1La période à cheval entre le XVIII^e et le XIX^e siècle marqua dramatiquement l’histoire vénitienne, et cela non seulement à cause des six campagnes militaires qui, entre 1796 et 1814, ravagèrent la région. En effet, avec la chute de la république de Venise après plus de mille ans d’existence, vingt années de guerre et l’affirmation de la domination impériale autrichienne, un ancien équilibre économique et social s’était dissous et avait fait place à un système nouveau. Cette transition eut également des conséquences sur les communautés alpines situées en marge du territoire de l’État vénitien, car leur vie économique et sociale était liée par maints fils à la ville-capitale qui, dans le royaume lombardo-vénitien, fut déclassée en simple chef-lieu de province1.

2L’objectif de cette communication est d’esquisser les problèmes les plus importants que cette transition compliquée posa aux communautés des territoires alpins, notamment en ce qui concerne la gestion des ressources économiques. Aussi, entamerai-je une réflexion sur le rôle que jouèrent les institutions locales dans le développement économique d’un territoire déterminé.

Les compétences des communautés/communes villageoises et la place des communaux

3On sait bien que l’école institutionnaliste de Douglass North à assigné aux institutions, dans le procès de développement économique, le rôle fondamental de réduction des coûts de transaction2. Cette position, qui a fourni des résultats convaincants pour ce qui concerne l’étude des communautés françaises du XVIII^e siècle et la question cruciale du contrôle de l’eau3, n’a pas encore été appliquée, à notre connaissance, au cas des institutions villageoises alpines. Leur dimension économique, qui n’est pas toujours aisée à définir, demeure ainsi négligée, en dépit du fait que, dans les sociétés préindustrielles, le point de repère institutionnel le plus proche de la plupart de la population était représenté par elles, et certainement pas par l’État central ou les grandes institutions économiques.

4Aux XVIII^e et XIX^e siècles, les domaines d’intervention, directe et indirecte, en matière économique des communautés rurales étaient plus nombreux qu’on ne le pense. On ne mentionnera que les plus importants : la gestion de services tels que l’approvisionnement en eau ou l’assistance aux indigents, la perception de droits et d’impôts, la gestion des cours d’eau et des routes, l’entretien des biens communaux et l’exploitation de leurs ressources. Cependant, nécessitant des recherches documentaires complexes dans des archives peu accessibles, les travaux sur les communautés alpines vénitiennes de cette période sont plutôt rares, mis à part ceux où l’on analyse la gestion des biens communaux et ses répercussions sur la vie de la communauté. Dans ces cas là, il est possible d’avoir quelques renseignements sur différents villages.

5À la différence de la plaine où, au cours du XVII^e siècle, l’État vénitien mit en vente une grande partie des communaux, dans les régions alpines les communautés parvinrent à garder, à la même période, presque tous leurs vastes biens fonciers. Bien qu’elles n’en fussent pas les propriétaires formels, puisque l’eminente dominio (« l’éminente souveraineté ») revenait à la Sérénissime, et qu’elles ne pussent pas les aliéner, de fait, pendant des siècles, les communautés alpines jouirent des fruits de ces biens quasiment sans limitations. Ce qui fut aussi possible en raison de la dissolution de la propriété féodale au cours du Moyen Âge4.

6Comme cela se déroulait dans tous les territoires alpins, on utilisait ces biens en partie directement, afin d’assurer les exigences des familles autochtones : ils fournissaient bois, foin et pâturage et, défrichés, pouvaient être partagés en petites parcelles à cultiver. En outre, ils rapportaient de l’argent, ce qui, dans les cas les plus heureux, garantissait aux habitants un minimum vital de denrées alimentaires, indispensables en période de disette.

7La communauté de Santo Stefano di Cadore, par exemple, était en mesure de procéder à quatre achats de grains par an à distribuer à toutes les familles. Dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle ce village d’environ 500 habitants disposait de vastes terrains boisés et d’un considérable patrimoine animal, évaluable à une tête de bétail bovin pour 1,2 habitants5.

