1Chacun sait que le roi Childéric était un Franc et un païen, donc qu’il était un authentique barbare. Pourtant, même après un simple survol des sources et de la bibliographie, on constate qu’il a pu acquérir un véritable ius civitatis tant aux yeux de ses contemporains qu’aux yeux des historiens modernes, et cela pour une double raison : d’une part parce qu’il a combattu pour le service de Rome ; d’autre part parce qu’il a engendré Clovis, et que le prestige que le premier roi barbare et chrétien a tiré de sa conversion au christianisme a rejailli en amont sur son géniteur.

2En somme, il y a dans le cas Childéric une ambivalence à visage multiple (barbarie/civilisation ; germanité/romanité ; paganisme/christianisme), dont je voudrais montrer que, si elle est tout entière contenue dans le dossier documentaire écrit aussi bien qu’archéologique, elle a aussi permis aux historiens de mettre l’accent tantôt sur le caractère barbare et germanique du personnage, tantôt sur son caractère civilisé et romain, et cela au gré de leur humeur, ou plutôt suivant les intentions – le plus souvent non dites – de leur discours historiographique.

3C’est pourquoi, pour pouvoir montrer la réelle ambivalence du cas, j’examinerai successivement les strates documentaires du dossier concernant le roi franc : d’abord les données des sources écrites ; ensuite les informations livrées par la découverte fortuite de la tombe de Childéric à Tournai en 1653 ; enfin le bilan des fouilles archéologiques conduites dans les années 1980 dans l’environnement immédiat de la tombe. Alors seulement, j’évoquerai les variations du discours des historiens, en essayant très modestement de leur donner une explication.

Histoire : la tradition écrite

4Le noyau dur de la tradition écrite relative à Childéric repose, nul ne s’en étonnera, sur les Dix Livres d’histoire écrits par Grégoire de Tours entre 573 et 594, sans lesquels nous ne connaîtrions presque rien de l’histoire des Francs aux V^e-VI^e siècles, et plus spécialement sur son livre 2, où sont évoquées les origines de ce peuple jusqu’à la mort de Clovis1. À ce noyau dur, dont la rédaction a été faite un siècle après les événements qui doivent retenir notre attention, il faut ajouter d’une part le seul document plus ancien qui fasse mention expresse de Childéric, la première Vita de sainte Geneviève, probablement écrite vers 520 à Tours dans l’entourage de la reine Clotilde2, d’autre part les chroniques postérieures, essentiellement – mais pas nécessairement – tributaires de celle de Grégoire de Tours, en particulier la Chronique dite du pseudo-Frédégaire rédigée (en fait compilée pour les premiers livres de l’œuvre) dans le deuxième quart du VII^e siècle, et le Liber Historiae Francorum écrit en 727. En outre, nombre de documents plus strictement contemporains de Childéric, ou de peu postérieurs, éclairent, sans jamais mentionner le nom du roi franc, des faits et situations qui ne sont pas des plus clairs dans le récit de Grégoire3 : ainsi les lettres et panégyriques de Sidoine Apollinaire (deuxième moitié du V^e siècle)4, la Chronica Gallica écrite en 452 et 5115, les Chroniques d’Hydace (fin du V^e siècle)6 et de Marius d’Avenches (fin du VI^e siècle)7, et la correspondance de l’évêque Remi de Reims, mort en 5338.

5Or, que nous dit cette tradition écrite ?

6D’abord, le nom de Childéric s’inscrit dans une généalogie royale, qui offre l’amorce d’une chronologie : selon Grégoire, Childéric est le fils de Mérovée, dont Clodion serait (quidam adserunt, « certains affirment que » – notons le scrupule critique de l’évêque de Tours) un ascendant direct, peut-être le père (de huius stirpe, « de son lignage, de son sang »)9. Or, Clodion nous est connu grâce à Sidoine Apollinaire, un contemporain cette fois, qui, dans un de ses Panégyriques, évoque le coup de force d’Aetius et de Majorien contre le Francus Cloio, qui dévastait des terres près d’Arras (patentes Atrebatum terras peruaserat), à une date que le contexte permet de situer vers 44810.

