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Numérique et transesthétique

 | 
Gérard Leblanc
, 
Sylvie Thouard

II. Les nouveaux territoires du net

Cyber vidéo militante. Esthétiques, usages, pratiques : un état de la question en 2011

Caroline Travassac

Texte intégral

1La puissante expansion de l’internet et la diversification de ses usages confirment sa présence en tant que média devenu indispensable aux mouvements de contestation. On a ainsi pu voir fleurir récemment un grand nombre d’articles relatant le rôle des cybers militants et des réseaux dans les récentes insurrections, iranienne, tunisienne et égyptienne. Leurs pratiques ont été considérées comme un vecteur important de l’organisation de mouvements sociaux et de leur propagation. Facebook et Twitter ont permis la diffusion massive de messages et de cyber vidéos, et l’internet dans sa globalité est devenu un nouvel espace de lutte à occuper par les militants, capable de jouer un rôle important dans l’organisation de la protestation. Néanmoins, il est difficile de rendre compte de l’impact réel des technologies dans ces mouvements. Sachant qu’on peut les utiliser pour surveiller et oppresser aussi facilement que pour contourner, communiquer et lutter, il faut donc rester critique vis-à-vis des différents usages qui en sont faits, et en étudier les différents aspects. Au travers de trois différentes approches des cyber vidéos militantes, celle des techniques, celle des vidéastes et celle des usagers, nous essaierons d’analyser de quelles manières l’utilisation de l’internet dans la réalisation ou la diffusion de vidéos militantes peut susciter des transformations réciproques entre vidéo et militantisme.

2« Cyber vidéo militante » entend des vidéos réalisées et pensées dès le départ pour l’internet, et dans une visée de contestation politique, de contre-information, d’agitation, ou d’accompagnement d’une lutte.

La cybervidéo comme « nouvel » espace révolutionnaire : le discours des techniques

  • 2 Source : Internet World Stats, http://www.internetworldstats.com/stats.htm, Base : 1,966,514,816 ut (...)

3En premier lieu, la technique pour tous désigne aussi l’idéologie de l’accessibilité. Sur l’internet, l’une des « nouveautés » célébrée par les techniques est celle de l’accessibilité. Des termes tels que « cyber démocratie », « pronetariat », construisent un imaginaire autour de l’idée que des connaissances auparavant inaccessibles le sont maintenant pour tout un chacun, et ce de manière totalement libre et gratuite. L’idéologie de l’accès prône ainsi la gratuité et l’ouverture, qui sont tout de suite associées à un progrès. Pourtant cette gratuité n’est souvent qu’une apparence, étant bien souvent financée par la publicité. En outre, l’accès gratuit fait bien volontiers oublier le coût du matériel informatique et des connexions réseaux qui font partie de l’énorme marché économique des TIC (Technologies de l’information et de la communication), et dont ces quelques chiffres illustrent l’ampleur des disparités à l’accès en 2010. La répartition des utilisateurs de l’internet dans le monde par régions mondiales2 serait en effet de : 42 % en Asie, 24,2 % en Europe, 13,5 % en Amérique du Nord, 10,4 % en Amérique latine et Caraïbes, 5,6 % en Afrique, 3,2 % au Moyen Orient, 1,1 % en Océanie et Australie.

4Les inégalités existent aussi à l’intérieur des pays. En France, il peut y avoir d’autres facteurs d’exclusion des réseaux : l’âge, le revenu mensuel du foyer, et le sexe notamment. Il faut donc lire avec retenue les discours portant sur l’accès à tous promus par les nouvelles technologies et ne pas surestimer leurs potentialités révolutionnaires.

5De plus, comment parler d’engagement politique, quand celui-ci ne consiste qu’à cliquer sur un bouton pour rejoindre une cause ou écrire quelques lignes sur un blog ? Ne manque-t-il pas l’essentiel ? L’engagement pratique et physique d’un nombre conséquent d’individus, l’expérimentation de processus d’émancipation et de luttes, la discussion et le débat pour la confrontation des divergences et la construction d’une unité ou d’une stratégie collective ? On ne peut pas affirmer que les commentaires laissés sur les blogs, les listes de discussion ou sur les forums permettent un débat constructif. Le simple fait que certaines conditions techniques existent et sont accessibles n’implique pas nécessairement qu’un plus grand nombre de personnes les utilisera à des fins politiques.

6Le réseau peut être aussi considéré comme forme de création du commun, une autre source d’utopies. Les possibilités nouvelles d’organisation en réseau sur l’internet, accompagneraient les mutations de notre société et les modifications des formes de résistances politiques, permettant une maîtrise de bout en bout des actions militantes. Ce mythe de liberté totale permise par la technique s’appuie sur la suppression des intermédiaires. Le réseau prendrait la forme d’une multitude d’internautes connectés les uns aux autres de manière linéaire, et s’opposerait à toute instance régulatrice.

7Cette manière de considérer le réseau, consiste en quelque sorte à penser que l’agencement technique d’un dispositif permet, par son fonctionnement, de modifier nos pratiques et de contribuer à changer notre société. La technique n’est dans ce cas-là pas considérée comme un outil à disposition des militants, mais comme étant en elle-même porteuse d’une organisation politique révolutionnaire.

  • 3 Michael Hardt, Toni Negri, Multitude, La Découverte, 2004. p. 36.
  • 4 Ibid., p. 7.

