Introduction

1C’est du point de vue du sociologue que sera abordée ici la question de l’éthique, cela veut dire qu’on prendra l’éthique comme phénomène social et s’efforcera d’avoir sur elle un point de vue descriptif, explicatif, et non pas normatif, tout en sachant que le rapport aux valeurs est constitutif du métier de sociologue, comme l’avait montré M. Weber.

La place de l’éthique

2La place du phénomène éthique est centrale pour comprendre le métier d’enseignant, tout en étant difficilement autonomisable du politique et du professionnel.

3Cette centralité de la dimension éthique définit la spécificité des métiers relationnels. Les métiers du soin (infirmières par exemple), le travail social, l’éducation se différencient d’autres métiers par un rapport immédiat à l’éthique. Les sociologues qui étudient les métiers techniques diraient que les préoccupations éthiques ne sont pas radicalement absentes de tout métier, que, dans l’exercice de tout métier, il y a une responsabilité par rapport à autrui et par rapport à la nature. Mais elles ne le sont pas de manière consubstantielle, immédiate et décisive quant au sens des conduites de la même façon que dans les métiers relationnels.

4Cet espace éthique de l’éducation est en même temps un espace politique : celui des conceptions de la vie en société, des droits et des devoirs du citoyen, de la représentation du lien intergénérationnel, des convictions en matière de politique publique d’éducation. Il est légitime de parler de positionnement éthique des éducateurs. Cette dimension éthique est aussi complètement liée au professionnel, autrement dit à la définition de la conduite professionnelle légitime, de la compétence professionnelle, à la définition de la professionnalité.

Comment la sociologie traite de l’éthique

5Les valeurs sont un objet d’observation, de réflexion et de théorisation en sociologie. Trois questions portent, dès les débuts de la sociologie, d’une part sur la genèse sociale (collective et individuelle) des valeurs, d’autre part sur leur nature sociale et enfin, sur leur rôle et effets dans la production de la société et des conduites individuelles. Ces trois questions ont été traitées de manières très diverses.

6La tradition définit un certain nombre de paradigmes fondateurs contradictoires. Il existe des sociologies qui accordent peu de place à l’éthique dans la production des événements et des conduites, telle celle de Crozier et Friedberg, pour laquelle le moteur des conduites est l’intérêt des individus et des groupes tel qu’il se construit dans les situations concrètes. C’est aussi le cas de celle de Marx pour laquelle le cœur du social et des configurations de pouvoir est le conflit des intérêts. Dans ces sociologies, la morale ne fait que réguler les intérêts (est une forme d’intérêt bien compris) ou est la face subjective de leur expression (une vision du monde, un ensemble de préférences et de croyances liées aux intérêts), voire même une rhétorique naïve ou cynique légitimant les intérêts. Les sujets sociaux sont fondamentalement intéressés.

7A l’opposé, Durkheim souligne l’importance de la conscience collective et de la morale, notamment professionnelle, qui servent à la fois à maintenir et célébrer le lien social et à réguler les sociétés. Il les pose aussi comme transcendantes aux consciences individuelles, ce qui l’oppose aux théoriciens qui voient dans les interactions et transactions le lieu de construction des valeurs ou des règles (Berger, Luckman, Reynaud). On peut renvoyer le lecteur à la célèbre Préface à la Deuxième édition de la Division sociale du travail où il défend le rôle sociétal des morales professionnelles. Mais ces fonctions de célébration et régulation n’empêchent pas que le centre de la causalité sociale soit situé par Durkheim ailleurs que dans les valeurs. Ce sont la démographie et la morphologie des sociétés qui décident de leur évolution.

8Pour Bourdieu, les valeurs, intériorisées par l’individu dans le long processus de socialisation qu’il connaît au cours de sa trajectoire, sont bien souvent l’habillage à la fois rhétorique et sincère de l’intérêt. Faisant partie de l’habitus, elles ont d’une certaine façon une place déterminante dans la genèse des conduites. Ajoutons que Bourdieu accorde de l’importance au rôle structurant des « champs », c’est-à-dire des espaces de positions, et que certains d’entre eux sont organisés de telle façon qu'ils incitent à la vertu et au désintéressement (Bourdieu, 1992).

