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L’unification allemande et ses conséquences pour l'Europe, 20 ans après

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Stephan Martens

II. Les perceptions américaines, britanniques et russes

Fin de la Guerre froide ou début d’un nouvel ordre international ? L’administration Bush et l’unification allemande

Nicolas Vaicbourdt

Texte intégral

1Vingt années après la réunification allemande, alors que la mémoire de la Guerre froide, de ses conflits et de la menace de l’apocalypse nucléaire s’est estompée, le processus pacifique de la réunification de l’Allemagne et l’engrenage des événements qui y a conduit est désormais objet d’études scientifiques qui permettent de relever le caractère exceptionnel de l’ultime épisode de cette guerre – loin de toutes les catastrophes et les drames pourtant tant redoutés et popularisés pendant des années. S’il est désormais impossible de prétendre que les États-Unis ont été les auteurs de la fin de la Guerre froide, il n’en demeure pas moins que ceux-ci ont joué un rôle fondamental dans le processus. Et le scénario qui s’est déroulé est bien conforme à la volonté de l’équipe du président George Bush qui, tout en subissant le rythme des événements, a su imposer sa ligne directrice et sa vision du système international en s’appuyant sur une démarche diplomatique cohérente avec cette vision.

2Certes, G. Bush, comme il l’a lui-même admis, ne fut pas un homme de vision et de grands projets, à l’inverse de ses prédécesseurs Woodrow Wilson ou Franklin D. Roosevelt, eux aussi acteurs de sortie de conflits. Il n’en fut que l’héritier ou le légataire. Son rôle a consisté à rendre compatible le double objectif de la réunification allemande et de la prise en compte des impératifs de l’équilibre international existant. Il s’agissait de ne pas déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev dont la coopération et le crédit étaient indispensables, dans un contexte qui demeurait celui de la Guerre froide, et de garantir la sécurité en Europe, en maintenant la politique d’ancrage de l’Allemagne à la fois dans l’OTAN et l’Union européenne (UE) qui avaient été le terreau de la renaissance de la République fédérale d’Allemagne (RFA) dans un climat pacifié. Dans cette perspective, l’insistance des acteurs européens – relayés par les États-Unis – sur les garanties à donner par l’Allemagne à l’intangibilité des frontières est symbolique du maintien d’une défiance « historique » à l’encontre de la puissance allemande.

3Contrairement au président Ronald Reagan, G. Bush a joué un rôle essentiel dans les événements de 1989/91 en imposant la question allemande, au cœur de la division de l’Europe, comme curseur des relations Est-Ouest. Après la chute du Mur de Berlin, l’enjeu n’était pas tant de savoir si l’Allemagne pourrait être réunifiée, ni même quand, mais bien plutôt quelles seraient les modalités de cette réunification. Le processus même indiquerait la nature de l’évolution des relations entre l’Union soviétique (URSS), qui détenait la clé du règlement, et l’Alliance atlantique. Ainsi, les négociations sur le désarmement nucléaires seraient elles-mêmes indexées sur la question allemande. Mais pour le président Bush, les conditions de la réunification allemande étaient appelées à être un test de première importance sur l’ampleur du leadership américain au sein de l’Alliance atlantique et sur sa capacité à construire un ordre stable en Europe au lendemain de la Guerre froide. Le règlement de la question allemande n’était pas seulement un enjeu de sortie de Guerre froide, mais aussi un enjeu pour la pérennité d’une politique américaine en Europe qui avait préexistée au début même de la confrontation entre les deux blocs.

La réorientation de la diplomatie américaine : l’Europe au cœur de la « doctrine Bush »

4Alors que personne ne doutait de la continuité en termes de politique étrangère entre R. Reagan et son successeur, dès son élection, G. Bush fit comprendre que sa propre administration allait procéder à une réévaluation de la diplomatie de son prédécesseur. De fait, les grilles de lecture du nouveau président et de son conseiller à la sécurité nationale, Brent Scowcroft, étaient façonnées par les canons d’une stricte orthodoxie de la guerre froide. Certes, l’évolution du Kremlin sous M. Gorbatchev était indéniable, mais elle éveillait davantage un intérêt prudent, teinté de scepticisme, qu’une réelle adhésion de son équipe.

  • 2 « Secretary of State James Baker’s Confirmation Hearing », 17.01.1989, Department of State Bulleti (...)

5Certains, à l’instar de B. Scowcroft ou du secrétaire à la Défense, Dick Cheney, s’interrogeaient ouvertement sur les réelles intentions du président de l’URSS. Le but des Soviétiques n’était-il pas plutôt de profiter d’une atmosphère de détente pour moderniser l’URSS et lui permettre de redevenir compétitive dans la confrontation avec les Occidentaux ? Cette appréhension était renforcée par une analyse répandue selon laquelle M. Gorbatchev avait davantage « promis qu’agi », comme le souligna James Baker, le nouveau secrétaire d’État, rappelant lors de son audition devant la Commission du Congrès, le 17 janvier 1989, que la menace qui pesait sur le pays n’avait en rien diminuée2. Certains analystes redoutaient que les États-Unis n’aient baissé la garde en s’engageant auprès de M. Gorbatchev sans envisager le scénario – vraisemblable – d’une éviction de ce dirigeant par la branche conservatrice du parti communiste. Enfin, la nouvelle équipe redoutait une démobilisation de l’Occident – tout particulièrement d’une Europe fascinée par le dirigeant soviétique et la perestroïka. Comme dans les années 1950, la peur des diplomates américains était que l’offensive de paix de M. Gorbatchev ne vise qu’à miner la cohésion de l’Alliance atlantique.

  • 3 Cf. Christopher Maynard, Out Of The Shadow : George H. W. Bush and the End of the Cold War, Colleg (...)