7D’autre part Clovis est assurément le fils de Childéric, auquel il succéda immédiatement après sa mort11. Or, quand Grégoire évoque, bien plus loin12, la mort de Clovis, dûment datée par la tradition du 27 novembre 511, il précise que fuerunt omnes dies regni eius anni triginta, ce qui revient à dire que Clovis est devenu roi en (disons vers) 481 : c’est donc à peu près à cette date qu’est mort Childéric. Mais à quand remonte son avènement ? Si, après les longues péripéties d’une jeunesse aventureuse et l’exil forcé (huit ans, dit Grégoire) du jeune roi13, Childéric amorça bel et bien sa vie publique, c’est-à-dire militaire, par des combats à Orléans (Aurelianis pugnas egit)14, et qu’on rapproche ceux-ci de la bataille remportée au même endroit en 463 par Aegidius sur les Wisigoths – tradition rapportée à la fois par la Chronique gauloise, par Hydace et par Marius d’Avenches15 –, on peut penser que Childéric régnait super Francorum gentem16 depuis les environs de 455.

8Ensuite, Grégoire suggère – sans jamais employer le mot – la barbarie de Childéric ; mais, sur elle comme sur la vie dissolue qui paraît avoir été celle du jeune roi17, il ne porte jamais de jugement de valeur, ce qui n’est pas fréquent chez lui, tant son œuvre, historique aussi bien qu’hagiographique, est animée d’intentions moralisantes. Assurément, Childéric fait partie d’une generatio vouée aux fanaticus cultibus18, une « génération » qui ne doit pas être entendue au sens (horizontal) de classe d’âge, comme le laisse entendre la traduction ambiguë de Robert Latouche, mais au sens premier (c’est-à-dire vertical) de lignée. Une lignée qui, si elle est indubitablement installée dans le nord de la Gaule depuis plusieurs générations19, garde des liens marqués avec la Germanie profonde, plus précisément avec la Thuringe et les Thuringiens.

9Car c’est là que, selon Grégoire, Childéric est parti en exil lorsque les Francs, lassés du harcèlement sexuel qu’il exerçait sur leurs filles, l’eurent chassé du trône qu’il occupait depuis peu. Les liens privilégiés de la dynastie royale franque avec les Thuringiens remontaient pour le moins à Clodion, dont Grégoire dit qu’il résidait volontiers dans le Dispargum castrum (…) quod est in terminum Thoringorum20. Sans revenir sur l’interminable débat relatif à l’identification de cette forteresse, on peut penser, avec Ian Wood, que la Thuringia où Childéric trouva refuge correspond plus vraisemblablement à la contrée de Germanie moyenne à laquelle les Thuringi allaient laisser leur nom qu’à un très hypothétique secteur de la moyenne ou de la basse vallée du Rhin où un contingent de Thuringiens se serait installé à l’époque migratoire – ce qui en réalité n’a jamais été démontré21. C’est en tout cas dans cette Thuringe avec laquelle sa famille avait des liens très anciens que Childéric fut accueilli par le roi Bisin ; et c’est d’elle que, quelques années plus tard, il revint parmi les Francs, suivi d’une Thuringienne nommée Basina, qui donnerait naissance le jour venu à son fils Clovis22.

10Enfin Grégoire nous renseigne sur la nature du pouvoir exercé par Childéric et sur son action militaire. Indiscutablement, Childéric était roi : Childericus (…) cum regnaret super Francorum gentem ; de regnum eum eieciunt ; in regno suo est restitutus… autant de formules qui ne trompent pas23. Exception faite de ses années d’exil, il détenait un regnum – non pas un « royaume » (au sens territorial du terme, comme traduit Robert Latouche), mais une autorité de nature régalienne24, en l’occurrence exercée sur un peuple, le peuple franc. Sans doute considérait-il que cette autorité lui donnait un droit de cuissage sur les filles de son peuple, mais il y avait de claires limites à ses abus de pouvoir, qui lui valurent, un temps, l’éviction du pouvoir. Pourtant, quand il revint, il multiplia avec les Franci les faits d’armes loin de ses bases, c’est-à-dire Arras et l’Artois, évoqués comme on l’a vu par Sidoine Apollinaire, ou encore Cambrai et la haute Somme, sur lesquelles Grégoire dit que Clodion mit la main25. Bien que le contexte politique dans lequel il exerça la longue pression sur Paris et sa région que relate la Vita prima de Geneviève ne soit pas très clair26, nous savons grâce à Grégoire et aux autres chroniqueurs qu’il combattit à Orléans contre les Wisigoths27 ; dans la haute vallée du Rhin et l’Italie du Nord contre les Alamans, qui partem Italiae pervaserant28 ; à Angers et jusque dans les îles de l’estuaire de la Loire contre Adovacrius et les Saxons29.