9Weber est sans doute le sociologue classique qui accorde le plus de place aux valeurs comme variables indépendantes, c’est-à-dire comme source de causalité socio-historique, car il reconnaît l’existence d’une rationalité proprement axiologique (souvent liée à l’action « affective » ou « charismatique ») à côté de la rationalité instrumentale. Il construit une théorie conflictuelle des valeurs, il parle de la guerre des dieux et de la diversité des « types d’homme », des visions du monde. C’est aussi le cas de Boltanski qui, lui, construit une théorie intemporelle des valeurs, une grammaire du lien politique, avec l’opposition de 6 ou parfois 7 « cités », que Dérouet (1992) tentera d’appliquer à l’univers scolaire.

10Ce rapide panorama n’a d’autre ambition que de conduire à l’idée qu’il n’y a pas en sociologie de théorie générale et consensuelle de l’éthique et de sa place au sein du social, ceci parce qu’on ne peut pas construire de théorie générale du social, comme le montre bien Passeron (1996).

11En revanche il peut y avoir, semble-t-il, des théories locales de l’éthique : la notion de « compétence éthique » par exemple (Demailly, 1987) ne s’applique pas à tous les métiers, mais certainement à celui d’enseignant.

12Nous pouvons aussi formuler des principes méthodologiques pour étudier l’éthique. On en énoncera deux, principalement :

1. La liaison de l’éthique et des pratiques, des conduites, de l'action. Autrement dit : « pour que je comprenne quelles sont tes valeurs, montre-moi ce que tu fais, plutôt que ce que tu dis ».
2. La pluralité des lieux de constitution sociale des éthiques. On peut, pour simplifier, en énoncer trois : les dimensions sociétales, les dimensions individuelles, les dimensions institutionnelles.

13Ce texte est centré sur le niveau institutionnel, mais l’aspect sociétal et individuel sera cependant brièvement abordé.

1. La dimension sociétale

14Le lecteur se rapportera aux travaux des historiens ou des socio-historiens quant à l’aspect historique des valeurs (par exemple Isambert-Jamati ou Chamboredon). Quant à la dimension sociétale proprement dite, il serait inconcevable de ne pas en repérer la composante religieuse.

15Tripier (1995) oppose ainsi deux modèles de vie, le premier marqué par l’éthique calviniste, l’autre par l’éthique jésuite. On perçoit bien leurs conséquences respectives quant aux interprétations des rôles « professionnels », et de celui d’éducateur en particulier. Dans le modèle calviniste, la question existentielle essentielle est celle du cheminement personnel de la vocation. Appliqué à l’enseignement, il implique l’idée d’un bénéfice pour la collectivité à ce que celui qui a la vocation d’éduquer aide les autres à trouver leur propre voie, dans un avenir de civilisation ouvert au changement. Dans le modèle jésuite, l’éducation est le service politique d’une institution.

16Entre le professionnel ascétique et le soldat d'une institution, nous avons affaire à deux modèles d’enseignant profondément opposés.

17Qu’en est-il de la morale laïque, dans un pays assez laïcisé comme la France, a-t-elle une spécificité, est-elle un mixte de la sensibilité protestante et de la sensibilité catholique ? Certaines contributions traitent ces questions dans le même ouvrage. Qu’en est-il de la professionnalité managériale ou managérialisée que l’État nous propose, sur le modèle de l’entreprise industrielle privée et du néolibéralisme qui a envahi le monde occidental (Jobert Muller, 1995) ? Cette question sera abordée dans la troisième partie de ce texte.

2. La dimension individuelle du rapport aux valeurs

18Les rapports aux valeurs individuelles des enseignants sont très visibles et lisibles quand on les observe travailler en classe ou quand on participe à une discussion en salle de professeurs. Les rapports aux valeurs s’incarnent dans des manières d’être, des postures. Ces postures sont construites au fil d’une histoire personnelle, d’une trajectoire et d’une expérience professionnelle sédimentée.

19Dans la diversité des postures, on lit :

1. la diversité des caractéristiques sociales personnelles des enseignants : rapport à l’enfance, à l’école, au destin social, à la langue, aux relations sexuées, au genre, image du savoir... Le rapport qu’a l’individu à sa trajectoire, en particulier le sentiment de promotion ou le sentiment de déclin social, joue particulièrement sur son élitisme ou ses positions démocratistes en matière d’orientation scolaire (Demailly, 1991).
2. la diversité des situations : ce n’est pas la même chose, quant aux visions du monde et du métier, de travailler dans un établissement sensible ou dans un beau quartier, de se situer en éducation préscolaire ou scolaire.

