1Dans les programmes de 1882 destinés à l’école primaire et repris par la loi de 1886, Jules Ferry proclame que « l'enseignement moral est destiné à compléter et à relier, à relever et à ennoblir tous les enseignements de l’école ». Il en fait un enseignement placé au-dessus de ceux qui s’adressent au développement des aptitudes physiques et des facultés intellectuelles : la morale traverse les matières d’enseignement, les irrigue, les transcende et installe l’école primaire laïque dans la sphère noble de l’éducation, du perfectionnement de soi, du respect d’autrui, sans autre recours qu’à « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères »1 et aux devoirs envers un dieu accessible à la conscience et à la raison.

2Dans le Nouveau Plan d’Études de 1923, Paul Lapie rend un hommage appuyé aux fondateurs de l’école républicaine, mais il tente une désacralisation de la « culture morale » qui, tout en gardant une « place éminente », ne doit plus entraîner une subordination de l’éducation physique et intellectuelle. Certes, les règles de morale doivent toujours passer par une réflexion sur l’exemplarité de l’effort, de la franchise, de la tempérance, de la bonté mais aussi sur l’apprentissage de la vie en société, et d’abord à l’école, sur le bon usage de la liberté, sur la maîtrise par chacun de son « self government ». Cette minoration du rôle d’une morale jugée sans doute trop moralisante passe par un déplacement vers l’instruction et par une attention plus grande qu’elle doit entretenir avec la cité puisque cette instruction devient morale et civique.

3Toutefois, cette éducation ou cette instruction morale et civique, si importante aux yeux des législateurs, ne donne pas lieu à matière d’examen à travers une épreuve spécifique, ni en 1880 quand Jules Ferry installe le certificat d’études à l’horizon de l’école primaire élémentaire, ni en 1924 quand Paul Lapie en entreprend la réforme2. A cette date, l’écrit évalue les acquis et les compétences en français (rédaction, dictée et questions), en arithmétique, en histoire-géographie ou en sciences, en dessin et en couture. L’oral est fait d’une lecture, d’une récitation, de calcul mental et d’éducation physique ; d’instruction morale et civique : point. Or, le programme de ce certificat d’études rénové ne manque pas de préciser, et en premier, dans la liste des matières évaluées :

« Instruction morale et civique ».
1° Morale : programmes du cours moyen. Les divers aspects de la justice et de la solidarité.
2° Instruction civique : Notions sur l’organisation politique, administrative et judiciaire. Le citoyen, ses droits et ses devoirs3.

4Dès lors, pour évaluer l’assimilation des valeurs diffusées dans le quotidien de la classe et les leçons d’instruction morale et civique, les différentes épreuves du certificat d’études vont-elles servir de support. C’est ainsi que le certificat d’études se transforme en examen d’éducation morale et civique, en certificat de bonne conduite. En effet, les élèves présentés à l’examen sont âgés de 11 à 14 ans et plus ; pour la plupart, ils terminent ce jour-là, leur formation intellectuelle, morale et civique. L’école primaire leur a fourni le viatique nécessaire pour affronter un destin de travailleur de la terre, de travailleur d’usine ou d’atelier, pour mener une vie modeste, honnête, éloignée de tout excès, pour exercer avec droiture leur devoir de citoyen.

5L’analyse des sujets de certificat d’études permet d’étayer cette affirmation. Encore faut-il disposer d’un corpus cohérent et complet et non une collection de sujets distillés dans les diverses revues pédagogiques. Les Archives départementales de la Somme offrent un tel corpus : pour l’année 1924, tous (ou presque) les textes des épreuves écrites, approuvés par chacun des 7 inspecteurs primaires en poste dans ce département, ont été recopiés par les candidats et les candidates des 54 centres d’examen. Cette année-là, un an après la mise en place des nouveaux programmes de Paul Lapie et quelques mois après la réforme du certificat d’études, 3373 élèves (1717 garçons et 1656 filles) passent l’examen ; 89,8 % sont reçus et entrent dans la vie munis du viatique attendu mais 49,4 % des enfants en âge d’être présentés restent en marge sans doute à cause de leurs mauvaises performances en français et en calcul. Pour autant, peut-on penser que cette moitié d’élèves jugés incapables d’obtenir leur certificat d’études soit restée insensible aux leçons quotidiennes qui, par phénomène de rétroaction, sont à l’image des attentes de l’examen ?