11À Orléans, il semble – on l’a entrevu plus haut – que Childéric combattait aux côtés des Romains conduits par le magister militum Aegidius, présenté par les chroniqueurs comme vainqueur des Wisigoths d’Aquitaine en 46330. Contre Adovacrius, Grégoire laisse entendre qu’il était l’allié d’un comes Paulus, dont le titre et le nom chrétien font à n’en pas douter un Romain. Enfin, Grégoire nous dit que, pour combattre contre les Alamans, Childéric avait conclu un foedus avec Odovacrius. Les traductions de Rudolf Buchner et de Robert Latouche, qui donnent la même leçon Odoacre pour rendre Adovacrius et Odovacrius, jettent le lecteur en pleine confusion : en fait, si le chef des Saxons qui avaient remonté la basse Loire pouvait porter un nom comme Eadric ou Eadwacer (formes attestées par ailleurs dans l’anthroponymie anglo-saxonne), il est clair que l’Odovacrius qui sollicita l’aide de Childéric en Italie est bel et bien l’Odoacre connu pour avoir déposé le dernier empereur romain d’Occident en 476, et qui était alors le chef barbare de la grande armée romaine d’intervention en Italie du Nord. En d’autres termes, que ce fût avec Aegidius, avec le comte Paul, et même avec Odoacre, c’est toujours aux côtés des forces romaines qu’à la différence de son grand-père présumé Clodion en 448, Childéric paraît avoir combattu dans les années 460-480.

12Un chef, une armée, un peuple barbares voués au service de la défense de l’Empire : il y a quelque chance que, sans attendre le traité convenu vers la fin de son règne avec Odoacre contre les Alamans, ce chef, cette armée, ce peuple fussent des foederati, donc qu’ils aient conclu avec Rome – tels les Wisigoths en 418 ou les Burgondes en 443 – un foedus ou traité d’alliance militaire contre l’octroi de revenus fonciers ou fiscaux, et peut-être même contre une délégation d’autorité territoriale dans le nord de la Gaule. Car c’est bien ce que laisse entendre la lettre de congratulation que Remi de Reims adressa à Clovis à l’occasion de son avènement. Celui qui était alors l’évêque métropolitain de la Belgique Seconde (459-533) écrivit en effet au jeune roi pour lui dire qu’« une grande nouvelle [lui] était parvenue, à savoir que [Clovis] assumait désormais l’administrationem Belgicae Secundae ». Et d’ajouter qu’il n’y avait rien de bien nouveau à ce qu’il devînt ce que « ses parents » (parentes tui) avaient toujours été avant lui31 ! En d’autres termes, aux yeux de l’évêque gallo-romain, Childéric détenait déjà à la fin de sa vie l’autorité civile sur la province dans laquelle lui, Remi, détenait l’autorité spirituelle. La royauté guerrière que le roi franc exerçait sur son peuple se serait donc déjà muée (par le truchement d’un traité de fédération ? par la force des armes ? du fait, plus probablement, du vide laissé par un pouvoir impérial de plus en plus déliquescent) en une royauté territoriale sur l’ensemble des populations, même romaines, de la province de Reims.

13En d’autres termes, suivant le témoignage de nos sources écrites, le Heerkönig Childéric, qui était indiscutablement païen et qui cultivait des liens étroits avec les Thuringiens d’outre-Rhin, aurait non seulement combattu aux côtés des Romains contre d’autres barbares – qu’ils fussent Wisigoths, Saxons ou Alamans –, mais aurait aussi contrôlé avec le consentement de Rome une partie importante de la Gaule du Nord. Que dit sa tombe de cette ambivalence ?

Archéologie

La découverte du 27 mai 1653

14Le 27 mai 1653, le maçon Adrien Quinquin, qui procédait au creusement de fondations nouvelles dans le quartier de l’église Saint-Brice de Tournai en Belgique, mit au jour une sépulture dotée d’un mobilier d’une richesse inouïe32. D’abord fut découverte une bourse contenant une centaine de sous d’or frappés au nom de divers empereurs romains d’Orient depuis Théodose II (408-450) jusqu’à Zénon (476-491). Ensuite furent dégagés des armes, des bijoux, de petites appliques en forme d’abeilles ou de cigales – les uns et les autres munis d’un décor cloisonné de grenats – et des lambeaux de vêtements d’un grand luxe (incluant de la soie et des fils d’or). L’homme, qui avait pu mesurer 1,80 m et avait sans doute été enterré aux côtés de son cheval, portait au doigt un anneau sigillaire marqué au nom, gravé à l’envers, de Childirici Regis. Ainsi comprit-on qu’on venait de mettre la main sur la sépulture de Childéric, le père de Clovis.

