a des avantages, y compris du point du vue de la connaissance. Ma perspective est large, elle est « pluridisciplinaire et multiréférentielle », comme on dit souvent aujourd’hui. Elle a aussi des inconvénients. Comme tout journaliste, je dépends de mes lecteurs ou de mes auditeurs. La validation de mes thèses, ou de mes hypothèses dépend d’eux, de leur adhésion, de ce qu’ils reconnaissent, ou ne reconnaissent pas dans ce que je dis.

2Cette adhésion de l'être sollicité par une parole, je l’ai dénoncée comme une manœuvre de séduction, dans les analyses que j’ai faites (Bouchard 1997) des discours de l'ancien doyen de l’inspection générale de philosophie, Jacques Muglioni. J’y ai vu de vieux restes mal élucidés d’une philosophie stoïque telle qu’elle a été reprise dans le thème chrétien de la communion des saints. Je me suis d’ailleurs étonné de constater que les « rationalistes - républicanistes » se réclamaient, en dernière analyse, de saint Augustin et de sa théorie des signes. Je suis donc mal venu de vous demander votre adhésion. Je n'ai qu’une excuse, j’annonce la couleur.

3Mais de ne pas avoir de méthodologie explicite a un autre avantage : je fais, et mon lecteur avec moi, l’économie des liminaires méthodologiques. J’ai déjà été trop long. Venons-en au fait. Nous parlons de l’École aujourd’hui, et des valeurs qu’elle transmet, je vais donc vous parler pour commencer de Jules César.

4Vous verrez que nous ne sommes pas si loin qu’il y paraît de mon sujet, l’école en ses mythes.

5Je ne pense pas me tromper beaucoup si je résume ainsi nos souvenirs de l’école primaire, souvenirs qu'a régulièrement ravivés une bande dessinée célèbre. On nous a appris que les Gaulois, guerriers fiers et courageux mais indisciplinés, avaient résisté comme ils avaient pu aux légions romaines de César ; cette résistance désordonnée avait été peu efficace jusqu'à ce qu'un jeune chef rassemble les forces des tribus rivales ; d’abord victorieux, Vercingetorix est finalement vaincu à Alésa.

6C’est du moins ce que j’ai appris quand j’étais à l’école communale, à la fin des années cinquante... Je me souviens parfaitement des vignettes qui accompagnaient le résumé de la leçon, à apprendre par cœur. Les Gaulois étaient blonds, très costauds, très beaux. Ils avaient de drôles de casques. Depuis, des fouilles archéologiques ont eu lieu, et elles ont permis aux historiens de préciser leurs propos, mais à l’époque, la principale source d’information était le texte de César. Or que nous dit le De bello gallico ? Exactement le contraire. Les Gaulois sont des commerçants et des artisans passionnés de politique et de métaphysique, mais ce ne sont pas des guerriers. Ils sont morts de peur à l’idée de combattre les Germains qui s’installent sur leurs terres, et qui ont entrepris de les coloniser. L’éclat de leurs regards suffit à les terroriser.

7Pendant cinq ans, César affronte les Helvètes, les Germains, les Belges, les Grands Bretons et les Petits Bretons, et les Basques (ou les Aquitains). A l’exception d’une opération de police au début de la campagne, faite à la demande d’un clan Eduen contre un autre, ses légions ne combattent aucun soldat d’aucun peuple de Gaule centrale. Mieux, César parcourt cette Gaule Celtique en tous sens : ses chevaux trouvent toujours du fourrage et ses hommes du blé. Trouvent-ils « le reste », selon l’expression pudique de La Fontaine ? je ne sais. Mais lorsque César a besoin de bois pour construire des vaisseaux et attaquer les Venètes, les peuples riverains de la Loire abattent en quantité des chênes, qui sont livrés au fleuve. Il les récupère à l’embouchure, et il a ainsi les moyens de vaincre les Bretons de petite Bretagne. César est le bienvenu en Gaule centrale : il combat pour leur compte les traditionnels ennemis des gaulois, qui l’accueillent à bras ouverts.

