1Emblématiques de la politique de reconversion industrielle menée à partir de la fin des années 1960, les sites automobiles figurent aujourd’hui parmi les premiers employeurs d’un Nord-Pas-de-Calais devenu le troisième pôle automobile français. Sur les 10 plus gros établissements industriels du Nord-Pas-de-Calais, 6 appartiennent au secteur automobile. L’actuelle crise de l’industrie automobile mondiale, marquée par des périodes de chômage technique, les stratégies déployées pour y faire face ont suscité l’inquiétude quant à l’avenir à moyen terme des différents sites nordistes, spécialement ceux du constructeur Renault à Douai et à Maubeuge. L’importance de la conversion régionale automobile, accomplie, pour l’essentiel, il y a quarante ans, est revendiquée aujourd’hui par les différents hommes politiques régionaux, en responsabilité ou non à cette époque. Elle les incite parfois à réécrire l’histoire de manière très hardie en lui conférant un aspect mythique, prenant quelques libertés avec la chronologie. Ainsi récemment, l’éphémère ministre et député-maire du Nord UMP Marc-Philippe Daubresse n’hésite pas à présenter le ministre Norbert Segard et l’équipe dont il faisait partie à la fin des années 1970 comme les responsables de la grande orientation stratégique prise par la région Nord, avec la décision d’implantation de Renault à Douai et de la Française de Mécanique à Douvrin, soit un écart de pratiquement dix ans avec des faits s’étant produits en 1968-19691 !

2Pourtant ce fait majeur de recomposition spatiale et sociale a été étudié précocement par les sciences sociales. Les géographes et les sociologues, en raison de leur fréquente position d’expertise des politiques publiques de reconversion, ont été les premiers à s’y intéresser2. Les historiens n’ont pas été en reste. Le rôle des pouvoirs publics, au travers des incitations fiscales, a nourri maints discours contradictoires. Tantôt leur place dans la décision de l’implantation automobile est minorée, pour mieux valoriser les atouts « naturels » de la région (localisation au cœur du marché européen, tradition industrielle). Tantôt ils sont au contraire survalorisés, car jugés déterminants, tout en étant critiqués, car distributeurs d’aides disproportionnées au regard du nombre d’emplois créés, notamment pour la reconversion des mineurs. Ainsi les entreprises, selon Jean-Louis Loubet, se seraient pliées aux injonctions de l’État, au nom de l’aménagement du territoire, délaissant l’Ouest français pour les territoires du Nord en attendant la Lorraine3. Selon Michel Hau, les subventions versées aux entreprises, coûteuses pour le contribuable, auraient été peu profitables, car inhibant l’esprit d’entreprise des régions concernées et les maintenant dans la dépendance des aides étatiques4. La tradition syndicaliste révolutionnaire et le peu d’appétence scolaire des populations concernées auraient retardé l’amélioration des qualifications, seul moyen de faciliter la reconversion vers des activités industrielles à haute valeur ajoutée. Olivier Dard souligne l’échec des « Datariens »5. En contre-point, René Leboutte met en valeur le rôle positif de la CECA dans la reconversion6. On a constaté de façon précoce le manque d’effets d’entraînement sur le reste de l’industrie, la faiblesse des emplois induits, l’échec apparent de l’industrie automobile pour la reconversion minière au regard de l’ambition initiale. Selon Odette Hardy-Hemery qui s’appuie sur les études des géographes, des économistes et de certains historiens, le bilan reste mitigé7. Olivier Kourchid, se plaçant du point de vue des mineurs, affirme que « les conversions industrielles – à quelques exceptions près, dont on a suffisamment parlé dans la région Nord-Pas-de-Calais (Renault, la Société française de mécanique, l’Imprimerie nationale et d’autres)- ont été le plus souvent assez volatiles »8. Ces analyses parfois contradictoires sont en réalité révélatrices des approches différentes et séparées des acteurs. L’implantation automobile, davantage évoquée qu’analysée à partir des archives d’entreprises, apparaît comme une histoire sans histoires. C’est ce qui nous a incité à la réexaminer.

3Les premiers résultats de cette recherche s’appuient pour l’essentiel sur le dépouillement des archives du groupe Renault et de la Société des Usines Chausson (SUC). L’accès aux procès-verbaux des comités de directions et des conseils d’administration, voire les dossiers de travail du conseil dans le second cas, permettent de saisir la vision des industriels et le processus décisionnel. Par un jeu d’échelle et d’acteurs9, la démarche consiste ici à s’interroger sur les dynamiques de transformation des territoires productifs à travers les relations entre l’État, les pouvoirs publics et les entreprises. Il faut d’autre part revenir sur le caractère apparemment soudain de l’implantation automobile dans le Nord-Pas-de-Calais, annoncée au premier semestre 1969, en restituant tout d’abord les raisons et les chaînes des prises de décisions. La construction de discours légitimant et rationalisant a posteriori les choix effectués, tant des industriels que des politiques et des aménageurs, a obscurci les réalités et même occulté l’existence de projets inaboutis. Parce qu’il est plus facile de travailler sur les années antérieures à 1974, notre étude se concentre sur la période centrale de la conversion automobile, celle qui part de 1968, année des prises de décision majeures, et se poursuit jusqu’en 1978, date d’achèvement de la mise en route des usines et heure des premiers bilans ou désillusions, notamment la cession par la SUC à la Régie Renault de son usine de Maubeuge.