20Le constat, fait lors de nos premiers travaux (Demailly, 1991), constat qui n’a semble-t-il jamais été infirmé, est celui de la diversité conflictuelle des postures et positions professionnelles, des éthiques.

21L’identité professionnelle enseignante nous est apparue d’une part en crise, d’autre part éclatée en trois grandes postures (elles-mêmes susceptibles de variations), celles de l’intellectuel, du militant et de l’employé ; et enfin une nouvelle figure émerge dans les années 1980 : celle du professionnel. Décrivons-les brièvement.

• Les « intellos » : le fondement de leur identité est le savoir universitaire, théorique, artistique, la Culture, que celle-ci soit classique ou d’avant-garde. Leur métier est le service du savoir.
• Les « militants » : le fondement de l’identité est l’engagement social et politique. Le métier d'enseignant n’a de sens que par rapport à une vocation et celle-ci par rapport à une inscription dans la cité. Là aussi on peut distinguer une forme ancienne d’une moderne.
• Les « employés » (libéraux ou autoritaires) : ils considèrent que le métier d’enseignant est un métier comme un autre. Le sens de leur rapport au travail est celui de la lutte quotidienne pour le maintien d’un certain confort, défense des normes ou défense du confort relationnel.
• Les « professionnels » se caractérisent par rapport aux autres types identitaires :
  • par un déplacement du cadre mental de référence de l’action professionnelle : celle-ci est pensée comme se déployant dans des organisations (la classe, mais aussi l’établissement, les relations entre celui-ci et son environnement) ;
  • par l’expertise technique sur l’apprentissage, la capacité à formaliser les savoirs professionnels, la contribution à la naissance d’une ingénierie pédagogique ;
  • par la capacité d’initiatives, la pleine utilisation des marges de manœuvre que laisse le système, en vue d’améliorations de la qualité des services rendus.

22Il s’agit d’un groupe minoritaire.

23En conclusion de cette évocation de la dimension individuelle de l’éthique, on peut dire que le corps enseignant est fragmenté. Malgré une culture professionnelle commune, les oppositions éthiques restent violentes, politisées, se manifestent à chaque tentative de réforme ou d’impulsion de changement, dans les pratiques pédagogiques comme dans les autres pratiques professionnelles, telles les interventions en conseil de classe. Il y a absence de reconstruction d’un mythe mobilisateur commun, qui soit le socle d’une éthique vivante et partagée.

3. De l’obligation de moyens à l’obligation de résultats

24Cette crise des valeurs enseignantes ne peut pas ne pas préoccuper l’institution, dont un des soucis et des rôles est le maintien de la mobilisation professionnelle enseignante. Il faut donc en venir au fondement institutionnel des éthiques professionnelles.

25La construction sociale des valeurs professionnelles se comprend en effet à partir de plusieurs dimensions de l’action sociale, et il est important de ne pas y oublier le rôle de la production institutionnelle de la légitimité de l’action professionnelle. La nature des politiques publiques et les formes de l’ordre normatif sont des cadres essentiels d’une part pour comprendre la socialisation des agents, d’autre part pour analyser les micro-décisions et les négociations du travail quotidien, même si les dimensions sociétales ou individuelles sont aussi, comme nous l’avons vu précédemment, essentielles pour comprendre les positionnements éthiques.

26Or l’administration publique française connaît une forte transformation de la forme dominante de son ordre normatif, un certain remplacement de « l’obligation de moyens » par « l’obligation de résultats ».

27Cette transformation est particulièrement sensible dans l’Éducation Nationale ; elle y émerge dans le cadre d’un système d’alliances complexe et non dépourvu d’ambiguïté, sur lequel nous reviendrons, entre des fractions « modernisatrices » ou « libérales »1 de la haute administration publique, des cadres intermédiaires locaux, les groupes de parents d’élèves les plus attentifs aux « performances » des établissements scolaires, des collectivités territoriales, et des militants progressistes et critiques favorables à la rénovation démocratisante du système scolaire.

28Précisons d’abord le sens de cette évolution, nous présenterons ensuite quelques hypothèses quant à ses effets sur les cultures professionnelles de certaines catégories d’agents.