6L’analyse de contenu des épreuves du certificat d’études est menée à travers un ensemble de valeurs qui imprègnent les programmes de 1882 et ceux de 1923. Ces valeurs sont regroupées autour de larges pôles de convergences, d’une part parce que les sujets ont souvent un aspect polysémique et d’autre part pour rendre les résultats plus lisibles et plus pertinents. Pour l’instruction morale, les deux pôles de valeurs retenus sont les suivants :

• la valorisation du travail, à l’école, dans les champs, dans l’atelier. Ce travail, si humble, soit-il, doit être respecté ; il faut apprendre à en apprécier le prix, à la fois au sens large (en terme d’effort, d’utilité, de récompense), mais aussi au sens étroit (en terme de coût financier, de gestion de l’argent gagné, de budget familial).

• la valorisation des vertus personnelles (courage, tempérance, modestie, patience, etc.) illustrée par des vies exemplaires de gens simples ou d’hommes illustres magnifiés a contrario par des comportements répréhensibles (ivrognerie, malpropreté, paresse, négligence, personnages historiques peu soucieux du bien de la patrie). Mais cette perfection individuelle recherchée n’a de valeur que si elle prend place dans les liens familiaux et sociaux qui exigent le souci de l’économie domestique, l’entraide, le respect d’autrui, la solidarité.

7L’instruction civique s’appuie sur deux autres valeurs :

• la patrie dont il faut garder en mémoire les douleurs récentes, les agrandissements successifs de son territoire y compris les colonies, les marques locales ;

• la connaissance des institutions démocratiques et républicaines qui doivent tant à l’époque fondatrice de la Révolution Française.

8Ce dernier pôle de valeurs vient heureusement éclaircir le trio précédent qui, en allant vite, sonne comme Travail, Famille, Patrie, que l’école républicaine aurait fait chanter dans les esprits, selon Jean-François Chanet, avant la sombre orchestration vichyssoise. Son étude, basées sur les discours des manuels, des revues pédagogiques peut trouver ici son complément avec l’analyse des demandes concrètes le jour de l’examen, reflet du quotidien des classes. Dans un premier temps, le poids de ces valeurs sera mesuré dans chacune des épreuves afin d’établir ensuite leur hiérarchie qui peut varier selon les garçons et les filles. Enfin, il faudra apprécier le rôle des inspecteurs primaires qui, chacun dans leur circonscription, peuvent imprimer une marque en raison de leur connaissance du terrain et de leur analyse personnelle des instructions officielles.

9Afin de ressentir pleinement le poids moral de l'ensemble du certificat d’études, l’ordre de présentation va suivre celui auquel sont soumis les jeunes élèves et pour chaque épreuve, le classement est induit par la part de ceux-ci concernés par rapport à l’ensemble des candidats et des candidates.

10A 8 heures du matin, les élèves sont d’abord confrontés, durant 50 minutes à un sujet de rédaction. 60 % de ces sujets relèvent des valeurs morales retenues ci-dessus, ils concernent 67 % des élèves4. La valorisation de la famille, de la solidarité, des vertus arrive en tête avec 17 centres et 33,5 % des élèves5. Voici l’exemple d’un sujet où la solidarité entre les générations est mise en avant :

« Un vieillard faible et cassé va puiser de l’eau à un puits assez éloigné. Passe un jeune homme qui prend le seau et le porte. Décrivez la scène et appréciez l’acte du jeune homme6. »

11Vient ensuite la glorification du travail avec 11 centres et 26 % des élèves7. L’instruction civique et la sacralisation de la patrie sont reléguées très loin derrière : 3 centres et 5 % des élèves pour la première, 2 centres et 3 % des élèves pour la seconde8.

12Ainsi dans leur ensemble, les rédactions donnent-elles déjà le ton de l’épreuve ; elles n’offrent qu’un espace réduit à l’expression de l’imaginaire juvénile, aux descriptions poétiques, à des qualités d’écriture gratuites.