4La question de l’implantation des industries automobiles dans les vieux bassins industriels conduit aussi à s’interroger sur les critères de l’efficacité managériale. Au-delà des critères classiques, appréciant la création d’un outil industriel correctement dimensionné et de politiques sociales appropriées, la capacité à obtenir le maximum d’aides financières de la part de l’État introduit d’autres critères dans l’analyse d’un système productif qui n’est plus seulement centré sur la firme10, mais qui s’intègre dans un environnement plus large. Il est d’abord nécessaire d’identifier les acteurs et les objectifs initiaux, mais aussi les amodiations et changements en cours de réalisation, les modalités d’implantation, avant de voir comment fonctionnent les sites durant cette première décennie, puis d’essayer de comprendre l’importance de l’apport de l’automobile à cette reconversion minière qui fut, de facto, largement automobile. Comme on le constatera, les sources accessibles permettent d’analyser finement les logiques qui ont conduit les entreprises à s’implanter dans le Nord et de dépasser les évidences sur l’« ardente obligation » imposée par les pouvoirs publics aux entreprises, au nom d’impératifs sociaux, pour comprendre qu’à l’heure de la construction européenne, d’autres buts étaient aussi recherchés.

Une pluralité d’acteurs et de logiques

Les logiques publiques

5Les logiques régionales sont marquées d’abord par les crises charbonnières et sidérurgiques. Dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, la récession charbonnière programmée par le plan Jeanneney conduit à la grande grève des mineurs de 1963, puis est accélérée par le plan Bettencourt, annoncé en décembre 1968. Dans le bassin sidérurgique de la Sambre, l’annonce par Usinor de la fermeture de l’usine de Louvroil en 1969, pourtant récemment modernisée, provoque un choc. Elle signifie, parallèlement à la crise charbonnière, le début de la crise sidérurgique. Face à la récession charbonnière, sous la pression des élus de tous bords et des forces syndicales, entre en jeu une pluralité d’acteurs, désormais identifiés à défaut d’être tous étudiés : Houillères de bassin du Nord-Pas-de-Calais, chambres consulaires, Association pour l’expansion de l’industrie (APEX), administrations régionales et départementales11.

6À l’échelon national, par rapport aux objectifs initiaux de rééquilibrage du territoire poursuivis par la DATAR, l’implantation des industries automobiles dans le Nord forme la matrice pour des outils qui seront ensuite mis en œuvre face aux crises sectorielles, puis face à la crise économique d’ensemble, avec la création du CIASI en 1974. La figure de Jérome Monod12 apparaît ici centrale. François-Xavier Ortoli, ancien commissaire européen, poursuivant une stratégie d’implantation électorale dans le Nord, devient le ministre du Développement industriel et scientifique de l’ère pompidolienne. Sa connaissance des rouages communautaires l’aide à faire avancer les différents dossiers de financement d’implantations, notamment au titre de la CECA.

7À l’échelon local, les municipalités et les chambres de commerce et d’industrie interviennent, notamment à Béthune13 et Maubeuge14. Dans ce dernier cas, la gestion de la municipalité dirigée par le docteur Pierre Forest, qui conduit à l’implantation de Chausson en 1969, sur un terrain acquis trois ans auparavant et viabilisé avec le soutien de la Chambre de commerce et d’industrie d’Avesnes-sur-Helpe, préfigure par certains aspects celle de l’avocat d’affaires et maire de Valenciennes Jean-Louis Borloo qui favorisera l’arrivée de Toyota à Onnaing15. À Douai, la municipalité ne revendique aucune responsabilité dans l’implantation de Renault, présentée comme ayant été décidée par l’État16.

8La place prise par l’industrie automobile s’inscrit dans un contexte où les différents acteurs entendent faire servir ces projets à la reconstruction de l’espace régional17. Le Livre Blanc de l’OREAM Nord, publié en 1971, et sa déclinaison aux échelons municipaux18 témoignent de cette volonté de reconfigurer le territoire à différentes échelles, dans une dimension urbaine déclinée sur divers plans, avec pour enjeux principaux la requalification de l’habitat, de la voirie et la gestion de l’héritage minier. Dans ce cadre, certains ne souhaitent pas la création de nouvelles « cathédrales industrielles » dans un environnement inchangé, mais veulent profiter des circonstances pour réfléchir à une démarche qualitative inspirée d’autres exemples européens, notamment belges, allemands et anglais.

9L’expérience française se nourrit en effet partiellement des précédents européens. Certes l’exemple anglais de l’implantation automobile dans les depressed areas, sévèrement critiquée par l’historiographie nationale pour ses responsabilités dans le déclin de l’industrie automobile britannique19, ne paraît pas avoir été directement mobilisé. En revanche, plus fondamental, celui du Limbourg minier où s’est implanté le constructeur automobile néerlandais DAF fait l’objet d’une analyse par Charles Gachelin dès 196920. Les diverses formes du soutien apporté à la firme familiale néerlandaise sont suivies attentivement par les entreprises, les Houillères et la Régie Renault, en train de développer une coopération pour la fourniture de moteurs. L’autre exemple est allemand. Outre le cas bien connu d’Opel dans la Ruhr, MAN, le second constructeur de poids lourds allemands, pionnier du moteur Diesel, inaugure en 1967 à Penzberg une usine d’autobus, subventionnée par le gouvernement bavarois pour aider à la reconversion de 500 mineurs. Ce cas est connu des dirigeants de Renault-SAVIEM qui ont noué une coopération avec MAN depuis 196321. Mais d’autres éléments expliquent le positionnement des entreprises.