8A 1 contre 10, les légions triomphent d'adversaires présentés comme autrement dangereux que ces Celtes des bords de Loire qu’ont amollis le luxe, et les contacts qu’ils ont avec la civilisation romaine. Ces mêmes légions sont pourtant mises à mal lorsque Vercingétorix entre en scène. Il n’y a qu’une explication logique, que César ne donne pas, mais qu'on peut imaginer : Vercingétorix était de ses proches, et il a appris l'art de la guerre avec lui. Il a « retourné sa veste », pour des raisons qu’on ignore. Même si mon lecteur ne me suit pas sur ce dernier point, même si il trouve mon hypothèse hardie, on est très loin de ce que nos instituteurs nous ont appris.

9Est-ce à dire qu’ils nous ont menti ? Là n’est pas la question. Car ils avaient une autre tâche. Ils nous ont inscrits, aux dépens de la vérité historique, dans un mythe national. Le rôle de l’école, dans ce cas-là, n’était pas de transmettre des connaissances, elle était d’inscrire les enfants dans une mythologie.

10On s’est beaucoup moqué ces dernières années de la fameuse formule « nos ancêtres les gaulois... ». On a eu tort. Cette formule s’adressait à des enfants, qui, même s’ils n’étaient pas Antillais ou Maghrébins, même s’ils étaient « français de souche », avaient davantage de chances de porter les gênes d’ancêtres polonais, italiens, goths ou vandales que gaulois. L’École ne nous disait rien de nos ancêtres au sens biologique du terme. Elle inscrivait chacun de nous dans une filiation nationale. Telle était l'une des fonctions de l’École : nous donner des ancêtres.

11Problème... ça ne marche plus. Plus personne n’y croit et l’on fait de la généalogie ; on se reconstitue des arbres généalogiques. On se donne les ancêtres que l’École ne nous donne pas.

12Je vais revenir sur la question mythologique, et sur la mort des mythes. Mais, puisque la réflexion porte sur les valeurs, et que je me souviens que j’ai été professeur de latin, voyons un peu ce qu’il en est des valeurs transmises avec l’enseignement du latin. Comment fait-on une version ? On lit le texte une première fois, on n’y comprend rien, on joue aux devinettes, on imagine un sens, on pose des hypothèses, et puis on vérifie dans le dictionnaire. Mais le mot qu’on voyait sujet est à l’ablatif, le singulier est un pluriel, l’accusatif un génitif. Il faut tout recommencer, avec patience, méthode et modestie. Ce sont de belles valeurs morales, et des valeurs morales utiles. Ce sont celles d’un bon policier.

13Mais il y a une autre façon de s’en tirer. On repère d’où vient le texte, on recherche la traduction, on la recopie en la faussant un peu, pour que ça ne se voie pas. On fait preuve de malignité, d’astuce, on ne se laisse pas étouffer par les scrupules. Ce sont les valeurs morales des escrocs. Le latin fabrique-t-il des flics ou des escrocs ? Je ne sais pas. J'ai entendu beaucoup de professeurs de latin se demander comment enseigner le latin, je n’en ai jamais entendu se poser la question des valeurs morales transmises.

14Est-ce un indice suffisant pour dire que l’École préfère les mythes aux valeurs ? Non. Je veux seulement établir un lien ici entre les deux termes. Mythes et valeurs ont ceci de commun d’être des impensés.

15L’ensemble de ces impensés, qui conditionnent les actions quotidiennes des enseignants, c’est ce que j’appelle la morale. On peut s’étonner de l’usage que je fais de ce mot.

16Il n’est évidemment pas à prendre au sens que certains, à droite surtout, mais à gauche aussi parfois, lui donnent, et je ne pense à aucun ordre moral. Un peu à la manière de Kant qui avait défini la morale comme précédant l’action, je pense à l’ensemble des conditions qui pèsent sur l’exercice du métier d’enseignant, avant même qu'on ait franchi les portes de sa classe, avant qu’on ait prononcé le premier mot, avant qu'ait commencé la première leçon. A la différence de Kant, je songe à des impensés plutôt qu’à des impératifs susceptibles d’être clairement énoncés.

17Prenons un exemple simple pour illustrer mon propos. Un enseignant est un ancien étudiant, presque par définition. Il est allé à l’Université, où il a rencontré des enseignants-chercheurs pour qui, par définition, le savoir est un objet de recherche, donc un objet instable. Voici notre jeune homme, ou notre jeune femme, professeur dans un lycée. Il (elle) a affaire à des lycéens qui n’ont, pour la plupart, nulle envie de courir après un objet instable. Beaucoup veulent au contraire un objet stable, avec lequel ils puissent avoir la moyenne le jour de l’examen.