6Entre avril et mai 1989, le président américain prononça quatre discours pour révéler sa stratégie diplomatique3. L’idée générale était de rappeler la fermeté de l’Occident et de défier M. Gorbatchev de traduire ses déclarations dans des actes concrets. Mais G. Bush déplaça le terrain diplomatique des fastidieuses négociations strictement bilatérales sur les questions nucléaires pour se focaliser sur la situation en Europe et la question allemande, épicentre de la confrontation Est-Ouest. Affichant sa perspective atlantiste, il impliquait que le règlement de la Guerre froide ne reposerait pas sur une amélioration des relations entre les deux supergrands, mais par la solution au problème global de la division de l’Europe.

  • 4 « Remarks to Citizens in Hamtrack, Michigan », 17.04.1989, Public Papers of the President, Bush Pr (...)
  • 5 « Remarks at the Texas A M University Commencement Ceremony in College Station », 12.05.1989, PPP- (...)

7Son premier discours révéla l’idée directrice de son mandat : la libération politique de l’Europe orientale par le biais du multipartisme, de la libre circulation des personnes, des idées et des biens4. Affirmant son soutien aux réformes en Pologne, il promit des crédits et une nouvelle politique commerciale pour soutenir les évolutions en Europe orientale. Le second discours, préparé par Condoleeza Rice, fut consacré aux conditions d’une nouvelle relation avec l’URSS, dépassant la doctrine de l’endiguement pour établir un nouveau partenariat5. Mais, par-delà les déclarations de principe, il fixait les conditions d’une telle évolution. L’URSS devait démontrer sa bonne volonté. Dans la plus pure tradition américaine, G. Bush demandait aux Soviétiques de renoncer à tous les facteurs de tension préalablement à toute négociation : réduction des forces conventionnelles, abandon de la doctrine Brejnev, droit à l’autodétermination des peuples d’Europe orientale, arrêt du soutien aux régimes hostils aux États-Unis et respect des droits de l’Homme.

  • 6 Respectivement : « Remarks at the Boston University Commencement Ceremony in Massachusetts », 21.0 (...)

8Les discours suivants réaffirmèrent la fermeté et la cohésion de l’Alliance6. G. Bush rappela le primat des relations transatlantiques et sa volonté de renforcer les liens en accélérant la modernisation de l’OTAN. Le message visait à rassurer les Européens contre un risque de découplage et à confirmer l’importance de l’Alliance tant que la Guerre froide ne serait pas définitivement enterrée. Le quatrième discours rappela l’attachement de son administration à la dissuasion nucléaire à laquelle il ne renoncerait qu’une fois persuadé qu’il ne faisait courir aucun risque à la nation et à l’Alliance atlantique. Ainsi, le président Bush fixait-il clairement les règles du jeu dans ces deux derniers discours : il n’y aurait plus rien à attendre au plan bilatéral en l’absence d’avancées concrètes en Europe.

  • 7 « Remarks to the Citizens in Mainz », 31.05.1989, PPP-BPL.
  • 8 Ibid.

9Sa stratégie nécessitait une cohésion renforcée de l’Alliance atlantique sous leadership américain. Aussi, G. Bush se rendit-il au sommet de l’OTAN, les 28 et 29 mai 1989, pour obtenir un soutien officiel des dirigeants européens plutôt réticents à l’égard du nouveau cours diplomatique. Parvenu à un accord pour une – lente – modernisation des missiles à courte portée qui devait permettre de réaffirmer la force de l’OTAN, il put donner l’impression de reprendre l’initiative diplomatique à l’URSS, tout en satisfaisant ses partenaires européens et de leurs opinions publiques, par la proposition d’ouverture de négociations sur une réduction asymétrique des forces conventionnelles en Europe. Fort de son succès à Bruxelles, G. Bush profita d’un discours à Mayence, le 31 mai, pour réaffirmer ses exigences et engager son bras de fer avec M. Gorbatchev7. Il rappela que la confrontation bipolaire avait trouvé son origine en Europe et que c’était seulement là qu’elle pourrait trouver sa conclusion avec la réunification de l’Allemagne qui en constituerait l’ultime étape. Mais il ne se contenta pas de fixer de nouvelles conditions pour le rapprochement américano-soviétique. Soucieux de rappeler la différence entre les deux blocs, G. Bush s’attaqua aux grands discours de M. Gorbatchev. Il rejeta son appel à bâtir une « Maison commune » en Europe – qui était indéniablement une pierre dans le jardin de l’Alliance atlantique, lourde de menace de dérive vers une politique d’apaisement que redoutaient perpétuellement les Américains depuis 1947 – en arguant qu’on ne pouvait pas imaginer une maison dont les habitants ne seraient pas libres de se déplacer d’une pièce à l’autre. Il saisit alors l’opportunité de mettre le Kremlin sous pression en se référant à la libéralisation en Hongrie pour appeler à la disparition du Rideau de fer en s’écriant « Let Berlin be next »8.

  • 9 « The President’s News Conference in Helena, Montana », 18.09.1989, PPP-BPL.
  • 10 « The President’s News Conference in Helena, Montana », 18 septembre 1989, PPP-BPL.
  • 11 Sur cette question de la réunification allemande, l’administration Bush s’inscrivait définitivemen (...)

10À l’inverse de R. Reagan, qui en son temps avait aussi appelé M. Gorbatchev à « abattre » le Mur, mais sans y attacher plus d’importance – lors de son discours du 12 juin 1989 devant la porte de Brandebourg à Berlin –, la référence de G. Bush à l’évolution de la situation ne fut pas une simple déclaration destinée à marquer les esprits. Pour lui, elle était le symbole de l’évolution même de la Guerre froide. C’est pourquoi, le 18 septembre, il insista à nouveau sur l’objectif de la réunification allemande, précisant à l’intention des opinions publiques qu’il mesurait les conséquences d’un tel processus9. À ceux qui redoutaient la résurgence d’une Allemagne puissante au cœur de l’Europe, il affirma que ce pays avait « changé » depuis la Seconde Guerre mondiale et qu’il ne constituerait plus jamais un danger pour la paix en Europe10. Pour autant, sa tournée en Europe orientale durant le mois de juillet révéla que les États-Unis ne prendraient aucune initiative pour forcer une telle évolution. Pour les Américains, l’adoption de valeurs démocratiques dans le bloc soviétique était un processus à long terme. D’autant plus que la réaction du gouvernement chinois à Tian’an men avait montré la force de résistance du système dans un pays qui, pourtant, souhaitait tout autant que l’URSS un réel rapprochement avec les États-Unis. Le processus engagé par G. Bush et B. Scowcroft était d’autant plus envisagé dans la longue durée que son aboutissement serait nécessairement la réunification allemande que personne n’envisageait sans crises à Washington11.