Les logiques des entreprises automobiles

10Le contexte général est indéniablement déterminé tout d’abord par les événements de mai-juin 1968. Au-delà de l’arrêt temporaire des chaînes, émergent l’insatisfaction croissante des OS et les limites du recrutement de main-d’œuvre immigrée. Face à la « coloration » des chaînes22, les usines parisiennes peinent à recruter la main-d’œuvre nécessaire pour répondre à l’expansion de la demande induite par les revalorisations salariales octroyées par les accords de Grenelle. Les constructeurs sont à la recherche de capacités productives supplémentaires, permettant d’accéder à la taille critique dans la compétition internationale.

11S’ajoute en effet un deuxième élément crucial : l’an I du Marché Commun, devenu effectif depuis juillet 1968 et la concurrence européenne qui en résulte. Les effets du Kennedy Round sont également redoutés, même si les constructeurs français sont parvenus à convaincre les pouvoirs publics de négocier le maintien de certaines protections et de rétablir un contingentement dont tous savent qu’il n’est que temporaire. Face à cette menace, il est urgent d’adapter les structures productives et financières. En cette époque où Jean-Jacques Servan-Schreiber souligne l’existence d’un gap avec les États-Unis, les constructeurs français sont d’abord soucieux de combler celui qui les sépare de leurs homologues de la CEE et des filiales qu’y possèdent les constructeurs américains. En effet, ceux-ci ont déjà investi dans les bassins miniers européens, tels Opel à Bochum, Ford à Genk ou encore SIMCA qui, passé depuis 1963 sous la coupe de Chrysler, a annoncé son intention de s’implanter à Valenciennes dès mai 1968.

12Enfin, en réponse à ces divers enjeux, les constructeurs français sont engagés dans une logique de concentration et de partenariat tous azimuts. Le fleuron du secteur public, la Régie Nationale des Usines Renault, et le symbole du capitalisme familial privé, Peugeot, ont créé en 1966 une association. Encore fragile, celle-ci doit faire face à un projet de concentration franco-italienne de grande envergure : le rapprochement entre le groupe FIAT et le groupe Citroën qui, annoncé en septembre 1968, a fait naître un feuilleton politico-industriel dont les implications, notamment dans le secteur poids lourds, ont été décrites par ailleurs23. Cette menace explique la rapidité dans la prise de décision, l’importance des investissements, mais aussi la nature des opérations réalisées dans le Nord-Pas-de-Calais. Il s’agit clairement de rendre l’association Peugeot-Renault irréversible grâce à la création de plates-formes industrielles communes. Pierre Dreyfus joue ici un rôle essentiel, comme en témoigne sa réaction face aux craintes exprimées par certains hauts dirigeants de la Régie sur les réactions des cadres et de la base devant l’annonce du projet de répartition du capital moitié-moitié dans la future filiale commune Renault-Peugeot : « Cette opération est la bonne voie pour que la Régie soit encore une entreprise publique dans dix ans. [J’]estime que la présentation de l’affaire est presque aussi importante que l’argent que l’on obtiendra »24.

13Ce contexte explique aussi la manière dont les opérations sont présentées aux syndicats dont certains, notamment la CGT, hostile à l’association, souhaitent une nationalisation totale de l’industrie automobile. C’est la raison qui justifie le choix du nom de la filiale commune, la Française de Mécanique (désormais FM), sans mention de Renault ni de Peugeot, ainsi que son statut juridique. La forme de la société en nom collectif permet d’empêcher de revendiquer l’obtention du statut du personnel de la Régie Renault. L’accord entre Renault et Peugeot sur une politique du personnel alignée sur les « conditions locales » s’explique parce que Peugeot tient beaucoup à ce que la filiale commune s’aligne sur le niveau des salaires dans le Nord25.

14Cette volonté de renforcement dans la compétition internationale face au groupe franco-italien envisagé explique enfin l’entrée en lice de Chausson. Cet important équipementier qui fabrique des radiateurs et des éléments de carrosserie emboutis monte des véhicules utilitaires de petite et moyenne série, sous le contrôle de ses deux principaux donneurs d’ordre, Renault et Peugeot. En 1959, il a cédé sa fabrication d’autocars à la SAVIEM, filiale de Renault. Son prototype de camionnette, étudié pendant l’Occupation, a servi de base à la camionnette Peugeot. La Société des Usines Chausson (SUC) est entrée depuis 1965 dans un jeu de participations croisées avec d’autres équipementiers automobiles. La Société anonyme française du Ferodo (SAFF), spécialisée dans les embrayages, est entrée dans son capital de façon significative, à hauteur de 17 %, puis de 19 %. L’enjeu est de contrôler le mouvement de fusion en cours chez les équipementiers et d’éviter l’entrée de concurrents européens ou extra-européens qui pourraient chercher à s’implanter durablement en France. L’implication de Chausson dans la décentralisation vers le Nord s’inscrit enfin dans la réorganisation des principaux carrossiers français autour d’un seul champion national, Chausson, au détriment de Brissonneau et Lotzqui est lié à Opel, filiale de General Motors. Dans le secteur émergent de la plasturgie, en raison de la part croissante des plastiques dans la fabrication des voitures et face aux efforts des HBNPC dans ce domaine, Peugeot prend le contrôle de la firme familiale Quillery. L’opération permet aussi de pérenniser sa branche historique Aciers et outils Peugeot et de répondre aux vœux de la famille Quillery qui ne souhaitait pas passer sous le contrôle des HBNPC et de Paribas, entrés à hauteur de 33 % dans son capital, à la faveur du financement d’une nouvelle usine située à Hénin-Liétard26.