8Comme il a été possible de l’établir à partir des livres de délibérations de la regola locale, c’est-à-dire l’organisme communautaire qui avait en charge la gestion de ressources indivises, les recettes de la communauté provenaient en grande partie de la vente de bois de construction (sapins et mélèzes) aux grands marchands qui trafiquaient le long du fleuve Piave, véritable autoroute par laquelle transitaient chaque année des milliers de troncs qui approvisionnaient la capitale et les plus importantes villes de la plaine, pour les constructions navales ou l’exportation jusqu’à la Méditerranée orientale6.

9Les forêts de Santo Stefano di Cadore, situées prés de la vallée du Piave ou de ses rivières, constituaient donc une ressource stratégique qui était exploitée avec une prudence calculée. Selon les nécessités d’avoir de l’argent liquide à disposition, la regola décidait la coupe d’un certain nombre d’arbres, en sélectionnant les spécimens les plus vieux pour garantir véritablement de bonnes recettes et le respect de la reproduction végétative. En même temps, les responsables de la communauté contactaient les marchands de grain pour s’assurer les prix les meilleurs et pour avoir des anticipations sur les distributions de denrées alimentaires aux chefs de famille7.

10C’était, de toute évidence, une économie fortement contrôlée par l’institution communautaire qui jouait un rôle tout à fait central. Seuls les chefs de famille ou leurs substituts avaient le droit d’entrer dans la regola et une surveillance très étroite était exercée afin d’éviter toute opération frauduleuse pour en faire partie indûment. Les affaires de la regola étaient nombreuses et diverses : négociations avec les marchands de bois ; recherche d’intermédiaires financiers capables de fournir l’argent pour anticiper sur les achats nécessaires ou d’escompter les lettres de change des marchands de bois ; entretien des cours d’eau et des routes ; gestion des forêts et organisation des pâturages communaux.

11Un autre mode de distribution des ressources villageoises consistait dans la participation des membres des familles de la regola au travail dans la forêt, qui assurait un salaire journalier, appelé merenda, en argent ou de natures diverses (vin, tissus). Pour en faire partie, il fallait participer à un tirage au sort. La vie de la regola était donc marquée par de fréquentes réunions pour ratifier ou rejeter les négociations avec les marchands, pour le tirage au sort des travaux, pour la distribution des charges communautaires, qui étaient renouvelées chaque année.

12Plus au sud, dans la vallée de Seren, sur les pentes du mont Grappa, la situation était différente8. Longue d’une dizaine de kilomètres, cette vallée présentait elle aussi les caractéristiques environnementales et économiques typiques de la haute montagne. Ses trois villages consacraient la plupart des revenus des bois et des huit monti – c’est-à-dire les alpages avec leurs bergeries –, dont ils étaient les propriétaires, à l’entretien très coûteux du réseau routier local. Pour éviter l’isolement des habitats les plus éloignés et permettre la communication avec les pâturages de haute montagne, il fallait en fait intervenir sans cesse sur la route qui, dans le fond de vallée, longeait un torrent et était périodiquement ruinée par les crues et par le passage, deux fois chaque année, des troupeaux qui montaient et descendaient des pâturages.

13Toutefois, les conflits les plus forts au sein de la communauté n’étaient dus ni aux décisions relatives à l’utilisation des recettes monétaires, ni aux locations des pâturages et des bois, ni à l’attribution par tirage au sort des bois à un certain nombre de familles. Certes, dans les communaux, il y avait toujours des cas de vol pour la survie et les adjudications de bois et des alpages au meilleur offrant ne cessaient d’engendrer des recours et des accusations. Mais la véritable question qui animait la vie politique et économique de ces trois villages était le processus continu d’érosion de la propriété publique par des particuliers.

14Le phénomène était très ancien. La colonisation de la vallée avait été tardivement menée par des familles qui, entre la fin du XVII^e siècle et le début du XVIII^e, avaient indûment occupé des parcelles de bois à défricher ou une partie des pâturages, pour y installer quelques têtes de bétail, surtout au printemps, lorsque les étables de vallée manquaient de foin et que les alpages n’étaient pas encore prêts. En 1781, en établissant que les usurpateurs constituaient deux tiers des chefs de famille des trois villages, donc pratiquement tout le monde, une enquête confirma ce qu’avait dit un recteur vénitien un siècle auparavant : à l’occupation abusive conduite par les membres les plus pauvres de la communauté alpine, poussés par le besoin, s’ajoutaient des privatisations du domaine public par des familles puissantes et respectées (gente poderosa, e rispettata)9.