15La découverte parut tellement considérable que Jean-Jacques Chiflet, médecin attaché au service de l’archiduc Luitpold-Wilhelm de Habsbourg gouverneur des Pays-Bas, et passionné d’antiquités, en établit aussitôt le relevé systématique dans un gros ouvrage abondamment illustré, l’Anastasis Childerici I Francorum Regis sive Thesaurus sepulchralis Tornaci Nerviorum effossus et Commentario illustratus Auctore Ioanne Iacobs Chifletis, Equite, Regio Archiatrorum Comite et Archiducali Medico primario, qui fut publié chez Plantin, à Anvers, en 165533. C’est grâce à lui que nous connaissons l’essentiel du mobilier découvert dans la tombe, et c’est grâce aux moulages qu’il a effectués et aux reconstitutions que ses dessins ont rendues possibles que nous pouvons en avoir aujourd’hui une représentation matérielle. Car la presque totalité du trésor a irrémédiablement disparu dans la nuit du 5 au 6 novembre 1831, quand des cambrioleurs s’en furent emparé au Cabinet des Médailles de Paris, qu’ils en eurent fondu l’essentiel, et eurent jeté le reste à la Seine.

16La découverte faisait résolument écho à ce que le bon usage de Grégoire de Tours et des autres sources écrites avait suggéré : d’une part l’éventail chronologique des pièces de monnaie confirmait la datation approximative de la mort du roi franc ; d’autre part, la situation de la sépulture dans la moyenne vallée de l’Escaut donnait crédit aux allégations de Grégoire sur la progression franque le long d’une vallée qui, par la cité de Cambrai située à l’amont du fleuve, constituait une véritable pénétrante en direction du cœur de la Gaule. Ainsi les conditions spatiales et temporelles de l’expansion franque dans l’Empire telles qu’elles avaient été suggérées par la tradition écrite se voyaient-elles dotées d’une consistance archéologique. Ainsi la cité scaldienne mérita-t-elle désormais, par une extrapolation abusive, d’être considérée comme la « capitale » de Childéric, et celui-ci d’être qualifié de « roi franc de Tournai ».

17En même temps se trouva confirmée l’ambivalence de Childéric et de son pouvoir. Il suffit pour commencer de regarder de près le sceau royal, qui associe à un anthroponyme purement germanique et guerrier (qui, juxtaposant les deux éléments [C]HILD, combat, et RIC/K, puissance, a une valeur quasi magique, prometteuse de tous les succès militaires) le titre romain de REX (qui implique que Rome a reconnu sa royauté, et confirme l’hypothèse qu’un foedus a bien été conclu entre l’Empire et lui). La silhouette royale qui figure sur le sceau n’est pas moins éloquente : si le roi paraît porter sur sa poitrine et ses épaules la cuirasse et le paludamentum ou manteau d’apparat des généraux romains, il a des cheveux longs et tressés qui pendent de part et d’autre de son visage et font de lui un de ces reges criniti dont Grégoire de Tours parle à plusieurs reprises, donc un de ces rois barbares – spécialement francs – chez qui la longueur des cheveux est signe de puissance et insigne de royauté34. On ajoutera que si la figure du roi a été gravée assez grossièrement par un artisan peu habile, le fait que la légende ait été inscrite au génitif et à l’envers montre que le sceau n’était pas que décoratif, et qu’il était destiné à un véritable usage de chancellerie.

18Le mobilier de la tombe en dit plus encore. Les armes (en particulier l’épée, le long couteau ou scramasax, et leurs fourreaux respectifs), les bijoux et les divers ornements au décor cloisonné qui ont pu servir aussi bien de parure au roi qu’à son cheval, tout cela révèle d’étroits contacts avec la Germanie danubienne, celle qui vécut tout au long du V^e siècle au contact des peuples des steppes35 : voilà qui donne un réel crédit à l’idée d’une connexion directe entre le lignage royal franc et la lointaine Thuringe, celle où Childéric a trouvé femme et par laquelle ont pu transiter de semblables objets. En revanche, on a trouvé sur la poitrine du roi une fibule cruciforme en or, d’origine incontestablement romaine, qui était la marque distinctive, dans un Empire devenu chrétien, des plus hautes fonctions officielles, et dont on peut penser qu’elle servit à fixer comme un luxueux linceul le paludamentum pourpre, dont provenaient peut-être les lambeaux de soie et les morceaux de fil d’or retrouvés dans la tombe. En bref, s’il s’agit d’une sépulture « habillée » à la mode barbare, elle le fut avec les plus prestigieux ornements d’un grand officier romain.

