1Le 22 décembre 1989, le président François Mitterrand refusa de participer à la cérémonie d’ouverture de la porte de Brandebourg à Berlin. La veuve de Willy Brandt, Brigitte Seebacher-Brandt, a rapporté la réaction de l’ancien chancelier, alors président du parti social-démocrate allemand (SPD) et ami de longue date du socialiste français. W. Brandt aurait dit : « De Gaulle, lui, aurait mis son uniforme de général et aurait pris la tête du cortège »2.

2Vingt ans après les faits est exposée à l’envi l’incapacité supposée de F. Mitterrand à réagir positivement aux événements inouïs et bien révolutionnaires qui se déroulèrent en Allemagne à l’automne et l’hiver 1989. On rappelle qu’il a déçu par sa froideur et sa réticence à se réjouir avec les amis allemands avec lesquels, pourtant, la France officielle et la société civile entretenaient depuis plusieurs décennies des relations de confiance, voire d’intimité. Il est admis que la solidarité franco-allemande n’a pas bien supporté cette mise à l’épreuve, et ce, du fait de la direction française. Au rythme des commémorations et à la faveur de l’ouverture d’archives, la question de l’attitude du président Mitterrand face à la révolution pacifiste et à la réunification allemande a occupé et occupe encore une place non négligeable dans les rencontres et travaux scientifiques3.

3Quelques remarques liminaires s’imposent si l’on veut examiner la question avec rigueur et ne verser ni dans le traitement à charge, ni dans l’hagiographie. Le fait d’isoler un élément du puzzle de l’activité diplomatique, bien que l’Allemagne fût centrale dans cette affaire, a certainement un effet de déformation et de surexposition qui ne peut être corrigé que par la prise en compte des autres acteurs et facteurs. De la même façon qu’il y a eu un réel décalage entre l’attitude globalement positive de la population française face aux événements et celle, plus réticente ou plus réservée, des politiques et des médias, on assiste vingt ans après au conflit de la mémoire et de l’histoire avec la collision de deux logiques : celle de l’émotion et celle de l’action. Ce phénomène met en évidence le poids de la narration mythologisante propre à la relation franco-allemande dont un effet est de gommer le pragmatisme et l’impératif du réalisme politique auquel se couple, dans les phases de bon fonctionnement, la prise en compte des intérêts et des marges de manœuvre de chacun. En a découlé la tendance à opposer les empêcheurs de réunifier en rond, du côté de l’Europe – F. Mitterrand disant à Margaret Thatcher fin 1989 que l’on risquait le retour de l’année 1913 et la réactivation des vieilles alliances – à, de l’autre côté, la fidèle puissance bienfaitrice outre-Atlantique. En raison de l’accord précoce donné dès le printemps 1989 par le président George Bush à la perspective d’une réunification en respect du principe de l’autodétermination, tous les bons points sont ainsi distribués à la direction américaine de l’époque en omettant de prendre en considération que l’approche des États-Unis fut, tout au long de l’année 1989/90, elle aussi fondée sur des intérêts et liée à une condition majeure : le préalable de l’appartenance de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN4. La lecture négative et simplificatrice de l’attitude française a été immédiate, s’est installée dans la première décennie postérieure aux événements, puis à nouveau vingt ans après. Elle est liée d’abord aux témoignages directs qui furent publiés très tôt, notamment ceux de Horst Teltschik et de Jacques Attali5. Loin de les diaboliser, l’historien doit les prendre, comme tous les témoignages d’acteurs, précisément pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des points de vue, des approches partielles et non dépourvues d’émotions – et non pas, ainsi qu’on les reçut au moment de leur publication, comme la réalité toute entière. Un deuxième facteur explicatif de la lecture dominante et de la déception est à chercher dans des attentes à l’égard de la France et dans des schémas de perception dominants en Allemagne. C’est notamment le tabou de l’affirmation d’intérêts nationaux pour soi qui rendit difficile le décodage des analyses faites à l’Élysée : celles-ci reposèrent en grande partie sur une grille de lecture où engagement européen et intérêt national n’étaient pas incompatibles, mais aussi où la vivacité supposée d’un égoïsme national allemand, soudainement révélé, ne devait pas mettre en péril l’avenir des acquis communs. La déception première fut renforcée par la diffusion du récit des événements par des membres de l’administration américaine, conseillers et universitaires6. Cette influence exercée par la lecture américaine est un phénomène comparable à celui déjà constaté dans l’interprétation longtemps dominante de la politique d’occupation française en Allemagne après-guerre. La France elle-même a connu en interne deux types de propos sur l’attitude de F. Mitterrand, la controverse opposant, pour simplifier, Franz-Olivier Giesbert et Frédéric Bozo7. Une différence majeure réside dans la profession des auteurs et dans les sources utilisées, le second, historien, ayant été l’un des premiers à bénéficier d’un accès aux archives présidentielles, avec toutefois une empathie moindre que Tilo Schabert avant lui8. Avec la publication de documents d’archives du Foreign Office, en 2009, fut relancée l’accusation d’un président trahissant le partenaire allemand, au moment où la commémoration de la chute du Mur de Berlin faisait de la lecture du passé une surface de projection des luttes politiques contemporaines : le président avait tenu au premier ministre britannique des propos réticents, voire franchement hostiles à l’égard du chancelier Helmut Kohl et de sa politique9. Les archives révélaient une vérité qui aurait été soigneusement cachée par les proches du président tels Hubert Védrine10 – aussi la France allait-elle ouvrir les dossiers du Quai d’Orsay11.