L’impact des aides publiques sur les choix des entreprises

15Parallèlement à ces éléments, l’obtention du soutien financier des pouvoirs publics représente un enjeu crucial qui s’inscrit dans l’histoire longue des relations entre entreprises automobiles et pouvoirs publics27.

16L’implantation dans les zones minières permet aux entreprises de réduire globalement la facture de leurs investissements. Ceci s’observe à plusieurs niveaux : d’abord par une notable réduction du prix de terrains industriels qui sont aménagés en général par les Houillères et/ou par les Chambres de commerce et d’industrie et les syndicats d’agglomérations. Contrairement au précédent d’Opel dans la Ruhr, les entreprises automobiles ne s’installent ni sur le carreau des mines ni sur les sites industriels abandonnés, mais plutôt sur des sites situés à l’écart des agglomérations, sur des terrains agricoles viabilisés28. L’implantation nordiste est aussi la promesse d’une main-d’œuvre sélectionnée, dont les entreprises n’ont pas à financer l’éventuel surcoût de requalification, celui-ci étant pris en charge par les HBNPC. Les entreprises automobiles sont en position de force dans les négociations, tant avec les différents échelons des collectivités locales qu’avec les représentants de l’État qui souhaitent un résultat rapide, un effet d’annonce massif sur les populations et des retombées positives auprès d’autres entreprises et secteurs. Enfin le financement de cette expansion-décentralisation s’accompagne de la diversification des sources de crédit des entreprises. À ceux du Fonds de développement économique et social, utilisés depuis les années 1950, et du Crédit National, s’ajoutent désormais les fonds de la CECA et les primes d’adaptation industrielle.

17Au sein de l’espace disponible, le choix de la localisation reste ouvert. Les industriels sont confrontés à une pluralité de propositions de sites. Ainsi, le groupe Chausson, implanté essentiellement dans l’ouest de la banlieue parisienne, autour de Gennevilliers et d’Asnières, a déjà entrepris de se décentraliser vers Reims. Entre agrandir ses installations rémoises et s’implanter dans les zones de conversion du Nord, André Chausson opte pour le second terme et s’en justifie en ces termes devant son conseil d’administration : « Compte tenu des avantages importants donnés par le Gouvernement dans certaines régions de reconversion, il a semblé raisonnable d’abandonner le projet initial de s’installer à côté de nos installations de Reims »29. Le choix final de Maubeuge intervient à l’intérieur d’une large palette de possibilités présentées par la DATAR, puis se restreint au Nord et au Pas-de-Calais, enfin à la région sise entre Maubeuge et Valenciennes. Le tableau fourni au conseil d’administration montre comment Maubeuge est retenu en fonction d’une combinaison de facteurs divers : éloignement relatif de Paris (moins de 250 km), bonne desserte autoroutière, routière et ferroviaire, surface importante et pratiquement plane, aides maximales grâce à une dérogation accordée par les pouvoirs publics, main-d’œuvre abondante et qualifiée, sans « convention locale particulière ». Ce document confirme l’hypothèse avancée en 1978 par les sociologues Bernard Convert et Michel Pinet : les industriels évitent de s’implanter sur les mêmes zones productives pour ne pas avoir de recoupement dans leurs aires de recrutement de main-d’œuvre. Ainsi l’installation sur la zone de Douvrin proposée aux dirigeants de Chausson est repoussée par eux en raison de l’implantation de la Française de Mécanique. Le montant des différentes aides publiques joue à plein pour disqualifier certains sites, soit parce qu’il n’y a pas de prime d’adaptation industrielle, soit parce que les aides se terminent en 1969. L’absence d’équipements et d’aménagement préalable de la future zone industrielle ne constitue en revanche pas un obstacle rédhibitoire. De manière surprenante enfin, le document comporte quelques erreurs grossières de localisation, situant Dunkerque et Cambrai dans le Pas-de-Calais30.

18Un autre projet intéressant, même s’il reste avorté, est celui d’implantation d’une usine de poids lourds qu’étudie en 1970-1971 le Club des Quatre, formé de SAVIEM, la filiale poids lourds de la Régie Renault, Volvo, DAF et Magirus-Deutz (KHD). L’échelle est tout autre. Il s’agirait de créer une usine de montage d’une capacité annuelle de 72 000 camions, qui serait alimentée par les composants fournis par les usines des quatre adhérents et par un réseau de sous-traitants répartis dans l’ensemble de l’Europe, de Blainville-sur-Orne en Normandie jusqu’à Eindhoven et de Douvrin jusqu’à Naples. Confiée à un cabinet conseil, l’étude préliminaire passe au crible une vingtaine de sites localisés en Europe du Nord-Ouest, situés majoritairement dans les bassins miniers, mais aussi sur les littoraux comme Boulogne, Dunkerque, Zeebrugge, dans des régions rurales comme la Flandre Occidentale, mais aussi dans des régions industrielles comme Liège, la Lorraine et la Sarre. Par une comparaison poussée, recourant à la méthode du géographe allemand Lösch, sont retenus plusieurs critères déterminants : la position géographique pour l’accès aux marchés européens et la fourniture des composants ; les infrastructures ferroviaires, autoroutières et portuaires ; le vivier de main-d’œuvre (âge et qualification de la population). Le rapport préconise d’éviter le cœur du bassin minier nordiste, en raison de l’inadaptation supposée des mineurs au travail à la chaîne. Il souligne en revanche les avantages de Valenciennes, agglomération située au cœur du marché européen, à mi-chemin entre Douai où existe Arbel, fournisseur d’emboutis pour les châssis de poids lourds, et la future usine de carrosserie de Maubeuge, dotée d’une main-d’œuvre possédant une longue expérience professionnelle dans la métallurgie. Le facteur répulsif lié à la présence des syndicats et à l’importance des grèves dans certaines régions industrielles, notamment à Liège « la Rouge » ou encore en Lorraine, est estimé non déterminant, au regard de l’expérience des industriels qui ont investi par exemple en Lorraine et y sont très satisfaits de la qualité professionnelle et du sérieux des salariés. Le rapport recommande enfin de mener en parallèle des négociations avec la DATAR et la Direction des investissements étrangers en Belgique, afin d’obtenir les aides à l’investissement les plus élevées possible. Mais les aléas de la coopération au sein du Club du Quatre empêchent la concrétisation de ce projet ambitieux31. Valenciennes n’obtient que l’usine de SIMCA, au destin contrarié.

