1De 1910 à 1914, Maurice Barrès mène campagne en faveur des églises de France menacées de ruine, quelques années après qu’eut été promulguée, le 11 décembre 1905, la loi de Séparation des Églises et de l’État, aboutissement d’une longue période de conflits entre la France et le Saint-Siège1. Cette loi comporte des lacunes et le Pape refuse la constitution des associations cultuelles. Le patrimoine des édifices religieux est en péril.

2Barrès n’est plus député au moment de l’élaboration et du vote de la loi de Séparation. Il le redevient quand il est élu en mai 1906 dans le premier arrondissement de Paris, le quartier des Halles, dans une « circonscription apparemment peu accordée à sa sensibilité d’esthète2 ». Son engagement personnel pour la défense du patrimoine national s’inscrit dans un mouvement plus large, celui de la naissance d’une conscience patrimoniale nouvelle, et contribue amplement au vote de la loi de 1913 sur les monuments historiques. La campagne de quatre ans que le député mène à la Chambre comme dans la presse nourrit le texte souvent cité et pourtant mal connu de La grande pitié des églises de France, texte hybride et original qui est, comme le dit Albert Thibaudet, « à la fois un acte et un livre3 ».

3À la Belle Époque, la préservation des monuments et des sites historiques ou pittoresques est, on le sait, l’objet d’une préoccupation de plus en plus grande chez les historiens de l’art, les écrivains, les critiques et les hommes politiques. La période figure un tournant dans la définition théorique comme dans la constitution matérielle du patrimoine ; c’est alors que l’histoire de l’art s’établit en discipline dans les nouvelles chaires universitaires et dans les musées4. Cette jeune histoire de l’art érige le gothique en « art national » par excellence et alimente un imaginaire du patrimoine médiéval dont des écrivains, tel Huysmans et, plus tard, Proust se font les interprètes5.

4Le contexte général éclaire l’intérêt que porte Barrès à un patrimoine d’églises dont beaucoup sont médiévales. Mais la campagne qui conduit à la publication de La grande pitié en février 1914 inaugure aussi une nouvelle phase dans l’activité publique d’un homme dont l’audience est alors considérable6. « Le Prince de la jeunesse » des années 1880 ajoutait à la notoriété conférée par ses premières œuvres le prestige d’une réussite politique précoce ; après le cycle du Culte du moi et celui des « romans nationaux », le romancier, de nouveau député, achève en 1909 Colette Baudoche. Académicien depuis 1906, il est avec Maurras l’une des figures de proue du nationalisme français. Antidreyfusard, républicain nationaliste et traditionaliste, il prône l’attachement aux racines, à la famille et à la terre natale, en l’occurrence à la Lorraine7. Député dans l’opposition, il intervient sur les questions d’enseignement, contre l’entrée de Rousseau au Panthéon, pour la loi des trois ans ; il mène bataille avec la Ligue des patriotes et l’Action française pour que la fête de Jeanne d’Arc devienne une fête nationale. Il fait néanmoins figure d’isolé, affirmant à plusieurs reprises ne vouloir être d’aucun parti.

Barrès et la religion

5Les Cahiers que tient Barrès montrent qu’il ne s’intéresse que peu à peu à la question des églises. Son engagement public sur le sujet ne commence véritablement qu’en 1910. La campagne qu’il entreprend alors se situe à la conjonction de ses préoccupations personnelles et de son activité politique, au confluent d’un débat intérieur sur la croyance et de la mission qu’il s’assigne. « Sur quelles réalités fonder la conscience française ? », s’interrogeait-il dans sa conférence prononcée le 10 mars 1899 à la Ligue de la Patrie française. Sur « le nationalisme [qui] est acceptation d’un déterminisme8 », sur ce que Paul Souday nomme « le culte exclusif de la terre et des morts, la théorie impérative des pas dans les pas9 ».

6Pour Barrès le catholicisme est un élément de la tradition nationale française ; c’est d’abord par nationalisme qu’il se montre respectueux du catholicisme10. À la fin de sa première intervention contre la loi de Séparation à la Chambre le 20 décembre 1906, il déclare ainsi : « Je ne vais pas parmi ces défenseurs en qualité de fidèle ou de croyant. […] Je rejoins le catholicisme menacé, parce que je suis patriote. » Si le christianisme au pouvoir civilisateur venait à disparaître, la France perdrait son équilibre, juge-t-il. Lui-même est à la recherche d’un « point d’appui » : « c’était bien commode quand les manières de sentir et de juger que nous voulons préserver étaient rattachées au catholicisme…11 », signifiant par là que si le catholicisme a pour lui une valeur nationale, sociale et identitaire, elle a également une valeur toute personnelle.

7En effet, les préoccupations religieuses tiennent désormais dans sa vie une plus grande part, comme en témoignent plusieurs articles publiés dans la presse12 et les Cahiers. Le romancier s’est lié avec l’abbé Bremond, avec le bénédictin Dom Pastourel et avec le chanoine Pierfitte, dont il évoque la figure dans La grande pitié. Blaise Pascal devient pour lui « à la fois un modèle littéraire, un maître à penser, un entraîneur13 ». La messe de Noël 1907 à laquelle il assiste dans une église à Louqsor lui fait redécouvrir le sentiment religieux : « Après une quarantaine d’années voici que des terrains en jachère se réveillent, me livrent une source et fleurissent en rêveries14. » Il dit « glisser » du nationalisme au catholicisme et confie aux frères Tharaud, ses secrétaires : « J’en ai assez de mon nationalisme. Je voudrais être maintenant député catholique. C’est de mon âge. […] J’aspire à changer, à devenir un autre être, fût-ce par-delà la mort15.» Et il note le 19 août 1908 : « Après mon stade individualiste, puis nationaliste, il n’y a plus pour me faire de musique que la religion. La définir ».

8Mais Barrès est un catholique du dehors ; en 1890, Paul Bourget voyait en lui « une sorte de mystique incroyant16 » ; le député défend en effet une religion qu’il ne partage pas. Au début de 1906, tout en affirmant qu’« en France, le catholicisme a présidé à notre formation », il se dit « catholique-athée »17. L’abbé Bremond ne s’y trompe pas ; quand il présente en 1908 Vingt-cinq années de vie littéraire, il écrit : « D’un mot, ces livres sont catholiques, jusqu’à la foi exclusivement18.» Plus sensible au rite et à la « poésie » de la messe19, au chant des enfants et au sentiment religieux qu’à la croyance même, le romancier est de ceux qui voient dans le dogme chrétien « une belle métaphysique » et « le levier d’une magnifique organisation ». Son catholicisme est d’abord esthétique, religiosité plus que religion. Selon Alphonse Aulard, « ce Châteaubriand incrédule chante, avec plus d’art que d’émotion, l’idéal catholique20 ». Le Radical du 1^er février 1911 peut à juste titre écrire : « M. Maurice Barrès ne voit dans la religion qu’un moyen d’agrandir et d’intensifier la vie intérieure. » C’est pourquoi certains catholiques ne sont pas, eux aussi, sans émettre des réserves face à La colline inspirée et à La grande pitié, dont la veine est semblable et la composition simultanée21.