8Dans ce sens, l’analyse de ce que Toni Negri et Michael Hardt appellent « l’empire » et « la multitude » paraît particulièrement intéressante. La notion d’empire définit les modifications dans l’organisation des États nations entre eux pour le maintien du pouvoir et de la sécurité face à la mondialisation. Les deux auteurs expliquent que nous sommes dans un état de guerre global mondialisé, qui rend toutes les nations autoritaires et totalitaires, en permanent état d’exception, dans le but du maintien de la sécurité sous couvert de protection des droits de l’homme et de la démocratie. Ils indiquent que l’une des caractéristiques de cette guerre totale et sans fin, est « le passage du paradigme politique de la « défense » à celui de la « sécurité »3 face à la menace terroriste. Dans ce contexte, la démocratie véritable paraît être devenue impossible, et les notions de sécurité intérieure et extérieure des États devenues floues. Mais ce maintien de la sécurité implique aussi un remodèlement : « il existe un autre visage de la mondialisation, qui est celui des multitudes. Il s’agit de l’appropriation de nouvelles formes de coopération et de collaboration, dans la recherche de la découverte d’un « commun » « qui nous permet de communiquer et d’agir ensemble tout en conservant nos différences. On peut donc concevoir la multitude comme un réseau : un réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun »4. Aujourd’hui, la fonction sociale productive fait apparaître un nouveau type d’ouvrier : celui qui travaille devant un ordinateur ou dans une forme de travail immatériel. Mais la multitude ne se limite pas à cette nouvelle figure de l’ouvrier : toutes les formes de travail socialement productives qui produisent en commun ont un potentiel commun de résistance au capital. La multitude serait le seul point de départ possible d’une action politique de transformation et de libération, et son meilleur outil de lutte, les réseaux. En effet, Negri et Hardt expliquent que le « commun » est mobilisé dans la communication entre les luttes locales, et que les révoltes peuvent prendre la forme de cycle de luttes et se propager d’un contexte local à un autre. Ce cycle se développerait sous la forme d’un réseau dans lequel chaque lutte locale et singulière correspond à un point qui communique avec tous les autres sans pour autant passer par un centre de direction, et tout en gardant ses conditions locales.

  • 5 « La multitude, nouveau sujet révolutionnaire », un entretien de Toni Negri et Olivier Doubre, Poli (...)

9Il est très tentant d’appliquer ce concept aux luttes du Web militant. En effet, on y retrouve la multitude, le désir de partager, de communiquer, de coopérer, et de lier les luttes les unes aux autres, à travers le dispositif technique qu’offrent l’internet et ses réseaux communicants. On parle de réseaux de coopération, de collaboration, mais aussi de l’internet libre et d’e-démocratie, remettant en cause nos subjectivités, le partage des tâches, mais aussi la propriété privée. La définition de la multitude pourrait être : l’ennemi de l’empire qui cultive ses différences avec une base commune, ou le refus du commandement et de l’exploitation par le Capital collectif au niveau impérial ce qui engendre la création d’un nouveau sujet révolutionnaire5. Le Web militant est donc plus qu’un outil pour les luttes, il devient l’expérience politique de la multitude.

  • 6 Olivier Blondeau, Devenir media. L’activisme sur internet, entre défection et expérimentation, Édit (...)

10En introduisant les notions d’agrégation et de syndication de contenus, dans lesquelles il voit un véritable potentiel pour les usages militants de l’internet, Olivier Blondeau6 complète la réflexion menée par Toni Negri et Michael Hardt. En effet, pour cet auteur, les pratiques militantes qui sont expérimentées sur le Web se retrouvent ensuite dans la rue, et s’alimentent des pratiques du Web pour s’en servir dans des actions de terrain. La forme du réseau serait alors particulièrement intéressante car permettrait de changer la structure centraliste des organisations politiques classiques vers des organisations qui font la part belle à la transitivité et à la transversalité. Les expériences qui sont menées par les militants sur le dispositif technique servent alors de révélateur des rapports de pouvoir liés aux formes de mobilisation ou d’engagement, et permettent donc de les modifier.

  • 7 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Éditions Amsterdam, Brezje, août (...)

11Cependant cette définition des multitudes pose un problème. Jacques Rancière l’exprime très bien, en opposant les termes de peuple et de multitude, et en les rapprochant des concepts auxquels ils se rattachent. Le peuple renvoie selon lui au nom d’un sujet politique, tandis que la multitude renvoie au sujet de l’action politique qui ne serait marquée par aucune séparation. Le problème des multitudes serait donc leur manque de définition en tant que sujets politiques. En effet, la multitude devient politique quand elle s’organise, face à un désir commun de changement : « Il ne suffit pas décidément de se déplacer en masse entre les continents ou de courir à la vitesse de l’informatique : il y a toujours un point où l’affirmativité est l’affaire de gens qui organisent ensemble une manifestation, un refus. »7

12L’exposition et la critique de ces différentes idéologies véhiculées par la technique, comme le progrès, l’immédiateté, l’accessibilité, le réseau et la multitude, permettent donc de nuancer l’influence « révolutionnaire » que celles-ci peuvent avoir sur nos pratiques militantes. Par ailleurs, le terme de Révolution tel qu’il est employé vis-à-vis des techniques renvoie plus souvent à la portée utopique que l’on peut donner à ces technologies nouvelles. Ceci reflète souvent le désir de voir des technologies nous apporter des solutions simples, alors qu’il s’agit de problèmes politiques complexes. En effet, quand bien même nous admettrions que les conditions techniques de la révolution sont réunies, cette dernière n’adviendra pas sans interventions humaines.

Quelle place pour la vidéo du Web dans les luttes ? Une recherche esthétique et politique.

13Reste encore la question de l’utilité accordée à la vidéo dans les luttes. Autrement dit, qu’est ce qu’une vidéo militante, révolutionnaire ? Quelles sont les tâches de la vidéo dans le cadre de luttes ? Militante, mais pour quoi, dans quelle fonction ? À qui s’adresse-t-on, pour quels objectifs et à quel moment de la lutte ? Le travail de critique qui a été fait par le réalisateur ou le collectif peut-il permettre le même travail chez le spectateur ? À quel spectateur s’adresse-t-on ? Souhaite-t-on élever le niveau de conscience des militants, amplifier le mouvement ? Il peut y avoir plusieurs stratégies qui dépendent des choix politiques établis par les réalisateurs, et qui peuvent aller d’une simple contestation de faits, à l’explication d’une action, d’une recherche de mobilisation pour une pétition dans l’urgence, jusqu’à la proposition d’une analyse plus distancée dans l’objectif de la construction d’un projet de société. Il y a ainsi de nombreux choix politiques qui vont se traduire en tout autant de choix esthétiques, mais aussi par des usages divers.