« A good development for human rights »12 : la circonspection des Américains face à la chute du Mur

  • 12 Réponse de G. Bush à un journaliste lui demandant son sentiment suite à l’annonce de la chute du M (...)
  • 13 Marlin Fitzwater, Call the Briefing ! : A Memoir Ten Years in the White House With Presidents Reag (...)

11L’annonce de la chute du Mur à Berlin provoqua une brutale accélération de tout le processus et un bouleversement du calendrier de la diplomatie américaine, pour autant que l’équipe du président Bush en ait eu un. Épisode totalement inattendu que le président américain apprit en regardant CNN – la chute du Mur put même apparaître comme un élément perturbateur. Anxieux de ne pas déstabiliser M. Gorbatchev, et sans doute quelque peu perplexe devant le cours des événements, G. Bush fut contraint par ses conseillers de rencontrer la presse pour commenter à chaud l’actualité berlinoise. Il s’en acquitta avec une prudence et une retenue qui surprit son auditoire, au point que de nombreux commentateurs suggérèrent qu’il n’avait pas pris la mesure de l’événement. En prenant soin d’affirmer qu’il n’irait pas « danser sur le Mur », G. Bush démontra, en fait, le contraire13. Il s’inquiétait surtout de l’onde de choc provoquée. Si une réaction de type Tian’an men demeurait peu probable, nul ne pouvait anticiper les conséquences de l’événement, même si la question de la réunification allemande et de la fin d’un équilibre européen étaient désormais incontournables. La question était plutôt de savoir comment le processus allait se dérouler et surtout à quel prix.

  • 14 « Memorandum of Telephone Conversation with Kohl », 10.11.1989, Records on the Fall of Berlin Wall (...)

12Dès le 10 novembre, G. Bush reçut un appel d’Helmut Kohl depuis Berlin. Visiblement ému par l’événement dont il était le témoin, le chancelier avait voulu témoigner en direct de la situation, remercier les États-Unis pour leur soutien et par là même souligner l’importance de la coopération entre les deux pays. La réponse du président américain fut sans équivoque et confirma sa prudence affichée la veille. Sans même mentionner la suite des événements, il souligna son désir d’une coopération « renforcée » et insista sur l’importance renouvelée de ses entretiens programmés à Malte avec M. Gorbatchev14. Ainsi, replaçait-il l’épisode de la chute du Mur et tout le processus qu’elle allait entraîner dans le cadre de la relation entre les deux grandes puissances, qui, in fine, assuraient le leadership de leur camp. Un message de M. Gorbatchev dans la même journée pour demander une réunion des quatre grandes puissances lui donna l’opportunité de réaffirmer ce leadership en organisant une réponse conjointe avec les Français et les Britanniques, par l’intermédiaire de son équipe rapprochée, J. Baker et B. Scowcroft. Sa position était qu’il ne fallait pas réagir à la demande de M. Gorbatchev tout en le valorisant par des félicitations concernant son rôle à l’égard de la République démocratique allemande (RDA). Il s’agissait aussi de gagner du temps, mais le message avait une autre motivation : persuader ses partenaires que, s’il fallait éviter tout dérapage et perdre le contrôle des événements, les États-Unis soutenaient l’idée d’une réunification pour autant qu’elle ne déstabilise pas l’Europe orientale.

  • 15 Cf. Stephan Martens, La politique à l’Est de la République fédérale d’Allemagne depuis 1949. Entre (...)
  • 16 Cf. Condoleeza Rice, Philipp Zelikow, Germany United and Europe Transformed. A Study in Statescraf (...)

13Incontestablement, le soutien de l’administration Bush à l’idée de réunification était sincère. Mais il constituait autant un moyen de peser sur le chancelier allemand et de le dissuader de négocier directement avec les Soviétiques. Les Américains redoutaient que, sous la pression d’une opinion publique sous le charme de M. Gorbatchev, H. Kohl et son ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, ne soient tentés d’accepter de payer le prix d’une réunification en l’échangeant contre la neutralité de l’Allemagne. Une telle crainte n’était d’ailleurs pas inédite. Sans citer expressément le traité de Rapallo, l’idée d’un rapprochement entre l’Allemagne et la Russie pour trouver une solution à la division du pays avait déjà inquiété l’administration de Dwight D. Eisenhower dans le contexte du sommet de Genève de 1955 ou l’équipe de Richard Nixon lors de l’essor de l’Ostpolitik ouest-allemande15. Dès les années 1950, le département d’État avait élaboré un document de référence au sujet de la réunification allemande. Régulièrement réactualisé plutôt que modifié, ce document fut présenté par Dennis Ross et Robert Zoellick et adopté par le Conseil de sécurité nationale dans les jours qui suivirent la chute du Mur16. Les États-Unis devaient soutenir le principe d’une autodétermination allemande, mais dans le respect du double cadre de l’OTAN et de l’UE. Le processus devrait être graduel et bien entendu pacifique, dans le strict respect des frontières entérinées lors de la conférence d’Helsinki. Implicitement, les ambitions du programme impliquaient un processus long qui devrait être patiemment négocié avec les Soviétiques, dont les intentions réelles étaient inconnues, alors même que G. Bush n’avait pas surmonté ses doutes à l’égard de M. Gorbatchev. L’administration américaine n’ignorait pas les réticences de ses partenaires concernant la réunification allemande. Il fut néanmoins convenu que ce plan serait officiellement présenté aux alliés lors du sommet de l’OTAN qui devait succéder à la rencontre entre G. Bush et M. Gorbatchev à Malte, en décembre 1989.