13Les dictées réduisent encore la place du texte dénué de valeur exemplaire. 72 % de ces textes lus, dictés lentement, lus et relus par 76 % des élèves dans 39 centres, pour en extirper les fautes fatidiques et montrer les qualités calligraphiques de leur écriture, doivent susciter des réflexions sérieuses9. Cette fois, la valeur du travail tient la tête dans 15 centres et pour 40 % des élèves10. La dictée de Moyenneville illustre cette méditation sur le travail adulte dont l’école assure les bases :

« Conseils aux enfants.
Mes enfants vous ne savez ce que vous ferez plus tard, mais une chose est certaine : quelle que soit votre carrière future, c’est à l’école que vous vous y préparez. Pour le moment, soyez de bons écoliers, apprenez le travail, la discipline, le respect ; profitez de l'occasion de vous instruire et de former votre jugement. Soyez exacts, scrupuleux, bons camarades, élèves dociles ; mettez du soin à vos devoirs. Le jour où vous prendrez un état quelconque, vous y entrerez armés de toutes ces qualités acquises dans votre jeunesse11. »

14Si les valeurs familiales et sociales occupent 18 centres elles ne concernent que 28 % des élèves12. La patrie intéresse 6 centres et 8 % des élèves13.

15A 9 h 40, après une récréation de 10 minutes, les élèves affrontent l’épreuve d’arithmétique composée presque partout de deux problèmes. Sur les 104 problèmes du corpus, 67 % (70) se réfèrent à des problèmes de coût, de revenus, de budget familial, bref à tout ce qui sera nécessaire à une vie d’artisan à la saine gestion de l’argent honnêtement gagné, puis dépensé, économisé ou placé à bon escient. 48 centres sur 5314 posent ce type de problème à 92,5 % des élèves15. Cependant 26 centres ne proposent qu’un seul énoncé de ce type16 tandis que 22 centres n’hésitent pas à y plonger l’ensemble de l’épreuve17. Sans doute, peut-on trouver hardi de mettre autant de valeurs morales dans des énoncés destinés à évaluer la virtuosité à manier les opérations et les mesures, mais ces problèmes touchent trop à des situations concrètes qu’il faudra sans doute affronter plus tard, pour les laisser dans la sphère des jeux mathématiques. Est-il si improbable qu’un des 49 garçons du centre d’Abbeville Nord n’ait jamais à affronter dans sa future vie de père de famille soucieux de ses deniers, le problème suivant :

« Un jardin rectangulaire de 87 m de long a été acheté pour 3 845,80 francs à raison de 7 000 francs l’hectare. On l’entoure d’une palissade coûtant 5 francs le mètre linéaire. Quelle sera la dépense18 ? »

16Cinquante minutes plus tard, les candidats et les candidates découvrent l’option choisie par l’inspecteur primaire sous couvert de l’inspecteur d’académie : histoire-géographie ou sciences. Peut-on espérer quelque répit ? Il en est hors de question avec l’épreuve d’histoire destinée à glorifier le sol de la patrie, agrandi, défendu, à mettre en exergue la vie des hommes illustres, à assurer les bases d’une future vie de citoyen. Les 27 centres qui optent pour l’histoire, relèvent tous de cette typologie. Sur les 50 questions du corpus, 44 présentent ce caractère (au moins dans un élément de la question quand, par exemple, il s’agit de dates) : 21 questions (47 %) parlent de la patrie, 12 (28 %) exigent la mémorisation de vies exemplaires (peu de personnages condamnables sont proposés : Bismarck, Napoléon III, Robespierre), et 11 (25 %) doivent rappeler la conquête des idéaux démocratiques durant la Révolution et le XIX^e siècle. L’histoire de France n’est qu’une vaste leçon d’éducation civique et un inépuisable réservoir de grands hommes offerts à l’admiration des enfants. En terme de nombre d’élèves, la patrie occupe la première place, viennent ensuite l’éducation civique et les vies exemplaires19.

17Les questions de géographie s’évadent de la sphère morale puisque 15 centres seulement sur 27 et 16 questions sur 38 mobilisent 41,5 % des élèves20. Le thème de la patrie peut être lu à travers les questions sur l’Alsace-Lorraine, les colonies, la commune ou le département (« la petite patrie ») ; celui d’une ruralité garante de bien des vertus se sent à travers des sujets ayant trait aux ressources agricoles variées de la bonne terre de France et de ses colonies21. La géographie du certificat d’études, tout entière marquée par la conception de Vidal de La Blache, s’intéresse certes aux régions dont il faut mémoriser les noms des reliefs, des rivières. Mais deux types de questions dominent : les villes et les moyens de communication. Il faut connaître les grandes villes des différentes régions, elles en traduisent la richesse, la diversité. Avec la géographie, la ville perd son caractère morbide d’appel à l’exode rural. Rédactions, dictées, problèmes sont là pour rappeler fermement les valeurs d’enracinement dans un terroir qui préserve d’une ville tentatrice et ouverte à tous les vices. Comme les rois médiévaux, la géographie de l’école républicaine a ses « bonnes villes » industrieuses et commerçantes liées entre elles par de denses réseaux de communication (routes, canaux, voies ferrées) qui unifient, sans les gommer, les diversités.