15L’utilisation des communaux pour pratiquer l’élevage montre qu’il ne s’agissait pas de simples occupations d’autosubsistance. D’après une enquête agricole menée au cours de la période napoléonienne, il est aisé de comprendre que l’élevage et la vente de bétail étaient la « seule activité qui rapporte de l’argent au paysan et qui lui permette l’achat de ce dont il a besoin » (l’unica cosa dalla quale il contadino ricavi danaro, ed acquisti quanto gli fa bisogno). Grâce à des micro-occupations de biens communaux, les familles paysannes de la vallée de Seren pouvaient élever une vache ou quelques brebis, dont elles tiraient de l’argent comptant nécessaire aux achats de denrées alimentaires ou de produits manufacturés. Le prix du bétail, le prix du blé acheté en échange et le mouvement d’ensemble des privatisations abusives étaient, d’une certaine manière, des variables interdépendantes : « le prix de bétail qui accroît et décroît », affirmait la même enquête napoléonienne, « est le baromètre de l’intérêt pour l’augmentation des prés et du foin » (Il prezzo degli animali che cresce, e decresce è il barometro della maggior o minor diligenza riguardo l’aumento de’prati, e del fieno)10.

16L’érosion des communaux se poursuivit au cours de l’époque napoléonienne, lorsque les anciennes institutions villageoises, qui devaient gérer ces biens, furent de fait abolies et remplacées par de nouvelles institutions communales : une loi du royaume d’Italie de 1806 permit à la nouvelle commune de louer les pièces de terre privatisées, qui furent recensées et donnèrent lieu à 360 contrats de 29 ans. Dans le royaume d’Italie, on exerça de fortes pressions afin de soustraire les biens du domaine public aux communautés et de les aliéner, mais sans résultat, car les institutions locales continuèrent de gérer ce patrimoine selon les modalités traditionnelles11.

17À Seren, la privatisation rampante des propriétés communales, qui servait à soutenir la croissance démographique, se poursuivit tout au long de la première moitié du XIX^e siècle. Comme autrefois l’assemblée vénitienne des chefs de familles, la nouvelle Commune autrichienne faisait fonction de chambre de compensation des intérêts d’individus, de groupes familiaux, de factions de village et de hameaux qui souhaitaient acquérir les ressources indispensables pour alimenter un processus incessant de croissance démographique, dont les effets étaient multipliés par le régime successoral en vigueur. En effet, la propriété du père devait être partagée entre tous ses fils, lesquels généralement restaient sur place et formaient une nouvelle cellule familiale. Aussi, le besoin de terre était-il constant, voire grandissant.

18Au moment de la création du royaume d’Italie (1805), l’administration communale se retrouva intégrée dans une structure de gouvernement fortement hiérarchisée et à la fonction interne s’ajouta la charge de servir de médiateur entre les affaires villageoises et l’autorité supérieure12. Dans ce contexte, l’institution communale joua un rôle de médiation efficace. Elle géra le système complexe des ressources locales, où se croisaient agriculture, sylviculture et élevage, et permit un développement démographique considérable sans détruire irrémédiablement le bois, qui fut certes plus exploité, mais avec plus d’attention. Naturellement ce jugement positif doit être considéré par rapport au fait que la vallée connut dans cette période une très forte augmentation de la charge anthropique et animale : entre 1766 et 1868 la Commune de Seren passa de 2 à 4 mille âmes avec un taux moyen annuel d’accroissement de 1 %.

19Le cas de Seren ressemble à celui – complètement théorique – que l’écologue américain Garrett Hardin utilisa, dans les années 1960, dans son article très connu sur la « tragédie des communaux ». Il y décrit une communauté dans laquelle chaque éleveur ajoute une tête de bétail en plus dans les prés communaux, en bénéficiant de tous les avantages de cette opération, alors qu’il ne paie qu’une toute petite partie du coût de l’utilisation de cette ressource, laquelle subit ainsi surexploitation et dégradation environnementale13.