9Dans l’atmosphère de l’église, Barrès prend ce qui lui plaît, c’est-à-dire la « force émouvante que tant d’individus appellent à leur secours22 », les puissances du sentiment qu’il trouve également chez Jeanne d’Arc, dans les légendes lorraines, dans le cimetière… On pourrait dire de la religion de Barrès ce que Mona Ozouf avance de celle de sa grand-mère bretonne : qu’elle « était une religion du cimetière plus que de l’église23 ». « Pour nous sauver d’une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts », écrivait-il déjà dans Amori et Dolori Sacrum24. « L’église garde les tombes et les tombes gardent l’église25 », note-t-il en 1906 et l’année suivante : « J’aime la Lorraine comme le plus beau des cimetières26 ». Ici réapparaissent le « sentiment du néant », le « goût de cendre dans la bouche » de Barrès dont parlait François Mauriac, « cette hantise du périssable » qui est au principe même de son art selon Jean-Marie Domenach27.

La loi de 1905 et la question des cultuelles

10Barrès, rappelons-le, n’est pas député en 1905 alors qu’est débattue la loi de Séparation. Aristide Briand, son rapporteur, refuse qu’elle soit « braquée sur l’Église comme un revolver » et, avec l’appui de Jean Jaurès, affronte une double opposition : d’une part, celle des catholiques qui voient en elle une persécution religieuse et, d’autre part, celle d’anticléricaux28. De fait, écrit Charles Péguy, cette loi, « conçue dans un esprit combiste », est « opérée dans un esprit beaucoup plus républicain29 ». Elle n’est nullement liberticide et, comme le montre Émile Poulat, à l’exception des deux principes énoncés en son article 1, « elle ne s’attache qu’à résoudre des problèmes matériels, financiers et immobiliers30 ».

11Ce ne sont pas les deux premiers articles, bien connus, qui vont être la source de débats et de difficultés mais les articles ayant pour objet les associations cultuelles. Selon le juriste Louis Méjean, un des principaux rédacteurs de la loi de 1905, cette question constitue « le point faible de l’édifice élevé par le législateur31 ». Une note non signée du dossier conservé aux Archives nationales avance que « parmi les questions qui se sont posées pour l’application de la loi de Séparation, aucune n’est plus délicate et ne se réfère à des intérêts plus divers que celle de la conservation (réparations, assurance) et de la désaffection des édifices servant à l’exercice public du culte32 ».

12La loi prévoit en effet que, dans le délai d’un an, les biens et les édifices ecclésiastiques doivent être transférés à des associations cultuelles qui auront pour objet l’exercice du culte ; elles ne conserveront pas la propriété mais la jouissance illimitée et gratuite des immeubles et, de ce fait, elles devront entretenir les églises. Si l’attribution des biens des établissements publics des cultes protestant et israélite se fait sans grande difficulté, il n’en va pas de même pour ceux du culte catholique. Les églises, évêchés, grands séminaires et presbytères sont, depuis la Révolution, propriété de l’État, des départements et des communes. À qui, dans le nouveau régime des cultes, vont revenir ces édifices « mis à la disposition des évêques » depuis le Concordat de 1801 et les articles organiques de 1802 qui règlent l’exercice des cultes catholique et protestant ?

13Dans sa majorité, l’épiscopat français, ainsi que des notables catholiques, – les « cardinaux verts » –, sont favorables à l’acceptation de la loi. La circulaire du 2 janvier 1906 qui prescrit l’inventaire des biens de l’Église provoque quelques incidents violents mais limités. Nommé en mars 1906, le nouveau ministère Sarrien, dans lequel Clemenceau est ministre de l’Intérieur et Briand ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, veut apaiser la crise et trouver une solution33. En revanche, pour Pie X, l’idée même de séparation est inacceptable. Le 11 février 1906, une première encyclique, Vehementer Nos, condamne la loi et excommunie ses auteurs. Pour le Pape, l’Église n’est pas une association de fidèles, constituée majoritairement de personnes laïques, et l’administration du culte public doit revenir « au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur ». Pie X refuse donc que soient constituées les associations cultuelles mentionnées à l’article 4 de la loi de 1905. En mai 1906, les évêques souhaitent trouver un modus vivendi, mais leur motion est rejetée par Rome, sous l’influence des « faucons du Vatican », selon l’expression de Maurice Larkin34. Le 10 août est publiée l’encyclique Gravissimo Officii qui qualifie la loi de Séparation de « loi d’oppression » et prohibe les cultuelles. Clemenceau devient président du Conseil le 5 novembre 1906 ; Briand est ministre de la Justice et des Cultes. Tous deux mènent une politique complexe qui associe fermeté et libéralisme et soutiennent la fondation de quelques associations cultuelles schismatiques35.

Séparation et réparations

14La loi de Séparation a supprimé le budget des cultes ; selon ses articles 14 et 19, les associations « ne seront pas tenues des grosses réparations » et « elles ne pourront, sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’État, des départements ou des communes ». Les édifices cultuels, mis à la disposition du curé, « occupant sans titre », appartiennent désormais aux communes dont les ressources sont souvent faibles. Or, nombre d’entre eux, menacés de ruine par les intempéries ou l’usure du temps, doivent être entretenus et réparés et certains édiles municipaux refusent les concours privés36. Bref, « les difficultés relatives aux réparations sont parmi les plus importantes que laisse la loi de séparation », jugent les Débats du 6 janvier 1910. Que se passera-t-il si un maire refuse d’engager les dépenses nécessaires pour l’entretien des biens cultuels, s’il entreprend de les détruire, de les vendre ou bien encore de les détourner de leur usage ?

15Barrès intervient une première fois à la Chambre en décembre 1906, s’élève contre l’anticléricalisme en octobre 1907, mais il est absent lors du débat du 21 décembre 1907. Avant même d’entrer véritablement en campagne, il s’inquiète de ce vide juridique dans ses Cahiers :

« La commune pourra-(voudra)-t-elle se charger de l’église ? Nous connaissons les difficultés des petits budgets ruraux. Dans la pratique la commune se désintéressera de l’église, l’édifice tombera en ruines, on le désaffectera et quand il y a aura péril pour la sécurité publique, on la démolira. Disparition d’un admirable patrimoine d’édifices sacrés dont le cours des siècles a couvert le sol de la France37. »

16Alors que le Vatican pensait contraindre le gouvernement à négocier, Clemenceau prend les devants : sans rien céder sur la loi de 1905, il fait voter la loi du 2 janvier 1907 qui permet d’assurer la continuité du culte. Les conditions d’exercice de celui-ci sont assouplies : la constitution d’une association cultuelle n’est plus qu’une faculté offerte par la loi. À défaut d’associations cultuelles, les édifices nécessaires à son exercice sont laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte. Autrement dit, le principe de l’affectation est confirmé, les maires ne devraient plus pouvoir porter atteinte aux édifices et aux objets religieux.