19Le discours de la politique industrielle associe dès 1969 un ensemble cohérent, sis entre Dunkerque et Maubeuge, allant du minerai de fer à l’automobile, du haut fourneau à la fabrication des carrosseries, des moteurs, des pneus, des accessoires intérieurs en plastique et au montage des véhicules, concernant plus d’une dizaine d’entreprises32. Le bulletin de l’association pour l’expansion industrielle Conversion parle, en mars-avril 1970, d’un « véritable ‘ combinat automobile’ » qui surgirait de Boulogne à Maubeuge33. La référence au modèle soviétique traduit bien l’horizon de pensée. Il n’empêche que, stricto sensu, la nature des produits et des séquences de production introduits dans le Nord est composite et ne permet pas de parler d’un espace productif automobile cohérent et fonctionnant en complémentarité. Il s’agit tout autant d’usines de montage produisant la gamme principale de la marque, à Renault Douai par exemple, que de décentralisation de nouveaux véhicules de moyenne série, tel le projet de Maubeuge porté par Chausson en partenariat avec Peugeot et Renault, ou encore de décentralisation de spécialité et de capacité, pour la STA et la FM. Cette situation provient d’investissements sur les moteurs destinés aux deux partenaires de l’Association Peugeot-Renault. Certains moteurs de la FM seront montés sur les véhicules assemblés par Renault à Douai (sur la R 14), mais en réalité chaque site nordiste s’intègre initialement dans le système productif du groupe auquel il appartient (cf. schéma). Ainsi, c’est d’abord la localisation par rapport aux moyens de production français existants et aux centres de décision parisiens qui importe aux industriels. Le rôle du marché paraît relativement secondaire, tout au moins pour les projets ayant abouti, puisque les usines créées ont pour vocation de produire des éléments (moteurs, boîtes de vitesses, emboutis, etc.) qui sont destinés à d’autres usines situées en France.

L’industrie automobile et le territoire minier : les zones de recrutement des ouvriers de la Française de Mécanique et de l’usine Renault de Douai

20Si 1969 apparaît comme l’officialisation de la prise de décision des principales implantations, la consultation des archives d’entreprises montre qu’en fait la décision a été mûrie depuis longtemps. En revanche, les circonstances et les aides publiques amènent un changement incontestable dans l’échelle et partiel dans la nature des projets. Les aides publiques facilitent l’adoption de choix industriels plus risqués, à l’instar de la création de la STA, destinée à produire une gamme de produits nouveaux et complexes, les boîtes de vitesses automatiques, alors peu répandues sur les modèles français. Le cas de Chausson est également emblématique du gonflement d’un projet initial relativement modeste, sous la pression des constructeurs Renault et Peugeot, au grand dam de certains actionnaires de référence comme le groupe Ferodo. Malgré la mort brutale de son initiateur, en 1970, le projet est poursuivi, tandis que le nom d’André Chausson est symboliquement donné au boulevard desservant la nouvelle usine de Maubeuge.

Des objectifs non réalisés et un effet d’entraînement territorial limité ?

21Une fois les décisions prises, les chantiers débutent rapidement. Les délais fixés pour la construction des usines et le lancement des fabrications sont globalement tenus, malgré des conditions parfois difficiles, notamment pour le chantier de Maubeuge. Le démarrage des productions s’effectue à partir de 1971. Dès 1975, les premières R 5, suivies des R14, sont construites à Douai. Cependant la montée en puissance des différents sites est contrariée par trois éléments cruciaux.

22Le premier résulte du contexte de crise économique observé à partir de 1974 qui affecte particulièrement l’industrie automobile, confrontée au renchérissement du coût du pétrole et à la remise en cause de ses choix de modèles et de systèmes productifs34. Mais la co-gestion de la crise par les industriels et les pouvoirs publics permet à l’industrie automobile de passer avec brio les effets du premier choc pétrolier. La stratégie axée sur l’augmentation des volumes et la diversité des modèles semble alors en mesure de réussir. Elle profite aux sites nordistes, même si les prévisions d’embauche n’atteindront jamais les effectifs initialement prévus. Lorsque Valéry Giscard d’Estaing visite, le 1^er décembre 1976, l’usine de Douai, à peine 400 ex-mineurs y travaillent sur les 6 000 salariés. Ce site est confronté à l’échec de la R14, compensé par le succès de la R 5. De même, l’usine de Maubeuge n’atteint qu’en 1979 la capacité de production prévue, soit plus de dix ans après la décision d’investissement. Les projets de la STA sont également ralentis, en raison du faible succès des boîtes de vitesses automatiques auprès des automobilistes français. La fabrication des ponts hypoïdes, transférée de Sochaux par Peugeot, permet cependant d’atteindre l’équilibre budgétaire. En revanche, le projet de Douvrin, en raison de l’élargissement des fabrications au suédois Volvo et des lignes de moteurs Diesel, représente un sensible et rapide succès.