20À partir de cet article, s’est développé un débat international très animé sur le rôle et le sens des communaux ; il a focalisé l’attention sur les différentes composantes géographiques et écologiques des propriétés indivises, en mettant en évidence plusieurs cas d’exploitation positive14. L’anthropologue américain Robert McC. Netting, par exemple, dans son importante étude historique sur une communauté du Valais suisse, donc dans un milieu typiquement alpin, a démontré que l’équilibre difficile entre les différentes activités qui caractérisaient l’économie de montagne (sylviculture, élevage, agriculture) avait justement dans les communaux sa chambre de compensation. Pour le village de Törbel, il a parlé de « l’efficacité de l’administration communautaire », de « sagesse des mesures de conservation », d’une continue « application de normes contre l’exploitation excessive des pâtures et contre la coupe aveugle de bois »15.

21Une situation proche s’observe dans les Alpes orientales vénitiennes, où les institutions locales, carrefour des intérêts individuels et du marché, jouaient un rôle non négligeable de surveillance, si ce n’est de sauvegarde de l’environnement. Aussi dans la communauté germanophone de Sauris (Zahre) on a observé que, avec l’exploitation progressive du bois et la réduction de la surface boisée à disposition des membres de la communauté, des normes plus étroites furent promulguées pour la sauvegarde des plantes, en révélant « une nouvelle et plus grande sensibilité de la part de la communauté à l’égard du patrimoine des bois »16.

22Quant à la progressive disparition des communaux, surtout au XIX^e siècle, il s’agit d’un phénomène très complexe, qu’il faut considérer en sortant des schémas préétablis : il n’y eut aucune résistance d’une société traditionnaliste contre l’avance d’une classe de propriétaires fonciers, avant-garde d’un État bourgeois, et il ne s’agissait pas d’un assaut contre les ressources communautaires de la part de particuliers incapables de prendre en compte des normes supérieures de caractère environnemental17. On ne peut pas réduire les conflits villageois à une simple logique de classe ou de marché : d’autres mécanismes complexes de fractionnement vertical de la population sur la base de la parenté ou du hameau revêtirent une importance décisive ; décisive surtout la poussée démographique dans le cadre d’une agriculture de subsistance. Le lent processus de privatisation des communaux, concomitant avec l’effacement de la micropropriété alpine, a contribué à sa survivance même jusqu’au XX^e siècle18.

23Au cours de cette période, les communautés alpines connurent de grandes transformations économiques.

Ampleur des transformations économiques et implications sur la vie communautaire

24Le bois, nous l’avons dit, était l’une de leurs premières ressources. Au cours de la seconde moitié du XVIII^e siècle, son exploitation augmenta de manière constante, en raison des niveaux démographiques particulièrement élevés qui soutinrent une forte demande de bois d’œuvre, de charbon et de bois à brûler pour satisfaire les besoins domestiques et les activités industrielles19. Par ailleurs, les taux les plus élevés de croissance démographique sont observables précisément dans les régions alpines. À cette époque, les districts de montagne de l’État vénitien étaient parmi les plus densément peuplés, proportionnellement à l’altitude, de tout l’arc alpin20.

25D’après les nombreuses voix qui se levaient des montagnes, la faim de bois était sans cesse alimentée par la « voracité des marchands » (l’ingordigia dei mercanti) qui s’activaient à qui mieux mieux pour accaparer la faveur des communautés villageoises, en achetant leur bois ou en louant leurs forêts. Le rôle des institutions locales, comprimées entre les exigences d’une population croissante et les prix tendant à la hausse, fut très délicat. En outre, le fait que de plus en plus ces entrepreneurs du bois ne provenaient pas de la plaine, mais étaient de riches propriétaires des montagnes, des membres influents de certaines communautés villageoises rendit les décisions très compliquées car ils étaient en mesure d’en influencer les choix21.

26À la veille de la fin de l’ancien régime, les communautés villageoises vénitiennes n’étaient plus – sans doute depuis plusieurs siècles – ces sociétés d’égaux chères à la rhétorique du premier romantisme. Dans les vallées alpines, la stratification sociale n’avait cessé de se renforcer, surtout au cours du XVIII^e siècle, grâce aussi au développement d’activités parallèles aux activités traditionnelles. Dans de nombreuses vallées, en particulier dans celles qui longeaient les fleuves les plus importants, tels la Brenta et le Piave, la transformation du bois avait permis la constitution de petits centres industriels, où se concentraient des dizaines de manufactures.