Les fouilles des années 1980 à Tournai

19Depuis 1983, des fouilles importantes ont été entreprises sous la direction de Raymond Brulet dans le quartier Saint-Brice de Tournai, c’est-à-dire dans les environs immédiats de la maison qui, aujourd’hui encore, porte une plaque commémorant la découverte de 165336. Le résultat le plus spectaculaire de la fouille fut sûrement la découverte de trois fosses contenant les squelettes de vingt-et-un chevaux, pour la plupart jeunes étalons en parfaite connexion anatomique – ce qui veut dire qu’ils avaient été délibérément sacrifiés –, et situées l’une à une quinzaine de mètres au sud-est de l’emplacement présumé de la tombe de Childéric, les deux autres à une vingtaine de mètres au nord-est.

20La question s’est immédiatement posée de savoir si ces fosses avaient une relation avec la sépulture royale. Comme elles ont toutes été creusées à même la roche, donc dans un site vierge de toute occupation ; que les os qu’elles contenaient paraissent, après analyse au Carbone 14, devoir remonter aux environs de 490 ap. J.-C. (plus ou moins cinquante ans) ; qu’enfin elles ont été scellées, c’est-à-dire recoupées, en deux endroits différents par des inhumations humaines du VI^e siècle, il devient évident que les sépultures de chevaux doivent être associées à la tombe de Childéric, et que la distance de quinze à vingt mètres qui les sépare de celle-ci s’explique par la présence d’un tumulus élevé au-dessus de la tombe royale37. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il s’en trouvât d’autres, disposées de façon à circonscrire complètement le tumulus présumé – même si les perturbations séculaires subies par le terrain et l’actuelle densité du tissu urbain enlèvent presque tout espoir de les retrouver un jour38.

21Il faut dire que la présence de sépultures de chevaux à côté, ou, mieux, à la périphérie d’une tombe privilégiée n’est pas rare dans la Germanie protohistorique39. Ainsi a-t-on retrouvé à Beckum, en Westphalie saxonne, deux fosses à un cheval et quatre fosses à deux chevaux autour d’une tombe princière de la première moitié du VII^e siècle ; ainsi surtout a-t-on retrouvé à Zuran, en Moravie (une région qui, au V^e siècle, n’avait rien encore de slave et était – il est important de le noter – dominée par les Thuringiens), cinq chevaux inhumés autour d’une sépulture princière des environs de 50040. Mais, confronté à ces exemples, le sacrifice de Tournai apparaît en tout état de cause stupéfiant : voici les funérailles du général romain Childéric comme soudain plongées dans la barbarie la plus radicale !

22Un cimetière à rangées, Reihengräberfeld, s’est développé dans les parages immédiats de la tombe de Childéric, le long d’une voie romaine qui, venue de Tournai, cité capitale des Ménapiens située sur la rive gauche de l’Escaut, partait, après avoir franchi le fleuve, en direction de l’Est vers le territoire des Nerviens, et le long de laquelle les restes d’une nécropole gallo-romaine avaient été retrouvés à l’ouest du site, un peu plus près de la cité murée. Les tombes les plus anciennes creusées à proximité de la tombe de Childéric datent de la deuxième moitié du V^e siècle, et il est vraisemblable qu’elles l’ont été en connexion avec la sépulture royale. En revanche, cette nouvelle nécropole s’est surtout développée au VI^e siècle, accueillant une population mélangée d’hommes, de femmes et d’enfants de tout rang social, accompagnés par de la vaisselle de céramique et de verre, par des bijoux au décor cloisonné de grenats ou de verroterie, et par un armement constitué surtout de francisques et de lances41.

23Funérailles barbares, donc, et développement d’une nécropole « franque » dont l’origine eut sans doute quelque chose à voir avec la tombe du chef ; mais, à la manière romaine, inhumation à l’extérieur de la cité et en bordure de route. Si les sépultures de chevaux ont vite été oubliées (comme en témoignent les inhumations qui les ont recoupées dès le VI^e siècle), on peut se demander si le souvenir de la tombe royale signalée par un tumulus ne s’est pas perpétué plus longtemps et n’a pas joué un rôle déterminant dans l’élévation à proximité d’une église dédicacée à saint Brice, le premier successeur de Martin à l’évêché de Tours, et comme lui particulièrement vénéré à l’époque mérovingienne. Bien que les plus anciennes mentions écrites de cette église ne remontent pas plus haut que le XI^e siècle, les archéologues ont saisi l’opportunité des bombardements de la Deuxième Guerre Mondiale pour fouiller en 1941 le sous-sol de l’édifice : ils y ont retrouvé les traces d’une église qualifiée de pré-romane, et une quantité significative de matériel remontant au VII^e siècle42. Dans quelle mesure une première église de bois, matériau qui, dans la première moitié du XX^e siècle, ne retenait guère l’attention des archéologues de ces régions, n’aurait-elle pas été élevée dès cette haute époque ? Et pourquoi pas dans le but de sacraliser le site dans lequel avait été inhumé le père du premier roi chrétien ? On trouverait un phénomène analogue dans la décision prise par le roi Harald à la dent bleue, premier roi danois converti au christianisme, d’élever vers 960 une église et une stèle mémoriale dans l’immédiate proximité du tumulus sous lequel son père Gorm l’Ancien avait été inhumé à Jelling43. Peut-être Childéric a-t-il été, tout comme le roi Gorm et bien malgré lui, christianisé post mortem.