4Avec le recul, le traitement scientifique d’une question ainsi chargée d’émotion permet son éclaircissement progressif. Il met au jour la réalité d’ambiguïtés dans le comportement et les réactions de F. Mitterrand. Il montre aussi la prégnance, dans sa pensée et ses conceptions politiques, d’une approche qualifiée de « réaliste » dans l’histoire des relations internationales, où dominent les intérêts et les rapports de force. Que cela conduise à une lecture froide des faits se manifesta dans la remarque, rapportée par Jean Lacouture, du président au conseiller en communication Jacques Pilhan, que la réunification était une fête pour les Allemands, pas pour les Français12.

5Après un relevé des points d’achoppement entre Paris et Bonn et des diverses ambiguïtés, on examinera le schéma d’analyse de l’Élysée et la levée des réserves, puis la sortie de crise par l’Europe.

Les points d’achoppement et les ambiguïtés

6La toile de fond des positions du président face aux événements de l’automne 1989 était marquée par un mélange de crainte et de réalisme. En décalage avec l’image d’une France plantée sur ses ergots pour empêcher coûte que coûte la réunification allemande, plusieurs assertions mettent en évidence la conscience que les capacités d’action, ou de blocage, de la France étaient au fond réduites. Au conseil des ministres du 18 octobre 1989, le président avait déclaré : « La réunification de l’Allemagne est possible si les populations intéressées l’exigent. Il serait vain de penser que la France pourrait s’y opposer »13. Pour autant la perspective d’une réunification par la fusion des deux États allemands faisait ressurgir de vieilles hantises en les mêlant de craintes nouvelles. Le schéma ancien de l’Allemagne colosse, dictant sa loi en Europe, n’avait jamais disparu des analyses de l’Élysée, même s’il n’avait subsisté qu’en creux lorsque l’on s’inquiétait, au moment de la vague pacifiste du début des années 1980, d’un malaise allemand jugé malsain et délétère14. Imaginer un retour du refoulé conduisait à envisager la révélation soudaine de ce que serait vraiment l’Allemagne après des décennies où elle avait été contrainte de se comporter de manière civile. Ainsi, ce fond d’inquiétude marqua la perception de déclarations et initiatives venues de la chancellerie. Les acquis de la coopération bilatérale n’empêchèrent pas d’imaginer que, face à l’opportunité inouïe se présentant à eux, les Allemands seraient tentés de faire cavalier seul. Le soupçon de précipitation s’est nourri de cette crainte et s’est couplé à l’analyse selon laquelle les chances de succès de l’entreprise de Mikhaïl Gorbatchev étaient faibles.