27La force de l’eau permettait d’actionner les scies, dites « à la vénitienne », les foulons ainsi que des maillets et des moulins à blé. Grâce au bois et au charbon, on pouvait alimenter des forges, des fours pour le travail de l’argile et de la faïence, etc. Souvent, c’étaient les mêmes marchands de bois qui possédaient ces ateliers, car ils contrôlaient toute la filière de production, de la coupe des forêts dans les vallées les plus septentrionales jusqu’à la vente des planches dans les magasins de la Sérénissime, ou même des bois précieux dans les ports de la Méditerranée22.

28Dans le district alpin de la Carnia, se développa une entreprise proto-industrielle remarquable, qui atteignit son apogée vers le milieu du XVIII^e siècle : la Linussio23. Ainsi, les opérations de tissage impliquèrent-elles des centaines de familles résidant dans différentes vallées, dans lesquelles on distribuait du lin égyptien pour fabriquer des toiles vendues dans toute l’Europe. Cette activité transforma radicalement la vie économique de nombreuses communautés. Des groupes familiaux se consacrèrent aussi bien à la production textile qu’aux opérations de crédit et d’achat des matières premières ou à la vente des produits manufacturés, dans un tourbillon financier qui finit par concentrer d’importantes richesses dans les mains de peu de personnes. Cela eut des conséquences immédiates dans le système de gestion des ressources communautaires. En ce sens, le cas du village de Fusea, étudié par Furio Bianco, est exemplaire. Par des mobilisations violentes et des actions en justice, un groupe d’habitants, dont la fortune s’était fondée sur la production et la commercialisation textiles, tenta de contrôler définitivement la vicinia, l’ancienne assemblée des chefs de famille, et par ce biais de s’approprier les biens communaux. Même si cela se solda par un échec, grâce à l’intervention de l’autorité publique, la désagrégation du système communautaire était évidente24.

29Dans d’autres cas, la crise de la communauté, due à l’augmentation progressive des disparités économiques internes, n’avait pas pour origine l’intervention de nouvelles activités productives, mais simplement l’usure progressive des anciennes structures économiques et sociales à cause de la transformation démographique. À Sappada, par exemple, aux frontières de la Carnia et du Cadore, l’organisation sociale et spatiale fondée à l’origine sur des fermes isolées possédées par un seul groupe familial (masi en italien, Bauernhof en allemand) finit par se désagréger au cours des siècles de l’âge moderne. À la fin du XVIII^e siècle la pression démographique excessive sur le bois et les pâturages communs et, plus généralement, le déséquilibre croissant entre ressources et population, se transformèrent en un conflit ouvert entre deux factions paysannes, qui déchira le village pendant une trentaine d’années. Il y avait d’une part les familles indigènes les plus aisées, encore propriétaires d’un maso ou d’une partie de maso (masisti) ; de l’autre coté des familles elles-mêmes indigènes, mais qui, à la suite des partages d’héritages ou de revers de fortune, ne possédaient plus aucune propriété significative et s’étaient alliées avec les familles étrangères exclues des avantages des communaux (fogolisti).

30Le conflit eut comme objectif le contrôle d’une ancienne forêt de la communauté (Bosco della Digola ou Bosco Negro), réclamée par les masisti au bénéfice des seuls propriétaires et par les fogolisti en vue d’une mise à disposition de la communauté entière ; il se conclut définitivement en 1849 avec le partage de deux tiers du bois entre les premiers et l’attribution du reste à la Commune comme bien collectif25.

31Par ailleurs, entre le XVIII^e et le XIX^e siècle, on observe l’apparition de nouvelles ressources économiques, qui redessinèrent les rapports entre individus, familles, institutions locales et État central.

32Au cours de la seconde moitié du XVIII^e siècle, dans les Alpes vénitiennes la consommation de tabac s’était répandue dans la population entière. Dans le Cadore, les autorités relevaient que le tabac était désormais une « nécessité absolue », « un produit indispensable à la subsistance ». Néanmoins, à cause de ses conditions misérables, la population ne pouvait pas acheter le tabac en vente sous le monopole de l’État, qui était remplacé par un végétal dit « Bracis », de qualité inférieure et cultivé sur place. Les Frioulans, au contraire, s’approvisionnaient en tabac dans les zones où il coûtait moins cher – Trento, le Tirol, l’Albanie ou la Croatie – grâce à des contrebandiers qui profitaient de plusieurs passages de montagne aux frontières de l’Empire26.