Encadrer le cours des événements

  • 17 Cf., pour la position française, Frédéric Bozo, Mitterrand, la fin de la Guerre froide et l’unific (...)
  • 18 Cf. la transcription dans William C. Wohlforth, Cold War Endgame, University Park, PA, Pennsylvani (...)

14La politique américaine était donc parfaitement claire : accompagner un mouvement inéluctable en le confinant dans le cadre strict de la construction institutionnelle qui avait garanti la stabilité et la sécurité de l’Europe. Restait à persuader les différents protagonistes de valider cette stratégie. Négocier avec les Allemands et les Soviétiques ne constituait pas la seule difficulté à surmonter. Margaret Thatcher, dont les relations avec l’administration Bush étaient loin d’être aussi bonnes qu’elles l’avaient été avec celle de R. Reagan, était ostensiblement défavorable au principe même de réunification. Le premier ministre britannique était plus favorable à un processus de démocratisation de la RDA. Appartenant à une génération qui avait connu la guerre en Europe, la perspective d’un retour de la puissance allemande n’était guère enthousiasmante. Ses piètres relations avec G. Bush, autant que ses réticences envers la politique de la Maison Blanche, ont condamné la « relation spéciale » qui s’était renforcée avec R. Reagan, et la Grande-Bretagne sera davantage un acteur par défaut plus qu’un partenaire dans le jeu américain. Ce qui aura certainement eu pour effet d’amplifier les liens entre G. Bush et H. Kohl, finalement seuls en première ligne de tout le processus. La position plus ambiguë de François Mitterrand et surtout son insistance à jouer la carte européenne de l’Union et de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), fut-ce au détriment de l’OTAN, en feront un partenaire non moins complexe17. Quand bien même la qualité de la relation entre les deux présidents permit d’aplanir les différences, B. Scowcroft évoquera encore, lors d’un colloque à Princeton les 29 et 30 mars 1996, sa crainte d’une manœuvre orchestrée par les Français, les Britanniques et les Soviétiques pour bloquer le processus18.

  • 19 Ils proposèrent, notamment, une neutralisation et un désarmement de l’Allemagne, l’élargissement d (...)

15Quoi qu’il en soit, le plan élaboré par D. Ross et R. Zoellick ne prévoyait aucun calendrier et supposait que le temps permettrait de convaincre les protagonistes de se rallier à la position américaine – à commencer par M. Gorbatchev que Bush pensait sonder à Malte. Ce fut sans compter avec l’accélération imposée par la proposition de plan en dix points présentée par H. Kohl au Bundestag, le 28 novembre 1989. Prévenus, on ne peut plus tardivement, les Américains n’eurent pas l’opportunité de réagir en amont et vécurent comme un choc, confirmant leurs pires craintes, l’absence de référence à l’OTAN dans le cadre des institutions (UE et CSCE) dans lesquelles s’intégrerait naturellement l’Allemagne réunifiée. D’autant plus que les Soviétiques furent promptes à exploiter cette opportunité. Proposant une discussion élargie à tous les acteurs européens, ils proposèrent différentes options, qui toutes, impliquaient une forme de retrait de l’OTAN, voire même une dissolution de l’organisation19.

16Le coup de semonce du programme du chancelier Kohl força l’administration à accélérer sa réflexion et envisager rapidement des scénarii de négociation pour dissuader les Allemands de traiter directement avec les Soviétiques. L’enjeu était de trouver une procédure qui souligne la réalité du soutien américain au processus réclamé par H. Kohl, tout en évitant l’opposition de la France et de la Grande-Bretagne, et donc d’une crise de l’Alliance atlantique, et en préservant M. Gorbatchev face à son opposition. Durant quelques jours, deux courants s’opposèrent. B. Scowcroft, partisan d’accélérer le processus et peu optimiste quant à la bonne volonté soviétique, était partisan de laisser les deux Allemagnes mener seules les négociations. Pour leur part, J. Baker et le département d’État excluaient de tenir à l’écart les autres acteurs sous peine d’affaiblir irrémédiablement l’Alliance atlantique aussi bien que M. Gorbatchev. La solution de synthèse s’imposa progressivement en dépit des réticences de l’équipe de B. Scowcroft qui perdurèrent jusqu’au sommet OTAN/Pacte de Varsovie d’Ottawa, des 12 au 28 février 1990 : organiser une négociation à deux niveaux. Les questions internationales et de sécurité en Europe seraient abordées par les quatre grandes puissances alors que les conditions concrètes – dont la forme institutionnelle de la future Allemagne – dépendraient des deux gouvernements allemands.

  • 20 George Bush, Brent Scowcroft, À la Maison Blanche. 4 ans pour changer le monde, Paris, Odile Jacob (...)
  • 21 Cf. C. Rice, P. Zelikow, op. cit., p. 174-175.

17Le sommet de Malte put rassurer le président Bush sur la marge de manœuvre dont il disposait vis-à-vis de l’URSS. Non seulement il avait aisément établi des relations de confiance avec M. Gorbatchev et s’était décidé à suivre les pas de R. Reagan dans l’établissement d’une relation privilégiée, mais il avait pu prendre la mesure de la faiblesse soviétique. Le sommet avait été organisé sans ordre du jour précis et avait été l’occasion d’échanges francs, G. Bush ayant conclu que la question de la réunification allemande n’était pas essentielle pour le président de l’URSS et qu’il ne s’y opposerait pas. Il semblait plus anxieux de mener la perestroïka, de régler ses problèmes économiques et financiers et de mettre un terme à la Guerre froide. Il avait aussi entendu avec plaisir M. Gorbatchev souhaiter le maintien d’une présence américaine en Europe par-delà le règlement de la Guerre froide20. Sa satisfaction, que l’accueil poli de l’OTAN de sa présentation de la stratégie américaine pour l’Europe et l’Allemagne, élaborée au cours des semaines précédentes, n’avait pas entamée, fut cependant de courte durée. Le 31 janvier 1990, dans un discours prononcé à Tutzing, H.-D. Genscher annonça que la réunification était inéluctable et exprima son refus de voir les quatre puissances intervenir dans les négociations sur la réunification. Pis encore, il admit le principe que le territoire de la RDA soit exclu de l’OTAN – estimant que OTAN et Pacte de Varsovie devraient s’intégrer à une nouvelle architecture de sécurité en Europe et que la CSCE devrait jouir d’un rôle renforcé21.

