1L'émergence des socialistes indépendants accompagne la croissance du mouvement socialiste français et le glissement à gauche de la vie politique française entre les années 1880 et le début du xx^e siècle. Elle est donc intimement liée aux évolutions que connaissent les différentes structures du mouvement ouvrier qu’elles soient strictement politiques – groupes et comités, ligues, partis… – ou encore syndicales et coopératives. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous étonner de trouver des socialistes indépendants très différents entre 1880 et 1900.

2Les années 1880 dégagent quelques individualités qui ne trouvent pas – ou plus – leur place dans les organisations constituées et qui cherchent soit dans la définition de leur socialisme soit dans leur mode d’expression, la justification de leur positionnement particulier. Il est remarquable que les personnalités les plus en vue alors ne sont pas des élus. Rouanet fait pâle figure aux côtés de Benoît Malon ; Basly n’atteint pas la réputation de Vallès. Même Clovis Hugues et Camélinat ne sont pas en mesure de contester aux leaders des organisations, aux éditorialistes du Cri du Peuple ou de La Bataille ou au directeur de La Revue Socialiste, leur rôle de porte-parole du mouvement socialiste français. Le Cri du Peuple de Vallès et dans une moindre mesure La Bataille connaissent une diffusion bien supérieure aux publications des différents partis et leurs prises de position sont bien souvent données pour celles du mouvement socialiste dans son ensemble. Il est vrai que l’un et l’autre ne s’égarent pas dans les discussions théoriques et que le traitement de l’actualité ne donne pas lieu à d’importantes divergences. Pourtant, ils n’utilisent guère ce positionnement très favorable.

3La Revue socialiste de Malon ne vise pas les masses militantes mais la frange intellectuelle de toutes les écoles socialistes et radicale-socialiste. Son influence dans les années 1880 est limitée et elle ne tire les fruits de ce travail qu’à la fin des années 1880 et surtout dans les années 1890. Les appels à l’unité d’un Benoît Malon sont difficilement crédibles dès lors qu’il prétend associer à sa recherche les radicaux-socialistes ; l’heure n’est pas encore aux combinaisons parlementaires. La recherche théorique se fait dans toutes les directions dans le but très visible d’éviter au mouvement socialiste français une éventuelle tutelle marxiste.

4Le bilan des choix indépendants des années 1880 est contradictoire, d’abord sur un plan théorique. À force de vouloir à tout prix se distinguer de la pensée marxiste allemande, La Revue Socialiste a accordé à Marx – même sous une forme très caricaturale – une place plus importante que sa notoriété d’alors ne semblait le justifier1. La « pensée maloniste » a moins d’influence dans les années 1890, alors même que l’aura de Malon sert la cause des nouvelles générations indépendantes. Si Jaurès n’est pas précisément marxiste, au moins, il ne craint pas le matérialisme et la pensée de Marx au point de chercher à tout prix à s’en démarquer. La nouvelle génération a d’autres préoccupations. La théorie l’intéresse dans la mesure où elle peut lui fournir un cadre d’action et tout aspect doctrinal susceptible d’être utilisé avec une certaine efficacité est bienvenu, fût-il d’inspiration marxiste. La recherche de l’unité sous la direction de ces nouveaux venus au socialisme prend un tour nouveau à la faveur des bons résultats des élections législatives de 1893. Cette échéance constitue une rupture essentielle pour le mouvement socialiste parce que le rôle des élections et celui des élus parlementaires deviennent prépondérants et que la hiérarchie des fractions comme la réalité des rapports de forces changent. Il s’agit désormais de plus en plus d’un jeu à deux entre les guesdistes et les socialistes indépendants dans lequel les autres fractions ne sont que des forces d’appoint, nécessaires parfois, mais très rarement indispensables. Ce n’est que très progressivement que les leaders des différentes fractions perçoivent le danger pour elles de cette expansion indépendante. Entretemps, elles ont laissé la tribune de la Chambre à Jaurès2 et le soin de définir le programme minimum des socialistes à Alexandre Millerand. Ces nouveaux indépendants ont des objectifs bien plus ambitieux et veulent des résultats. Jaurès veut réaliser l’unité des socialistes ; Millerand veut au moins réunir socialistes et radicaux-socialistes.

5Ils ont donc contribué à remiser en partie les querelles internes au mouvement socialiste, querelles d’autant plus fortes qu’elles reposaient à la fois sur des questions de doctrine et de tactique mais aussi sur des haines personnelles et des concurrences individuelles. Ils ont misé sur des hommes nouveaux qui n’étaient pas impliqués dans les scissions des années 1880. Ils ont bien souvent servi de trait d’union entre le mouvement socialiste et les intellectuels, les syndicalistes et comme avant, avec la frange avancée des radicaux. Enfin, la percée électorale des socialistes doit beaucoup à la stratégie électorale qu’ils ont proposée et orchestrée. De fait, les accords avec les radicaux-socialistes ont bénéficié à toutes les fractions.