33Vers la fin du siècle, dans certaines zones, telles le Cadore, la contrebande et la culture illégale du tabac s’intensifièrent, en dépit du système d’adjudication assignant à un seul agent économique privé, la Ferma generale dei tabacchi (Ferme générale des tabacs), le monopole de la précieuse plante et le droit de réprimer les fraudes et les abus. Lorsque les autorités vénitiennes, en accord avec l’adjudicataire Girolamo Manfrin, essayèrent de mettre en place des contrôles répressifs plus sévères, tout le district du Cadore se souleva contre les quotas de tabac imposés aux différentes communautés et considérés comme dérisoires. D’ailleurs, la question du tabac s’inscrivait dans un climat d’illégalité croissante ou de para-légalité impliquant de nombreuses vallées, notamment proches de la frontière, où la présence de bandes de contrebandiers, pratiquant aussi bien la vente de tabac que des actions criminelles contre les biens et les personnes, semble devenir un problème endémique27.

34La longue période de guerre secouant la Péninsule entre la fin du XVIII^e siècle et les deux premières décennies du XIX^e siècle fut une épreuve très difficile pour les territoires alpins. Les changements de régime et les différentes armées, qui maintes fois traversèrent ces vallées, ébranlèrent profondément les équilibres sociaux des communautés, dont la réaction fut en partie une fermeture dans le sens autarcique. En 1816-1817, la situation atteignit son paroxysme : définie comme la dernière crise de subsistance d’ancien régime, elle était en effet liée à un phénomène physique extra-européen, à savoir le refroidissement climatique dû à l’éruption du volcan Tambora, en Indonésie28.

35Dans les communautés alpines de la Vénétie et du Frioul, épuisées par la succession tragique de disettes et d’épidémies de typhus, la crise culminant en 1817 ouvrit la voie à une innovation agronomique, qui fut mise en place avec un retard inexplicable par rapport à la plupart des districts alpins : la culture de la pomme de terre29. Il s’agit d’une véritable « révolution d’en haut », promue par les Habsbourg, par l’intermédiaire de leurs diverses instances institutionnelles, alors qu’aussi bien les savants des Lumières que les agronomes napoléoniens n’étaient pas parvenus à convaincre les paysans des vertus extraordinaires du tubercule. Ce furent l’épouvantable misère de 1817, les distributions de pommes de terre par les administrations communales et l’activisme de très nombreux curés qui réussirent à briser la barrière de la méfiance à l’égard de cet aliment et à l’imposer, notamment dans les vallées les plus hautes30.

36À la mi-XIX^e siècle, donc dans l’espace d’une trentaine d’années seulement, la pomme de terre devint une ressource indispensable pour les populations des Alpes vénitiennes, si bien que la crise des années 1840, qui secoua l’Europe entière, eut des conséquences néfastes pour ces communautés rurales. À Sappada, la Délégation Provinciale permit à la Commune la coupe et la vente de 2.400 arbres pour suppléer la perte de la récolte des pommes de terre, « principale subsistance de notre population »31.

37Le rôle de la communauté villageoise apparaît encore plus important si l’on considère l’émigration, une autre ressource, directe et indirecte, du monde alpin.

Emigration et communauté villageoise

38Les facteurs déterminant le mouvement des hommes dans un territoire et dans un espace économique se déclinent, de manière originale et unique, dans tout village. Cela peut donner lieu à des expériences migratoires complètement différentes, même si elles se réfèrent à des personnes provenant des villages que seuls quelques kilomètres séparent32.