14Dans cette analyse, seront abordées plusieurs vidéos qui nous permettent d’observer quelques approches différentes : des « vidéos captations », mises en ligne immédiatement au cours de mouvements, des vidéos chantées et bricolées, des vidéos buzz, et des vidéos se réclamant du net-art. Ces réalisations, qu’elles soient collectives ou individuelles, qu’elles utilisent des matériaux déjà existants sur le Web ou qu’elles cherchent à agir sur toutes les étapes de réalisation jusqu’à la diffusion, témoignent toutes d’un désir de se saisir de la vidéo, de passer un message ou une idée, et de tenter de la partager de manière massive. Certaines d’entre-elles questionnent l’esthétique et la politique, remettant parfois en cause le dispositif même de leur diffusion, et les pratiques dominantes de réalisation de films.

15Une des caractéristiques de l’internet dans la diffusion de vidéo militante est qu’il permet de les diffuser immédiatement au cours des luttes. On y trouve de nombreuses vidéos qui consistent en quelque sorte en des captations d’actions, afin de montrer immédiatement ce qui n’est pas vu d’ordinaire. Les possibilités techniques amplifient cet usage des images dans les luttes en permettant une diffusion quasi instantanée des vidéos.

  • 8 De nombreuses vidéos en anglais sont disponibles sur la page Facebook « We are all Khaled Saïd », h (...)
  • 9 Cette vidéo est disponible sur : http://www.facebook.com/video/video.php?v=10150399810420401&oid=12 (...)

16En Tunisie et en Égypte en 2011, de nombreuses vidéos ont été diffusées sur les blogs de militants, et largement relayées par Facebook et Twitter notamment. Ces images souvent violentes ont attisé la révolte, ou du moins ne pouvaient pas laisser indifférent. On a pu voir au fur et à mesure du mouvement des vidéos aussi bien en langue arabe, qu’en anglais, s’adressant aux Égyptiens pour qu’ils rejoignent le mouvement, mais cherchant aussi un soutien à l’étranger8. Personne ne pourra nier, que l’usage de l’internet n’a pas influé les événements qui ont eu lieu en Tunisie et en Égypte. Le gouvernement égyptien en est même arrivé à bloquer complètement les liaisons de l’internet et du téléphone. Ce qui, au lieu d’apaiser le mouvement, a d’ailleurs fait apparaître de nombreux moyens de contournements bricolés. Des vidéos de tutoriels techniques ont fait leur apparition, permettant aux Égyptiens de trouver des moyens de se connecter et de sécuriser leur navigation en filtrant leurs adresses IP et en utilisant des proxys spécifiques. De nombreuses vidéos militantes ont été diffusées au cours du mouvement et le sont aujourd’hui encore. L’une d’elles, The people who died for you to live9, témoigne de la mort de militants égyptiens, en dressant rapidement leurs profils (leur âge, leur profession et leur situation) et en indiquant comment ils ont perdu la vie. La vidéo a été montée en recueillant des témoignages venant de Facebook ou de Twitter. Elle se termine par un fort appel à soutien, en indiquant des pistes d’actions au spectateur dans le générique (rejoindre le groupe Facebook, envoyer des emails, ramener des médicaments à Tahrir, passer des appels téléphoniques, etc.).

17L’« immédiateté » promue par les discours techniques, bien qu’ayant un caractère pratique incontestable au niveau de la réactivité, fait néanmoins question : en effet, quel temps peut-on donner à la réalisation et à la réflexion, quand on doit faire une vidéo « rapidement » ? Cette rapidité attendue dans le traitement des images est ainsi à double tranchant : elle permet de parler des luttes pendant qu’elles se déroulent, mais ne permet aucun recul sur leurs enjeux, et oblige les vidéastes, qui n’y sont d’ailleurs pas forcément préparés, à réaliser des vidéos dans l’urgence, et parfois à prendre de grands risques. Bien que les vidéos diffusées sur l’internet aient joué un rôle dans la révolution des Égyptiens, on ne peut pas oublier que cette révolution a été tout d’abord l’affaire de personnes qui se sont mobilisées depuis des années. Elle est avant tout le résultat de la lutte d’Égyptiens qui se sont mobilisés massivement. Il ne s’agit pas de penser que cette révolution a été permise uniquement par les techniques.

  • 10 Les vidéos de la Parisienne Libérée sont toutes consultables sur le blog de Fleur, http://www.lapar (...)
  • 11 Cf. l’interview de la Parisienne Liberée par la Télé libre consultable en ligne sur http://lateleli (...)

18Si ces vidéos donnent le primat à l’action politique, d’autres peuvent aborder différemment l’articulation entre esthétique et politique. Les vidéos de la Parisienne Libérée10 sont définies par Fleur, leur créatrice, comme des réponses au spectacle politique des médias. Elle souligne en effet une certaine théâtralité ou musicalité dans le traitement des actualités de la Une des journaux. Fleur souhaite souvent y réagir, elle a donc créé un espace critique sur son blog, par la diffusion de vidéos clips. Sa démarche consiste à sélectionner les articles qui documentent les thèmes sur lesquels elle veut réagir. Puis elle écrit un texte à partir de ces matériaux qu’elle traduit en vidéos chantées et mimées. Elle parle d’un engagement artistique qui traite de questions politiques et sociales11. Art et politique s’articulent donc dans ses créations, mais en donnant le primat à la création artistique sur la politique. Dans ses premières vidéos, le dispositif est plutôt simple : un drap noir, un logo reprenant celui du Parisien, « La Parisienne libérée » ; et Fleur se mettant elle-même en scène chantant dans son appartement de 9 m2. Dans un clip réalisé par la suite, elle s’intéresse au thème de la surveillance numérique et réagit au projet de loi LOPPSI (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure). Elle y adopte un vocabulaire et une esthétique empruntés à ce qu’on peut appeler la culture geek : une voix de cyborg et une écriture avec des balises de codes lorsqu’elle parle pour le mouchard, et l’utilisation massive de termes techniques qui sont utilisés pour le « piratage » de vidéos ou de musiques (torrent, wifi, mégauplodant, IP, mp3, etc.). Par ailleurs, on voit dans le clip un ordinateur portable et des circuits électroniques, le mouchard est représenté par une souris, et Fleur elle-même a une apparence qui se rapproche de celle d’un cyborg. La réalisation procède toujours du bricolage, mais le traitement des images et de la voix paraît de plus en plus traité numériquement : retouche d’images et de la voix en postproduction et techniques d’animations numériques.