18Tous les élèves ne sont pas faits au même moule, quelques-uns sont capables d’aimer le doute, l’incertitude, l’idée même de complexité, mais pour la plupart, le Lagarde et Michard est déjà beaucoup trop complexe. Comment notre jeune enseignant peut-il pourtant identifier l’œuvre de Baudelaire, ou de Montaigne, aux quelques pauvres pages que leur ont réservées les fameux duettistes ? Où est passée la littérature, pour qui l’a assez aimée et y a consacré sa jeunesse, et sa vie professionnelle ?

19L’enseignant fait donc le deuil de sa passion et de sa jeunesse, à chaque fois qu’il ouvre le Lagarde et Michard. Et ce n’est pas facile ! C’est même douloureux. Il a trois façons de le faire. Lune est de considérer qu’il est assez légitime que des adolescents veuillent d'abord assurer leurs notes le jour de l’examen, et qu’on doit, sans démagogie, leur présenter un objet accessible, sinon stable ; on peut, par exemple, leur présenter des œuvres complètes, mais les faire travailler sur des extraits.

20La seconde est de ne s’intéresser qu’aux élèves auxquels notre enseignant peut s’identifier, et qui s’identifient à lui, et de déclarer que tous les autres sont des « nuls », qui n’ont pas leur place au lycée. Cette solution est manifestement pathologique, même si, me souvenant de mes années d’enseignement, je m’abstiens de jeter la première pierre. Qui le pourrait ? L’acte d’enseignement est complexe, et d’un instant à un autre, il provoque toute la gamme des émotions. Je doute qu’ils soient nombreux, ceux qui n’ont jamais été agacés par les consommateurs de savoirs.

21La troisième façon de réagir est plus élaborée, mais n’est pas moins pathologique que la seconde. Elle est de construire une théorie parfaitement fumeuse, la théorie des éléments et des prérequis, théorie selon laquelle il y aurait des bases, et, se fondant sur ces bases, une progression logique, quasi linéaire, qui irait de la maternelle à l’agrégation (ou à la thèse). C’est une sorte de mythe, très actif dans notre système scolaire.

22Chacun de nous sait bien qu'il n’en est rien. Pour rester dans le domaine littéraire, on peut commencer par lire les écrivains du XXe avant de lire ceux du Moyen-Age. Mais, de mon temps, on « faisait » (je mets le verbe faire entre guillemets, je pense à ces touristes qui « font » la Grèce, ou l’Égypte, en 8 jours, et à qui je ne reproche pas de n’avoir que 8 jours de vacances, mais l’emploi du mot faire ; cette réification me terrifie), on « faisait » donc le Moyen-Age en 3e, le XVIe et le XVIIe en seconde, le XVIIIe et le XIXe en 1re, et le XXe en terminale.

23Nous savons tous pourtant qu’on peut commencer par le complexe, et qu’on accédera progressivement au simple, que le simple est souvent le plus difficile. Certes, on apprend que « 2 et 2 font 4 » avant de résoudre des équations du second degré, mais même en mathématiques, je ne suis pas convaincu qu’il y ait une parfaite linéarité dans la complexification des notions et des problèmes.

24Autre exemple : Lors des débats organisés par François Bayrou à propos du 1er semestre universitaire, tout le monde a considéré comme une évidence qu’il devait être généraliste, basique. Nul n’a pensé qu’on pourrait demander aux gamins qui débarquent à la fac de passer 6 mois sur les enluminures de la seconde moitié du XIIIe siècle, ou sur tout autre objet de recherche pointu. Les étudiants pourraient ensuite choisir histoire, histoire de l’art ou lettres en connaissance de cause, ils sauraient où sont leurs manques, ils construiraient des parcours personnels... Je ne suis pas certain que ce soit possible, et qu’on puisse toujours faire de l’initiation par la recherche. Mais on peut au moins poser cette hypothèse. Considérer comme une évidence que c’est absurde, poser le modèle de la progression linéaire comme une évidence, c’est participer d’un mythe.

25Et nous sommes là dans le déni. Au lieu du deuil, le déni par le mythe.

26Or le déni, c’est fatigant. Et les enseignants sont épuisés. Ils font un métier épuisant, non pas tant du fait des conditions objectives d’exercice du métier, mais du fait des conditions subjectives de cet exercice. Dénier l’évidence, ça use. Ça consomme de l’énergie psychique.

