Introduction
p. 15-17
Texte intégral
1En dépit de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, la Russie demeure une énigme pour les Occidentaux. Dans le cadre de l’année de la Russie en France, la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Catholique de Lille avec les partenaires universitaires renommés et qualifiés de la Région ont souhaité relever ce défi avec le soutien actif de son excellence Monsieur l’ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov et du responsable de la délégation économique de l’ambassade, Ivan Prostakov. Nous les en remercions chaleureusement.
2C’est, en effet, à travers plusieurs éclairages approfondis de l’histoire, de l’économie, de la société et de l’église orthodoxe russe qu’il convenait de conduire cette enquête. Comment ce monde, placé à la charnière de l’Europe et de l’Asie, doté de la superficie d’un continent, héritier d’un passé millénaire, tiraillé continuellement entre la tentation européiste et les perspectives eurasiennes, peut-il prendre toute sa place dans le siècle qui s’ouvre ? Cette approche est apparue d’autant plus nécessaire que depuis vingt ans, les évènements ont montré le rôle grandissant de la Russie et de la Chine1. Le seul regard bienveillant ou compatissant envers la Russie n’est plus aujourd’hui de mise et se doit de dépasser les stéréotypes du XIXe siècle ou ceux de la guerre froide tout autant qu’une vision occidentale trop ethnocentrée du monde.
3Après l’échec de l’utopie soviétique, la Russie renoue les fils d’un passé complexe pour réaffirmer une identité terriblement malmenée au cours du siècle dernier. L’évocation d’un millénaire de relations franco-russes nous la montre initialement comme une des composantes majeures de l’Oikoumèné byzantine puis de l’empire tataro-mongol. Ce mouvement de balancier s’inscrit dans la séduction, l’idéalisation, les calculs ambitieux et les désillusions. Ce survol historique est déjà en soi une interrogation pour les acteurs politiques et économiques d’aujourd’hui. Depuis 1991, la Fédération de Russie s’ouvre et participe indiscutablement au vaste cadre de la mondialisation. Moscou est considérée comme la première aire urbaine de l’Europe et la 10e du monde nous dit Garik Galstyan. La tumultueuse période post-soviétique a conduit la capitale russe à intégrer les rangs des plus grandes métropoles mondiales. La soif de consommation d’une classe moyenne n’y est pas seulement comme partout en Russie un effet de rattrapage des pénuries du passé mais une assurance d’être, face à un avoir épargné, toujours menacé par une crise financière.
4Et l’Église dans tout cela ? Si dans les années 80 se dessinait une renaissance religieuse avec une église, force sociopolitique active, la dissolution de l’URSS a changé la donne. Le lien étroit entre l’Église et l’État la rend omniprésente mais les convictions religieuses et la pratique régulière des Russes restent complexes et contradictoires. Les identités, religieuse et nationale, si rapprochées résisteront-elles aux pratiques de la société de consommation ? Nous entrons là dans les champs longs et délicats de l’analyse des mentalités.
5Quoiqu’il en soit, la Russie forte de ses ressources énergétiques et déterminée à retrouver le rang international qui fut le sien au temps du monde bipolaire, tente aujourd’hui une synthèse entre sa tradition autoritaire, ses richesses spirituelles et l’esprit pionnier qui présida à la conquête des immensités sibériennes. Annie Allain montre ainsi que la décentralisation fédérale menée par Boris Eltsine a été modifiée par Vladimir Poutine depuis 2000 avec un objectif de centralisation de l’État russe dans une nouvelle répartition des pouvoirs entre le centre et les régions. Le fédéralisme, c’est la diversité dans l’unité et non dans l’homogénéité.
6Les enjeux internationaux ne sont pas loin. En effet, Moscou envisage bien de se faire reconnaitre comme tel par les USA dans un système multipolaire qui intègre la Chine et l’Inde. Il convenait tout d’abord que la Russie maintienne sa position dominante sur l’espace post-soviétique et contienne l’Ukraine ou la Géorgie encouragés par Washington. Ensuite dépasser un encerclement et le retour à une logique bipolaire avec predominium américain par l’Organisation de Coopération de Shanghaï qui regroupe la Russie, la Chine et les républiques d’Asie Centrale. Enfin, jouer le rôle d’un pont entre deux continents en s’assurant du débouché des oléoducs vers l’est et vers l’ouest. La démarche est pragmatique et volontaire dans l’intérêt d’une Russie maitresse de son destin.
7La Russie d’aujourd’hui ne peut plus s’apprécier à la seule aune de l’impérialisme ou d’un simple jeu de bascule entre l’Asie et l’Europe. Elle implique d’être considérée pour elle-même dans sa diversité avec pour toile de fond l’expansion considérable de la façade est de l’Asie. L’Europe se doit de comprendre ce que demain sera l’avenir alors même que sa géographie et son histoire la conduisent naturellement à s’ouvrir vers son grand voisin de l’est. C’est la raison pour laquelle les paroles d’experts que nous publions en complément trouvent ici toute leur place. Les dispositions juridiques et fiscales présentées par V. Kojevnikov et I. Prostakov montrent comment le gouvernement russe s’efforce de renforcer la capacité de décision des compagnies, mettre l’infrastructure au service du développement et de la création de nouvelles entreprises dans le pays. L’expérience de Laurent Wyart offre des clefs de réussite avec les partenaires russes. Les secteurs traditionnels de l’industrie restent peu ouverts en dépit des réformes structurelles provoquées par la récession des années 1990 et la crise financière. Par contre les investissements en matière d’importation, les secteurs du tourisme et des services ont été favorisés.
8La réflexion universitaire proposée ici sur le droit, les systèmes politiques et les modèles économiques ne peut pour autant s’affranchir de la réalité des relations humaines. Il me souvient cette anecdote de l’un de mes ancêtres qui avec les armées napoléoniennes, a pris un jour, à pied, la route de Moscou. Il est rentré en France trois ans après la campagne. L’épopée impériale a dérobé son vécu quotidien fait de survie, de protection et de nourriture de la part de paysans russes anonymes. La mémoire de l’échange façonne aussi les relations entre les nations. Il en est de même avec le peuple russe qui a conscience du chemin parcouru, de l’amer journalier et d’une modernité inachevée dans une puissance restaurée. La route à suivre entre la France et la Russie est encore longue surtout si nous ne tendons pas la main à l’autre, non pour le faire nôtre mais pour le reconnaître tel qu’il est dans sa destinée.
Notes de bas de page
1 Hélène Carrère d’Encausse, La Russie entre deux mondes, Paris, 2010.
Auteur
Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Université Catholique de Lille
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