18En sciences, les 27 centres d’examen totalisent 71 questions. 24 centres et 36 questions proposent de réfléchir aux vertus de l’hygiène, de la tempérance, de la qualité des soins à apporter aux bébés ou à l’attention à porter à la culture de diverses plantes, à l’élevage des animaux qu’il faut savoir protéger des maladies22. Les vertus de l’hygiène l’emportent sur les soins qui évitent les pertes de l’agriculteur mais peu d’élèves, dans l’une ou l’autre des questions de sciences y échappe23. Faut-il rappeler combien, dans ces années d'après-guerre, les ministres de l’instruction publique sont attentifs à l’enseignement des sciences qui doit, plus que jamais, avoir un caractère pratique et contribuer fortement au relèvement démographique et économique du pays ?

19Il est maintenant 11 h 10, les garçons s’adonnent au dessin, les filles à la couture ; la conservation de ces travaux étant diversement assurée, il faut en rester à une appréciation générale qualitative au regard du thème de cette communication. Le caractère de préparation à un futur travail n’échappera à personne. Les garçons peuvent certes avoir à dessiner un objet placé devant eux, mais l’épreuve renvoie également au dessin géométrique, au croquis coté dont la maîtrise sera appréciée par les artisans susceptibles de les embaucher comme apprentis. Les filles confrontées aux coutures rabattues, aux brides, aux lettres au point de croix à fil rouge doivent montrer qu’elles sauront habiller une famille, du moins entretenir les vêtements et le linge. Rappelons bien que le certificat d’études concerne des filles qui n’accéderont pas à un statut social qui les autorisera à recourir à une couturière, au tailleur, aux magasins de confection ou de linge de maison. En outre, la couture permet à ces jeunes filles de monnayer leur habileté, en attendant le mariage, grâce à un emploi chez une couturière. Le centre d’examen réservé aux 55 filles de Picquigny ne propose-t-il pas le sujet suivant :

« Une couturière (ou une modiste) d'Amiens demande une apprentie. Vous lui écrivez pour vous offrir, en lui donnant sur vous-même tous les renseignements nécessaires24 ? »

20Et ces jeunes filles n’en sont pas quitte puisque la dictée s’intitule : « Conseils d'une aiguille » ! De même, une élève d’Ailly/Noye à qui on demande en rédaction ce qu’elle veut faire, si elle était « libre de son choix » après l’école, répond-t-elle :

« C’est cette année que je dois quitter l’école primaire. Me voila déjà grande à présent et il va falloir cette année me mettre au travail j’ai déjà fait mon choix et je préfère être couturière (sic)25. »

21Cette élève, Lucie P. a 13 ans et demi, elle obtient 8,5/10 à sa rédaction et son certificat d’études avec la mention Bien. A-t-elle réalisé son choix ? La couture, la mesure et le coût du tissu, d’articles de mercerie fournit également des sujets d’arithmétique dans 5 centres d’examen dont celui de Corbie réservé aux filles. Cette couture apprise à la maison souvent et à l’école mérite mieux que sarcasmes ou rires moqueurs et anachroniques ; certes elle marque les filles mais on oublie trop souvent qu’elle permet d’échapper aux rudes travaux de la campagne ou de l’usine. Il faut relire Marguerite Audoux qui, en 1920, décrit sa vie de couturière dans un atelier parisien, une vie difficile certes mais moins rude que celle de son adolescence passée dans une ferme du Cher.

22A la fin de la matinée, l’ensemble des élèves a donc réfléchi sur les valeurs du travail surtout dans les dictées et les problèmes d’arithmétique, sur celles de la famille, des vertus dans les rédactions et les questions de sciences, sur celles de la patrie et du civisme en histoire et en géographie.

23Si l'on réunit toutes les occurrences de valeurs relevées dans les différentes épreuves auxquelles tous les élèves sont confrontés, les valeurs du travail arrivent en premier (47 %) suivie de celles de la famille (30 %), de la patrie (16 %) et de l’instruction civique (7 %)26. Les garçons sont plus volontiers confrontés aux valeurs du travail (53 % des occurrences) alors que les filles n’ont à les aborder que pour 41 % de ces occurrences27. Notons la puissante insistance sur la valeur du travail rural28 : 29 % des occurrences sur le travail pour l’ensemble des élèves mais 35 % pour les garçons contre 22 % pour les filles. Certes, les épreuves de l’examen s’adaptent à ce département encore largement agricole dans ces années vingt, mais l’exode rural lent, inexorable dicte une valorisation qui doit combattre l’attrait d’une vie urbaine source de tous les dangers.