7Le principal point d’achoppement fut le programme en dix points qu’H. Kohl présenta au Bundestag le 28 novembre 1989. Ce ne fut pas tant son contenu qui posa problème, car le plan dessinait au fond un scénario à moyen, voire à long terme et n’envisageait d’abord qu’une coopération resserrée entre les deux États allemands à condition que la démocratie fût assurée en République démocratique allemande (RDA). Le président s’émut que le plan fût présenté en l’absence de consultation bilatérale et sans même que le partenaire privilégié en eût été informé. Elisabeth Guigou raconte la grande agitation de F. Mitterrand dans les jours suivant le programme en dix points15. Selon Ulrich Lappenküper l’affaire froissa Paris parce qu’on y vit la preuve que le chancelier Kohl considérait la réunification comme l’affaire des seuls Allemands. Il est impensable que le chancelier et son équipe aient ignoré les contraintes imposées par le statut spécifique de l’Allemagne, issu de Potsdam et qui avait été réitéré dans le traité quadripartite sur Berlin le 3 septembre 1971. Et ce que l’ancien chancelier a relaté de l’élaboration du plan en dix points et de son caractère confidentiel16 confirme qu’il avait bien l’intention de donner un signal clair et fort sur la question allemande, sans risquer de voir son initiative affaiblie par des atermoiements intérieurs et des censures extérieures. Cette considération place sous un éclairage plus nuancé, sans pour autant le mettre en doute, le désagrément que H. Kohl dit avoir ressenti face à l’attitude des partenaires européens après la chute du Mur, notamment lors du dîner au sommet extraordinaire organisé par F. Mitterrand à Paris le 18 novembre 198917. H. Kohl a été froissé par l’attitude de l’ami français et trouva navrant que les Français ne se distinguent pas des autres interlocuteurs très hostiles, Hollandais, Anglais et Italiens18.

8Le deuxième malentendu entre F. Mitterrand et H. Kohl porte sur le voyage du président français à Kiev le 6 décembre 1989. Il a été interprété comme le signe de la volonté de renouer avec l’alliance franco-russe pour endiguer l’Allemagne et, au moins, comme la preuve que la France avait bien l’intention de traiter l’Allemagne en objet des décisions des Grands. Plus encore peut-être que de passer par-dessus la tête des Allemands, c’est le souci de maintenir le statut de grande puissance de la France qui a été premier : la décision du voyage à Kiev a été prise le 14 novembre au moment où F. Mitterrand a appris du président Bush qu’il allait lui-même rencontrer M. Gorbatchev au large de Malte au début du mois de décembre19. Juste après, l’Élysée a fait annoncer par agences de presse que le chef de l’État français entreprendra un voyage en RDA, ce qui donna en Allemagne l’impression d’un grand activisme français. Si du côté du président le voyage à Kiev a été présenté dans la logique et la continuité des rencontres tenues avec M. Gorbatchev depuis 1985, les interprétations ont été diverses et divergentes. F.-O. Giesbert y a décelé la volonté de bloquer le processus de réunification, T. Schabert plutôt le signe d’un « patriotisme européen »20. L’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, Franz Pfeffer, a plus identifié la logique d’encadrement et de frein21. H. Védrine, alors secrétaire général de la présidence de la République, rapporte que M. Gorbatchev aurait confié à F. Mitterrand que le plan en dix points était inacceptable et en particulier que le point 3, évoquant la transformation économique et constitutionnelle de la RDA, avait l’allure d’un diktat22. Impressionné par l’alarmisme de M. Gorbatchev et persuadé que celui-ci ne lâcherait rien, le président partait de l’idée – et ce au moins jusque dans les premiers mois de 1990 – que deux États allemands subsisteraient encore pendant un certain temps et que la transformation démocratique de la RDA l´emporterait sur l´aspiration à l’unité.

