Questions de définition

1C’est sans doute au cours du X^e siècle, à une époque où les Slaves du Sud et de l’Ouest approvisionnaient les principaux marchés d’esclaves de l’Europe occidentale, que le mot sclavus, qui avait originellement le sens ethnique de slave, apparut dans les textes latins pour désigner les individus qui, suivant une tradition antique perpétuée jusque dans les premiers siècles médiévaux, avaient jusqu’alors été appelés servi, mancipia, ou, au féminin, ancillae, c’est-à-dire des non-libres, qui étaient dénués des droits et des capacités d’initiative caractérisant la liberté, et étaient propriétés à part entière d’individus libres ou d’institutions, notamment religieuses. Cette substitution lexicographique, qui paraît s’être produite en Allemagne d’abord, plutôt qu’en Italie, avant de s’imposer dans les siècles suivants dans toutes les langues vernaculaires de l’Europe occidentale, sous les formes Sklave, schiavo, esclave, slave…, a beaucoup fait pour obscurcir le débat sur l’évolution sémantique du mot servus (qui, d’esclave, en est venu à désigner celui que les historiens s’accordent à appeler serf), et sur le passage de l’esclavage antique au servage médiéval. Il apparaît de plus en plus que ce débat a été marqué par des présupposés religieux (voyant en particulier dans le christianisme, dont il est connu qu’il a recruté beaucoup de ses premiers adeptes dans le monde servile, une force d’émancipation dès les temps paléochrétiens), des présupposés idéologiques (notamment inspirés par le marxisme et sa conception du passage radical d’un mode de production fondé sur l’esclavagisme à un mode de production fondé sur le féodalisme), et des présupposés plus explicitement historiographiques (par exemple en France, où l’accent a été longtemps mis sur la persistance de l’esclavage antique jusqu’à la mutation économique et sociale des environs de l’an mil, perçue comme la première véritable rupture d’avec les institutions héritées de l’Antiquité). Assurément, le renouvellement de la question ne pourra venir que de l’examen minutieux des sources écrites, de façon à mieux percevoir, dans ses nuances temporelles et spatiales, l’évolution juridique, sociale et économique de la catégorie des non-libres.

L’esclavage dans la Rome tardive et chez les Barbares

2Il importe pour commencer de rappeler que la société de l’Empire romain tardif et les sociétés « barbares » étaient, l’une autant que les autres, des sociétés esclavagistes, revendiquant la distinction juridique fondamentale entre les libres (qu’on appelle en latin liberi ou ingenui) et les non-libres, comme le montrent les grandes collections juridiques romaines et les plus anciennes lois barbares. Si le Code théodosien (compilé en 437) insiste sur les incapacités juridiques qui pèsent sur les servi, les codes de lois barbares comme le Pactus Legis Salicae dans sa première version (datée des environs de 500) évoquent les interdits matrimoniaux, le montant des peines (exprimées par exemple en nombre de coups) infligées aux esclaves récalcitrants, ou encore le tarif de la composition due pour le vol ou la mort d’un esclave, qui peut n’être pas supérieure à celle due pour un bœuf ou un cheval. Si les deux sociétés connaissent une grande variabilité dans le niveau de vie ou l’influence sociale des non-libres, si l’une et l’autre connaissent différentes procédures d’affranchissement, on peut dire que, chez les Romains comme chez les Germaniques, ce sont les mêmes causes qui déterminent le statut servile des individus : on est esclave par hérédité, mais aussi par le droit de la guerre, par la capture et la traite, par le caractère infamant d’une condamnation judiciaire, ou encore par l’autodédition (de soi-même ou de sa descendance) par exemple pour fait d’endettement. Si c’étaient vraisemblablement l’hérédité et l’autodédition qui assuraient l’essentiel du renouvellement du stock des esclaves ruraux, principale force de travail de l’économie agraire antique, il n’y a guère de doute que l’esclavage domestique, pratiqué à Rome autant que chez les élites barbares, était surtout alimenté par la guerre, le rapt et la traite.