  • 22 « Memorandum of Telephone Conversation with Kohl », 13.02.1990, Records on the Fall of Berlin Wall (...)

18Le discours du ministre fédéral des Affaires étrangères souleva de vives inquiétudes à Washington et déclencha une accélération de la diplomatie américaine. Pour B. Scowcroft, l’éventualité d’une neutralisation de l’Allemagne orientale était un non-sens en termes de sécurité et un danger politique considérable, ouvrant la porte à une neutralisation complète de l’Allemagne et une dissolution de l’OTAN. Sans surprise, J. Baker et le département d’État se montrèrent moins catégoriques. Pour les uns et les autres, seule une réunification rapidement menée, sous tutelle américaine, permettrait de dissuader les Allemands de négocier un tel processus avec les Soviétiques. Dans les jours qui suivirent, le trio Bush-Scowcroft-Baker prit contact avec les responsables des trois autres puissances pour exposer leur projet sur le processus de réunification. Parallèlement, les Américains amplifièrent leurs pressions sur H. Kohl et H.-D. Genscher pour prévenir toute idée de marchandage sur la neutralisation. J. Baker rencontra les deux dirigeants allemands avant qu’ils ne se rendent à Moscou, les 9 et 10 février, afin de leur rappeler la ligne américaine. Soucieux de ménager Britanniques et Français, il demanda aussi au chancelier de garantir au plus vite l’intangibilité des frontières. Et, en dépit de la fréquence de leurs contacts téléphoniques, G. Bush adressa un courrier officiel à H. Kohl, le 9 février 1990, pour lui rappeler le soutien américain à la réunification, mais dans un cadre strict excluant formellement toute idée de neutralisation de l’Allemagne réunifiée. Fort subtilement, le chancelier répondit au président américain pour saluer sa lettre comme un des documents les plus importants de l’histoire des relations américano-allemandes – comme une manière de ne relever que le soutien de la Maison Blanche et, par là même, de souligner que le reste de la lettre était superflu, car il n’y avait aucun doute sur la convergence politique entre les deux hommes22. D’ailleurs, bien qu’ayant marqué un délai qui avait inquiété Washington, H. Kohl téléphona à G. Bush pour dresser un bilan de ses entretiens avec les Soviétiques et se féliciter de la très étroite coopération avec les Américains. Cependant, il n’occulta pas que si M. Gorbatchev avait admis le principe d’une autodétermination allemande, il s’était montré hostile à l’idée d’un maintien dans l’OTAN et en avait refusé à tout le moins une extension au territoire de la RDA.

19La réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN et du Pacte de Varsovie, à Ottawa, le lendemain de cet échange, offrit l’opportunité aux Américains de faire valider le processus de réunification. Européens et Soviétiques acceptèrent officiellement le processus dit « 2+4 ». Fidèle au principe d’autodétermination des peuples reconnu par M. Gorbatchev, le processus donnait toute latitude aux deux Allemagnes pour négocier les conditions de la réunification, alors que les quatre puissances auraient en charge les implications internationales. L’annonce avait néanmoins été âprement discutée par les acteurs. H.-D. Genscher avait obtenu que les deux Allemagnes fussent formellement indiquées en premier afin de montrer qu’elles étaient au cœur du processus – tandis que les Soviétiques avaient obtenu un droit de regard sur la question des frontières. L’optimisme généré par l’annonce du processus était justifié par une avancée, non moins importante dans le contexte général, concernant le règlement du traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe, pour lequel les Soviétiques avaient renoncé au principe d’une symétrie de la diminution des troupes, qui aurait considérablement diminué la présence des forces américaines en Europe. Toutefois, cette réduction des forces pouvait tout autant justifier une révision du rôle des pactes militaires en Europe : les craintes américaines d’une dissolution de l’OTAN n’avaient pas disparu.

« Soft diplomacy » et ordre américain

  • 23 Outre les contributions dans ce volume, on pourra consulter les détails du processus dans le récen (...)

20Sans rentrer dans les détails complexes des négociations menées23, il faut souligner la concentration entre quelques individus de l’ensemble des négociations. Si tout au long de l’année 1989, les « peuples » avaient été le moteur des événements, c’est un cercle des plus étroits qui va gérer la réunification et la fin de la Guerre froide. Au fil des épisodes, on peut même observer une concentration de plus en plus étroite des discussions – les problèmes se réglant finalement directement entre les trois dirigeants américain, allemand et soviétique. Français et Britanniques furent consciemment tenus en marge, tout comme progressivement une partie des entourages des trois dirigeants – à l’exception notable de B. Scowcroft et de J. Baker, dont G. Bush ne s’éloigna jamais. Les mois qui suivirent furent dédiés à de subtiles et complexes tractations finalement non pas tant pour entériner la réunification que son cadre géopolitique et son prix.

  • 24 Cf., sur cette question, Charles Philippe David, « Not Doing Too Badly for Guys Who Have No Vision (...)