9Après le climat glacial qui domina encore lors du conseil européen les 8 et 9 décembre à Strasbourg, le voyage de F. Mitterrand en RDA, le 20 décembre, a été unanimement jugé comme une erreur. La raison officielle était de répondre à la visite d’Erich Honecker à Paris en janvier 1988, mais le voyage était évitable, sauf à y tenir vraiment, c’est-à-dire malgré les mises en garde des collaborateurs de l’Élysée, et en particulier de Caroline de Margerie qui aurait conseillé au président de renoncer au voyage23. Une seule fois par le passé, le socialiste français avait été brièvement en RDA et de manière un peu surréaliste dans le cadre du périple qu’il entreprit avec W. Brandt, le 5 mars 1981, pour reparcourir avec lui le chemin de son évasion de camp. L’ambassadrice de France près la RDA, Joëlle Timsit, affirme qu’il était important en 1989 que le président vît de ses yeux la situation dans le second État allemand, et le conseiller d’H. Kohl, Joachim Bitterlich, a concédé après coup qu’il était bon que F. Mitterrand pût constater de ses yeux dans quel état se trouvait réellement la RDA. D’ailleurs, le secrétaire d’État américain James Baker s’est lui-même rendu en RDA le 12 décembre 1989. On peut cependant s’étonner du fait qu’il ait signé un accord commercial sur plusieurs années, donnant ainsi l’impression de vouloir stabiliser l’État socialiste moribond. Le chrétien-démocrate est-allemand Lothar de Maizière, qui sera quelques semaines plus tard le premier chef de gouvernement démocratiquement élu de la RDA, relate qu’à son étonnement les informations venues de l’Élysée indiquaient que le président lui-même ne voulait pas démordre de son projet. S’agissait-il de laisser leur chance aux mouvements de citoyens, parce qu’une troisième voie était au fond une solution moins déstabilisante pour les équilibres en Europe ?

10Parmi les déstabilisations possibles envisagées à Paris comptait la question de la frontière germano-polonaise. Dans une interview accordée à Wall Street Journal, le 22 novembre 1989, le président Mitterrand déclarait : « La réunification ne me fait pas peur. Cela ne veut pas dire que je dirais oui. Parce que cela poserait immédiatement le problème de la frontière polonaise ». C’est en effet sur ce point que se cristallisa le plus fort désaccord avec H. Kohl. Dans la lignée du général de Gaulle, l’intangibilité de la ligne Oder-Neisse comme frontière occidentale de la Pologne était un préalable pour le président Mitterrand qui partageait avec le premier président de la V^e République qu’il avait tant combattu la même vision de la France, de l’histoire et de la vie des peuples. Aussi F. Mitterrand fit sienne la position formulée par de Gaulle dans une conférence de presse du 25 mars 1959 : le général qualifia la réunification de « destin naturel du peuple allemand », en y adjoignant des conditions : « La réunification est le destin normal du peuple allemand, à la condition qu’il ne remette pas en question ses frontières actuelles à l’Ouest, à l’Est, au Nord et au Sud et qu’il s’intègre un jour dans une organisation européenne pour la coopération, la liberté et la paix »24. La question de la frontière germano-polonaise fait aussi partie des fondamentaux de la position reformulée par le Quai d’Orsay pendant l’été 198925. Or le chancelier Kohl trouva opportun de différer aussi longtemps que possible une déclaration solennelle du parlement ou du gouvernement quant au caractère définitif de la ligne Oder-Neisse telle que reconnue par le traité de Görlitzdu 6 juillet 1950 qui n’avait engagé que la RDA et par le traité de Varsovie, dans son esprit plus que dans ce que permettait sa lettre, tel que signé par la République fédérale d’Allemagne (RFA) avec la Pologne le 7 décembre 1970.