29Revenons d’abord à l’obligation de moyens

30Le système scolaire français est caractérisé par deux contradictions centrales, la contradiction sociale entre des fonctions d’éducation de masse et des fonctions de dégagement d’une élite, la contradiction technique entre des nécessités de brassage des élèves (facteur de paix sociale) et l’intérêt de leur séparation en groupes culturellement homogènes (facilitant, du point de vue des enseignants, les actes pédagogiques). Par rapport à ces contradictions, un état d’équilibre institutionnel et de compromis social a pu, pendant un certain temps, se maintenir en France autour de la forte légitimité de la forme scolaire : légitimité de l’École comme lieu où discipliner l’enfance, légitimité de ses contenus et de ses méthodes. Ce compromis est mythifié aujourd'hui autour du terme « École Républicaine ».

31L’obligation de moyens est un des éléments symboliques de cet équilibre. C’est le paradigme normatif qui régule les pratiques des cadres et des enseignants. Son contenu est la priorité accordée à l’utilisation des bons moyens, des bonnes manières de faire, ou autrement dit la conformité de la pratique professionnelle à des normes définies par des textes officiels, des programmes nationaux et des traditions professionnelles. Ce sens de la conformité est inculqué dans les formations professionnelles initiales, fortement prescriptives (normativité pratique pour les enseignants de l’école élémentaire, normativité idéologique et culturelle pour ceux du second degré, juridisme bureaucratique pour l’administration). Il est réactivé informellement sur les lieux de travail ou dans la plupart des formations continues. La conformité est enfin périodiquement contrôlée par les corps d’inspection, dont c’est l’essentiel de la mission. En contre partie, l’État est censé assurer les conditions matérielles, financières et juridiques permettant à ses personnels d’avoir des pratiques conformes.

32L’obligation de moyens présuppose le fait qu’il est possible à l’État national de définir les bonnes manières de faire, donc qu’existent des finalités, des contenus et des méthodes, dignes en soi d’être imposées universellement sur le territoire national.

33On connaît les effets pervers de ce système symbolique sur les cultures de métier : bureaucratisation de la prise de décision administrative, déresponsabilisation et solitude des enseignants, frilosité des cadres administrativo-pédagogiques, impossibilité d’émergence d’équipes collectivement responsables, frein à l’innovation.

34Voyons ce qu’il en est de l’idée d’obligation de résultats.

35Elle naît dans les années 80 avec la déstabilisation de la forme scolaire et avec la naissance du modernisme organisationnel (Demailly 1991).

36Positivement, c’est l’appel à la responsabilité individuelle et partagée, à la « culture de l’évaluation », selon l’expression largement popularisée depuis quelques années par C. Thelot, Directeur de la DEP. On trouve chez nos collègues des pays voisins les mots de « accountability », de « redevabilité » (Suisse), « rendre compte et rendre des comptes ».

37On pourrait définir la culture de l’évaluation ou de la redevabilité comme un ensemble de compétences et d’habitudes nouvelles requises, communes aux différents métiers de l’éducation, permettant aux agents :

1. d’instrumenter leur action, de se doter d’outils divers de description et de mesure des états de choses,
2. de prendre en compte les effets sociaux de l’action dans les processus de prise de décision et dans les légitimations et argumentations qui les accompagnent, en termes non seulement internes et immédiats, mais aussi publics et à moyen terme.

38L’envers de cet appel à la responsabilité individuelle est l’absence de légitimité des « moyens » de l’action éducative, qu’il s’agisse des finalités, des contenus, des méthodes ou des dispositifs pédagogiques. L’État avoue une certaine impuissance en matière de manières de faire, renonce à prescrire de manière détaillée, délègue donc en partie l’invention des solutions aux établissements scolaires, qui deviennent plus autonomes, et à leurs chefs dont la marge d’initiative s’accroît.