27Prenons un autre exemple, que je connais un peu, la grammaire. On se la représente souvent comme un ensemble structuré de règles, dont la langue se déduit. C’est ce que disaient déjà les jansénistes en 1660, et, sous une autre forme, c’est ce qu’a dit Chomsky. Certes, nul n’a jamais réussi à énoncer un ensemble cohérent de lois qui régiraient la langue, mais l’idée est rassurante. Une science susceptible d’être connue, de se transformer en un savoir transmissible permettra d’envisager toutes les formes d’une langue vivante, et de trier le bon grain de l’ivraie, le correct de l’incorrect.

28Tous les manuels, de quelque obédience qu’ils se réclament, ont cette vision de la langue, et cette volonté de s’inscrire dans une systématique. Les notions, les définitions, les règles, précèdent les exemples, plus ou moins ad hoc et les exercices d’application. On peut pourtant imaginer une autre grammaire. Avec quelques outils d’analyse simples, on invite l’enfant à observer le fonctionnement de sa langue maternelle, dont il a déjà une connaissance, insuffisante certes, mais bien réelle. C’est ainsi que j’ai procédé quand j’étais professeur de collège (Bouchard 1983), et j’ai invité mon épouse qui est institutrice à procéder ainsi au CE1 (Bouchard et Petaut 1997). Cela marche, c’est amusant à faire, les bénéfices pédagogiques sont réels, et les enfants apprennent les notions « de base » de façon très efficace. Ils les apprennent parce qu’ils sont confrontés d’emblée à toute la complexité, à toute la richesse, à toute la souplesse de la langue.

29Ce que j’ai mis en place est très simple. Pourquoi les professeurs de Lettres n’expliquent-ils pas le sens de la fameuse règle d’accord du participe passé avec avoir ? pourquoi sont-ils si peu nombreux à dire que le futur a à voir avec l’infinitif du verbe ? Pourquoi ce refus de mêler approches synchroniques et approches diachroniques ? Pourquoi ce refus de tout ce qui n’entre pas dans une vision systématisante de la langue ? Nous nous heurtons là à un autre mythe, celui d'une raison raisonnante capable de tout embrasser. Le mythe, c’est que nous manquons certes d’outils, mais que, dès que nous les aurons, la langue pourra entrer dans les ordinateurs. D’ailleurs si les cerveaux des enfants étaient conçus comme des ordinateurs, tous nos petits Frankenstein de la pédagogie seraient bien heureux. Je n’insiste pas. Dans son dernier ouvrage, Philippe Meirieu (Meirieu 1996) dénonce les ambitions folles de ces enseignants qui voudraient modeler leurs élèves, les fabriquer non à leur image, mais à celle de leurs désirs.

30Pour expliquer ce que j’entends par mythe, prenons encore un exemple, plus grave, la mort. A l’École, on parle sans cesse de la mort. En histoire, on ne parle que de batailles, de massacres et de rois qui, même s’ils n’ont pas été guillotinés, même s’ils sont morts dans leurs lits, sont morts. Les écrivains dont on étudie les œuvres sont presque tous morts, bien qu’immortels. Les mathématiciens dont on apprend les théorèmes itou. Mais lorsqu’un professeur meurt du Sida ou d’un accident de la route, lorsqu’un gamin se suicide, on se trouve fort dépourvu. L’École n’a pas de rituels pour faire le deuil de ses morts. Les bons proviseurs prennent le temps de passer dans les classes, et ils organisent une minute de silence. Les mauvais ne font rien. Mais, bons ou mauvais, ils n’en parlent jamais entre eux. La question ne se pose pas, elle ne mérite pas qu’on confronte ses pratiques, qu’on recherche collectivement des réponses. Or, tous les anthropologues vous le diront, toutes les sociétés humaines se donnent les moyens de séparer les morts des vivants.

31L’École serait-elle inhumaine ? Sans-doute un peu. Je crois surtout qu’elle n’est pas une société. Ou plutôt je vous propose de penser qu’elle est une société d’avant la société. Un peu comme la société des dieux sur l'Olympe est une société d’avant la société grecque.