17Le 6 janvier 1907, Pie X publie l’encyclique Une fois encore et considère que la loi de 1905 est une loi « de confiscation et de spoliation ». Mais l’absence de cultuelles ne constitue pas un obstacle insurmontable : les catholiques réunis pour la célébration d’une messe se trouvent de fait placés sous l’empire de la loi sur les réunions du 1^er juillet 1881, citée dans l’article 25 de la loi de 190538. La loi du 28 mars 1907 autorisant la tenue des réunions sans déclaration préalable permet de régler les problèmes posés par le refus de l’Église catholique de souscrire la déclaration annuelle prévue et celle du 13 avril 1908 consacre la perte du patrimoine mobilier, financier et foncier de l’Église ; son article 5 établit que l’État, les départements et les communes peuvent « engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi ».

Barrès « obsédé » par le péril des églises. Le député en campagne

18Ce n’est, on l’a vu, qu’en 1910 que Barrès met sa notoriété, sa plume et l’audience que lui confère son mandat de député au service de son engagement pour les églises menacées39. Il n’entend pas mener une campagne religieuse ou cléricale, comme celle du colonel Keller qui anime « un comité de croyants ». « Cette question de la défense des églises, écrit-il, nous ne devons pas l’enfermer sur le terrain confessionnel40 », écrit-il dans L’Éclair, et, dans La grande pitié, il juge que « le devoir des prêtres est de d’abord courir aux âmes. Pour nous autres, laïques, que ce souci supérieur n’absorbe pas, veillons à protéger des pierres qui intéressent la nation autant que la religion » (p. 62).

19La bataille qu’il lance se fait donc non pas en raison de la valeur religieuse ou artistique, de l’intérêt archéologique ou du caractère pittoresque des églises mais au nom de « la civilisation française41 », parce que les églises sont de « hautes expressions de la spiritualité française ». C’est pourquoi le député dit vouloir dépasser les clivages politiques. Ici, il n’est plus, comme au temps de l’affaire Dreyfus, l’homme d’un camp : dans une lettre ouverte à Briand, publiée le 7 mars 1910 dans L’Écho de Paris, il écrit : « Je ne fais pas ici de politique, ou plutôt je vous invite à une politique supérieure à toutes les querelles de parti42 ».

20Il mûrit dans ses Cahiers les idées qu’il exprime ensuite dans les journaux ou à la Chambre43. Puis c’est dans ce qu’il appelle « les préparations par la presse » qu’il fait connaître ses positions et en appelle à l’opinion, d’abord par une lettre ouverte adressée à Briand le 4 janvier 1910. Il intervient ensuite à de multiples reprises surtout dans L’Écho de Paris, qui publie ses discours en brochure et les lettres de soutien qui lui sont envoyées, ainsi que dans Le Gaulois et dans Le Temps44. Inlassablement, il réclame un statut légal des édifices religieux pour empêcher ce qu’il nomme dans le premier chapitre de La grande pitié « une désolation préparée par la loi ». Il écrit des lettres ouvertes au président du Conseil, au ministre de l’Intérieur, au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, suscite une pétition d’artistes et d’intellectuels qu’il dépose sur le bureau de la Chambre, collecte des renseignements, accumule des documents – comme le montrent les dossiers de la Bibliothèque nationale de France45. Alimenté par des correspondants de toute la France46, il tient des réunions publiques à Caen le 31 mai et à Paris le 11 juin 1912. Il mène lui-même l’enquête en allant voir dans l’hiver 1911-1912 les clochers dynamités de Cinqueux dans l’Oise et de Montchauvet en Seine-et-Oise. Sa campagne, amplement relayée et commentée, puis le volume qu’il en tire en 1914 suscitent de nombreux commentaires dans la presse. Elle fait également l’objet d’une grande attention du ministère de l’Intérieur, à en juger par le dossier conservé aux Archives nationales47.

21Deux principes étroitement liés informent les interventions de Barrès à la Chambre, puis les différents textes qui vont composer La grande pitié. D’abord, les églises doivent être protégées en tant que lieu d’identité de la nation, témoins de son histoire et vecteurs de son « génie ». Edifices religieux, les églises de France sont avant tout des monuments nationaux ; dépositaires de valeurs nationales, elles ne peuvent, aux yeux de Barrès, être revendiquées par les seuls croyants. Le choix que fait le député de ne pas mener une campagne cléricale lui permet donc de viser le plus large consensus à la Chambre. Quelques années plus tard, le même esprit qui anime l’auteur de La grande pitié se retrouve aussi bien dans Les diverses familles spirituelles de la France que dans le posthume Pour la haute intelligence française48.

22Ensuite, de même qu’il ne souhaite pas réduire la défense des églises à un combat confessionnel, il refuse de placer la question de leur protection sur le seul terrain de l’esthétique. « L’église n’est pas un bibelot » (p. 109), déclare-t-il : sauvegarder les « belles » églises, les églises dotée d’une valeur artistique, ne saurait suffire à assurer la transmission d’une identité partagée. Barrès s’oppose dès lors radicalement aux différents projets de modification de la loi, qui se limitent à proposer l’élargissement d’un classement partiel. Dès 1912 il demande le classement global des églises bâties avant 1800. C’est là un point essentiel de sa conception de l’identité et du patrimoine français : sa construction du patrimoine légitime intègre la période révolutionnaire. Tandis que Charles Maurras, dans le domaine politique, ou Louis Dimier, dans le domaine de l’histoire de l’art, considèrent la Révolution comme une fracture brisant la continuité de la tradition nationale49, Barrès situe son combat dans le champ républicain et n’exclut aucun des héritages différents et successifs qui ont façonné l’histoire de la nation.

Le texte de La grande pitié des églises de France

23Barrès dédie La grande pitié des églises de France à Charles Demange, son neveu qui s’est suicidé en 1909 après avoir été éconduit par Anna de Noailles. Le texte paraît d’abord en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes, du 1^er décembre 1913 au 1^er février 1914, avant d’être publié en volume chez Émile-Paul le 23 février 1914. Dans ce journal de campagne ne sont retenus que les principaux épisodes, les pièces annexes étant données en notes50.

24La grande pitié est un livre qui, composé de morceaux de nature diverse, appartenant à des périodes différentes, se caractérise par l’alternance de chapitres courts et de chapitres longs. Les chapitres les plus longs – V, XII et XIV – sont ceux qui reprennent les débats parlementaires, transcrits au Journal officiel, lors desquels le député prend la parole. Si ses propres discours sont reproduits de manière quasi intégrale, avec les interruptions des contradicteurs, en revanche ceux de ses adversaires, tel Briand, sont parfois résumés ou éludés. Quant aux chapitres courts intercalés, ils rapportent des visites, – à la cathédrale de Reims, par exemple –, des souvenirs de voyage en Grèce et en Égypte ou bien des méditations personnelles, « des réflexions et des songeries au jour le jour » ; outre l’insertion de lettres ouvertes, celle de correspondances ou de conversations privées, les commentaires confèrent à l’ensemble un tour original et personnel, renforcé par la diversité des registres qui sont ici empruntés, tantôt lyrique, tantôt œcuménique, tantôt polémique.