39Pour nous résumer, le nouveau mode de régulation en émergence se caractérise par le principe de rationalisation des moyens dans leur lien à des résultats et par le déni des finalités (éthique, valeurs et visées). On passe ainsi d’une légitimité substantielle, (la Culture, la Nation, la citoyenneté), à une légitimité procédurale : être efficace, bien piloter, bien organiser, bien manager, bien communiquer, bien construire et bien vendre son image de marque d’établissement scolaire. Il y a obligation d’efficacité, mais les résultats visés sont faussement objectifs, en réalité abstraits et confus, puisque le consensus sur les missions prioritaires de l’École est faible et que l’incertitude sur ses fondements culturels s’est accrue, qu’il s’agisse de la socialisation des enfants ou des curriculums essentiels : on l’observe par exemple en ce qui concerne le contenu de la citoyenneté et du lien civique, avec les débats autour des réfugiés politiques ou des soins médicaux à accorder ou non aux immigrés clandestins, avec les débats sur les formes concrètes de la laïcité et même en ce qui concerne le contenu des enseignements fondamentaux, comme le montre la remise en cause des programmes du cours préparatoire, première année de l’école élémentaire, par le président de la commission nationale des programmes, le philosophe Luc Ferry, alors qu’on pouvait imaginer plus stable la légitimité des curriculums de l’école élémentaire.

40Un des exemples typiques de la légitimité procédurale est l’expression « culture de l’évaluation », claire sur le plan idéologico-pratique (l’évaluation est une mallette d’outils dont chacun doit intérioriser l’usage), confuse sur le plan conceptuel (l’évaluation est en effet un processus plutôt qu’une mallette, la culture renvoie en principe à des groupes concrets, l’évaluation et la culture intègrent en principe des valeurs). Elle promeut une technique de rationalisation de l’action organisée indépendamment du débat public sur les visées et les valeurs de celle-ci.

41On comprend bien que cette légitimité procédurale soit fragile car faussement évidente : si les acteurs, confrontés à des choix pratiques dans les établissements scolaires, sont amenés à débattre des résultats visés, ils sont renvoyés très vite à la question des finalités éthiques, des choix politiques et économiques de l’École et de la société (qu’est-ce qu’une école « efficace » ?).

42L’obligation de résultats apparaît alors comme une greffe du management de l’entreprise privée, voire une importation du modèle libéral anglo-saxon d’établissements scolaires régulés par le marché de la demande parentale.

43Ce principe ne suscite donc qu’une adhésion limitée chez les praticiens enseignants, dont nombreux sont ceux qui restent attachés à l’obligation de moyens, comme seul ordre normatif suffisamment lisible pour les usagers et suffisamment valorisant professionnellement. Des résistances similaires se manifestent chez les corps d’inspection, dont la culture professionnelle est fondée sur le principe de l’obligation de moyens.

44Il n’en est pas de même de certaines fractions de l’encadrement de première ligne du travail enseignant, à savoir les chefs d’établissements, qui trouvent dans le maniement de l’obligation de résultats et de la culpabilisation afférente, un instrument de pouvoir commode sur les personnels qu’ils dirigent et un instrument de valorisation de leur propre rôle professionnel.

4. Des débats politiques et professionnels

45Plusieurs conceptions s’affrontent à propos de l’émergence du nouveau mode de régulation, dont la mise en œuvre n’est en outre pas assurée. Certaines sont violemment dénonciatrices du nouveau management public comme destructeur de l’école républicaine. La même tonalité prévaut outre Manche, y compris chez de nombreux sociologues2 qui déplorent, dans le cadre de la montée des exigences de résultats, les processus de « déqualification » et « déprofessionnalisation » (au sens de la sociologie des professions anglo-américaine) voire « prolétarisation » affectant les personnels et la dégradation des services offerts par l’École.

46Ces prises de positions dénoncent des dangers tout à fait réels en ce qui concerne une accentuation possible des inégalités sociales devant l’École, et le masquage possible de la responsabilité politique derrière le technocratisme des méthodes de gestion.

47Mais elles reposent sur une mythification du système antérieur de régulation. Il ne faut en effet tout de même pas oublier : 1) que, malgré certains progrès en matière de démocratisation de l’enseignement, l’école et l’université « républicaines » participent de la reproduction sociale ; 2) que les dernières années ont vu, face à l’extension de la scolarisation, une crise profonde de la motivation des personnels, qui était allée, avant la montée de chômage, jusqu’à une crise du recrutement des enseignants et des chefs d’établissements. L’échec scolaire, la crise de la forme scolaire et le découragement enseignant sont antérieurs à l’idée d’obligation de résultats.

48A l’inverse, nous voudrions montrer que le nouvel ordre normatif peut, sous certaines conditions, produire des effets de dynamisation professionnelle et de recomposition des professionnalités.