11À côté de ces différents points d’achoppement, plusieurs ambiguïtés marquent l’automne et l’hiver 1989/90. À la différence de ce qu’a affirmé Roland Dumas par la suite, la position de F. Mitterrand vis-à-vis de la question allemande était très partagée en raison d’un mélange d’expérience historique et de données géographiques, lui faisant conclure à des types de comportements indéfectibles. Ainsi, sa vision nationale française le conduisait-elle à penser que les Allemands ne pouvaient pas ne pas vouloir de réunification ; en même temps son souci de la géographie politique et des rapports de pouvoir en Europe lui imposait de ne pas autoriser cette réunification26. Ces craintes nourrirent une plus grande lucidité, au moment où des dirigeants allemands eux-mêmes n’imaginaient pas voir la réunification de leur vivant. À la fin de l’année 1981, il avait confié à Helmut Schmidt en visite à Latché qu’elle arriverait avant la fin du siècle27. De même, le 21 octobre 1982 lors du premier sommet avec H. Kohl où il répondit au chancelier, qui affirmait que les Allemands vont devoir s’accommoder de la division encore pendant des générations, que « cela se fera en douceur, peut-être même avant la fin du siècle. Il ne faudra pas de générations » – il voyait l’empire soviétique s’effondrer, « peut-être dans 20 ans »28. Enfin une nouvelle fois encore dans une rencontre avec le chancelier Kohl à Bad Kreuznach, le 10 octobre 1984, où le président conclut que « tout ce qui n’est pas impossible est possible »29. Envisager la réunification ne signifiait pas pour autant qu’elle fût souhaitable. Le 1^er juin 1979, il répondait à cette question lors d’une interview au quotidien Le Monde, au détour d’un propos sur les élections au parlement européen et déclarait que la réunification n’était « ni souhaitable, ni possible » en raison de l’équilibre européen ; elle ne pouvait être envisageable si l’on voulait préserver la sécurité française et la paix. Elle pourrait être une cause de guerre. C’est la même position qui transparaissait en octobre 1989 lors de la conférence de presse du 18, tenue avec le premier ministre portugais Mario Soares. F. Mitterrand y déclara que le rétablissement de l’unité allemande était certes dans la logique de l’histoire mais qu’en raison des conséquences qu’elle aurait pour l’équilibre en Europe il fallait plutôt donner la priorité à l’intégration européenne.

12C’est sur cet arrière-plan qu’il faut prendre en considération les propos tenus à M. Thatcher, auprès de laquelle le président français sembla encourager l’hostilité à la réunification. Des réserves devront être levées pour transformer le défi en initiative européenne, avec une phrase aussi sibylline que le président lui-même : le 25 avril 1990, lors de la conférence de presse clôturant le sommet franco-allemand, le président Mitterrand répondit à l’enthousiasme du chancelier Kohl (« L’unité européenne et l’unité allemande se font ensemble, c’est le rêve européen de toujours – il faut le faire ensemble ») par les simples mots : « Je suis disponible ».

Le schéma réaliste d’analyse et la levée des réserves

13Les intérêts de la France ont été au centre de l’analyse du président, selon un schéma qualifiable de « réaliste » en référence à la théorie des relations internationales qui voit dans les intérêts et le pouvoir, et non dans les idéaux, le moteur de l’action politique. Avec cette approche, plusieurs données de 1989 signalisaient une possible menace d’intérêts jugés importants à Paris. Ainsi, depuis le printemps, la relation bilatérale Bonn-Washington semblait avoir regagné en vigueur ; entre ces deux partenaires et Moscou semblait même s’établir une relation triangulaire dont la France était exclue. Que F. Mitterrand n’ait pas été informé par H. Kohl du plan en dix points le 28 novembre, alors que le Président Bush l’avait été30 – confirma cette crainte. Elle n’était d’ailleurs qu’en partie erronée et il était logique que Bonn misât sur Washington : pour des raisons structurelles d’abord, au regard du statut de protecteur principal qu’avaient les États-Unis pour la RFA depuis 1945, et pour des causes conjoncturelles, le président Bush ayant donné dès le mouvement de protestation contre les élections municipales truquées en RDA le signal qu’il se réjouissait des évolutions en cours, qualifiées de « chance historique ». En outre, les partenaires américains de l’Allemagne fédérale étaient les seuls en position de poser la question décisive sur laquelle M. Gorbatchev cédera finalement, celle de l’appartenance de l’Allemagne réunifiée à l’Alliance atlantique.