24En somme on a vu, aussi bien dans les sources écrites que dans les deux grandes strates de la documentation archéologique, à quel point Childéric était un barbare situé, dans la vie comme dans la mort, en bordure de cité, que celle-ci fût romaine ou chrétienne. Son histoire vécue et son histoire posthume est celle d’un chef placé entre barbarie et civilisation, entre germanité et romanité, entre paganisme et christianisme. Comment les historiens l’ont-ils perçu ?

Historiographie

25Je ne présenterai qu’un petit florilège des commentaires que les érudits du XX^e siècle ont proposés sur le cas Childéric, en commençant par le point de vue de trois historiens français, qui étaient tous trois anciens élèves – et même, pour deux d’entre eux, professeurs – de l’École des Chartes, connue pour la qualité d’un enseignement principalement voué à l’étude critique des sources, et qui se sont imposés dans les vingt années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale comme les spécialistes les plus qualifiés (dans les milieux de l’érudition française en tout cas) des « invasions barbares », de l’histoire des Francs et des débuts de la dynastie mérovingienne.

26Ferdinand Lot, dans Les invasions germaniques, Paris 1945, p. 129 :

[Childéric], un chef de bande au service de Rome…

27Robert Latouche, dans Les grandes invasions et la crise de l’Occident au V^e siècle, Paris 1946, p. 150 :

Sa forte personnalité [il s’agit du maître de la milice Aegidius] n’a pas trouvé dans le roi de Tournai un adversaire digne de lui. Peut-être même, connaissant les intérêts cupides de ce Franc voluptueux, a-t-il eu l’habileté de l’entraîner dans ses propres expéditions par l’espoir d’un riche butin. C’est assez probable. […] Son tombeau a été découvert à Tournai et la richesse des objets qui y ont été inventoriés, des monnaies en particulier, confirment l’idée que nous nous faisons de ce roi barbare, avide et dissolu…

28Georges Tessier, dans Le Baptême de Clovis, Paris 1964, pp. 23 et 250 :

[Childéric], petit souverain local d’une tribu de Francs saliens installée à Tournai et dans les environs, joua résolument la carte romaine et mit ses hommes au service des hommes qui représentaient l’Empire d’Occident dans la Gaule septentrionale… [Childéric et le jeune Clovis] n’étaient que les chefs d’un groupe ethnique purement germanique, ils légitimaient leur autorité par leur appartenance à une famille en quelque sorte sacralisée par une obscure filitation divine et ils signifiaient cette appartenance par une longue crinière à laquelle était attachée comme une vertu mystérieuse…

29Voici maintenant le point de vue exprimé dans les années 1980 par trois historiens allemands, tous trois spécialistes de l’histoire de la Gaule protomédiévale, et tous trois membres de l’Institut Historique Allemand de Paris, que les deux premiers furent, chacun en son temps, appelés à diriger :

30Karl Ferdinand Werner, dans Les Origines, 1^er volume de l’Histoire de France dirigée par Jean Favier, Paris 1984, pp. 23, 275, 285 et 286 :

[Clovis était le] fils d’un général franc des Romains du Nord de la Gaule, Childéric.
[Les Francs Saliens] allaient, sous leur roi Chlodio et son successeur Childéric, servir la cause romaine dans le Nord de la Gaule, tout en étant reconnus comme fédérés dans un territoire au nord de la Somme
…
[Aegidius fut aidé] par le roi fédéré des Francs de Tournai, Childéric, auquel il confia le gouvernement militaire et civil de la Belgique seconde …
[Childéric] est un chef franc, nommé à son tour général romain – il en portera les insignes dans sa tombe – […] C’est donc un des chefs reconnus par les Romains comme rex fédéré…

31Eugen Ewig, Die Merowinger und das Frankenreich, Stuttgart 1988, p. 16 :