49Dire cela n’est pas croire que les contradictions fondamentales du système scolaire seront ainsi dépassées : il s’agit juste d’un éventuel nouvel arrangement social nouant des compromis autour de contradictions toujours aussi profondes. Ce n’est pas non plus dire que les choses sont faites et jouées indépendamment des jeux d’acteurs : les recompositions que nous avons pu observer sont partielles et les dynamiques dominantes du nouvel ordre normatif sont enjeux de conflits.

50Les choix en matière d’évaluation des établissements scolaires ou des établissements d’enseignement supérieur par exemple (qui ? quoi ? comment ? selon quels référents ? quels indicateurs ? quelle méthodologie ? quelle participation des évalués ? quelle publicité des résultats ?) concernent en effet directement la marge de manœuvre et la professionnalité des enseignants, des universitaires, des chefs d’établissement et des corps spécialisés d’évaluateurs. D’où le vif intérêt porté au débat. Ce débat est ainsi sans doute professionnel, d’aucuns diraient « corporatiste ». Mais il est aussi indissolublement politique et porte sur la nature des régulations souhaitées pour le système scolaire et universitaire. Schématiquement, on peut considérer qu’il oppose quatre positions éthico-politiques :

1. le choix de la régulation académique traditionaliste et du maintien de « l’obligation de moyens ». Ce qui veut dire : assez forte autonomie individuelle des professionnels, notamment enseignants ; professionnalité bureaucratique pour les chefs d’établissements scolaires ; professionnalité académique pour les corps d'inspection (rôle objectif de contrôle, et subjectivement, position de profession libérale, rôle de conseil) ;
2. le choix du « modernisme organisationnel » : réorganisation managériale, passage à des professionnalités entrepreneuriales avec maintien d’une régulation centrale forte ; chefs d’établissements, inspecteurs et enseignants deviennent des cadres, insérés dans des lignes hiérarchiques plus unifiées ;
3. le choix de la régulation « néo-libérale » : extension d’un vrai « marché scolaire », piloté et régulé par la demande parentale ;
4. le projet critique et démocratisant : communautés de projets organisées autour de la lutte contre l’échec scolaire, recomposition des professionnalités par développement de la polyvalence et du travail en équipe intra et interprofessionnel, régulation politique globale et régulations locales.

51Les trois dernières positions citées formulent des critiques à l’égard de « l’obligation de moyens », mais avec des interprétations et anticipations foncièrement divergentes du nouvel ordre normatif possible. On peut cependant avoir l’occasion d’observer la coexistence ambiguë de ces trois visions du monde dans une même réalisation pratique3 par exemple le cas de l’opération d’audit de l’académie de Lille.

5. Effets et formes du développement de l’obligation de résultats

52Nous ne sommes pas en mesure, à l’heure actuelle, de saisir de manière exhaustive les formes et effets de la progressive mise en œuvre du nouvel ordre normatif. On peut cependant repérer un certain nombre d’effets, dont la présentation montrera que leur sens est divers, souvent confidentiel, et n’autorise pas les points de vue simplificateurs.

53Enfin, il ne faut pas oublier que ces éléments de changement se font sur la base d’une pratique évaluative encore largement dominée par l’obligation de moyens, comme le montre par exemple la définition des tâches des inspecteurs pédagogiques, ou par l’autolégitimation de l’institution.

Vers une mondialisation des appareils statistiques

54L'obligation de résultats comme nouvel ordre normatif des politiques publiques s’est notamment incarnée d’abord dans la mise en œuvre d’une évaluation centralisée, s’appuyant sur une méthodologie à visée scientifique à dominante quantitative, assurée par la Direction de l’Évaluation et de la prospective du Ministère.

55Les évaluations organisées, qui portent sur des sujets très divers et donnent lieu à une abondante littérature, se veulent production de transparence (pour le gouvernement, le législateur, le contribuable). Elles tentent de limiter l’opacité des « terrains » pour une administration centrale traditionnellement peu informée, mais qui risque de l’être encore moins à cause de la décentralisation et de l’autonomisation de la gestion des établissements.