32Je me repose ici sur les travaux d’Ali Magoudi (Magoudi 1992) et de Dany Dufour (Dufour 1996) Ces deux penseurs ne se connaissent pas. L’un est psychanalyste, l’autre est philosophe. Ils nous apprennent tous deux quelque chose d’essentiel sur la question des origines. A l’origine, nous disent-ils, était la confusion, ce que Dufour appelle la folie unaire, la tautologie. « Je suis celui qui suis », dit le Dieu de la Bible. Ailleurs, on imagine un monde où les pères mangent leurs fils, où les fils tuent les pères, où les filles sortent du front, ou de la cuisse de leur père. Les générations se mêlent, les immortels et les mortels font ensemble des enfants. L’Olympe est un monde d’avant Antigone, d’avant que soit établi un ordre, d’aucuns diront un ordre symbolique, un ordre qui interdit que tout soit dans tout, et qui impose à chacun des limites.

33Ce monde d’avant, ce monde de la toute-puissance, ce monde de nos origines, cette confusion originelle, il n’est aucune raison pour que nous n’en ayons pas besoin comme nos ancêtres en avaient besoin. Nous ne sommes pas fondamentalement différents.

34Mon hypothèse est que l’École joue pour nous ce rôle.

35Elle ne joue certes pas que ce rôle. L’École est aussi un lieu où l’on « transmet des connaissances » à des enfants qui en auront besoin pour leur vie professionnelle ou citoyenne ; elle est un lieu de sélection des élites. Je ne me prononce pas ici sur la validité de ces locutions, ni sur le bien-fondé de l’assignation de telle ou telle fonction à l’École. Je constate seulement qu’elle a diverses fonctions explicites, dont on peut très longuement discuter, qu’on peut approuver ou combattre, et qui font l’objet de négociations syndicales et politiques en particulier.

36Mais l’École a aussi une fonction implicite, mythique pour l’ensemble de la société, et cette fonction n’est pas négociable. C’est pourquoi il est si difficile de réformer notre système scolaire. C’est pourquoi les résistances, dès qu’on touche à l’École, sont si vives, et pas seulement dans le corps enseignant. On croit parler d’une chose, et on parle d’une autre. On croit parler avec des psychologues ou des pédagogues des meilleures conditions pour que les enfants apprennent, de ce que signifient pour eux apprendre, du rapport au savoir que les enfants peuvent entretenir, et patatras ! on parle d'un changement de repères pour les adultes, pour les enseignants, et pour tous les autres.

37Car tous les adultes ont été enfants d’abord. Ils sont allés à l’école, qui, je le disais tout à l’heure, leur a donné des ancêtres. Ce n’est pas rien. Nous sommes prêts à donner notre sang pour la patrie, qui nous a donné une identité sociale, on peut bien donner une demi-journée, le temps d’une manifestation pour l’École qui a inscrit cette identité dans une filiation imaginaire.

38La question identitaire est aujourd’hui particulièrement aiguë. Je suis de la « génération 68 », je suis de ceux qui ont négligé cette question. L’urgence était alors à la libération des individus, à l’expansion de la sphère individuelle, au droit pour tout un chacun de choisir ses références. Mais peut-être certains ont-ils cru trop facilement que ces références pouvaient être individuelles, et que chacun pouvait être à chacun sa propre échelle de valeurs. Nous avons négligé les inscriptions identitaires. Là-dessus, quitte à choquer, je dirai qu'il faut être attentif au discours du Front national. Que nous dit-il ? Entre les lignes, à qui sait un peu lire, il dit que s’il arrive au pouvoir, il va renier la parole de la France sur la scène internationale, qu’il va donc détruire son commerce extérieur, donc la ruiner, et nous avec, mais que ça n'a aucune importance. Car mieux vaut mourir de faim entre soi, en étant sûr de son identité, (quitte à la construire de toute pièce), que de vivre avec d’autres, et avec une identité mal assurée. Je grossis un peu le trait, le discours du FN est polymorphe ; il promet aussi la prospérité à ses électeurs, mais il place l’identitaire avant l’économique. Cela renverse singulièrement l’ordre habituel des choses, et nous oblige à nous interroger.

39Seul Popeye, celui des épinards, peut gonfler ses biceps et s’exclamer I am what I am and what I am I am, je suis ce que je suis et ce que je suis je le suis. Nous autres, pauvres mortels, nous ne pouvons jamais être sûrs d’être ce que nous sommes. Notre identité passe nécessairement par l’autre, par un tiers qui la garantit.