21Tout au long des négociations, l’administration Bush fit preuve d’une grande maîtrise, tant par son efficacité que par sa discrétion, loin des effets de manche ostentatoires qui auraient pu flatter l’opinion publique américaine, mais déstabiliser les autres acteurs. Dans la mesure où l’issue de la réunification était inéluctable, pour G. Bush l’enjeu majeur était désormais de garantir le maintien de l’Allemagne dans l’OTAN. Le président américain et son équipe ont été abondamment critiqués pour leur manque d’imagination, notamment en matière de politique étrangère24. Pour Mary Sarotte, c’est notamment ce qui l’aurait conduit à vouloir perpétuer une forme de statu quo en Europe, dans le système de sécurité à défaut des frontières. On pourrait aussi y voir le signe d’un tempérament prudent, peut-être soucieux de l’avenir et de maintenir le lien le plus fort entre les deux rives de l’Atlantique, par-delà un mécanisme de sécurité qui avait permis d’établir un équilibre des forces en Europe. Lors des phases de détente précédentes, aussi bien D. Eisenhower que R. Nixon avaient craint, eux aussi, pour l’avenir de l’Alliance atlantique en train de perdre son ciment et cherché, sans succès d’ailleurs, à lui insuffler de nouvelles orientations pour en garantir la pérennité indépendamment de la confrontation Est-Ouest. Quoi qu’il en soit, la stratégie américaine se déploya selon trois axes : persuader Français et Britanniques de valider la stratégie de la Maison Blanche, encadrer les Allemands pour éviter toute négociation parallèle puis, surtout, convaincre les Soviétiques d’accéder aux exigences occidentales tout en les préservant.

  • 25 Pour le compte-rendu du sommet des 24 et 25 février 1990, cf. G. Bush, B. Scowcroft, op. cit., p.  (...)

22Quelques jours après sa visite à Moscou, H. Kohl, accompagné de son épouse, mais sans son ministre des Affaires étrangères, fut reçu à Camp David les 24 et 25 février pour ce qui fut présenté aux médias comme une réunion de travail dans un contexte amical. L’absence de H.-D. Genscher, alors que J. Baker, son homologue, assistait aux réunions, fut justifiée comme un malentendu. Certes, à la veille d’élections en Allemagne, il pouvait s’agir d’une manœuvre politique d’H. Kohl, mais, fort opportunément, elle écartait des discussions celui qui envisageait une réorganisation de la sécurité en Europe, fut-ce aux dépens de l’OTAN. Or, l’OTAN fut bien au centre des entretiens. Le président Bush obtint sans difficulté l’accord du chancelier Kohl sur le modus operandi des négociations « 2+4 », son aval sur la garantie de la frontière Oder-Neisse – pour laquelle H. Kohl proposa aux Américains de tenir le rôle de médiateur entre l’Allemagne et la Pologne. Mais les échanges devinrent plus âpres concernant les conditions posées par les Soviétiques pour la réunification. Alors que le chancelier rapportait les options envisagées par Moscou, le président américain s’opposa fermement à toute idée de négociation. Contrastant avec la modération affichée publiquement, il rappela vivement que les États-Unis avaient gagné la Guerre froide et qu’il n’entendait pas brader cette victoire en acceptant la moindre condition soviétique susceptible de remettre en cause l’existence de l’OTAN25. H. Kohl en fut réduit à concéder qu’il faudrait certainement monnayer un tel scénario et en négocier le prix avec les Soviétiques – prix dont G. Bush lui laissa comprendre que ce serait l’affaire de l’Allemagne. Finalement, le président américain avait fixé la feuille de route au chancelier sur tous les points de la réunification. Le succès électoral des chrétiens-démocrates (CDU) aux premières élections libres en RDA, le 18 mars 1990, ne modifia en rien la répartition des rôles, ni la stratégie fixée. H. Kohl, qui n’avait jamais douté de l’importance du soutien américain, demeura fidèle à sa ligne de conduite d’une étroite coopération avec l’administration Bush.

  • 26 Cf. Frédéric Bozo, « ‘Winners and Losers’ : France, the United States and the End of the Cold War  (...)
  • 27 Cf. « From White House to Elysée Palace », 17.04.1990, Records on the Fall of Berlin Wall and Germ (...)

23Après le départ du chancelier, G. Bush prit contact avec M. Thatcher, F. Mitterrand et M. Gorbatchev pour les informer du résultat de Camp David et sceller l’engagement allemand. Le ralliement de Londres et Paris fut aisément acquis après les élections du 18 mars qui rendaient inéluctable une réunification rapide, mais Washington tint à s’assurer du plein soutien de ses partenaires concernant l’OTAN. G. Bush fit savoir à F. Mitterrand, en préparation de leur entretien de Key Largo, que les projets d’une refonte de la sécurité européenne, évoqués par H.-D. Genscher ou Edouard Chevardnadze, auxquels était sensible la France, qui souhaitaient renforcer le rôle de la CSCE, étaient dangereux pour l’avenir de l’OTAN26. L’Organisation constituait la seule justification admise par l’opinion publique américaine pour la présence permanente de troupes sur le continent européen. Si d’aventure, l’OTAN venait à perdre sa raison d’être au profit d’une autre structure, il doutait de la pérennité de la présence et, in fine, d’un engagement américain en Europe27. Selon G. Bush, l’équilibre européen devrait reposer sur un triptyque de coopération intégrée, constitué de l’OTAN pour les questions de sécurité, la Communauté européenne dans le domaine économique et la CSCE pour les questions politiques.

  • 28 « Remarks at the Oklahoma State University Commencement Ceremony in Stillwater », 04-05-1990. PPP, (...)
  • 29 « A new Europe, a new Atlanticism : Architecture for a new era », 12.12.1989, PPP, BPL. Cf., aussi (...)

24Une fois les ralliements français et britannique acquis, G. Bush annonça que l’OTAN allait se réunir pour évaluer les adaptations nécessaires à l’évolution des relations Est-Ouest – notamment la réduction des forces en Europe – et reconsidérer sa stratégie nucléaire28. Dans cette perspective, il annonça vouloir entamer un débat sur le rôle, désormais plus politique que militaire, de l’Organisation dans une Europe pacifiée, notamment au regard de la CSCE. L’OTAN devrait aussi jouer un rôle plus important dans les discussions sur le contrôle des armements, appelé à préfigurer la création d’un forum pour l’amélioration des relations Est-Ouest. Gages donnés à M. Gorbatchev pour valider sa politique à l’égard de l’Occident, ces annonces n’étaient toutefois pas simplement de circonstance. Elles faisaient échos aux promesses faites aux européens au sommet de l’OTAN du printemps 1989 et confirmées par J. Baker lors d’une conférence donnée à Berlin, le 12 décembre 1989, où il avait prôné une « nouvelle architecture pour une nouvelle ère »29. L’enjeu, à l’époque, était de donner des gages aux Européens dont les opinions publiques s’étaient abandonnées à la « gorbymania » et aux gouvernements soucieux de tirer les dividendes de cette nouvelle détente amorcée par les révolutions de velours. Cette réforme de l’OTAN devait garantir sa prééminence en Europe et satisfaire tous ceux qui souhaitaient une révision de sa stratégie, de Moscou à Berlin et Paris.