25Les contraires se juxtaposent, « les deux motifs, celui de bataille extérieure et celui de rêverie intérieure s’enchaînent de façon adroite, et leur alternance donne une composition rythmique, assez analogue à celle du Voyage de Sparte, relève Thibaudet, et le nœud du livre se trouve placé d’une main juste en son milieu même, dans les dix pages de Pax aut Bellum51 ».

26S’il se montre lyrique dans les parties méditatives et les intermèdes philosophiques, Barrès se montre aussi ironique et polémiste. Le sens de la formule dont faisait preuve le pamphlétaire dans Leurs Figures est mis au service de la cause qu’il défend : les églises sont de « pauvres Cendrillons de village » ; « Briand fait son métier de ministre. Je veux dire qu’il se préoccupe d’abord de durer » ; la Légion d’Honneur « sert à signaler l’honneur acquis. [Elle] ne prédispose pas toujours à le faire surgir ». C’est aussi dans La grande pitié, au chapitre V, qu’est employée la formule souvent citée : Briand, « monstre de souplesse ».

27Barrès se révèle également fin politique : il reprend un projet de fonds d’intervention de l’État en faveur des églises qui, déposé par Briand et Caillaux le 23 décembre 1908, n’est pas venu en discussion. Il prend appui sur une lettre publiée par un inspecteur d’académie dans le Manuel général de l’Instruction publique que dirige le libre penseur Ferdinand Buisson qu’il cherche à se concilier, tout comme le socialiste Albert Thomas. Ou bien encore, à des radicaux indéfectiblement anticléricaux, il oppose le socialiste Marcel Sembat, « l’homme instruit » attentif aux questions artistiques, que rejoignent de jeunes socialistes ou radicaux. Sur la motion qu’il dépose en novembre 1912, il réunit les signatures de députés de droite et de gauche52. Désireux de rassembler au-delà des appartenances politiques, il en appelle à tous les hommes de culture : « Liguons-nous pour combattre les sectaires ». Il reprend alors un de ses thèmes récurrents, la lutte contre « les Barbares », contre « la Bête », afin de « protéger la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la terre française53 ». D’autres que Barrès, peu ou pas mentionnés, se préoccupent aussi de la situation des églises. De nombreux maires, consultés par questionnaire, concluent, lors de leur congrès de septembre 1910, à la nécessité d’une règlementation nouvelle. Herriot lui-même, dans son rapport au congrès fait état de difficultés d’application des nouvelles dispositions54.

28Les conséquences et les lacunes de la loi de Séparation constituent bien le fil rouge de La grande pitié : Barrès s’inquiète de la ruine qui, faute d’entretien, menace les églises ; il s’en ouvre à Briand qui lui répond55 ; le texte des échanges qu’il a eus avec le président du Conseil est transcrit aux chapitres II et III de son livre.

29La discussion du budget du ministère de l’Intérieur, en janvier 1911, offre au député l’occasion de dénoncer les municipalités qui refusent les concours privés et laissent se dégrader les églises avant de les fermer au nom de la sécurité. Il évoque alors la situation de l’église de Grisy-Suisnes, mise en adjudication par la municipalité, « le drap des morts traîné dans le ruisseau » par « les nouveaux barbares », « les vandales »56 ; il stigmatise le maire, Triboulet, – qui porte le nom du fou de Louis XII et François I^er –, un franc-maçon de la loge du Grand Orient de Melun qui a repoussé l’offre faite par les catholiques pour la conservation de leur église. En réponse à l’« éloquent plaidoyer » de Barrès (Le Gaulois, 17 janvier 1911) interviennent deux députés, Victor Augagneur, « un des chefs de l’anticléricalisme », et Charles Beauquier, radical socialiste, farouche défenseur de la Libre Pensée, qui, à plusieurs reprises, lors des débats, ironise : « Puisque Dieu est tout-puissant, il peut réparer ses églises et ne pas les laisser tomber » (p. 91). Enfin Briand impute aux catholiques les problèmes des églises. Une ample campagne publique se développe dans la presse. L’Excelsior, par exemple, lance en janvier 1911 une enquête « Pour les églises de France »57.

30Le 6 décembre 1911, à Jaurès qui demande qu’une plus grande place soit faite aux chefs-d’œuvre de l’architecture religieuse parmi les moulages du musée du Trocadéro, Barrès répond que, pour lui, la question essentielle demeure celle des petites églises de village. En mars 1912, a lieu la discussion sur la pétition pour la sauvegarde des églises, qu’il a rédigée avec les peintres Paul et Amédée Buffet et qui rencontre un grand écho dans l’opinion. En novembre, devant la dégradation des églises qu’il considère d’abord comme des monuments historiques, le député dépose un projet de résolution pour « assurer par des règles légales la préservation et la conservation » des monuments d’architecture religieuse. Sa motion vise l’ensemble des églises, « aussi bien Notre-Dame de Paris que l’église de Fouilly-les-Oies », dit la Lanterne, alors même qu’il n’est pas vrai, ajoute Rémy de Gourmont dans France, que « les églises tombent partout en ruine »58.

31Le 25 novembre 1912, Barrès prononce à la Chambre son deuxième discours sur les églises, reproduit au chapitre XII de La grande pitié. Là encore, il cite des exemples pour étayer son propos : celui du calvaire de Moulins-les-Noyers dans l’Yonne et celui de l’église de Bornel dans l’Oise. Il stigmatise le maire de cette commune, opposé à la restauration de l’église par les fidèles, et il fait de « M. l’épicier de Bornel qui tient conseil dans sa boutique entre ses sacs de pruneaux et son tonneau de harengs saurs » un personnage proche du Homais de Madame Bovary.

32La solution réside, selon Barrès, dans le partage des responsabilités de l’entretien des églises entre l’État, la commune et les particuliers. Fort de l’appui apporté par « un grand nombre de membres éminents de tous les partis », il propose le classement en bloc de toutes les églises antérieures à 1800, avec la possibilité pour l’administration de déclasser celles qui présenteraient peu d’intérêt ou tomberaient en ruine. Des adversaires comme Félix Chautemps ou Charles Beauquier l’accusent en séance de vouloir rétablir le budget des cultes et obliger le gouvernement à reprendre langue avec Rome. Le Radical juge que son discours vise à restaurer les anciennes prérogatives de l’Église. Le ministre de l’Intérieur, Théodore Steeg, demande l’ajournement. Malgré l’appui que lui apportent des hommes comme Sembat ou Ghensi, « radical socialiste incontestable », « les combistes de la Chambre » l’emportent à la faveur d’un artifice de procédure parlementaire, dit Georges Bonnefous dans La République française du 26 novembre. La brèche est fermée, écrit La Lanterne ; la proposition de Barrès est rejetée lors du vote qui suit et le statu quo demeure59. Albert de Mun estime dans Le Gaulois du 29 novembre 1912 que le député, en passant d’une question artistique et sentimentale à une question philosophique, a heurté la Chambre. Deux jours plus tôt, Le Temps note cependant qu’en dépit du rejet de l’amendement, la sauvegarde des églises est « moralement assurée ». Malgré cet échec, le député n’abandonne pas la partie ; il multiplie au contraire les articles, notant « les progrès de la question des églises à la Chambre », ou publiant le Tableau des églises rurales qui s’écroulent.