56Par ailleurs, la pression des organismes internationaux en vue de la constitution d’une statistique internationale pousse, malgré un discours rhétorique sur la nécessité des approches qualitatives et cliniques, à développer l’inverse : une méthodologie à base d’indicateurs quantitatifs, les moins nombreux possibles, et permettant le maximum de comparaison possible entre les établissements, à un premier niveau, entre les systèmes nationaux d’éducation, à un deuxième niveau, La pression à la réduction du nombre d’indicateurs et à la mondialisation de la comparaison tend à limiter le « référé » (champ de l’évalué) aux seuls résultats scolaires des élèves et des étudiants pour évaluer « l’efficacité » des établissements et des universités, souvent exprimée en termes de valeur ajoutée, ou à construire des rhétoriques d’évaluation assez simplistes telles que « 5 points forts, 5 points faibles », empruntées à l’entreprise.

57Enfin, autre dimension de son activité, la DEP construit des outils statistiques reposant sur des systèmes informatisés très puissants qu’elle « met à la disposition des établissements pour qu’ils s’auto-évaluent ». Les IPES (indicateurs pour le pilotage de l’établissement scolaire, base de données sophistiquée reliée à la centrale) en sont l’exemple type.

58Dans la production des évaluations, la DEP rencontre comme principaux concurrents les corps d’inspections, traditionnellement chargés des vérifications de conformité de la pratique pédagogique, plus récemment de missions d’évaluation du système éducatif.

Les évaluations d’initiative locale

59Mais cette concurrence au sommet de l’administration publique cache l’extraordinaire prolifération, plus récente et méconnue, des évaluations d’origine locale, territorialisées : les académies, les établissements, les cadres, et, à l’extérieur de l’institution, les collectivités territoriales, se constituent en commanditaires ou en producteurs d’évaluations, souvent bricolées, méthodologiquement maladroites, parfois plus qualitatives mais aussi cédant à une fascination peu informée pour le quantitatif, très articulées aux problèmes pratiques des professionnels de terrain et aux stratégies des acteurs institutionnels locaux. Effets de la formation continue dans les établissements scolaires, besoins de formation des enseignants débutants à l’issue de leur formation initiale, mode de traitement des contentieux parents/école, dispositifs mis en place dans des zones d’éducation prioritaires, mise en place de « médiateurs » dans les lycées professionnels, sont ainsi par exemple, sous des formes diverses, objets de commandes institutionnelles d’évaluations locales, dont les méthodologies, parfois peu rigoureuses, laissent une place un peu plus grande aux approches cliniques.

60Sous la condition que ces évaluations se développent de manière participative, avec un temps très long de négociations sur les objectifs, sur les dispositifs symboliques et sur les méthodes, leurs effets formatifs ne sont pas négligeables, ainsi que le décloisonnement des cultures professionnelles et le développement de l’aptitude à coopérer dans des cadres interprofessionnels. Réflexion sur le « référent », identification d’indicateurs pertinents permettant de décrire le fonctionnement des dispositifs, sont l’occasion d’une mise à plat, d’une explicitation d’un certain nombre de savoir-faire professionnels4 même si les acteurs se séparent (ou sont eux-mêmes intérieurement divisés) selon les visées modernisatrice, néo-libérale ou démocratisante que nous avons évoquées plus haut.

61Dans le cadre de la crise du système scolaire français, il est compréhensible que les agents, notamment les cadres de première ligne, déstabilisés professionnellement, essaient de reconstruire des systèmes de légitimité locaux, compromis entre options contradictoires, que la convivialité des relations permet de « faire tenir », et qu’ils trouvent dans l’injonction à évaluer une opportunité pour ce faire.

Les réseaux coopératifs

62Dans le même sens, une autre manifestation (ou conséquence) du passage à l’obligation de résultats semble être le développement des réseaux coopératifs (en formation continue, en recherche-développement), permis par la levée d’interdits que constitue l’obligation de résultats par rapport à l’ordre normatif antérieur : s’il est légitime d’évaluer le fonctionnement du système scolaire, il est légitime d’inventer des solutions, puisqu’il y a appel à la responsabilité individuelle et d’équipes.

63Ce développement est manifeste quantitativement depuis les années 80. Il repose sur des changements d’attitudes assez profonds : le sentiment qu’il y a un espace de liberté pour inventer des pratiques professionnelles, une diminution de la crainte du regard extérieur, une diminution de la « paranoïa » dans les rapports inter-catégoriels internes à l’Éducation Nationale (autrui est a priori compétent et bienveillant), le sentiment de la légitimité de l’évaluation et de l’analyse.