Ultime Hyper Totale Gauche

Ultime Hyper Totale Gauche

19Il est difficile de savoir si la critique de la Parisienne Libérée porte sur le « technicisme » ou si elle en est la victime. Quoi qu’il en soit on s’aperçoit d’un véritable croisement entre culture numérique et vidéo militante. Ce clip renvoie vers une partie de ses sources documentaires, dans lesquelles figure d’ailleurs un lien vers le collectif militant pour les libertés numériques : « La quadrature du net ».

L’espion de LOPPSI

L’espion de LOPPSI
  • 12 Marly-Gomont ou la déconvention, vidéo disponible sur : http://www.YouTube.com/watch?v=6GjoV5LfXLQ, (...)

20Certains collectifs qui traitent de thèmes militants sur le Web et des techniciens du Web vont se croiser, parfois collaborer. On observe un mélange aussi bien dans le partage des compétences que dans celui des matériaux. Des vidéos mêlent ainsi très bien clip musical et discours militants par exemple. D’autres s’inspirent mutuellement, cherchent à utiliser des vidéos préexistantes, ou bien la notoriété déjà acquise par un document pour en bénéficier à leur tour en l’utilisant. C’est tout à fait le cas pour Marly-Gomont ou la déconvention12, clip musical militant des internes en médecine d’Amiens en grève en 2007. Dans cette vidéo pleine d’humour, quelques internes investissent le petit village de Marly-Gomont qui ne comporte que deux médecins et expliquent de manière didactique l’intérêt d’un regroupement en maisons médicales en zones rurales. Pour informer sur les raisons de leurs grèves, et rendre audibles leurs arguments auprès de l’opinion publique, les internes d’Amiens se sont approprié une vidéo qui avait déjà fait un buzz : Marly-Gomont de Kamini. Profitant du succès qu’avait eu ce clip sur le Web, les internes d’Amiens ont eux aussi pu obtenir une certaine visibilité, et ont trouvé dans la parodie un moyen astucieux de véhiculer leurs arguments. Ils ont pu réaliser leur clip dans un délai assez court et sans beaucoup de connaissances techniques.

21Qu’en est-il du spectateur consommateur ? Reste à savoir comment les internautes utilisent ou s’approprient ces vidéos, quels en sont leurs usages et s’il existe ou non des transformations réciproques entre vidéastes et militants. Sur l’internet, la position du spectateur est de nouveau remise en cause : pour certains, l’écran rendrait passif, isolé, nous plongeant dans un néant d’informations. Pour d’autres, l’internet permettrait au spectateur de devenir co-auteur, créateur de ses programmes. Certains y verront une manière de créer collectivement, de donner l’opportunité à tous de devenir vidéaste, d’informer ou de communiquer. Dans ce cas-là, comment considère-t-on le spectateur, et de quelle manière souhaite-t-on le rendre actif ? Car l’usage immédiat de ces dispositifs, l’action peut se limiter à quelques clics. Il n’y a pas de rupture entre les dispositifs précédents comme le cinéma ou la télévision. Au lieu de sélectionner par un clic une vidéo, on sélectionne un film au cinéma, ou une chaîne en zappant sur sa télécommande. En revanche une rupture existe par contre dans la manière dont les producteurs de contenus vont percevoir l’action du spectateur. En effet, sur l’internet, les médias traditionnels tirent profit du coauthering dans un but de marketing. Le spectateur « actif » est alors considéré comme faisant partie d’un panel composé de « fans » qui vont être encouragés à s’impliquer dans une série par exemple : produire des épisodes amateurs, créer un univers parallèle en ligne, donner son avis sur les suites possibles, les acteurs… De cette manière, le producteur cherche l’implication du spectateur afin d’augmenter la jouissance de celui-ci vis-à-vis du produit. L’internaute est ainsi assigné à des rôles contribuant au test du succès d’un produit, au marketing viral, mais aussi comme étant une réserve de créativité bon marché.

  • 13 Comme l’a dit René Vautier, lors d’une intervention aux journées d’études : « René Vautier, le ciné (...)

22On construit alors plus des profils de consommateurs que de militants. Circuler sur l’internet, c’est-à-dire consulter une page, remplir un questionnaire, effectuer une recherche, suffit à laisser des traces de son passage sur tous ces espaces afin de construire un double virtuel qui représente un profil type et l’intégrera dans des communautés de consommateurs. Et ce afin de proposer des publicités adaptées aux attentes qu’ils sont susceptibles d’avoir. De plus, le temps passé devant l’écran de son ordinateur comporte en quelque sorte une part de temps perdu. Les techniques évoluent sans cesse, et les militants croulent sous les diverses listes de diffusion, d’information, flux RSS et podcasts. Le temps passé sur Facebook, à lire tous ses mails, à chercher de nouvelles sources d’informations, de nouvelles techniques pour contourner les restrictions d’accès aux différents contenus, n’est pas complètement inutile : il y a bien sûr une utilité à s’informer par soi-même ou par ses réseaux pour lutter contre la désinformation et la manipulation des médias. Faire croire qu’il n’y a pas de travail à faire pour s’informer est un danger13. Mais ce temps passé devant nos écrans, c’est autant de temps qui n’est pas consacré aux confrontations d’opinions, aux rencontres. En extrapolant, le temps consacré à ces techniques empêche l’engagement politique, lui aussi très prenant.