24Les valeurs de la famille s’adressent principalement aux filles (37 % des occurrences) et laissent les garçons en retrait (22 % des occurrences)29. Très loin derrière ces deux pôles de valeurs, la sensibilisation à la patrie est dirigée de manière à peu près égale vers les garçons (15 % des occurrences) et les filles (17 %)30. Cependant, au regard de l’idéal de « la petite patrie », l’école semble vouloir conférer aux filles le rôle de gardiennes des valeurs du terroir alors que les garçons appelés par le service militaire seront amenés à connaître d’autres horizons (12 % des occurrences pour les filles, 6,5 % pour les garçons)31.

25Rapporté à l’ensemble des occurrences, celles qui touchent à cette « petite patrie » ne comptent que pour 1 %. Les autorités hiérarchiques et pédagogiques peuvent bien vanter les mérites de cet attachement au terroir, les éditeurs peuvent bien publier des livres, l’analyse des pratiques concrètes, tangibles, quand elle est possible, montre la distance entre prescriptions, productions éditoriales et le bon vouloir des maîtres... L’instruction civique touche, sans surprise, plus les garçons que les filles (10 % contre 5 %) en ces temps de suffrage réservé aux hommes32.

26Ainsi le certificat d’études martèle-t-il dans l’esprit des élèves, dans un ordre décroissant, la trilogie Travail, Famille, Patrie. Sans doute faut-il voir dans la minoration de la patrie, à la fois, une continuité avec les sentiments pacifistes des enseignants d’avant guerre, un remords d’avoir tant fait vivre aux élèves une culture de guerre exacerbée et un deuil silencieux dans un département si meurtri par quatre années d’apocalypse et où la vie quotidienne, encore en 1924, montre les traces de combats indicibles.

27L’analyse de l’ensemble des sujets donnés dans chaque centre d’examen permet d’apporter d’autres nuances. En effet, sur les 53 centres entièrement connus, 7 ne proposent qu’une (1 centre) ou deux épreuves (6 centres) à caractère moral, soit 13 % des centres et 11 % des élèves. En revanche, 12 centres et les filles d’un centre commun aux garçons et aux filles subissent un examen où toutes les épreuves ont un caractère moral : pour ces élèves-là, 1 élève sur 5, le certificat d’études est bien un examen d’instruction morale et civique. Cette proportion atténue quelque peu l’impression pesante ressentie jusqu’alors. L’emplacement géographique de ces centres très « moraux » peut apporter une explication. Ils font partie majoritairement de deux circonscriptions : Abbeville 1 à l’Ouest du département et Péronne à l’Est. Il n’a sans doute pas échappé aux inspecteurs concernés que la part des élèves âgés de 14 ans et plus dans leurs circonscriptions est supérieure à la moyenne départementale :

28Ces « vieux élèves » de 1924 sont plus marqués que les autres par un début de scolarisation perturbée : à l’Ouest, comme il était fascinant d’aller voir les troupes britanniques stationnées à l’arrière du front et à l’Est l’occupation allemande jusqu’en mars 1917 et les combats ensuite ont laissé un service scolaire très long à retrouver une certaine normalité. Faut-il voir chez les deux inspecteurs primaires concernés un désir d’évaluer plus une remise en ordre des esprits que des qualités intellectuelles ? L’argument devient plus probant encore au regard de la différence filles/garçons. En effet, ce sont dans ces deux circonscriptions que les filles passent le certificat d’études à un âge avancé33 et l’on sait combien l’École primaire base les fondements moraux de la société sur la bonne éducation des filles.

29L’École de la III^e République utilise donc bien le certificat d’études pour évaluer, juste avant l’entrée dans une vie de travail dans le cadre familial ou à l’extérieur, l’intégration de valeurs attendues par la société. Les élèves de cette École, enfants des classes populaires, vivent encore à l’ère du destin : à la maison, la ferme, l’atelier ou l’usine auquel il convient de l’adapter très jeune, au temps des règles d’obéissance auxquelles la tradition famille, religieuse, sociale confère une légitimité que le doute n’atteint pas.