40Autrefois nous étions sujets d’un roi qui était roi par la grâce de Dieu. L’ordre n’était pas juste, mais il y avait un ordre, et chacun savait où il était. Nous sommes aujourd’hui en démocratie, nous sommes sujets d'une démocratie, et la démocratie, c’est nous. Le court circuit, la folie unaire telle que la décrit Dany Dufour nous guette. Voyez tous ces gens qui parlent tout seuls, dans la rue.

41L’école permet à une partie de la population d’éviter cette folie. Je suis ce que je suis et je peux l’affirmer parce que j’ai des diplômes qui en témoignent. Mais si l’École change, si l’École peut être autre qu’elle n’est, si le bac change de statut, s’il ne garantit plus le même niveau de connaissances, ni les mêmes inscriptions sociales, mon identité vacille.

42On voit là encore une fois en quoi l’École est un système mythique : elle constitue un système de références absolument nécessaire pour nous tous, qui avons été scolarisés avec quelques profits, mais sans que nous en ayons pleinement conscience.

43Nous en avons une preuve a contrario dans les réactions aux efforts qu’avait menés Alain Savary pour faire évoluer les collèges. Les cris furent violents, et ce fut l'occasion d’évoquer les mânes des pères-fondateurs, Condorcet et Jules Ferry. Condorcet, figure tutélaire assez lointaine, a bien joué son rôle, même si l’on a vu ici ou là d’autres figures emblématiques sortir des livres d’Histoire, en particulier celle de Pestalozzi. Pour Jules Ferry, ce fut rapidement une catastrophe. A mesure qu'on lui dressait des statues, sa figure se précisait ; l’École du peuple était destinée à maintenir le peuple dans un état sinon de sujétion, du moins sans réelles possibilités d’ascension sociale. Quant à l’homme Ferry, il était de son temps, et il était colonialiste. De mythe vague et flou qu'il était devenu, silhouette imprécise perdue dans les brumes d’une mémoire collective hésitante, il est devenu personnage historique, et contestable. Ceux qui lui ont dressé des statues l’ont en réalité, paradoxalement, déboulonné. Notre École a perdu son père fondateur.

44L’école, comme système mythique se porte mal. Le fait même que je puisse énoncer ces mythes, que je puisse les décrire, prouve assez qu’ils ne fonctionnent plus. Les mythes actifs sont inconnaissables, ou du moins inanalysables.

45Peut-on les rétablir ? Non. Je doute qu’une démarche volontaire le permette, quoi qu’en dise la gauche républicaine. Elle risque d’obtenir les mêmes effets que ceux qu’ont obtenus nos républicanistes avec Jules Ferry.

46Sur un mode rationnel, explicite, volontariste, on ne peut évoquer que les aspects rationnels, explicites, du système scolaire. On peut se demander à quels niveaux, et selon quels critères interviendra la sélection des élites. On peut réformer les programmes en fonction des progrès des sciences de la cognition, ou des besoins des entreprises, ou des impératifs de la culture générale, selon qu’on s’inscrit dans telle ou telle perspective. Mais on laissera de côté dans ces discussions la part d’ombre de l’École. Je crois que nous sommes condamnés au laisser-faire. De nouveaux mythes sont en train de se constituer, et ils échappent à notre regard, par définition.

47En va-t-il de même pour l’identité enseignante, que ces discussions mettent en cause ?

48J’ai longtemps pensé qu’il fallait laisser faire et laisser dire, que là aussi, de nouvelles définition surgiraient d’elles-mêmes. Dans La Morale des enseignants (1997), je défends cette position. Confrontés à des enfants, des adultes élaborent des discours qui les justifient, nécessairement. Ils trouveront donc d’eux-mêmes de nouvelles assises. C’est ce que je suggérais.

49Je suis pris de doute, et je ne suis pas certain que mon libéralisme idéologique soit une position tout à fait responsable. Je me demande si nous ne devrions pas poser, sur un mode kantien, quelques impératifs catégoriques. Comme les impératifs de Kant, ils ne sont pas faits pour être observés, mais pour être posés, pour servir de référence incontestable. Je passerais donc d'un clin d’œil à Kant à un hommage, et d’une morale impensée, mais vécue, à une morale consciente, mais sans effets immédiats sur le réel. Les effets seraient indirects. Des professionnels à l’identité plus solide seraient en effet mieux armés pour affronter les difficultés du quotidien.