  • 30 Cf. James Baker, III, with Thomas M. DeFrank, The Politics of Diplomacy, Revolution, War and Peace (...)
  • 31 Cf. G. Bush, B. Scowcroft, op. cit., p. 301-314.
  • 32 Cf., sur ces ultimes engagements, Mary Sarotte, « Not One Inch Eastward ? Bush, Baker, Kohl, Gensc (...)
  • 33 Cf. J. Baker, III, op. cit., p. 255.

25Cet engagement public devait aussi faciliter le sommet de Washington prévu avec M. Gorbatchev, du 31 mai au 2 juin. Depuis la proclamation d’indépendance de la Lituanie, le 11 mars, et la réaction ferme de l’URSS, les relations s’étaient tendues entre les deux équipes. L’objectif de M. Gorbatchev était pourtant d’obtenir un soutien économique des États-Unis que G. Bush, sous pression au Congrès, ne pouvait lui accorder sans évolution positive à Vilnius – en dépit des requêtes d’H. Kohl qui avait pris la mesure des enjeux. Tout fut fait pour valoriser la visite du président de l’URSS : reconstitution historique, dîner avec Henry Kissinger et des stars d’Hollywood. Le climat demeura cependant tendu. En février, à Moscou, J. Baker avait semblé persuader les Soviétiques de l’intérêt de préserver la participation de l’Allemagne en rappelant subtilement que le double endiguement, de l’Allemagne autant que de l’URSS, avait été une des raisons d’être de l’OTAN comme l’avait affirmé le premier secrétaire général de l’Organisation, Lord Hastings L. Ismay, en 1949. M. Gorbatchev avait alors paru se rallier à cette interprétation manifestant son souhait que les troupes américaines demeurent en Europe30. Mais lors des premiers entretiens dans le bureau ovale, le président de l’URSS commença par se montrer intransigeant sur la question de l’OTAN. Était-ce pour faire monter les enchères ? G. Bush insista longuement en se référant particulièrement à l’Acte final des accords d’Helsinki qui stipulait que les États avaient la liberté de choisir leurs alliances et qu’H. Kohl avait d’ores et déjà annoncé son souhait que l’Allemagne demeure dans l’OTAN. Au dam apparent de la délégation soviétique, M. Gorbatchev admit cette interprétation. La surprise fut telle que G. Bush fit répéter son accord à M. Gorbatchev31. Pour B. Scowcroft, la Guerre froide prit fin à cet instant précis. Il est vrai qu’au cours du même entretien, M. Gorbatchev obtint gain de cause sur ses propres revendications économiques – notamment la clause de la nation la plus favorisée et des accords sur les échanges. Lorsqu’au terme du sommet, à Camp David, les deux hommes firent une déclaration commune pour annoncer, d’une part, les accords commerciaux favorables à l’URSS et, d’autre part, qu’ils n’étaient pas tombés d’accord sur la question des alliances de l’Allemagne, mais qu’ils estimaient que c’était à elle de choisir, le succès diplomatique du président américain fut sans contexte. Mais, à l’instar de l’échec médiatique du soir de la chute du Mur, la modestie de son intervention occulta le résultat et la presse préféra se focaliser sur les concessions économiques, perçues comme un abandon de la Lituanie. Quelques jours plus tard, cependant, le 5 juin à Copenhague, le succès américain fut absolu. E. Chevardnadze prévint J. Baker que l’URSS admettrait officiellement le maintien de l’Allemagne dans l’OTAN, pour autant que certaines conditions, proposées par J. Baker en février, soient respectées – dont la réforme annoncée de l’OTAN, le règlement préalable des frontières de l’Allemagne et une période de transition avant le départ des troupes soviétique de RDA, sans déploiement des forces de l’OTAN32. J. Baker comprit alors que plus rien ne s’opposait à la réunification telle que désirée par les Occidentaux et, sous le coup de l’émotion, réveilla H.-D. Genscher pour lui annoncer leur victoire finale33.

26L’adoption des réformes par l’OTAN, le 6 juillet, entérina la fin du processus. Lors de sa rencontre avec H. Kohl, les 15 et 16 juillet, M. Gorbatchev, qui avait obtenu un soutien financier conséquent de Bonn, leva ses dernières restrictions au maintien de l’Allemagne dans l’OTAN. Le 12 septembre, le traité sur le règlement définitif concernant l’Allemagne fut enfin ratifié, aux termes d’ultimes procédures techniques. Balloté par les événements, G. Bush avait su exploiter les étroites fenêtres d’opportunité pour parvenir à ses fins. Mais ce fut aussi une affaire de style diplomatique. La diplomatie de R. Reagan avait été celle du retour de la grande puissance américaine, non dénuée d’unilatéralisme. G. Bush l’a redéfinie en renouant avec un leadership d’influence. Si tous les acteurs ont finalement admis que la réunification allemande était une issue inéluctable du processus engagé par la chute du Mur, la particularité de l’équipe Bush a aussi été d’inscrire sa diplomatie dans un cadre atlantique, dans la construction d’un consensus et en générant une complicité avec H. Kohl qui a permis un partage des tâches et des objectifs sans équivalent dans l’histoire transatlantique – permettant d’échapper à l’idée d’une paix imposée dans un rapport de force. Elle a su éviter toute forme de confrontation publique avec M. Gorbatchev. Son obsession a été d’éviter des dérapages et le risque de reprise en main sur le modèle des crises de 1953 à 1968 ou de Tian’an men, dont les conséquences à l’ère nucléaire auraient pu être dramatiques. Le rôle de G. Bush dans une sortie de Guerre froide « de velours » est pourtant passé inaperçu au profit de celui de R. Reagan. Ce qui ne sera pas sans impact sur le style diplomatique de la nouvelle hyperpuissance, y compris à l’égard de la Russie.