  • 14 Le Critical Art Ensemble est un collectif théorique qui rassemble 5 artistes américains, dont les t (...)
  • 15 Critical Art Ensemble, La résistance électronique et autres idées impopulaires, L’éclat, Paris, 199 (...)
  • 16 Ibid., p. 204-205.

23Le Critical Art Ensemble14 évoque « la Technologie de l’Inutile ». Ils expliquent en effet que la technologie fait l’enjeu d’un débat sur son utilité potentielle dans le développement de la société et des relations sociales, dont deux points de vue opposés se dégagent. Le premier est celui qui vante le progrès apporté par ces techniques, qui devrait alléger la charge de travail et permettre aux travailleurs humains de gagner du « temps de vie ». Le second point de vue, à l’inverse, diabolise les technologies en indiquant que celles-ci ne serviraient « qu’à accroître la complexité de la division du travail (la société), laquelle, en retour, priverait les gens de toutes les institutions qui fondent la communauté humaine (la famille, l’amitié, l’espace public, etc.) »15. Mais il existerait un troisième point de vue moins connu, qui est celui de « l’inutile » : « la finalité du progrès technologique ne serait peut-être ni l’apocalypse, ni l’utopie, mais tout simplement l’inutilité. Dans ce cas, la technologie pure ne serait pas l’agent actif qui profite à, ou qui détruit l’humanité : elle ne pourrait pas l’être puisqu’elle n’aurait aucune fonction. »16

24Avec les avancées technologiques, les machines accompagnent de plus en plus notre quotidien : ordinateurs portables, téléphones portables, jeux pervasifs (qui mélangent l’univers du jeu et le quotidien), biotechnologie et cybernétique, réalités virtuelles et augmentées, etc. Il est vrai que dans le flot d’objets technologiques qui nous entourent, une grande partie des usages qu’ils proposent n’est pas d’une utilité « vitale ». Sa fonction est divertissante et occupationnelle.

  • 17 Cf. le site sur l’internet d’Annie Abrahams sur lequel on peut retrouver des sons et vidéos de l’op (...)

25Mais si certaines technologies ne « servent à rien », comme le développe le CAE, la relation que l’on développe avec les médias peut véhiculer certaines idéologies. Ce sont des aspects des techniques qui sont souvent questionnés dans les œuvres du net-art notamment. Il existe en effet un certain nombre d’œuvres qui jouent sur nos rapports aux techniques et qui expérimentent des formes de création collaboratives en réseaux sociaux. Une de ces œuvres intéressantes est l’Opéra internnettika – Protection et Sécurité17, d’Annie Abrahams et Igor Stromajer, qui interroge les notions d’œuvre publique et d’intimité. Opéra internettika – Protection et Sécurité, propose une réflexion sur notre relation aux medias et sur la solitude dans l’usage de l’internet, mais aussi sur son instrumentalisation politique à travers un questionnement sur la notion de la peur. « C’est quoi la peur ? Pourquoi avoir peur ? De quoi, de qui avoir peur ? D’où vient cette peur ? » sont les questions qui ont été posées aux internautes via le site http://bram.org/​peur/​fear/​indexfr.htm et dont les réponses ont constitué l’une des trois sources utilisées pour créer le livret de l’opéra. Les deux autres sources sont le code HTML du site Web des services secrets français, et les textes provenant d’un moteur de recherche sur l’internet. Trois personnages interprètent ces livrets pour l’opéra : Annie Abrahams prend le rôle de « Mère courage » et utilise le texte sur la peur crée par les internautes, Igor Stromajer prend le rôle de « Big brother » en utilisant le texte provenant d’un moteur de recherche ; et une chanteuse d’opéra interprète « l’Agent secret » en chantant le code html du site des renseignements français. L’opéra est découpé en quatre parties de dix minutes chacune environ : « Big brother », « Agent secret », « Total », et « Mutter Courage ». Des vidéos et des sons provenant du Web ont aussi été utilisés dans la création de l’opéra.

26Il s’agit d’une œuvre qu’on peut considérer comme étant à la fois politique et poétique, qui cherche de nouvelles formes d’écritures en utilisant les ressources de l’internet conjointement à la forme classique de l’opéra, pour en faire une œuvre qui existe sur l’internet et dans le réel. L’utilisation de l’opéra est justifiée par le fait qu’il s’agit d’une « forme d’art très codée où se manifeste en général beaucoup de passion » et qui sert de cadre de recherche sur l’internet en tant qu’« espace public de solitude et de communication intime ». Ce thème est propre à Annie Abrahams qui travaille sur le sujet des relations interpersonnelles dans un monde de plus en plus médiatisé :

  • 18 Bertrand Gauguet, « Behing human, Entretien avec Annie Abrahams », Archée cyber mensuel, mai 2000, (...)

27« C’est en jouant du flou des délimitations entre art et non-art, que l’artiste française Annie Abrahams explore les nouveaux territoires identitaires et relationnels qui s’établissent sur les réseaux. S’apparentant à une sorte de zone en suspens, le Web demeure pour l’artiste un espace équivoque dans lequel un certain nombre de valeurs communément admises se trouvent remises en cause. »18

28Les termes « protection » et « sécurité » font ainsi référence à la fois aux dérives sécuritaires de l’internet, mais aussi à sa potentialité d’outil de communication de masse, participant à la médiatisation de la peur et à la mise en place de dispositifs de contrôle. On peut ainsi voir dans les vidéos de l’opéra en ligne des textes et des images faisant référence à une instrumentalisation de la peur, alors que l’œuvre a été créé en 2006 en période électorale, peu après les émeutes des banlieues de 2005. Il s’agit donc d’une œuvre qui cherche à questionner aussi bien le dispositif qu’elle utilise, que les sujets qu’elle aborde, tout en donnant son approche et son point de vue pour amener les spectateurs à mener leur propre réflexion sur ces sujets. Le support change de cette manière la façon d’écrire l’œuvre, un opéra en l’occurrence, avec l’utilisation de l’internet qui est immédiatement lié à l’idée de communauté. Mais bien qu’il puisse être pour un artiste une « zone en suspens » ou un espace à occuper, on peut se demander dans quelle mesure cette occupation peut jouer un rôle dans une perspective politique, si elle reste indépendante de tout mouvement, de toute organisation ou idée politique. Bien que l’internet devienne dans ce cas-là une sorte de lieu autonome de réflexion, d’expérimentation voire de transformation de nos usages de la technique, comment dépasser le seul spectacle de ces expérimentations pour leur donner un rôle dans la vie réelle ?