50Essayons. Le premier impératif est, évidemment, celui que Philippe Meirieu a décrit dans Le Choix d'éduquer (Meirieu 1991), celui de faire le pari de l’éducabilité. Je n’ai rien à redire au livre de Philippe Meirieu, sinon que j’aimerais y ajouter un corollaire. L’enseignant doit accepter pleinement d’être un fonctionnaire, un agent de l’exécutif, chargé d’une mission par l'État. Il accepte donc la charge de tous les élèves d’une classe, il fait le pari de l’éducabilité pour tous les enfants qui lui sont confiés selon des dispositions administratives qui résultent de l’application d’une politique.

51Sur l’hétérogénéité ou l’homogénéité, les effectifs, les niveaux, il peut avoir, comme citoyen et comme pédagogue, des opinions, il peut militer pour un changement, mais en tant qu’enseignant, perinde ac cadaver, il prend ce que lui donne l’administration, sans aucune restriction mentale. Ce pari de l’éducabilité ne va pas sans affectivité. Mais l’enseignant se souvient toujours que la relation pédagogique s’inscrit dans un cadre institutionnel, ce que j’avais résumé d’une formule provocante, volontairement paradoxale, choquante : « je suis payé pour aimer tous mes élèves » (Bouchard 1992). Car les élèves suscitent tous les sentiments, l’amour, la haine, l’intérêt, la compassion, l'indifférence... mais ces sentiments ne sont pas le produit de rencontres individuelles, liées aux histoires personnelles, engageant la responsabilité des êtres ; ils sont nés de rencontres inscrites dans le cadre d’une institution.

52Le second impératif serait un impératif de lucidité. J’ai évoqué tout à l’heure les dépenses d’énergie psychique que provoquent le deuil que tout enseignant doit faire de ses ambitions de jeune homme ou de jeune femme, de sa passion épistémophilique, de sa passion pour la discipline d’enseignement qui est la sienne. Il est d’autres phénomènes inconscients, ou plus ou moins conscients dans une classe. L’administration considère par exemple qu’un professeur homme vaut un professeur femme, et que seuls comptent les titres et les qualifications. Et pourtant, toutes choses égales par ailleurs, certains enfants préfèrent travailler avec quelqu’un de leur sexe, ou du sexe opposé... Ces enfants ont des visages, des corps, et des sexes, et ils ne laissent pas indifférents. Ils le savent, pour certains, et certaines jeunes filles jouent habilement de leurs décolletés lorsqu’elles veulent obtenir un délai et rendre plus tard leur dissertation ; d’autres ne le savent pas. Mais il y a du sexuel, de l’excitation sexuelle dans une classe. Il est même vraisemblable qu’il ne peut pas y avoir transmission de savoirs (encore une fois, je reprends l'expression sans juger de sa validité) sans ce corps à corps, sans cette excitation sexuelle sublimée. Et on se doit d’en être conscient.

53Il y a dans une classe de l'inconscient, au sens habituel de ce terme. Il y a aussi de l'inconscient social ; les classes sociales ne sont pas abolies à l’École, et les blouses d’autrefois n’étaient que des faux-semblant. On faisait comme si tous les élèves étaient égaux ; nous savons bien qu'ils ne l’étaient pas. Et nous savons aussi que l’enseignant n’est pas indifférent à cette rencontre avec des enfants de la classe qui était la sienne quand il était enfant (Zimermann 1982). Il y a de l’idéologique aussi. La philosophie et l’histoire, par nature sont marquées idéologiquement. Choisir de lire Platon, ou Marx, ou Spinoza, ou Levinas, ce ne sont pas des choix neutres. Choisir de faire travailler ses élèves en grammaire le Bled n’est pas un choix idéologiquement neutre non plus. Et choisir de démontrer ou d'imposer le théorème de Pythagore n’a rien d’anodin.

54Attention toutefois, être lucide ne signifie pas tout savoir. Par définition, on ne connaît pas son inconscient. La complexité des relations qui s’établissent dans une classe est de toute façon telle que nul ne peut décrire, même après coup, tous les ressorts de ses actions. Être lucide signifie donc savoir qu’on a un inconscient, et qu’il est mis en jeu dans la classe.