6Ce rôle de trait d’union, les socialistes indépendants semblent l’avoir joué jusque dans leur recrutement. D’un point de vue sociologique, ils présentent des différences sensibles par rapport aux autres sensibilités socialistes : les ouvriers y sont moins nombreux et les avocats bien plus représentés mais ils ne peuvent toutefois pas être assimilés aux radicaux-socialistes chez qui la proportion d’ouvriers est quasiment nulle. Les choix politiques ne sont peut-être pas impérativement dictés par un statut socioprofessionnel mais ils sont au moins fortement influencés.

7Ce n’est pas dans la théorie qu’il faut rechercher les apports essentiels des socialistes indépendants. Ni le socialisme intégral de Benoît Malon ni même la « synthèse jaurésienne » ne peuvent prétendre rivaliser avec les productions de Marx et d'Engels et les questions doctrinales les intéressent finalement assez peu3. Après Malon, seul Georges Renard semble avoir eu l’ambition de poursuivre le travail de synthèse entamé par la Revue Socialiste. Les travaux de Jaurès sont souvent marqués par un objectif immédiat, par une volonté d’agir. Ce trait est caractéristique d’une grande partie des socialistes indépendants qui se considéraient avant tout comme des acteurs de la vie politique. D’une façon générale, c’est bien souvent dans la contestation d’un marxisme qui tend à s’imposer en Europe et dans la ii^e Internationale que se trouve le trait le plus marquant d’un socialisme qui se veut spécifiquement français4.

8Leur rôle principal – et celui que les socialistes français étaient seuls à pouvoir assumer réellement – a consisté à s’interroger sur les rapports au pouvoir du mouvement socialiste et ouvrier. Mais l’expérience de la participation de Millerand au pouvoir, loin d’avoir initié un véritable débat de fond semble y avoir mis fin. Les socialistes indépendants se sont toutefois heurtés à la contradiction qu’il y aurait à concilier l’exercice du pouvoir avec la poursuite et l’affirmation d’un idéal visant non pas à amender la société dans laquelle ils vivaient mais à en changer radicalement les fondements. L’absence d’analyse théorique de cette expérience du pouvoir met en porte-à-faux toutes les fractions socialistes, qu’elles refusent la participation au pouvoir parce que le millerandisme est selon l’expression de Lénine, « l’expérience la plus considérable en matière d’application de la tactique politique révisionniste, sur une grande échelle, à une échelle vraiment nationale5 » ou qu’elles en acceptent l’éventualité et stigmatisent, comme le fait Jaurès lors du congrès international de 1900, le révolutionnarisme impuissant de ceux qui la refusent. Aucune des deux approches ne va très au-delà des anathèmes jetés sur l’autre camp et ne peut prétendre apporter de réponses claires aux difficultés suscitées par l’exercice du pouvoir. Les leçons tirées de ces expériences restent succinctes. Les socialistes indépendants s’interrogeaient sur le problème de la hiérarchie des rapports entre élus et citoyens d’une part, et élus et militants d’autre part. À la base, les militants pouvaient craindre la constitution d’une caste politique dont la fonction aurait consisté moins dans la représentation des citoyens que dans la préservation d’un champ d’action privilégié.

9Or, la répartition des pouvoirs au sein des réseaux, à l’intérieur d’un parti, dans des structures regroupant militants, élus et électeurs était une question essentielle pour le fonctionnement des démocraties représentatives. Les socialistes indépendants apparaissent moins représentatifs de la pensée fédéraliste qu’ils ont publiquement défendue dans leur majorité que d’un fonctionnement prépartidaire appuyé sur un groupe parlementaire. Ils ont le plus souvent défendu un « parti de cadres6 ». En effet, jusqu’au tournant du siècle, les structures indépendantes se caractérisent par « des structures lâches laissant aux élus une grande liberté7 ». Dès qu’un siège de député ou de maire est acquis, le rapport avec les militants se transforme, le comité électoral prend le pas sur le comité socialiste. Cela n’est pas propre aux indépendants et nous le retrouvons dans toutes les écoles socialistes même si le fait est moins remarquable chez les allemanistes ou les blanquistes que chez les guesdistes et les broussistes. C’est ce phénomène qui explique en grande partie le nombre des transfuges.