An der Seite des Aegidius und des Paulus erscheint Childerich von Tournai als Führer der salischen Föderaten 463 und 469 in den Kämpfen gegen die Goten bei Orleans […]. Childerich führte diese Aktionen offenbar als föderierter General durch, nicht als König von Tournai. Dass ihm auch ein Militärsprengel in der Belgica secunda zugeteilt war, geht aus einem Schreiben des Metropoliten Remigius von Reims zum RegierungsantrittChlodevigs hervor…

32Martin Heinzelmann (et Joseph-Claude Poulin), Le Vies anciennes de sainte Geneviève de Paris, Paris 1986, p. 100-101 :

[La fibule cruciforme de Childéric est] une distinction romaine qu’il a dû recevoir avec le paludamentum de l’empereur lui-même […]. Il était un haut officier romain, l’allié le plus important du magister militum Aegidius.

33Il aurait été bien sûr possible de multiplier le florilège à (presque) l’infini ; mais mon but n’étant que de présenter des divergences d’interprétation entre les historiens, il me semble que ces exemples, dont je dois bien avouer que le choix que j’en ai fait n’est pas tout à fait innocent, suffiront. On aura remarqué que, globalement, l’appréciation des historiens français de l’après-guerre n’exprime que mépris à l’encontre de Childéric. Si tous trois relèvent la collaboration du chef franc avec Rome, Ferdinand Lot réduit sa stature à celle d’un simple « chef de bande », et Georges Tessier à celle d’un « petit souverain local ». Le caractère ethnique « purement germanique » de sa troupe est souligné par Georges Tessier, pour qui les cheveux longs du roi deviennent une « crinière » – un mot qu’on sait chargé de connotations animalières. Quant à Robert Latouche, il se contente d’envoyer une volée de bois vert à ce « Franc voluptueux », « cupide », « avide » et « dissolu » – rien de moins !

34Au contraire, les historiens allemands font de Childéric – comme au demeurant de son père Clodion et de son fils Clovis – un « général fédéré », voire un « officier [ou un] général romain ». Toute son action paraît conditionnée par les engagements qu’il a pris à l’égard de Rome. Son appartenance au peuple franc n’est évoquée qu’en passant, et ne conditionne en rien sa position politique ; en revanche, le gouvernement militaire, mais aussi civil, que, suivant Remi de Reims, il exerçait sur la Belgique seconde est mis en exergue. Quel contraste entre la « crinière » dont Georges Tessier affuble le roi des Francs et les plus prestigieux insigna impériaux – fibule cruciforme et paludamentum – dont Martin Heinzelmann le pare.

35En somme, là où les historiens français des vingt premières années de l’après-guerre mettaient l’accent sur le caractère barbare et/ou germanique de la personnalité du roi, les historiens allemands des années 1980 paraissent avoir voulu gommer sa « germanité » et exalter son intégration dans le système politique et militaire romain. Plutôt que d’invoquer le poids d’éventuelles traditions historiographiques nationales, ne convient-il pas d’expliquer ces contradictions par l’influence de l’histoire la plus récente sur l’art d’écrire l’histoire la plus ancienne ? On peut en effet se demander si on n’a pas affaire, d’un côté, à l’expression d’un anti-germanisme élémentaire répandu dans les milieux intellectuels français marqués par la guerre qui vient de se terminer, et, de l’autre, à la réaction d’intellectuels allemands, connus en l’occurrence pour leur sympathie à l’égard de la France et de sa « romanité », contre l’exaltation d’une « germanité » originelle et mythique telle qu’elle a été prônée par l’idéologie nazie.

36Il est vrai qu’alors on n’avait pas encore découvert les sépultures de chevaux qui, jetant sur la mort de Childéric un éclairage nouveau – celui d’un contexte funéraire marqué par la barbarie –, ont d’une certaine manière remis les pendules à l’heure. Tandis que certains historiens français, sans doute influencés par l’école allemande, continuent d’exalter l’idée de continuité entre l’Empire romain et les « royaumes » du très haut Moyen Âge qu’on appellera désormais plutôt « romano-barbares » que « barbares »44, la tendance est maintenant à un regard plus balancé sur le règne et la personnalité de Childéric. Les exemples qui suivent, empruntés à des publications de la fin des années 1980 et du début des années 1990, montrent que non seulement la nouvelle génération des historiens britanniques, dont beaucoup se sont intéressés à la question des origines franques et de la genèse de la France médiévale, mais aussi de plus en plus d’historiens allemands ou français, affichent désormais un même point de vue sur Childéric, et sur son identité également partagée entre germanité et romanité.