55D’autre part, être conscient des phénomènes obscurs ne signifie pas en jouer. L’enseignant n’est pas un homme politique, ou un croyant, ou un athée, du moins pas quand il est en classe. Ce n’est pas non plus un travailleur social. Ni un psychothérapeute. Ni un gourou. Ni un guide sur les chemins d'Eros. Le Lagarde et Michard, ce n’est pas le Kama Sutra. Il est même assez bêtement puritain. L’enseignant n’est pas non plus un parent, un éducateur chargé de la totalité de l’éducation des enfants.

56De façon tout à fait arbitraire, une ligne de démarcation a été tracée. L’enseignant éduque, il transmet des valeurs, donc une idéologie, il aide des personnalités à se construire, y compris au plan sexuel, mais il le fait avec, et uniquement avec des objets de savoirs. Je vais prendre un exemple simple. Une jeune fille m’a dit être davantage attentive aux gestes et aux regards de son ami depuis qu’elle a étudié, de façon très sérieuse, la peinture du Titien. L’enseignant ne lui a pas appris à faire l’amour, il lui a appris à regarder des tableaux, et il ne s’est pas demandé si cette étude avait eu des conséquences imprévues dans la vie de cette élève. Seul le journaliste pouvait le faire, hors de sa présence, en interviewant cette très jeune femme.

57L’enseignant sait donc, quand il enseigne, et quoi qu'il enseigne, que d’autres choses se jouent, mais il s’interdit d’en faire état, d’en tenir compte. Par exemple, il s’interdit de savoir ce que signifie tel morceau de chiffon sur la tête d’une élève ; il se l’interdit justement parce qu’il sait que n’est pas un morceau de chiffon, parce que ce vêtement est porteur d'une idéologie. Il se l’interdit et il fait, sans en tenir compte, son cours sur Voltaire. Il fait son cours normalement.

58Nous avons donc trois impératifs catégoriques : d’abord faire le pari de l’éducabilité de tous les élèves qui me sont confiés par l’administration, ensuite être lucide autant que faire se peut, non pas tout savoir, mais savoir que circulent dans les classes, et dans ma tête, des inconnaissables, enfin m’en tenir, pour agir, pour transmettre des valeurs, aux objets de savoir.

59L’expression « objets de savoir » peut choquer. Je renvoie ici au dernier livre de Bernard Chariot (Chariot, 1997), qui dit très bien que les « objets de savoir » n’existent pas. Le savoir n’a pas de sens indépendamment du sujet sachant. Il préfère parler, et je le suis entièrement, de rapport au savoir plutôt que du savoir. J’ai par ailleurs déjà souligné le caractère arbitraire de la distinction entre les savoirs scolaires, licites à l’École, et les savoirs non scolaires, illicites. Tel savoir, par exemple savoir lire le journal, longtemps considéré comme illicite, est aujourd’hui considéré comme licite. Savoir regarder une toile du Titien est un savoir licite ; savoir faire l’amour doit, à mon sens, rester hors l'École. L’expression objets de savoir fait uniquement référence à cette frontière entre le scolaire et non scolaire, elle n’implique aucune analyse épistémologique.

60On peut se demander aussi quelle perspective j’ai ainsi tracée pour les enseignants et pour les formateurs d’enseignants. Ne me suis-je pas pris au piège de mes contradictions ? Exiger des enseignants la lucidité, n’est-ce pas leur demander de mettre à nu les mythes dont j’ai souligné à la fois la nécessité, et la fragilité ? Ils ne résistent pas à la lumière. Vouloir les élucider, ce serait favoriser une accélération de l’Histoire, perspective tout à la fois exaltante et angoissante : les mythes détruits à mesure qu’ils s’élaborent obligent sans cesse à en reconstruire, avec les bouleversements sociaux et psychologiques correspondants.

61On peut tout aussi bien penser que les mythes résisteront aux efforts de lucidité aussi longtemps qu’ils seront adéquats, utiles à l’École et à la société. Mais surtout, en moraliste. Je demande aux enseignants que la vision la plus haute, la plus lucide, éclaire les actes modestes, nécessairement médiocres du quotidien. Je tiens à cette modestie et à cette ambition. L’un ne va pas sans l’autre.

62Les formateurs peuvent faire passer aux futurs enseignants un message fort, de haute moralité, et de responsabilité devant notre civilisation. Ce n’est pas rien.

Auteur

Journaliste

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