Notes

2 « Secretary of State James Baker’s Confirmation Hearing », 17.01.1989, Department of State Bulletin, avril 1989, p. 14.

3 Cf. Christopher Maynard, Out Of The Shadow : George H. W. Bush and the End of the Cold War, College Station, Texas A & M University Press, 2009, p. 18-26.

4 « Remarks to Citizens in Hamtrack, Michigan », 17.04.1989, Public Papers of the President, Bush Presidential Library, College Station, TX (PPP-BPL).

5 « Remarks at the Texas A M University Commencement Ceremony in College Station », 12.05.1989, PPP-BPL.

6 Respectivement : « Remarks at the Boston University Commencement Ceremony in Massachusetts », 21.05.1989 ; « Remarks at the United States Coast Guard Academy Commencement Ceremony in New London, Connecticut », 24.05.1989, PP-BPL.

7 « Remarks to the Citizens in Mainz », 31.05.1989, PPP-BPL.

8 Ibid.

9 « The President’s News Conference in Helena, Montana », 18.09.1989, PPP-BPL.

10 « The President’s News Conference in Helena, Montana », 18 septembre 1989, PPP-BPL.

11 Sur cette question de la réunification allemande, l’administration Bush s’inscrivait définitivement en opposition avec son prédécesseur. Ainsi, Rozanne Ridgway, la directrice des Affaires européennes du département d’État sous l’administration Reagan, se réjouissait-elle que la situation de l’Europe divisée soit stable et un facteur de paix, et que dès lors de nouvelles discussions concernant la réunification de l’Allemagne étaient prématurées et imprudentes.

12 Réponse de G. Bush à un journaliste lui demandant son sentiment suite à l’annonce de la chute du Mur ; « Remarks and a Question-and-Answer Session With Reporters on the Relaxation of East German Border Controls », 09.11.1989, PPP-BPL.

13 Marlin Fitzwater, Call the Briefing ! : A Memoir Ten Years in the White House With Presidents Reagan and Bush, New York, Xlibris Corporation, 2000, p. 261-262.

14 « Memorandum of Telephone Conversation with Kohl », 10.11.1989, Records on the Fall of Berlin Wall and German Unification (FOIA 2001-1166-F), Scowcroft Files, BPL.

15 Cf. Stephan Martens, La politique à l’Est de la République fédérale d’Allemagne depuis 1949. Entre mythe et réalité, Paris, PUF, 1998.

16 Cf. Condoleeza Rice, Philipp Zelikow, Germany United and Europe Transformed. A Study in Statescraft, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1995, p. 113.

17 Cf., pour la position française, Frédéric Bozo, Mitterrand, la fin de la Guerre froide et l’unification allemande : De Yalta à Maastricht, Paris, Odile Jacob, 2005.

18 Cf. la transcription dans William C. Wohlforth, Cold War Endgame, University Park, PA, Pennsylvania State University Press, 2003, p. 56-57.

19 Ils proposèrent, notamment, une neutralisation et un désarmement de l’Allemagne, l’élargissement de l’OTAN à tous les pays européens y compris à l’URSS, voire une double appartenance de l’Allemagne réunifiée à la fois à l’OTAN et au Pacte de Varsovie ; cf. Elizabeth Pond, Beyond the Wall. Germany’s Road to Unification, New York, A Twentieth Century Fund Book, 1993, p. 184-188.

20 George Bush, Brent Scowcroft, À la Maison Blanche. 4 ans pour changer le monde, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 180-190.

21 Cf. C. Rice, P. Zelikow, op. cit., p. 174-175.

22 « Memorandum of Telephone Conversation with Kohl », 13.02.1990, Records on the Fall of Berlin Wall and German Unification, Scowcroft Files, BPL.

23 Outre les contributions dans ce volume, on pourra consulter les détails du processus dans le récent ouvrage de Mary Sarotte, 1989 The Struggle to Create Post Cold War Europe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2009.

24 Cf., sur cette question, Charles Philippe David, « Not Doing Too Badly for Guys Who Have No Vision Whatsoever and Operate Only on Instinct : Foreign Policy Decision-Making Under the Bush Administration », dans William Levanstrosser, Rosanna Perotti (éds.), A Noble Calling. Character and the George H. Bush Presidency, Westport, Praeger, 2004, p. 167-186.

25 Pour le compte-rendu du sommet des 24 et 25 février 1990, cf. G. Bush, B. Scowcroft, op. cit., p. 269-274.

26 Cf. Frédéric Bozo, « ‘Winners and Losers’ : France, the United States and the End of the Cold War », Diplomatic History, 2010, no 5, vol. 33, p. 927-956.

27 Cf. « From White House to Elysée Palace », 17.04.1990, Records on the Fall of Berlin Wall and German Unification, PPP, BPL.

28 « Remarks at the Oklahoma State University Commencement Ceremony in Stillwater », 04-05-1990. PPP, BPL.

29 « A new Europe, a new Atlanticism : Architecture for a new era », 12.12.1989, PPP, BPL. Cf., aussi, Robert L. Hutchings, American Diplomacy and the End of the Cold War : An Insider’s Account of US Policy in Europe, 1982-1992, Washington DC, Woodrow Wilson Centre Press, 1997, p. 162-163.

30 Cf. James Baker, III, with Thomas M. DeFrank, The Politics of Diplomacy, Revolution, War and Peace, 1989-1992, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1995, p. 237-238.

31 Cf. G. Bush, B. Scowcroft, op. cit., p. 301-314.

32 Cf., sur ces ultimes engagements, Mary Sarotte, « Not One Inch Eastward ? Bush, Baker, Kohl, Genscher, Gorbachev, and the Origin of Russian Resentment toward NATO Enlargement in February 1990 », Diplomatic History, 2010, no 1, vol. 33, p. 119– 140.

33 Cf. J. Baker, III, op. cit., p. 255.

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