29Annie Abrahams nous incite ainsi à la réflexion quant aux interactions que peuvent avoir certains dispositifs techniques avec notre vie quotidienne. En effet, quand on parle de technique, on parle souvent d’interface reliant l’homme à la machine qui va faire le pont entre l’utilisateur quelconque et la programmation informatique relevant du professionnel ou du technicien qui a fabriqué cette machine, la lui rendant ainsi accessible. Néanmoins on parle aussi de l’aspect performatif des dispositifs, c’est-à-dire que ces différentes potentialités sont programmées par avance dans le dispositif et qu’en plus de fausse liberté, on peut parler d’espaces transitionnels, d’environnements bienveillants, d’espaces de liberté et d’action qui n’offrent en fait qu’une seule possibilité de relations avec le réel.

30Ces perspectives nous permettent d’interroger plusieurs caractéristiques du changement que peut apporter l’évolution des techniques et dispositifs sur notre quotidien. Prenons l’exemple des réseaux sociaux qui fonctionnent sur ce principe d’utilisation d’un usage de l’internet. L’un des usages qui me parait le plus évident est celui de la construction de sa propre identité. En effet, en s’entourant de réseaux d’« amis », on peut construire un contexte bienveillant dans lequel on partage tous plus ou moins des intérêts similaires. On ne prend donc pas beaucoup de risques en exposant ses activités et ses désirs. Les réseaux sociaux forment ainsi une sorte de cocon dans lequel les internautes se sentent en sécurité, avec la possibilité d’avoir en même temps leur cercle de connaissances toujours à portée, et le contrôle de ce qu’ils vont montrer d’eux-mêmes. On peut aussi remarquer que l’usage de ces réseaux nous oblige à accepter un certain nombre de caractéristiques de leur fonctionnement dans nos relations avec nos « amis virtuels ».

  • 19 Southpark, You have 0 friends, vidéo disponible sur http://www.south-park.me/you-have-0-friend-s14e (...)

31L’épisode de la série South Park, « You have 0 friends »19 montre cette « dictature » en parlant des réseaux sociaux. On y voit le petit Stan qui durant tout l’épisode va se battre contre ces usages des réseaux que ses amis, sa famille, sa petite amie, puis le programme lui-même vont essayer de lui imposer. Ses amis lui créent tout d’abord contre sa volonté un compte Facebook afin d’être connectés virtuellement avec lui. Puis son père et sa petite amie découvrent l’existence de ce compte et se vexent de ne pas exister dans sa vie virtuelle. Cette suite d’« incidents » va mener petit à petit cet usager forcé à devoir s’impliquer de plus en plus jusqu’à être obligé de « poker » sa grand-mère, d’ajouter tous ses amis ainsi que ceux de sa petite amie ; et de se faire finalement aspirer par le programme. Les différents contacts virtuels de Stan sont par la suite représentés dans la réalité virtuelle uniquement par les modifications que le programme leur impose : ils deviennent des avatars cherchant à multiplier leurs relations de manières quantitatives au détriment d’engagements qualitatifs, « réduits à de simples marchandises sur un compte », qui construisent leur amitié par la seule communication de faits banals de leur vie quotidienne (« j’ai mangé des côtes de porc pour dîner et de la délicieuse compote ! », « Randy Marsch est au travail. C’est chiant ! », « Susan92 a des photos de Stan déguisé en lapin ») et dont les interactions réciproques se limitent à « j’aime » ou « ignorer ». Cette série humoristique attire notre attention sur la pression qu’exercent ces dispositifs que l’on se doit de posséder pour « exister » socialement. Et qui peuvent orienter nos relations réelles (amicales, amoureuses ou professionnelles), voire les modifier. On ne manque malheureusement pas d’exemples de personnes licenciées ou de couples séparés à cause de Facebook.

  • 20 Cf. Alain Badiou, avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Éditions Café Voltaire Flammarion, 2009.
  • 21 « C’est un peu le même monde, tout ça. La guerre « zéro mort », l’amour « zéro risque », pas de has (...)
  • 22 Alain Badiou, séminaire « Pour aujourd’hui Platon II », séance du 14 avril 2010 à l’École normale s (...)

32Alain Badiou parle d’usages sécuritaires des relations20 et fait une analogie intéressante entre la propagande de l’armée américaine pour la guerre « zéro mort », et l’amour « zéro risque », en indiquant les menaces que ces usages opèrent sur les relations21. En effet, il considère l’amour, l’art et la politique comme étant des procédures de vérité22. L’amour en est une condition sensible dans le sens où pour être capable d’accueillir un événement, cela requiert d’être capable de s’abandonner au transfert amoureux. L’amour enseigne l’ouverture à l’autre, et son exceptionnalité. On peut donc voir dans l’expérience de l’amour un abandon qui permet d’être capable de s’ouvrir à la vérité de sa construction, mais pour cela il faut accepter le risque et l’aventure de la relation. On peut prolonger cette analyse sur « l’amour sécuritaire » au militantisme sur l’internet : dans l’expérience politique on peut se contenter d’un militantisme au travers de son écran, d’un apprentissage « immédiat » et sécuritaire des luttes. Plutôt que de se confronter à la véritable expérience politique, laquelle s’établit dans un apprentissage plus lent, plus difficile et plus risqué : celui des expériences d’un véritable travail quotidien.

  • 23 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, op. cit., p. 469.
  • 24 Ibid., p. 368.