23Le second élément crucial provient de la remise en cause de l’Association Renault-Peugeot en raison de la restructuration de l’industrie automobile opérée en décembre 1974 et du rachat de Citroën en faillite par Peugeot, grâce à une aide exceptionnelle de l’État. Ce relâchement de l’Association a des effets déterminants sur certains sites nordistes. S’il ne remet pas en cause le fonctionnement de la Française de Mécanique ni celui de la STA, il affecte en revanche le site de Maubeuge, et par contrecoup la trajectoire suivie par Chausson. Les difficultés du site de Maubeuge s’expliquent autant par l’incertitude stratégique de ses puissants parrains que par l’effondrement du marché du haut de gamme et de celui des véhicules de niches (coupés R15-R17, puis Fuego) face à d’autres concurrents. Le surdimensionnement de l’outil au regard des productions effectivement réalisées oblige à de multiples changements dans les modèles montés sur les lignes, jusqu’à 4 modèles de petite série ou de fin de série. L’augmentation de la part de Renault et de Peugeot dans le capital, tout comme le soutien sous forme d’avances de trésorerie, traduit l’influence grandissante des donneurs d’ordres sur une firme fragilisée. Le secteur Carrosserie, non rentable, occasionne de lourdes pertes. La reprise de l’activité de Brissonneau et Lotzse révèle également lourde de conséquences. La grève de 1975 touche fortement le site de Creil (ex-Brissonneau). À partir de cette date, l’heure est aux réorganisations et à la simplification de structures organisationnelles excessivement compliquées. Chausson Carrosserie prend complètement en charge le site de Maubeuge. Mais, en 1978, la SUC cède sa participation dans Chausson Carrosserie à la Régie Renault, désormais seule cliente de l’équipementier. Chausson Carrosserie prend alors la dénomination de Maubeuge Construction Automobile. Sous réserve d’une étude en cours plus approfondie, le choix de l’expansion fait par les dirigeants de Chausson, dont l’implantation nordiste est une composante majeure, semble partiellement responsable de l’origine de ces difficultés. Pourtant la stabilisation des effectifs du site de Maubeuge, opérée en 1978, contraste avec le développement des licenciements et du chômage partiel dans les firmes sidérurgiques de la Sambre.

24Le troisième élément qui contrarie la montée en puissance des sites nordistes est constitué par la mutation du système productif, à travers une nouvelle organisation du travail et une gestion des flux plus intensive, combinant robotisation et informatisation. Le site de Renault-Douai, initialement prévu pour résoudre la conversion minière, doit participer en 1979 à la conversion sidérurgique, au moment de l’effondrement du bassin valenciennois et de la Sambre. Une convention signée avec Usinor prévoit d’y intégrer 1 000 sidérurgistes. Mais ce projet bute sur la mise en place des nouveaux systèmes productifs. L’automatisation de certains process et l’orientation vers la robotisation freinent l’embauche, y compris celle d’anciens travailleurs de la sidérurgie. Douai sera en effet le premier site véritablement automatisé de la Régie, au moment du lancement de la R9 en 1981.

Pourquoi un si faible impact sur la reconversion des mineurs ?

25Les difficultés propres à la reconversion professionnelle des mineurs en ouvriers de l’automobile n’ont pas encore été abordées. Les archives des entreprises, diversement riches, montrent clairement sur ce point que les limites à l’embauche du personnel des Houillères, spécialement des mineurs de fond, proviennent des entreprises elles-mêmes, et non des salariés ou des syndicats. L’obstacle majeur vient de la gestion des séquelles de l’activité minière, notamment des maladies professionnelles, déclarées ou latentes, un risque que les constructeurs automobiles n’entendent aucunement assumer. Les entretiens de la Direction du Personnel de Renault avec les médecins des Houillères montrent que seuls peuvent être recrutés sans risque les personnels jeunes ayant passé moins de quinze ans au fond. Or c’est précisément cette catégorie, indispensable à la poursuite de l’exploitation, que les Houillères souhaitent garder. La population âgée de plus de 45 ans se trouve écartée, son problème ne pouvant être résolu que dans le cadre de dispositifs de préretraite. Quant aux personnes âgées de 35 à 45 ans, non indemnes de risque, elles ne peuvent être embauchées par Renault qu’à condition que les Houillères prennent en charge les risques professionnels. La convention d’emploi signée par les Houillères et la Régie Renault stipule donc que seuls les ouvriers du service du fond et du jour des unités de production de Douai et de Courrières âgés de plus de 32 ans et ayant au moins dix ans d’ancienneté sont admis à postuler pour un emploi proposé dans la nouvelle usine Renault de Douai35. Dans ces conditions, on comprend aisément pourquoi si peu de mineurs ont été directement reconvertis dans l’industrie automobile.