39Au XVIII^e siècle, l’aire alpine dont nous nous occupons offrait un éventail très vaste de situations de mobilité géographique. On y rencontre des centres où les flux migratoires par métiers s’étaient structurés au cours des siècles et avaient dans Venise et dans les autres villes de la Terre Ferme leurs propres points d’arrivée, dotés de confréries et de structures d’assistance. Mais il y avait également des territoires où les migrants étaient surtout des hommes et des femmes jeunes et célibataires : ils partaient seuls, sans destinations précises, afin d’exercer des travaux peu qualifiés et de revenir ensuite au village pour s’y marier ; ou bien ils quittaient définitivement une situation familiale sans perspectives. Autre cas de figure : il existait, par exemple en Carnia, une tradition de colportage ; ainsi, des centaines d’hommes parcouraient-ils les territoires allemands pour y vendre avant tout des tissus et des épices33.

40La plupart de ces diverses formes d’émigration connurent une crise profonde lors des guerres napoléoniennes – mais certaines avaient subi un arrêt auparavant –. Le système de la Carnia fondé sur des réseaux commerciaux et de crédit très étendus, comprenant des colporteurs montagnards, des producteurs locaux de tissus et des négociants citadins, commença à décliner dès le milieu du XVIII^e siècle. Les produits commercialisés par les habitants de cette région du Frioul n’étant plus demandés dans les régions allemandes, l’industrie textile locale entra en crise. Cette évolution bouleversa les équilibres régissant l’économie d’un district, où le marché du travail s’était organisé au fil du temps de manière très particulière : les natifs émigraient en tant que colporteurs ou tisserands, tandis que des individus originaires d’autres districts alpins travaillaient dans les bois ou pratiquaient l’élevage. En raison des changements de la fin du XVIII^e siècle, cet équilibre difficilement créé depuis des siècles s’écroula, pour faire progressivement place au système qui allait s’imposer au cours du XIX^e siècle avec la naissance d’un mouvement migratoire attiré par les grands chantiers publics, en Europe centrale34.

41En conclusion de cette brève présentation des problèmes économiques et sociaux des communautés alpines de la Vénétie et du Frioul entre le XVIII^e et le XIX^e siècle, nous avons voulu souligner comment les changements traumatiques qui survinrent à la fin de l’ancien régime trouvèrent les institutions locales dans une phase de transformation profonde de leurs assises économiques.

42Le processus de désagrégation des formes traditionnelles de l’organisation villageoise, fondées sur la représentation paritaire des chefs de famille et sur le principe selon lequel les ressources devaient être distribuées « au riche comme au pauvre »35, était, dans nombre de cas, fort avancé. Plusieurs phénomènes en témoignent : l’abandon des mécanismes de rotation des charges, la tendance à confier aux représentants des mêmes familles les rôles de plus grande responsabilité, la perte de l’esprit communautaire et des références idéologiques traditionnelles qui se traduisait par une diminution des présences aux réunions locales, des attitudes peu respectueuses de la part des jeunes gens et la multiplication des litiges entre villages pour des questions de propriété36.

43On peut aisément confronter ces phénomènes avec d’autres changements économiques et sociaux observables à la même époque : en particulier, la croissance démographique et la fragmentation sensible de la propriété immobilière, avec les répercussions psychologiques négatives sur les jeunes générations de cette société paysanne ; ou bien, autre changement, la lente affirmation d’activités économiques commerciales ou industrielles structurées par le salariat, ou encore, dès le milieu du XVIII^e siècle, la baisse du train de vie touchant également la population alpine, et dont la manifestation la plus tragique fut la hausse du taux de mortalité infantile37.

44Le nouvel ordre expérimenté à l’époque napoléonienne et stabilisé lors de la domination autrichienne supprima formellement les anciennes assemblées villageoises et créa une nouvelle institution communale, où les propriétaires – et non les vicini – siégeaient au Conseil. Les compétences économiques publiques s’étendirent et rentrèrent dans un cadre normatif complètement nouveau, dans lequel, par exemple, l’assistance et la bienfaisance publiques avaient une grande importance. Le prêtre, dont le rôle qu’il avait toujours joué était désormais institutionnalisé, remplit des tâches fondamentales, parmi lesquelles, celui d’officier d’état civil.

45Cependant, presque partout, les biens communaux continuèrent à être gérés selon les modalités traditionnelles, en garantissant par exemple un minimum de bois et de pâturage pour tous, en supportant le poids de la transformation démographique, les pressions des puissants ainsi que la faim de bois et de foin des plus pauvres.