33Sa troisième intervention, le 13 mars 1913, présentée et commentée aux chapitres XIV et XV de La grande pitié, est sans doute la plus célèbre ; sous le titre « Les accroupis de Vendôme », elle est reproduite dans L’Écho de Paris et dans d’autres journaux – La Croix, Le Temps, L’Illustration – qui se font l’écho de ce « cas abject » : la décision prise par la municipalité anticléricale de Vendôme d’installer des latrines publiques dans la tour Saint-Martin, en instance de classement, et de couvrir la fosse d’aisances avec la dalle d’une sépulture. « On élève en terrain bénit un temple au dieu de la digestion », s’écrie le député qui dénonce un sacrilège60.

34S’il livre à la tribune de la Chambre des exemples frappants de manifestations anticléricales, il note aussi une bonne volonté générale et « de très grands progrès vers l’accord » pour pallier les lacunes de la loi. Il voit « le résultat de la poussée de l’opinion » dans l’amendement qu’ont déposé le 25 novembre 1912 les radicaux Landry, Honorat et Bouffandeau et qui propose de créer deux caisses, l’une pour les monuments classés et l’autre pour ceux qui ne le sont pas. La première pourrait recevoir des dons et des legs, des contributions des départements et des municipalités, la seconde des dons de particuliers. Pour éviter des problèmes d’affectation, Barrès dépose un sous-amendement : seraient « réputés classés comme monuments historiques tous les édifices religieux antérieurs à 1800 » et les contribuables pourraient faire exécuter à leurs frais les réparations des édifices religieux ; dans ce cas la caisse des monuments historiques serait tenue « de concourir aux réparations pour une somme au moins égale à celle qui aura été donnée par le contribuable » ; en outre, le député propose de supprimer la deuxième caisse, qui serait remplacée par des caisses privées. Enfin, le député Joseph Reinach propose un amendement pour lutter contre la résistance des communes ; Landry accepte que la caisse des monuments historiques non classés soit dotée de la personnalité civile. Finalement, le sous-amendement est rejeté mais Le Temps du 15 mars 1913 juge que si « Barrès n’a pas obtenu complètement gain de cause […] il a tout de même gagné la partie ». La question des associations cultuelles, on le sait, va demeurer pendante jusqu’en 1924 : les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont alors rétablies et la formule des associations diocésaines apporte une solution, faisant passer d’une séparation conflictuelle à un apaisement négocié61.

35Quand il dresse le bilan de ses quatre années de campagne, peu avant de devenir, en janvier 1914, président de la Ligue des Patriotes à la mort de Déroulède, Barrès estime que son action n’a pas totalement abouti ; il veut se consacrer dans un proche avenir à une autre tâche, son enquête au pays du Levant, qu’il inscrit dans la continuité de son engagement en faveur des églises62. Il n’a certes pas convaincu tous les députés qu’il fallait combler les lacunes de la loi de Séparation ; certains de ses adversaires jugent toujours qu’entretenir les lieux de culte reviendrait à en subventionner l’exercice63. Mais, sans conteste, Barrès a remporté la bataille de l’opinion : nombre de critiques et d’historiens de l’art, déjà sensibles à la question, des parlementaires, le gouvernement ont pris conscience qu’une évolution était nécessaire ; celle-ci se manifeste par le vote de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, qui définit les critères de classement, et par la création, le 10 juillet 1914, de la Caisse des monuments historiques. Cette année 1914 constitue une étape essentielle dans la reconnaissance et la défense du patrimoine.

Barrès, le patrimoine et l’art français

36Dans un Cahier de 1906, on l’a vu, Barrès emploie lui-même le terme de patrimoine, repris plusieurs fois dans La grande pitié pour désigner l’ensemble des richesses artistiques et monumentales du pays. Mais, il faut le noter, la conception qu’il a du patrimoine a sensiblement évolué entre le début du siècle et le temps de son engagement pour les églises.

37En 1903, dans Amori et dolori sacrum, récit décadent d’une « beauté qui se meurt », il exaltait l’« agonie prolongée » de Venise qui « libère les beautés et d’imprévues harmonies que contenaient ses premières perfections »64 et il assimilait les restaurations à des dévastations. Se réclamant désormais de Victor Hugo et de la « guerre aux démolisseurs » que le poète avait menée dans les années 1820 et 183065, Barrès est conduit à reprendre les critères qui avaient jusqu’alors défini ses canons esthétiques. Dans ses écrits du début du siècle, ses références artistiques étaient surtout celles de la Renaissance italienne, une Renaissance classique et idéalisée. Or, protéger les églises de France signifie aussi défendre un patrimoine en grande partie constitué d’édifices romans et gothiques66.

38Cette évolution se manifeste tout d’abord par un nouveau point de vue sur les « primitifs », qui connaissent alors une éclatante redécouverte avec l’exposition des Primitifs français de 1904 au pavillon de Marsan et à la Bibliothèque nationale67. Contre la valeur normative de la Renaissance italienne et contre la qualité paradigmatique du récit historique de l’art italien, l’histoire française de l’art construit « ses » primitifs, un art national « anticlassique » et naturaliste. Dans Du sang, de la volupté, de la mort en 1894, Barrès attaquait « les misérables primitifs », qu’il opposait à la « splendeur italienne » ; en 1902, il publie dans La patrie française une étude très élogieuse sur la Vierge au buisson de roses de Martin Schongauer68 qui, dit-il, est « une des peintures que j’aime le plus au monde69 ». La clé d’une telle évolution doit être recherchée, comme le suggère François-René Martin, dans la valeur éminemment locale que prend l’œuvre de Schongauer dans le système esthétique et politique de Barrès : cette peinture, dans laquelle il voit le portrait d’une jeune alsacienne en tout semblable à celles qu’il croise dans les rues de Colmar, témoigne de la persistance d’un type humain et d’une culture. Enracinée dans son terreau alsacien, la Vierge de Schongauer se situe désormais, pour Barrès, au-delà du jugement esthétique. Elle est l’incarnation picturale de la petite patrie, comme Colette Baudoche, « une jeune fille de Metz », figure la résistance française à l’occupation allemande.