À propos de l’esclavage domestique

3Il convient en effet de faire une distinction entre l’esclavage domestique et l’esclavage rural. Le premier a été surtout alimenté dans les premiers siècles du Moyen Âge par les marchands de l’Europe du Nord et de l’Est. Les guerres entre les Anglo-Saxons et les Celtes insulaires (en particulier aux V^e-VI^e siècles), les guerres internes entre les différents royaumes anglo-saxons (aux VI^e-VIII^e siècles), l’expansionnisme franc dans la Germanie transrhénane (aux VI^e-IX^e siècles), les rafles faites par les Occidentaux aux confins du monde slave, dans la plaine nord-européenne autant que dans la péninsule balkanique (aux VII^e-X^e siècles), la capture et le trafic organisés par les Vikings scandinaves (aux IX^e-X^e siècles) n’ont cessé d’alimenter des marchés où certaines places marchandes de l’Europe occidentale se sont fait une spécialité de la traite des esclaves – par exemple Londres aux VI^e-VII^e siècles, Mayence et Verdun aux IX^e-X^e siècles, Rouen aux X^e-XI^e siècles. Mais si ce trafic peut contribuer à expliquer que tel marchand de Tours du VI^e siècle avait des esclaves saxons, ou que tel aristocrate ou tel roi mérovingien du VII^e siècle entretenaient en leur maison des esclaves anglo-saxonnes (dont l’une même – Bathilde, épouse de Clovis II – devint reine), nos textes suggèrent que la traite des esclaves était plutôt destinée à l’approvisionnement de l’Europe du Sud, où Rome et l’Italie d’abord, puis les villes musulmanes d’Espagne, étaient grosses demandeuses, et qu’elle n’eut que peu d’incidence sur la société occidentale.

À propos de l’esclavage rural

4On ne peut en dire autant de l’esclavage rural. C’est lui qui constituait la principale force de travail, non seulement dans les latifundia, mais aussi dans des exploitations moins importantes, certes nombreuses dans les contrées romanisées, mais peut-être plus répandues dans les régions de peuplement germanique. Si les troubles et l’insécurité de l’Empire finissant peuvent avoir concentré autour de quelques grandes exploitations un afflux d’esclaves logés dans des Grubenhäuser (cabanes excavées) et autres habitats rudimentaires bâtis à la hâte à l’ombre d’anciennes villae, le nombre global des esclaves ruraux travaillant dans les grandes exploitations a sûrement décliné entre le III^e et le VII^e siècle – comme, du reste, l’ensemble de la population : ainsi le domaine de Tresson, près du Mans, qui couvrait 4 à 5000 hectares, n’était-il exploité vers 572, quand l’évêque de la ville en fit don à l’église Saint-Vincent qu’il venait de créer, que par une dizaine d’esclaves, femmes et enfants compris.

5Mais, dès la basse Antiquité, l’esclavage rural avait cessé de se limiter à l’exploitation collective des grands ensembles fonciers. Du fait de la généralisation de la pratique d’autodédition de paysans libres entre les mains de grands propriétaires, puis, peut-être surtout, du fait du chasement par les mêmes grands propriétaires de leurs propres esclaves sur des lopins de terre prélevés sur leur propre réserve, il y eut multiplication des tenures serviles. Nombre d’esclaves affranchis vers 600 par la riche veuve parisienne Erminethrude, dont on a gardé le testament, avaient déjà leurs petits terrains (areolas), leurs petites maisons (hospitiola), leurs petits jardins (hortellos) et leurs petites vignes (vineolas).