14À cette perception d’une exclusion de la France s’ajoutèrent trois données centrales dans la stratégie de F. Mitterrand : sa conviction du poids de l’histoire, sa vision d’une réorganisation du continent européen et l’obsession gorbatchévienne, c’est-à-dire la crainte du renversement du réformateur avec un dramatique retournement de situation en Union soviétique. La conviction mitterrandienne du poids de l’histoire, très gaullienne dans son inspiration, portait sur le caractère inéluctable de la réunification allemande. Il l’évoqua en conseil des ministres le 3 mai 198931, ajoutant toutefois que le souhait des Allemands de se réunifier serait avec leur accès à l’arme nucléaire la seule cause possible de guerre en Europe. Au début des années 1980 c’est au souhait latent de réunification que l’on avait attribué à Paris tous les atermoiements du pacifisme et la tentation du « plutôt rouge que mort ». Et le discours du président au Bundestag, le 22 janvier 1983, avec la promotion de l’application de la double décision de l’OTAN, avait pour objectif de contrecarrer cette tendance menaçante pour l’équilibre de l’Europe. J. Lacouture affirme que F. Mitterrand gardait toujours la réunification à l’esprit, comme « hypothèse »32. Et en effet, à chaque occasion d’interview il souligna les difficultés que le dépassement de la division apporterait à l’Europe33. Cette logique exigeait donc d’intégrer la RDA dans les calculs politiques et de s’efforcer de garder des contacts avec le second État allemand. Le maintien de l’existence de la RDA trouvait momentanément sa place dans la vision d’une réorganisation du continent européen que F. Bozo a jugée comme « l’alpha et l’oméga » de la politique du président Mitterrand. Pour ce dernier, la seule façon d’envisager la sortie de Yalta en bannissant les graves dangers qu’elle comportait était de mettre en place un grand système intégrant l’Europe centrale et de l’Est. Enfin, l’analyse de la donnée soviétique par F. Mitterrand était portée par la conviction que Moscou n’accepterait jamais de perdre la RDA en laissant se réaliser la réunification34. Cette conviction fonctionnait d’ailleurs aussi en sens inverse, c’est-à-dire qu’on pensait au Kremlin que la France ne lâcherait pas ses droits quadripartites35. Le 2 octobre 1989, il aurait déclaré : « Ceux qui parlent de réunification allemande n’y comprennent rien. L’Union soviétique ne l’acceptera jamais. Ce serait la mort du Pacte de Varsovie »36. Le 6 décembre, à Kiev, M. Gorbatchev ne fit que le conforter dans cette analyse, avec des mots confirmés par plusieurs sources. Il aurait dit à F. Mitterrand : « Aidez-moi à éviter la réunification allemande […] sinon je serai remplacé par un militaire ; si vous ne le faites pas vous porterez la responsabilité de la guerre »37. En adoptant ce point de vue, le président français se trouvait donc en décalage avec le chancelier allemand qui voulait exploiter l’opportunité de la présence du réformateur au Kremlin pour obtenir des avancées irrémédiables – alors que F. Mitterrand craignait que brusquer Moscou conduirait à une fin, certainement violente, de l’expérience gorbatchévienne porteuse de réformes dans toute l’Europe de l’Est.

15Les réserves du président furent levées en plusieurs temps. La visite d’H. Kohl à Latché, le 4 janvier 1990, permit l’échange des points de vue et F. Mitterrand reçut des assurances du chancelier sur les intentions allemandes, en particulier sur le caractère intangible de la frontière germano-polonaise. Bien que certains estiment que ce fut poudre aux yeux38, cet échange fut décisif et l’hypothèque de la ligne Oder-Neisse fut levée avec la déclaration solennelle du Bundestag le 8 mars 199039. Enfin et surtout, le résultat des élections libres en RDA, le 18 mars 1990, mit un terme à la perspective de la « troisième voie », c’est-à-dire aux chances de succès des réformateurs est-allemands sur le poids et les chances de succès desquels le président avait misé – à tort. Ce même printemps, même si venaient de Moscou les informations les plus contradictoires, se dessinait la perspective d’un feu vert du Kremlin.