39De même qu’il intègre les formes « anticlassiques » des primitifs, selon la conception qu’ont alors les historiens de l’art, Barrès inclut progressivement l’architecture gothique dans son canon. Le voyage de Sparte, en 1906, était déjà le signe de sa déception à l’égard du « mirage » grec et une dure critique de l’hellénisme républicain. Dans la scène de la rencontre entre le voyageur et un jeune archéologue au Palais des ducs d’Athènes, le romancier, se réclamant de Viollet-le-Duc et de Courajod, accordait une égale valeur aux constructions françaises du XIII^e siècle et aux monuments grecs. Sa réflexion sur l’art grec se concluait ainsi :

« Ce grand art de l’Acropole soulève les plus graves problèmes intellectuels ; il nous fournit d’admirables représentations d’une vérité qui était efficace au V^e siècle et qui est encore une des deux grandes vérités humaines. Cependant le Parthénon n’éveille pas en moi une musique indéfinie, comme fait, par exemple un Pascal. C’est qu’explorant ses vestiges, je ne repasse point par des sentiments éprouvés, familiers et chers. Il nous oblige à le rejoindre dans un passé qui nous désoriente. Entre le Parthénon et nous, il y a dix-neuf siècles de christianisme70. »

40L’image du Parthénon, que l’auteur de La grande pitié trouve alors « bien vide » (p. 183), réapparaît significativement dans l’un des derniers chapitres du livre de 1914. C’est la cathédrale de Reims, cathédrale des sacres et de Jeanne d’Arc, qui fait désormais figure de Parthénon national71. L’art gothique devance ainsi l’art classique par sa francité, par sa qualité nationale :

« Comme les grandes œuvres de notre moyen âge sont plus sonores pour moi que les statues antiques ou modernes ! Cela me parle nettement, cela saisit dans mon être, tout aisément, les cordes personnelles et profondes. Ici, l’art n’est pas une formule que je sais devoir admirer, et dont j’espère toujours qu’il va m’augmenter, m’ennoblir ; ici le choc est direct, je me reconnais dans ces pierres et je suis soulevé par elles. Ici je me trouve dans la plus belle de nos maisons de famille. » (p. 183)

La grande pitié : une esthétique de l’enracinement

41La notion d’enracinement est une idée-maîtresse de Barrès, explicite dans Les déracinés (1897) et dans Scènes et doctrines du nationalisme (1902). Elle sous-tend toute la conception du patrimoine qui s’exprime dans La grande pitié : inscrite au cœur des activités, des passions et de l’histoire locales, l’église de village a une valeur nationale. Dans ses discours à la Chambre, Barrès oppose la notion d’un patrimoine agissant in situ, incarnant de la manière la plus concrète et la plus immédiate l’idée de la continuité historique de la nation, à celles des institutions républicaines – l’école et le musée notamment – accusées de ne donner de l’identité nationale qu’une image abstraite et lointaine72. Les descriptions d’enfants dans La grande pitié offrent de multiples exemples d’une pédagogie par l’expérience directe et par l’émotion et elles prolongent la réflexion initiée dans Les amitiés françaises (1903) – « chez les enfants l’imagination devance la raison »73 – où est exaltée la puissance plastique et émotionnelle du bâtiment, des statues, des objets liturgiques, de la lumière, des hymnes. Celle-ci ne peut se déployer qu’à l’échelle locale, dans l’église de chaque commune : « N’allez pas me dire que vous sauvegardez les églises les plus précieuses », écrit-il à Briand en janvier 1910. « Qui donc peut juger de leur prix, et la plus modeste n’est-elle pas infiniment précieuse sur place ? Que m’importe que vous conserviez une église plus belle à Toulouse, si vous jetez bas l’église de mon village ? » (p. 50).

42Cette conception du patrimoine a pour corollaire une profonde méfiance envers le musée, institution éminemment « déracinante » aux yeux de Barrès74. Comme il soustrait les objets aux « lieux qui les produisirent » (p. 41), le musée empêche précisément la transmission d’un héritage partagé par l’expérience immédiate et l’adhésion de sentiment. Si Barrès applaudit à la proposition de Jaurès de faire « une place beaucoup plus large aux détails de notre architecture religieuse dans le musée du Trocadéro » (p. 119), il en dénonce néanmoins l’insuffisance. La muséalisation marque en effet pour le romancier la mort sociale des objets et le délitement d’un système de valeurs, mais aussi d’habitudes, de rituels, de gestes et de représentations qui leur sont attachés. Ainsi, lorsqu’il évoque la statue de la Vierge à l’enfant qui décore le portail de la chapelle de Notre-Dame de Grâce à Charmes, sa ville natale, il stigmatise une classe politique, incarnée ici par le sénateur radical Charles-Maurice Couyba, également poète et chansonnier, incapable de penser la question de la sauvegarde du patrimoine en d’autres termes que ceux d’une réquisition par les musées : « si Couyba connaît une fois cette Vierge, il la mettra dans un musée, n’importe où, et plus jamais elle ne portera dans sa main la première grappe noire des vignes de chez nous » (p. 41).

43Dominique Poulot rappelle combien une telle prise de position présuppose une représentation du patrimoine radicalement étrangère à la tradition intellectuelle issue des Lumières de la Révolution, fondée sur une notion d’« exemplarité raisonnée »75. Le Musée de Sculpture comparée du Trocadéro de Viollet-le-Duc qu’évoque Jaurès en avait été l’une des expressions les plus accomplies76. C’est donc contre une politique patrimoniale fondée sur la conservation des meilleurs et des plus précoces exemplaires de chaque type architectural ou décoratif – des « jolis spécimens bien choisis et bien entretenus » (p. 109) – que Barrès défend le principe du classement de la totalité des édifices religieux bâtis avant 1800. En se faisant le défenseur des églises « laides, dédaignées, qui ne rapportent rien aux chemins de fer, qui ne font pas vivre les aubergistes » (p. 83), il développe une notion de patrimoine où la valeur sentimentale et mémorielle des objets et des lieux précède leur prestige historique ou esthétique.