64Ces réseaux informels ou financés par l’institution pour construire des stages, des innovations diverses, de l’ingénierie éducative, produisent des rationalisations locales sectorielles sous forme de :

1. Production de connaissances et de savoirs professionnels.
2. Construction de méthodes, de dispositifs.
3. Émergence d’une éthique locale et de normes spécifiques au réseau.
4. Effet de mobilisation professionnelle.

65Cet effet de mobilisation professionnelle est particulièrement intéressant à observer. Le renouveau du plaisir au travail explique l’intérêt des acteurs à l'existence de ces liens et réseaux, permet de comprendre comment des institutions pédagogiques, des formateurs, des chercheurs et des cadres peuvent avoir besoin de tels liens de travail, avoir l’énergie de les faire vivre, et accepter d’y consacrer du temps. On se situerait là dans un mouvement de « professionnalisation », au sens de développement professionnel et d’augmentation de l’autonomie professionnelle, décrit par Chauvenet (1993)5 à propos des politiques de la petite enfance.

66Une autre hypothèse doit être formulée conjointement. La professionnalisation personnelle de certains agents, liée au développement de l’obligation de résultats, au sein de réseaux coopératifs, pourrait avoir ses contreparties : l’augmentation de la distance culturelle entre membres des réseaux et non-membres, les risques d’émiettement du système. L’ensemble de ceux qui se sont le plus impliqués dans la construction collective des dispositifs ont fortement développé leur connaissance du système scolaire, de ses organisations et de ses métiers, leurs propres capacités de réflexion critique, leurs compétences dans les méthodologies du travail collectif. Il se constitue ainsi une expertise spécifique, qui fait d’eux une nouvelle élite, en décalage avec les praticiens de base.

Déstabilisation et recomposition des professionnalités de l’encadrement

67Le développement de l’obligation de résultats entraîne une redéfinition des statuts et des tâches des personnels d’encadrement de première ligne. Les méthodes valorisées s’inscrivent dans une nouvelle philosophie de l’encadrement : il ne s’agit plus de maintenir et faire respecter des traditions, de manière hiérarchique, transmissive, coercitive, mais d’animer et de négocier, d’accompagner et favoriser le changement. Une approche plus systémique du travail enseignant et de l’établissement, une attention au style relationnel, la compétence à créer un climat de travail, sont fortement encouragées ainsi qu’un regard plus stratégique sur la formation continue des personnels et sur le pilotage des établissements scolaires, que ce soit de la part des chefs d’établissements ou des inspecteurs, la collaboration entre ces deux catégories de personnels, qui s’ignoraient courtoisement jusqu’alors, devenant une norme explicite.

68Les personnels concernés ne sont pas passifs devant ces transformations. Certains corps y ont fortement contribué. C’est le cas des chefs d’établissements, dont des petits groupes d’idéologues ont travaillé à formuler et à stratégiquement promouvoir la redéfinition de la professionnalité, dans un sens entrepreneurial, les autres membres du corps opposant peu de résistance apparente à ce projet. Pour les inspecteurs, la phase de déstabilisation est plus longue, le sentiment d’une perte de considération est plus fort. Certains inspecteurs tentent de proposer une redéfinition entrepreneuriale de leur professionnalité, mais, se heurtant au sein du groupe à la forte résistance active des partisans du maintien des régulations académiques, ils ne peuvent aller trop loin en ce sens, ni trop publiquement, pour ne pas mettre en danger l’image du groupe, l'unité du « corps », dont le maintien est tout de même leur première priorité.

Conclusion

69Le développement de l’obligation de résultats déstabilise les cultures et les éthiques professionnelles internes à l'éducation nationale, permet certaines recompositions professionnelles. Les lignes qui précèdent ont voulu montrer que son sens est divers, ambigu, notamment quant aux visées, aux valeurs sous-jacentes et aux effets sociaux du spectaculaire développement de l’évaluation de l’action publique. L’alliance entre modernisateurs, néo-libéraux et militants de « l’école pour le peuple » donne au mot d’ordre « il est temps de savoir ce que nous faisons et de le regarder en face » un sens ambigu. Ce sens ambigu est l’indication d’une place pour la réflexion et l’action.