37Edward James, The Franks, Oxford 1988, pp. 66 et 75 :

Childeric […] had won for himself some official or semi-official position within the Roman structure in northern Gaul some time before his death. He had a basis for authority over the Romans as well as over his own Franks[…].
Did [Childeric] have the same authority over a section of northern Gaul as the Burgundian and Visigothic kings had in the south? It is not impossible that Childeric had arranged a foedus with the Roman authorities. [… But] there is no evidence for such an arrangement under the Franks, however. It is more likely that Childeric’s authority was much more piecemeal [progressive, empirique]. He was dignified by an official Roman title (as is implied by the letter of Remigius, and the fibula with wich he was buried, which resembled Roman badges of office), but he had to struggle for recognition in an area in which there were numerous competing authorities…

38Ian Wood, The Merovingian Kingdoms (450-751), Londres-New York 1994, p. 40-41 :

Childeric’s grave at Tournai, discovered originally in 1653, is perhaps the richest royal burial known from the early medieval period […] What the finds show most certainly are the wealth, resources and contacts of the dead king. Most individual objects from the grave can be paralleled on a lesser scale by finds from other Frankish burials of the period [...]. The finds also indicate the importance of Roman tradition. Childeric’s brooch was in the style of that of a high-standing imperial official […].
The burial itself is neither entirely barbarian, not entirely Roman […]. The recent discoveries of horse burials […] provided further indications of paganism. But the same discoveries have drawn attention to the proximity of the grave to a Roman cemetery, beside a Roman road, on the outskirts of the city. This mixture of Roman and barbarian in terms of the burial and of the grave goods needs to be seen in the contexts of Childeric’s career as recorded by Gregory […]. Childeric’s tomb is the archaeological counterpart to the delicate problem of the relationship of his authority with that of Aegidius, and later with that of Paul.
[About the letter of bishop Remigius of Rheims] Remigius conceived of Childeric’s power in terms of Roman provincial rule […].

39Stéphane Lebecq, Les Origines franques (V^e -IX^e siècle), volume 1 de la Nouvelle Histoire de la France médiévale, Paris 1990, p. 12 :

Alors, romains ou barbares, païens ou chrétiens, encore antiques ou déjà médiévaux, ces temps de transition ? Le cas Childéric montre qu’il faut se défier de toute définition systématique qui cacherait une réalité beaucoup plus nuancée.

40Reinhold Kaiser, Das Römische Erbe und das Merowingerreich, Munich 1993, p. 21 :

Childerich starb 481 oder 482 and wurde in Tournai bestattet. Sein 1653 entdecktes Grab […] enthielt Beigaben verschiedenster Provenienz. Die prunkvolle Bestattung mit Waffen […], Schmuck […] und mit Pferd, ferner mit den “römischen” Beigaben wie der als Auszeichnung hoher Militärs verliehenen goldenen Zwiebelknopffibel und dem von der Fibel gehaltenen Mantel […] dem Siegelring und dem als Subsidien gedeuteten Schatzmit Gold-und Silbermünzen kennzeichnen seine Doppelstellung als fränkischer König and hoher römischer Offizier.

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41On ne saurait mieux exprimer la tendance historiographique récente, qui consiste à reconnaître les deux faces du roi Childéric et l’ambivalence de son autorité : celle d’un authentique roi germanique et d’un non moins authentique officier supérieur de l’Empire romain. Sans doute les funérailles du roi franc ont-elles été ordonnées par son entourage le plus proche – à commencer, si elle vivait encore, par son épouse Basine, dont l’origine thuringienne fut peut-être décisive dans la programmation du rituel, et par le fils qu’il avait eu de celle-ci et qui apparaît comme son seul héritier, Clovis – ce Clovis qui deviendrait quelques années plus tard le premier roi d’origine germanique rallié au christianisme nicéen.

42Tout comme le jeune Clovis, Childéric était un chef franc qui garda des relations avec la Germanie de ses origines et qui combattit pour le service de Rome, sans doute avec le statut de roi « fédéré » : sa vie et sa mort paraissent jeter une passerelle « entre Attila et Aetius » – entendons entre l’Europe centrale et/ou danubienne et la Gaule romaine –, ainsi qu’il a été dit par l’archéologue Horst Wolfgang Böhme dans le titre d’un article récemment publié sur les armes découvertes dans la tombe de Tournai45. À l’image de ses propres funérailles, qui n’ont été « ni entièrement barbares ni entièrement romaines », comme eût dit Ian Wood46, Childéric ne fut pas seulement un roi barbare ni un général romain : il fut les deux à la fois. Chacun aurait dû le savoir, mais apparemment tout le monde n’a pas voulu le comprendre.