26La faiblesse des effectifs de mineurs effectivement convertis dans l’industrie automobile ne suffit cependant pas à apprécier la réussite de l’industrie automobile dans l’effort de reconversion et à savoir si celle-ci fut effective ou non. Pour en décider, il faudrait aussi pouvoir appréhender les trajectoires individuelles et collectives des fils et des filles de mineurs. Celles-ci sont pour l’instant méconnues. L’investissement scolaire des familles de mineurs, et plus généralement d’ouvriers, souvent jugé faible, reste terra incognita pour les historiens. Risquons plusieurs hypothèses. Les sources consultées suggèrent qu’une fraction des mineurs aurait choisi délibérément l’automobile et d’autres métiers liés au monde automobile comme ceux des transports routiers et de la logistique. Cette attractivité résulte de la représentation que l’on se faisait à l’époque des métiers de la mécanique et de l’automobile, survalorisée par les courses automobiles (rallye-raids africains, Formule 1, 24 heures du Mans), alors à leur zénith. Elle provient aussi des conditions sociales offertes dans l’automobile, supérieures à celles d’autres secteurs, notamment l’industrie textile. Par le biais des ristournes consenties à leur personnel et par son impact sur le marché des véhicules d’occasion, l’implantation automobile aurait accéléré l’accès à la motorisation des ouvriers du Nord et favorisé leur mobilité relative. Pour la majorité cependant, la sortie de la condition ouvrière se serait faite principalement vers le secteur tertiaire non marchand et la fonction publique, par le biais notamment du professorat36 et des professions hospitalières, notamment pour les cohortes féminines. Cette accession aurait été rendue possible par l’effort consenti par les pouvoirs publics en matière de rattrapage scolaire et socio-médical. Mais cet effort mériterait d’être mieux connu. Les questions de l’éducation et de la formation professionnelle à l’heure de la reconversion demeurent encore un chantier à peine ouvert. Enfin, la sortie de la condition ouvrière se serait faite aussi, pour les éléments les plus dynamiques et les plus diplômés, par l’exode, non seulement hors du bassin minier, devenu depuis les années 1960 une zone à solde migratoire négatif et à population vieillissante, mais aussi hors de la région Nord-Pas-de-Calais, vers des horizons professionnels divers. La nécessité, par contrecoup, d’un recours à la main-d’œuvre immigrée maghrébine à la fin des années 1960 par les Houillères de bassin suggère en creux l’importance de la fuite de la mine dans de larges fractions des jeunes générations, notamment celles issues de l’ancienne immigration polonaise.

27Il faut enfin, pour mieux comprendre ces impacts sociaux, analyser l’encadrement des nouvelles usines automobiles. La maîtrise aurait été partiellement dévolue à des travailleurs issus de la reconversion, tandis que l’encadrement de premier rang serait revenu à des cadres extra-régionaux, essentiellement parisiens37. La réalité paraît plus complexe, comme le suggèrent quelques exemples. À partir de 1975, le directeur de l’usine Renault de Douai est le Belge José Dedeuwaerder, qui avait dirigé auparavant l’usine Renault à Haren (Vilvorde). À la Française de Mécanique, à Douvrin, une partie de l’encadrement vient de l’usine historique de Peugeot à Lille-Fives qui a joué un rôle moteur dans la formation des premières équipes. Le premier directeur de la Société de transmissions automatiques, de 1970 à 1978, puis de la Française de Mécanique, de 1978 à 1988, est un cadre supérieur originaire du Nord, parti en début de carrière à l’usine de Renault-Cléon où il a été directeur des méthodes. Un sondage dans les dossiers de candidatures et d’embauches de cadres à Maubeuge montre que, là aussi, le recrutement met en balance les cadres autodidactes, issus de la formation continue, notamment passés par le CESI d’Arras, et ceux issus des grandes entreprises, dont certains provenant de Chausson elle-même.

28Quoi qu’il en soit, on comprend que l’implantation automobile ait bouleversé de facto le marché du travail existant. Comme à Cléon vingt ans auparavant38, les industriels du Douaisis ont protesté contre la politique d’embauche de l’usine Renault qui applique la convention collective de la métallurgie parisienne et respecte les accords d’entreprises signés à l’échelon du groupe39. C’est ce qui explique le développement d’une politique de ramassage des ouvriers par autocars (cf. schéma), destinée à recruter plus loin la main-d’œuvre nécessaire et à diversifier les profils.

Origine des principaux composants de la R14 produits à l’usine de Douai (1976)