33Et l’on discutera des effets politiques de ce militantisme. Jacques Rancière a lui aussi porté une large réflexion sur l’articulation entre arts, philosophie et politique. « Aujourd’hui nous sommes dans une situation paradoxale. Il y a un déficit de subjectivation politique et, de ce fait, une tentation de penser les pratiques artistiques comme des formes substitutives. Dans les années 1960, s’est créée une forme de circulation entre les pratiques de la performance artistique et celles de l’action politique. Les arts, aujourd’hui, essaient souvent de vivre de cet héritage, mais dans un contexte où s’affirme la défection des grands systèmes d’explication et des mots d’ordre fédérateurs. On associe rétrospectivement aux provocations artistiques une capacité politique en oubliant souvent que c’est l’existence des mouvements politiques qui leur donnait leur visibilité et les codes de leur interprétation. »23 Jacques Rancière soulève ici deux points essentiels : premièrement que ce sont le plus souvent les militants qui vont s’intéresser aux arts militants et y être réceptif ; mais deuxièmement que l’utilisation de la vidéo dans une stratégie d’élargissement n’est donc pas nécessairement appropriée, si cette vidéo n’est pas montrée dans un cadre politique. C’est-à-dire que diffuser une vidéo et la « lâcher » dans les réseaux ne va pas forcément être d’une grande utilité si on ne l’accompagne pas de diffusions militantes, dans la rue, dans des lieux de projections, accompagnées d’explications sur le contexte. L’efficacité des vidéos militantes est tenue à ce que la pratique politique va construire autour. « C’est à la politique de se saisir des formes de refiguration produites par les arts pour ses propres constructions. Il faut cesser de penser le rapport en sens inverse. »24 Cependant les rapports entre arts et politique entretiennent des échanges qui pourraient leur permettre de se transformer mutuellement. Par exemple, si une vidéo porte un regard sur une lutte et en propose un bilan, il s’agit ensuite aux militants de se saisir de ce bilan pour éventuellement modifier leurs pratiques. De même un vidéaste peut être influencé par ses pratiques politiques dans la réalisation de ses vidéos, en se mettant au service d’un collectif par exemple.

  • 25 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Le Seuil, 1998, p. 11.

34Des vidéos au potentiel militant existent sur l’internet, mais peut-on dire que les militants s’en saisissent ? Il s’agit encore de reposer la question de ce qu’on peut attendre des effets politiques d’une vidéo sur l’internet. Pour Alain Badiou, « l’essence bonne de l’art se livre non dans l’œuvre d’art mais dans ses effets publics. »25 En effet, il peut y avoir un intérêt politique dans la réalisation de la vidéo en elle-même, mais il y a une importance cruciale dans la fonction de cette vidéo : quelle place assigne-t-on au spectateur ? Cherche-t-on à l’instruire, à le choquer, le frustrer pour le pousser à l’action ? Présuppose-t-on l’égalité avec lui ?

35Comment alors, se saisir politiquement de ces œuvres et vidéos au potentiel militant qui existent sur l’internet ? La réponse est peut-être dans l’utilisation à en avoir : pourquoi ne pas les considérer elles-mêmes comme des matériaux et les utiliser dans des projections, des représentations dans un cadre militant ? Quelle possibilité donne-t-on au spectateur pour discuter, proposer, agir eu égard aux effets que cette vidéo aura eus potentiellement sur lui ?

 

36Et il en va du lieu politique également. De quelle manière peut-on accorder à une vidéo la capacité de modifier nos subjectivités ou nos pratiques ? La tâche assignée à l’œuvre par le philosophe est de redéfinir une expérience sensorielle, et un espace commun. D’ouvrir à l’idée d’expériences autres, d’un partage du sensible différent, par le biais d’un art qui construirait son propre lieu, avec sa propre temporalité, ses propres règles. L’œuvre, et plus précisément l’œuvre sur l’internet, peut-elle permettre de créer un lieu politique comme l’entend Badiou, c’est-à-dire un lieu de rencontre militant où se crée du collectif dans une idée ou une orientation politique ?

37On peut opposer ainsi le caractère immédiat de l’internet au détour nécessaire à l’idée et à la pensée, la considération des internautes en profil de consommateurs opposée à la présupposition d’égalité, la vision sécuritaire du Web opposée à celle de l’engagement et de la prise de risque, et enfin la forme en réseau des multitudes opposée à la réception collective. Ces discours peuvent alors être vus comme empêchant la possibilité d’existence d’un lieu politique.

38Il semblerait en effet que l’internet ne permette pas réellement de rencontre avec des idées, ou bien que ces rencontres restent orphelines de la politique. Une piste de réflexion sur ce manque d’interaction réside dans le manque de réception collective. Bien qu’il existe des bars et des collectifs, associations ou festivals qui diffusent des vidéos provenant du Web, il n’existe pas de réseau de diffusion construit et organisé, et ces pratiques restent minoritaires ou méconnues, bien qu’elles tendent à se développer.

  • 26 « Une vidéo qui se bat sur deux fronts », comme le dit Jean-Luc Godard dans le Manifeste El Fatah. (...)

39Il s’agit donc de penser la vidéo comme un lieu politique qui doit se prolonger dans le réel, qui doit aller à la rencontre de spectateurs, et instaurer une temporalité politique concrète. Il faut en effet occuper l’internet et en faire un lieu politique, mais cela ne peut se faire sans un accompagnement réel, sans des actions de terrain. Proposer une vidéo qui se bat sur les deux fronts26 pourrait permettre des transformations réciproques artistiques et politiques. L’internet est un formidable outil de mise en réseau des personnes, des collectifs, des compétences et des connaissances. Cependant, mise en relation implique que la relation reste à construire. Établir une ligne politique, créer du commun, ne peut se faire uniquement par l’expérimentation virtuelle des multitudes. Les multitudes prennent de l’importance à partir du moment où elles construisent un but ou des buts communs. L’outil technique peut donc, si on est conscient de son fonctionnement, améliorer nos pratiques ou diversifier nos champs d’actions, mais n’est en aucun cas voué à les remplacer ou à apporter une solution « clé en main ». Tout dépend de ce qu’on fait de cet outil dans le cadre d’une recherche à la fois esthétique et politique.