La sortie par l’Europe

16Réaliste certainement, F. Mitterrand n’en a pas moins participé au congrès de La Haye du 7 mai 1948 et, selon le témoignage de Laurent Fabius, l’Europe a été « l’une des plus fortes convictions de sa vie »40. Les calendriers montrent que l’initiative franco-allemande pour relancer la construction européenne a été lancée, avec l’appui de Jacques Delors, au milieu des années 1980, puis accélérée pendant l’été 1989, donc avant que la réunification fût réellement à l’ordre du jour. Toutefois, il a été démontré, avec des arguments plus ou moins convaincants mais nombreux, que, de la même façon que dans les années 1950, l’Europe est restée un instrument pour gérer une possible menace venue d’Allemagne. Dans les années 1980, sa relance fut une réponse à la crainte de la « dérive allemande ». Selon U. Lappenküper, F. Mitterrand a promu l’accélération et l’approfondissement de la construction européenne pour empêcher la dérive allemande avant même que se pose l’actualité de la réunification41. À côté du respect des intérêts de M. Gorbatchev, fixer l’Allemagne à l’Europe occidentale était une priorité pour lui et cette stratégie était légitimée tant par l’histoire que par la politique. Ainsi, poussa-t-il H. Kohl à fixer une date ferme pour l’ouverture des négociations intergouvernementales sur l’Union européenne (UE). Le chancelier freina-t-il ? Se fit-il forcer la main ? Il avait certes reconnu, dans un courrier du 27 novembre, la nécessité de réunir une conférence intergouvernementale (CIG) pour décider de réformes institutionnelles, mais il préférait attendre la présidence italienne, c’est-à-dire fin 1990, pour prendre cette décision de les réunir. Finalement, c’est juste avant le conseil européen à Strasbourg, début décembre 1989, que le chancelier Kohl a donné, par le biais de son conseiller J. Bitterlich, son accord à l’ouverture d’une conférence européenne en décembre 1990.

Bilan

17Des arrière-pensées ont indubitablement fait partie de la réaction du président français à la révolution pacifique et à la réunification. Elles furent perçues comme des ambiguïtés, ce qu’elles étaient bien – et en cela parfaitement caractéristiques de sa personnalité. La question de savoir s’il a voulu empêcher, ou seulement freiner un processus jugé aventureux ne peut trouver réponse qu’en prenant en considération les phases, le rythme et les assurances obtenues des multiples acteurs.

18Conformément à sa fonction de chef de l’État français, et d’ailleurs comme le firent tous les acteurs du jeu diplomatique, ce sont les intérêts de son pays qui ont dominé l’analyse et l’action. La nouvelle situation signifiait l’ébranlement de l’équilibre de la Guerre froide, qui était un équilibre de la terreur dans lequel le rôle de la France et de l’Allemagne étaient eux-mêmes équilibrés. Au-delà du rapport à l’Allemagne, la France s’est trouvée confrontée à la crainte de perdre sa place dans le jeu des puissances. En outre, il fallait de ce point de vue non seulement intégrer fortement l’Allemagne dans l’UE avant que H. Kohl quittât le pouvoir et de la sorte empêcher que l’Allemagne réunifiée monopolisât le dialogue avec l’Est de l’Europe. Enfin, selon H. Védrine, le président Mitterrand a freiné la réunification pour sauver les acquis de la perestroïka42, donc dans le souci d’une modification harmonieuse de la situation sur le continent, au-delà des désirs strictement nationaux des Allemands.

19L’Élysée commit surtout une erreur qui fut, au fond, à l’origine de la plupart des malentendus et grincements entre Bonn et Paris au cours de l’automne et l’hiver 1989/1990 : c’est l’erreur de jugement sur les chances de succès des réformateurs est-allemands et sur l’issue probable des élections pour la Chambre du peuple. Le résultat de ce vote des Allemands de l’Est le 18 mars 1990, massivement en faveur de la réunification allemande, a certainement été le vrai tournant aussi chez F. Mitterrand, un dégrisement et un retour au réalisme. M. Gorbatchev donna encore longtemps des signes d’indécision, jusqu’à la rencontre dans le Caucase. Mais le 25 mai 1990, il indiqua à F. Mitterrand en visite à Moscou que, dans les faits, la réunification était un fait acquis.

20H. Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée et conseiller du président, a concédé qu’il souscrivait à l’observation de Jean François-Poncet publiée dans l’hebdomadaire Le Point en mai 1996, « que si le président a fait ce qu’il fallait, il n’a pas géré la dimension symbolique de la réunification »43.