Barrès et le débat sur le musée

44Dans les débats de son temps, la conception qu’a le député du musée et de sa fonction sociale s’inscrit en opposition avec le courant réformateur qui envisage le renouveau de la production artistique sous le signe d’un « art social »77. Ce mouvement, qui a pour principaux porte-parole Roger Marx, Léon Rosenthal, Gustave Geffroy ou Gabriel Séailles78 – est marqué par la doctrine du solidarisme79 ; proche des réseaux des Universités populaires, il prône une démocratisation de l’art et de l’instruction artistique. Aux yeux de ses promoteurs, le musée revêt un rôle central dans la construction d’une société profondément rénovée par l’élargissement de l’éducation esthétique et la libre jouissance de l’art. Couyba, qu’attaque nommément Barrès dès les premières pages de La grande pitié, est l’un des initiateurs du mouvement pour « l’art à l’école » : en 1913, il fonde, avec le radical Herriot et l’historien de l’art Rosenthal, socialiste, l’association « L’art de France »80, fortement impliquée dans les débats sur l’« art social » ; il est également un promoteur très actif de la réforme des musées de province. Dans Les beaux-arts et la nation, publié en 1908, Couyba décrit le musée comme la « continuation de l’école » et en appelle à la création de musées populaires régionaux qui, en réunissant les « vestiges expressifs et les beaux spécimens de l’art ancien qui fleurissait dans la province81 », devraient assurer une fonction pédagogique et moralisatrice auprès de la population. Dans le même ouvrage, Couyba inscrit la protection des monuments et des « sites pittoresques » parmi les priorités d’une politique artistique qui se veut d’abord « rationnelle ». Il y expose les critères de classement des édifices et des objets mobiliers dont il s’agit d’assurer l’entretien après l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 : les œuvres et les monuments présentant un « intérêt national au point de vue de l’histoire et de l’art » seraient intégrés aux listes des monuments historiques, qu’il faudrait simplement élargir et compléter82.

45C’est contre ce type de vision que Barrès prend position quand il attaque le projet d’une « école de demain, complétée par des œuvres postscolaires, suivies elles-mêmes […] de cours populaires, de promenades dans les musées, de conférences dans les universités populaires » (p. 84). Sur le fond de l’instauration conflictuelle d’un patrimoine se dessinent ainsi deux visions radicalement divergentes de l’institution muséale et de la politique patrimoniale elle-même comme construction d’un héritage légitime. À un idéal de démocratisation de l’art dont le musée sert de pivot et que prolongera le Front populaire, Barrès oppose la conception d’un patrimoine vécu comme émotion partagée. Cette prise de position sera saluée par André Chastel dans un texte-clé du débat patrimonial contemporain, publié dans Les lieux de mémoire de Pierre Nora. Chastel y revient sur les polémiques suscitées par la Séparation, dans lesquelles il voit le symptôme de « l’incapacité du clergé, des fidèles, comme celle des partisans de la laïcité, à concevoir les sanctuaires et les biens d’Église comme un héritage commun83 ». Selon l’historien de l’art, le point de vue « le plus élevé et finalement le plus neuf » est celui de Barrès.

Historiens et critiques d’art dans le débat sur les églises

46Barrès, on l’a déjà souligné, est loin d’être le seul à s’inquiéter du devenir des églises. Bien des hommes politiques qui furent loin de ses engagements antidreyfusards sont également préoccupés par le sort du patrimoine religieux. Par ailleurs, les conséquences éventuelles de la loi de Séparation ont tôt suscité l’inquiétude de nombreux artistes, historiens et critiques d’art. Dès août 1904, Marcel Proust prédit la « mort des cathédrales »84 ; en février 1905, Auguste Rodin, engagé dans l’écriture de son ouvrage sur les cathédrales françaises85, dénonce les conditions d’entretien des édifices religieux et exprime sa crainte de les voir empirer86.

47Sous la direction de l’inspecteur général des Monuments historiques Frantz Marcou commence à partir de 1907 une série de campagnes de classement et de recensement des objets mobiliers en vue de leur entrée dans les collections publiques. Mais ces mesures de protection sont jugées insuffisantes ou même perçues comme une spoliation ; l’inquiétude est renforcée par des épisodes de vandalisme, comme la démolition de l’église de Grisy-Suisnes (p. 53)87. Ainsi, dès 1908, le député Georges Grosjean, l’un des fondateurs de la Ligue de la Patrie française, publie un article sur « la protection en France des richesses artistiques »88 où, détaillant les lacunes du récent système de sauvegarde des édifices religieux, il évoque la menace que représentent les collectionneurs et marchands d’art étrangers. Cette crainte devient vite un leitmotiv dans le discours des critiques et des historiens de l’art sur les conséquences de la Séparation. Alors que l’art ancien est désormais perçu comme le témoin de la continuité et de l’authenticité de la tradition française se développe la crainte que des paroisses sans ressources ne vendent des œuvres précieuses à l’étranger89. Deux ans plus tard, Grosjean publie chez Jouve Pour l’art, contre les vandales90, où le texte de son article est repris avec des développements sur la démolition de l’église de Grisy-Suisnes qu’évoque Barrès.

48Par sa lettre ouverte au président du Conseil de janvier 1910 et son premier discours sur les églises un an plus tard, celui-ci cristallise et synthétise un ensemble de protestations et de revendications qui, jusqu’alors, demeurent isolées. Il est alors rejoint par les peintres Paul et Amédée Buffet, avec lesquels il rédige la « pétition des artistes » qui est déposée à la Chambre le 9 mars 1911 et signée par plus de quatre-cents artistes, écrivains, critiques et historiens de l’art de sensibilités politiques et religieuses très diverses91. Dans le rapport qu’il présente devant ses collègues le 29 février 1912 au nom de la commission des pétitions, le député Dubarle souligne qu’est posée là « une question d’ordre national, une forme de l’amour qui lie chacun à notre patrie, à ses traditions morales comme à sa beauté extérieure ». La commission donne « un avis extrêmement favorable » à cette pétition et conclut en émettant « le vœu que le gouvernement assure la sauvegarde des édifices religieux, qu’il facilite leur réparation ou leur entretien, soit par sa propre contribution, soit par les communes qui en sont propriétaires, soit par les fidèles qui les utilisent, soit par tout groupement désireux de conserver et d’honorer en eux une des beautés traditionnelles du pays »92.

49Dès lors, la campagne s’amplifie considérablement avec la publication d’articles et d’ouvrages consacrés à la question des églises. L’architecte Max Doumic publie dans le Journal des Débats une série de textes qu’il réunit dans le volume Nos églises en danger93, où il signale les édifices menacés de l’Aube, de l’Yonne et du Jura. Joséphin Péladan fait également paraître dans Le Figaro des listes d’églises qui ne sont pas classées mais qui méritent de l’être par leurs qualités historiques et esthétiques ; il intervient également, en 1912, dans une revue d’art, Art et décoration, et, en 1913, il réunit ses articles du Figaro dans le volume Nos églises artistiques et historiques94, qu’il ne manque pas d’envoyer à Barrès. La position de Péladan se différencie de celle de Barrès par son parti-pris esthétique. La représentativité « nationale » des édifices du culte catholique, essentielle pour le député, ne semble pas préoccuper l’initiateur du Salon de la Rose-Croix, qui souhaite protéger « toutes les églises : temples, mosquées, synagogues, pagodes à quelque dieu qu’elles soient dédiées […] car un lieu de prières est toujours un lieu noble, fécond et pacificateur95 ». En revanche, Péladan propose d’arrêter le classement en 1600, en excluant les monuments, « qui ne sont ni originaux ni mystiques96 », des XVII^e et XVIII^e siècles.