Notes

2 Source : Internet World Stats, http://www.internetworldstats.com/stats.htm, Base : 1,966,514,816 utilisateurs d’internet au 30 juin 2010. Consulté en juin 2011.

3 Michael Hardt, Toni Negri, Multitude, La Découverte, 2004. p. 36.

4 Ibid., p. 7.

5 « La multitude, nouveau sujet révolutionnaire », un entretien de Toni Negri et Olivier Doubre, Politis, No 822 et 823, publié en ligne le vendredi 29 octobre 2004 par Toni Negri, consulté en mars 2011 sur : http://multitudes.samizdat.net/La-multitude-nouveausujet. Dans cet entretien, Toni Negri indique « Cet ennemi de l’Empire, que nous avons appelé « multitude », est un ennemi qui, sur tous les terrains, cultive ses différences. Or, ces différences ont une base commune, qui est d’abord le refus du commandement et de l’exploitation par le capital collectif au niveau impérial ».

6 Olivier Blondeau, Devenir media. L’activisme sur internet, entre défection et expérimentation, Éditions Amsterdam, 2007, Paris, p. 360.

7 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Éditions Amsterdam, Brezje, août 2009, p. 296. Cf. également la vidéo sur Daily Motion de l’intervention de Jacques Rancière au Colloque « Puissances du Communisme », organisé par la Société Louise Michel les 22-23 janvier 2010, lors de la table ronde « Des communistes sans communisme ? », une intervention dans laquelle il prolonge cette critique des multitudes. Il explique tous les apports que peut nous procurer l’internet, comme par exemple la possibilité d’accéder à une masse d’informations, d’images ; cependant, et malgré son organisation en réseau, tout ce qui nous est offert par internet nous est offert en tant qu’individus privés, et reste donc à l’intérieur de ce qu’on peut appeler la privatisation capitaliste du commun. Ce qui fait que d’une certaine manière, ce qui est nommé comme une sorte de communisme objectif déjà là au sein du réseau est toujours un communisme ou une forme de commun privatisé.

8 De nombreuses vidéos en anglais sont disponibles sur la page Facebook « We are all Khaled Saïd », http://www.facebook.com/home.php#!/elshaheeed.co.uk, consulté le 07 février 2011.

9 Cette vidéo est disponible sur : http://www.facebook.com/video/video.php?v=10150399810420401&oid=126970450705232, consulté le 6 mars 2011.

10 Les vidéos de la Parisienne Libérée sont toutes consultables sur le blog de Fleur, http://www.laparisienneliberee.com/, consulté le 11 février 2011.

11 Cf. l’interview de la Parisienne Liberée par la Télé libre consultable en ligne sur http://latelelibre.fr/inde x.php/2009/07/la-face-cachee-de-la-parisienne-liberee/, consulté en juin 2010.

12 Marly-Gomont ou la déconvention, vidéo disponible sur : http://www.YouTube.com/watch?v=6GjoV5LfXLQ, consulté le 11 février 2011.

13 Comme l’a dit René Vautier, lors d’une intervention aux journées d’études : « René Vautier, le cinéma de haute lutte », les 3 et 4 septembre 2009 à l’INHA, Paris.

14 Le Critical Art Ensemble est un collectif théorique qui rassemble 5 artistes américains, dont les travaux croisent théorie critique, art, technologie et activisme politique.

15 Critical Art Ensemble, La résistance électronique et autres idées impopulaires, L’éclat, Paris, 1997, p. 202.

16 Ibid., p. 204-205.

17 Cf. le site sur l’internet d’Annie Abrahams sur lequel on peut retrouver des sons et vidéos de l’opéra : http://bram.org/info/oips/index.htm, consulté en juin 2010.

18 Bertrand Gauguet, « Behing human, Entretien avec Annie Abrahams », Archée cyber mensuel, mai 2000, disponible en ligne sur http://archee.qc.ca/ar.php?page=imp&no=116, consulté le 6 mars 2011.

19 Southpark, You have 0 friends, vidéo disponible sur http://www.south-park.me/you-have-0-friend-s14e04-vost-fr/, consulté le 11 février 2011.

20 Cf. Alain Badiou, avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Éditions Café Voltaire Flammarion, 2009.

21 « C’est un peu le même monde, tout ça. La guerre « zéro mort », l’amour « zéro risque », pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d’une propagande générale, une première menace sur l’amour, que j’appellerais la menace sécuritaire. Après tout, ce n’est pas loin d’être un mariage arrangé. Il ne l’est pas au nom de l’ordre familial par des parents despotiques, mais au nom du sécuritaire personnel, par un arrangement préalable qui évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle, au nom de la catégorie fondamentale de l’absence de risques. Et puis, la deuxième menace qui pèse sur l’amour, c’est de lui dénier toute importance. La contrepartie de cette menace sécuritaire consiste à dire que l’amour n’est qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance. Il s’agit ainsi d’éviter toute épreuve immédiate, toute expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé. » Ibid., p. 15-16.

22 Alain Badiou, séminaire « Pour aujourd’hui Platon II », séance du 14 avril 2010 à l’École normale supérieure Ulm, Paris.

23 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, op. cit., p. 469.

24 Ibid., p. 368.

25 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Le Seuil, 1998, p. 11.

26 « Une vidéo qui se bat sur deux fronts », comme le dit Jean-Luc Godard dans le Manifeste El Fatah. Cf. David Faroult, Du vertovisme du groupe Dziga Vertov. À propos d’un manifeste méconnu et d’un film inachevé (Jusqu’à la victoire), in Jean-Luc Godard documents, Centre Pompidou, 2006, p. 134-138. Suivi du Manifeste El Fatah, p. 138-140.

Table des illustrations

Titre Ultime Hyper Totale Gauche
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Titre L’espion de LOPPSI
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Auteur

Chargée de communication multimédia, Conseil général du Val-de-Marne. Elle est diplômée en 2010 d’un Master « Arts » de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, son mémoire de recherche traitait de la « Cybervidéo militante ».

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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