29Le travail des sociologues, réalisé à partir d’enquêtes menées en 1977, est corroboré par l’apport des archives d’entreprises auxquelles nous avons pu avoir accès40. Dans le cas de la STA, une politique de simple démarque des pratiques sociales minières paternalistes a été menée assez loin. Dans un environnement plus urbain que celui des charbonnages, les politiques d’enracinement et d’adhésion de la main-d’œuvre sont plus complexes à mettre en place. Loin d’un bouleversement, l’implantation automobile, par la manière dont elle mobilise le personnel, par les itinéraires de ramassage par autocars, tout au moins dans le cas de Renault, ne recompose que partiellement le territoire hérité de l’époque minière. Elle cristallise dans le paysage social le maintien d’un sous-ensemble « bassin minier », élargi vers l’Arrageois. L’hypothèse de Michel Hau sur une désastreuse attitude syndicale révolutionnaire et contre-productive de la part de l’ancien personnel minier, qui aurait empêché ou freiné la reconversion des bassins industriels, semble ici invalidée, au regard de la réalité qui émerge des archives. Certes, les syndicats travaillent de façon précoce à développer leur implantation et à informer leurs adhérents sur les réalités de l’entreprise dans laquelle ils s’intégreraient41. Cependant, les mouvements revendicatifs, très limités, semblent n’avoir que des enjeux relativement marginaux, quoique symboliques. Il s’agit notamment, chez Renault-Douai, en 1974, de l’octroi du lundi de la Saint-Eloi, le patron des métallos, et du lundi chômé après les fêtes de Gayant, événement douaisien majeur42. Au même moment, dans la région parisienne, les usines sont paralysées par des grèves importantes, telles que celle des OS, pour partie étrangers, en 1975, puis celles, longues et mouvementées, de 1983. Quant à l’absentéisme, il reste faible dans le Nord, en raison à la fois de la crise économique et des stratégies de fidélisation mises en œuvre par les entreprises. Les rapports en provenance des différents sites le soulignent, notamment à Douai, Douvrin, Ruitz, et insistent sur la qualité du climat social43. L’absentéisme semble plus important dans le cas de Chausson Carrosserie à Maubeuge, il ne doit rien au personnel nordiste, mais au recrutement récent d’ouvriers maghrébins qui s’absentent en période estivale, lors d’un retour au pays pouvant se prolonger durant plusieurs mois.

Bilan provisoire

30En Nord-Pas-de-Calais, l’objectif initial de l’implantation automobile était aux yeux des pouvoirs publics la reconversion des mineurs du bassin charbonnier et celle des ouvriers sidérurgistes de la vallée de la Sambre. Au vu des statistiques, il ne semble guère avoir été atteint. Les raisons en sont diverses. D’une part, les Houillères n’ont pas souhaité se défaire de leur personnel qualifié, nécessaire à la poursuite de l’exploitation. Parallèlement, les entreprises automobiles ont freiné le recours au personnel minier, en raison des problèmes liés aux maladies professionnelles héritées de l’activité minière. Enfin il faut tenir compte des aspirations des mineurs. Comme dans le Limbourg néerlandais, les besoins de l’industrie automobile en main-d’œuvre ont paradoxalement dépassé les possibilités de recrutement local initialement fixées44.

31L’influence des financements publics sur la localisation des entreprises semble a priori avoir été déterminante. Ces outils ont été suffisamment incitatifs pour entraîner une discrimination positive par rapport d’autres territoires. Mais ils ne sauraient à eux seuls suffire à l’explication. La décision d’implantation n’est qu’un élément dans des stratégies complexes qui concourent à la mise en place des modèles productifs. Le moment où elle est prise correspond à celui d’une course en avant vers des capacités accrues à l’échelle européenne, dans le cadre d’une « économie concertée ». Entre État et entreprises, la « contrainte » est négociée dans une logique « gagnant-gagnant » avant la lettre. Objectifs publics et objectifs privés se combinent. Pour les groupes automobiles qui s’implantent dans les bassins industriels en reconversion, en Europe et singulièrement en France, l’objectif majeur consiste à rechercher une aide publique large permettant de conforter l’assise financière des restructurations en cours et d’obtenir le soutien de l’État, en paraissant répondre à ses desiderata. Dans cette stratégie, les entreprises ont incontestablement réussi. Elles ont obtenu la gouvernance d’une branche, à l’heure de la constitution des « champions nationaux » dans le cadre du Marché Commun. C’est le cas, en France, pour Chausson, au détriment de Brissonneau et Lotz, et pour Renault-Peugeot, contre le groupe Citroën-Michelin-FIAT.

32S’il s’agit de créer un outil industriel adapté aux nouvelles donnes des marchés, des produits et des process, le bilan semble plus délicat à établir. En brouillant la notion de coût du travail, l’aide publique joue le rôle d’anesthésiant pour les entreprises. Elle favorise à court terme la mise en place de surcapacités productives, ce qui aura des retombées lourdement négatives à la fin des années 1970. La décentralisation permet de retarder les investissements en machines-outils, au bénéfice du maintien de systèmes productifs existants à productivité déclinante. Pour la région du Nord, au-delà de la lenteur des débuts, dans le contexte de la crise économique mondiale, ces implantations révèlent leur bien-fondé sur la moyenne durée. La localisation géographique, au cœur du marché européen, a prouvé sa pertinence. Conformément aux vœux formulés dans les années 1960 par les aménageurs régionaux et les géographes lillois, le volontarisme a permis une revanche sur l’histoire. Reste toutefois un élément de fragilité : la dépendance à l’égard de décisions prises en dehors de la région et de stratégies nouvelles de monoproduction (un modèle par site). Ce facteur a révélé ultérieurement les limites des implantations en multipliant les cas d’insuccès et de crises.

33On soulignera un dernier point qui introduit à une thématique d’ensemble propre à l’espace français et européen et qui se rapporte au vaste chantier en cours de l’étude des phénomènes de désindustrialisation : l’implantation de l’automobile, dans le Nord-Pas-de-Calais ainsi qu’en Lorraine, correspond à un vaste transfert d’activités situées dans la banlieue nord et ouest de l’agglomération parisienne, essentiellement dans les départements des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis. Paradoxalement, la conversion, puis la reconversion minière ne peuvent être séparées de la désindustrialisation de la région parisienne et de sa tertiarisation qui constituent l’un des éléments de la crise sociale d’anciens territoires de l’industrie, désormais dépourvus d’activités à fort taux de main-d’œuvre. En voulant résoudre une crise d’emploi, la reconversion a contribué à en nouer d’autres.