50Paul Léon, qui dirige alors la Division des services d’architecture au sein du Sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts, représente un point de vue encore différent : celui de l’administration. En 1913, il publie dans la Revue de Paris une longue étude sur la situation des édifices religieux, où il fait état des mesures de protection mises en œuvre par le gouvernement, et plus spécialement par le service des Monuments historiques. Son discours se veut conciliant : il salue en effet l’amendement Landry-Honnorat-Bouffandeau qui, tout en ne portant « aucune atteinte à la loi de Séparation », permet de placer sous la tutelle de l’État « le très antique et très précieux patrimoine que forment les églises de France97 ». Mais s’il insiste sur le caractère exceptionnel des épisodes de destruction volontaire, il donne raison à Barrès et reprend ses propos : « Les nouvelles générations nous mépriseraient […] si elles dataient de notre passage l’écroulement des vénérables églises de France »98.

Convergences. Une nouvelle sensibilité patrimoniale

51Tous ces acteurs se réclament du député : ils voient en lui l’initiateur d’un mouvement d’opinion. On voit donc que si la question de la sauvegarde des églises est soulevée de manière convergente et concomitante par différentes personnalités, c’est bien Barrès qui porte haut et fort leur parole et leur volonté d’agir auprès tant du gouvernement que de l’opinion publique.

52Entre 1911 et 1913, celui-ci signe la préface des ouvrages du juriste Fernand de Valavieille sur la protection des églises, de Victor Forot sur les églises de Corrèze et d’Alfred Broquelet sur les cathédrales de France99. La protestation atteint son acmé lors de la réunion de Caen, en mai 1912 (p. 127) : Barrès, invité par Fernand Engerand100, député et historien du patrimoine régional, conquiert non seulement l’appui des chefs du parti radical local, mais aussi celui d’universitaires prestigieux ; le moindre n’est pas Eugène Lefèvre-Pontalis, historien de l’architecture médiévale et président de la société française d’archéologie.

53Dans un autre registre, Étienne Moreau-Nélaton apparaît comme l’un des défenseurs les plus actifs de la cause des églises. Ce collectionneur, peintre et auteur d’ouvrages fondamentaux sur l’histoire de l’art français101, est dès 1907 chargé par Marcou de répertorier les objets mobiliers du département de l’Aisne. Il photographie toutes les églises de l’arrondissement de Château-Thierry102 avant d’étendre son enquête à la région de Soissons. Son activité de recensement photographique systématique aboutit en 1913 et 1914 à la publication d’un atlas d’architecture religieuse régionale en plusieurs volumes : Les églises de chez nous103. « J’aime ce livre de tout mon cœur, ses images et son texte », dit Barrès de cet ouvrage ; « il est d’une force irrésistible pour persuader » (p. 228). Les conceptions politiques et esthétiques de Moreau-Nélaton qui est, lui, un catholique fervent sont, à bien des égards, proches de celles du romancier, auquel il envoie les livraisons de son ouvrage. En outre, l’historien de l’art manifeste dans ses travaux d’érudit un véritable culte de l’histoire de son pays. L’étude de l’art français constitue à ses yeux « une besogne patriotique » : les églises qu’il recense, photographie et décrit appartiennent à un patrimoine artistique et intellectuel qui lui paraît la manifestation la plus authentique du « génie » national. Par son architecture religieuse « la vieille France se révèl[e] […] dans son intimité104 ». Ainsi, « une église qui s’effondre c’est un morceau de notre patrie morale qui nous échappe105 ».

54Par son plaidoyer en faveur des « humbles églises en péril » (p. 110), Barrès se fait donc l’interprète d’une conception du patrimoine qu’il a amplement contribué à faire émerger, mais qui se dessinait déjà dans différents secteurs de l’opinion française : on pense ici au mouvement pour la protection des sites naturels qui aboutit à la loi du 21 avril 1906106 et dont le promoteur, le radical-socialiste Beauquier, est, on l’a vu, l’un des plus tenaces adversaires de Barrès dans les débats parlementaires.

55Sur les 45.000 églises environ que compte la France, 909 seulement sont classées en 1905107. La loi du 30 mars 1887 avait fixé les contraintes juridiques pour la protection des monuments, mais la procédure de classement suivait les principes expressément énoncés par Viollet-le-Duc : seuls étaient dignes d’être classés les édifices constituant des « types » architecturaux, c’est-à-dire les spécimens les plus anciens et les plus stylistiquement « purs » dans une série historique. Après la promulgation de la loi de Séparation, l’administration des Beaux-Arts élargit peu à peu ces critères pour se donner les moyens de pallier la dégradation des édifices : du 1^er janvier 1906 au 1^er juillet 1910, relève Arlette Auduc, « 1200 classements ont été prononcés (dont plus de 700 édifices religieux), auxquels il faut ajouter 250 nouveaux classements (dont la moitié d’édifices religieux) du 1^er juillet 1910 au 1^er juillet 1911, ce qui donne plus de 4 000 édifices classés au début de 1912. Au total, de 1906 à 1914, 2 080 édifices supplémentaires, essentiellement religieux, sont classés, dont 349 en 1913, année record. Le nombre des églises et chapelles protégées, qui était à peine supérieur à 900 en 1905, atteint 2 100 en 1914108. » Une nouvelle sensibilité patrimoniale s’est donc développée : il ne suffit plus de conserver les exemplaires de chaque style ou de chaque école jugés les meilleurs mais il faut désormais considérer le patrimoine comme l’ensemble des traces mémorielles du passé national.

56Au-delà des conséquences immédiates de la Séparation, le mouvement de défense des églises constitue un précédent fondamental pour une autre vague de protestations, bien plus violente. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre un discours du patrimoine menacé et offensé se développe autour de ce lieu de mémoire et d’identité nationale qu’est la « vieille église ». L’outillage conceptuel et rhétorique qui se constitue alors va innerver l’importante littérature sur les monuments détruits entre 1914 et 1918. « Ce qu’ils ont voulu nous prendre, ce qu’ils ont voulu tuer ou détruire, c’est ce qui faisait pour l’avenir la force, pour le passé le charme et la gloire de la France », déclare par exemple André Michel en 1915, en dressant un premier inventaire des monuments endommagés, dont la plupart sont des églises rurales. « Nous n’existerions plus s’ils allaient jusqu’au bout de leur dessein de haine »109.

57Tout comme Moreau-Nélaton, Barrès est alors, par la plume, en première ligne. Dans sa campagne il exaltait les églises comme un « trésor national », expression de la continuité de l’art français : « Leur série à travers les siècles constitue presque à elle seule la belle chaîne de l’art français » (p. 140). Pendant la Grande Guerre, dans ses textes sur la cathédrale de Reims ou sur l’art lorrain, il réaffirme la continuité d’une tradition nationale qui résiste aux assauts de la « barbarie »110. Mais, là encore, l’égotiste et le nationaliste, le polémiste et l’esthète ne font qu’un. Là encore, dans l’Union sacrée comme naguère dans le chapitre « Pax aut bellum » de La grande pitié des églises de France, il pourrait dire : « c’est pour moi que je me bats » (p. 115).