6Mais il est clair que c’est à partir de la fin du VII^e siècle et aux VIII^e-IX^e siècles que la pratique du chasement des esclaves et la constitution de petites exploitations serviles (mansi serviles, hobae serviles) se sont généralisées en Occident, pour commencer dans les régions d’entre Loire et Rhin, où les rois francs et les grandes institutions ecclésiastiques prirent conscience de la plus grande productivité des esclaves chasés et voulurent tirer profit du retour à la croissance démographique de la main d’œuvre servile et de la reprise des défrichements : en échange de leur tenure, les esclaves ainsi chasés devaient non seulement une redevance foncière, mais des journées de travail (souvent trois par semaine) sur la réserve du maître, avant que des charges plus lourdes leur fussent éventuellement imposées, comme, dans la Germanie transrhénane, la responsabilité de l’exploitation d’un lot entier de la réserve, ce que les historiens appellent le lot-corvée.

Esclaves ruraux et paysans dépendants libres

7Ce faisant, les servi casati ou esclaves « chasés » – avec leur exploitation, leur maison, leur autonomie quotidienne, leur capacité de créer et d’entretenir une famille dont les grands polyptyques des IX^e-X^e siècles se font parfois l’écho, leur possibilité de transmettre sous certaines conditions leur manse ou leurs biens meubles à leur progéniture – acquéraient un statut économique et social qui les rapprochait de ces autres paysans dépendants, les coloni ou colons, qui, restés juridiquement libres, étaient tombés, parfois depuis l’Empire romain tardif, dans la dépendance des grands propriétaires, et dont les exploitations – colonicae ou colonges, mansi ingenuiles – étaient devenues de véritables tenures, grevées de charges foncières, mais aussi, de plus en plus souvent au cours des VIII^e-IX^e siècles, de services dus sur la terre du maître.

8La fusion entre la paysannerie dépendante servile et la paysannerie dépendante ingénuile a été, avec des modalités régionales diverses, accélérée par de nombreux facteurs, perceptibles dans la documentation écrite des VIII^e -IX^e siècles : promiscuité au sein de l’habitat villageois, mariages mixtes, glissement (du fait de cette mixité et de la mobilité paysanne) d’exploitants servi sur des manses ingénuiles et d’exploitants ingenui sur des manses serviles. Voilà autant de faits qui ont contribué au déclin de l’esclavage rural, ou plutôt à sa progressive dilution dans ce qu’on convient d’appeler le servage médiéval, partie intégrante du « système domanial » ou « seigneurial », dans lequel l’étroite dépendance du paysan à l’égard de son maître n’excluait pas une certaine reconnaissance de sa capacité d’initiative personnelle et de sa personnalité juridique.

9Mais il ne faut pas négliger une autre cause du déclin de l’esclavage dans les premiers siècles médiévaux : l’importance des affranchissements collectifs. Si l’Église en tant qu’institution y était opposée, ainsi que l’ont rappelé de nombreux conciles (Arles en 506, Clichy en 626…), pour des raisons autant théologiques (il convenait que chacun restât à la place que Dieu lui avait donnée sur terre) que pratiques (le patrimoine foncier des églises était surtout exploité par des esclaves), certains de ses représentants les plus éminents, tel le pape Grégoire I^er sur le marché de Rome, rachetèrent à titre personnel et affranchirent des esclaves, et, par de tels exempla ou par leur discours, encouragèrent les laïcs à pratiquer l’affranchissement comme une œuvre de piété et de renoncement. Les sources abondent (hagiographiques, testamentaires, diplomatiques) qui montrent de semblables affranchissements, parfois assortis (comme dans le testament d’Erminethrude cité plus haut) de mesures de chasement.

10Ces pieux affranchissements furent surtout nombreux dans la Gaule des VI^e -VIII^e siècles : peut-être contribuent-ils, certes avec d’autres facteurs, à expliquer le fait qu’à la différence de ce qu’on constate à l’est du Rhin, à l’Ouest les servi ou mancipia apparaissent dans les polyptyques en bien moins grand nombre que les coloni et autres ingenui. L’importance des affranchissements y avait peut-être déjà préparé le terrain à la fusion des deux paysanneries.