10Les difficultés pour cerner la réalité des adhésions partisanes montrent à quel point le choix des structures nationales était aléatoire. Les groupes socialistes choisissent ou non d’adhérer à une structure nationale selon les personnalités nationales qui leur ont prêté attention sans que cette adhésion soit pour autant définitive et parfaitement consciente. Il semble que le développement des réseaux indépendants à partir des parlementaires ait libéré nombre de groupes, de militants et d’élus d’une tutelle qu’ils avaient acceptée plus par défaut que par réelle conviction. Les militants locaux avaient besoin de se référer à un groupe national mais celui-ci pouvait être aussi bien le groupe parlementaire socialiste que le POF, la FTSF, le POSR ou le CRC. Les indépendants ont répondu à une attente qui existait parmi les socialistes organisés – plus du tiers des socialistes indépendants ont un passé partisan – mais aussi parmi les électeurs socialistes. La masse des socialistes indépendants semble née de cette contradiction entre le parti de cadres initial conforté par les victoires parlementaires et le parti de classe ou parti organique qui se met en place progressivement sous l’impulsion des marxistes à partir des années 1870. Une majorité de socialistes indépendants défendait l’idée d’une suprématie des citoyens-électeurs sur les citoyens-militants parce que la première préservait une large autonomie personnelle leur permettant de modifier en fonction des circonstances leur orientation et leur pratique politique. Une telle conception reposait moins sur une volonté démocratique que sur la nécessité à leurs yeux d’échapper à une discipline collective. De fait, ni le militant socialiste, ni l’électeur n’est en mesure de peser sur les choix fondamentaux. Qu’on parle des indépendants, de la SFIO ou du SPD, on retrouve cette assertion Robert Michels qui constatait que « le pouvoir au sein du parti politique appartient donc toujours à l’élite dirigeante8 […] ».

11Il serait peut-être utile de se demander quelle relation peut exister entre cette relégation en dehors des processus de décision des « militants de base » qui n'exercent pas de responsabilité, et la faiblesse numérique des partis et des syndicats français. Après tout, quand l’électeur est au moins aussi bien – sinon mieux – traité que les militants, quelle utilité y a-t-il pour la femme ou pour l’homme de gauche d’adhérer à une organisation politique ou syndicale ? Ces questions traversent l’ensemble du mouvement socialiste et ne sont donc pas spécifiquement indépendantes. D’ailleurs, en regardant les militants qui n’exercent pas de responsabilités particulières au sein des différents partis, on ne peut que remarquer les centres d’intérêt et les inquiétudes communs comme les débats et les clivages qui semblent traverser la plupart des groupes militants quelle que soit leur appartenance propre.

12Il reste à nous demander quel héritage les socialistes indépendants ont pu léguer aux militants socialistes depuis un siècle9. Le point est délicat car dans le discours politique, l’héritage est bien plus souvent un outil polémique qu’une référence réelle. En réalité, la question est moins de savoir à quels théorie, discours, pratique ou prise de positions les vivants se réfèrent mais plutôt vers quels illustres morts ils vont chercher la justification des positions qui sont les leurs et qui leur sont dictées par les situations qu’ils vivent plus que par la volonté de respecter une filiation. Ils adoptent d’ailleurs la même démarche pour vilipender leurs adversaires.

13Les socialistes français cultivent souvent l’idée qu’il existe un « socialisme autochtone » qui se démarquerait du socialisme allemand mené par Marx, principalement et presque exclusivement. Ils ont donc tendance à chercher chez les premiers anti-marxistes et donc essentiellement chez les socialistes indépendants, leurs « pères » antimarxistes. Parmi ces « pères », on trouve bien sûr en premier lieu Jaurès dont il est finalement assez difficile de trouver une pensée globale et cohérente et en tout cas, anti-marxiste. Millerand est lui, authentiquement un anti-marxiste. Il ne partage ni la métaphysique, ni l’analyse de la société, ni les buts de Marx. Mais la suite de sa carrière politique l’a tellement éloigné de la gauche qu’il n’est pas un père recommandable pour les socialistes qui ne peuvent guère s’en revendiquer. Les élus indépendants tels que Fournière, Rouanet, Basly, Colliard, ont peu ou pas écrit ce qui rend leur utilisation très difficile voire impossible. Vient enfin Benoît Malon qu’on redécouvre. Il est devenu un réel représentant de ce socialisme autochtone antimarxiste et a beaucoup écrit. Il est par exemple frappant de constater que sur le débat « réforme/révolution », François Mitterrand utilise en 1971 lors du congrès d’Epinay le même argument qu’utilisait Malon près d’un siècle auparavant :

« Violente ou pacifique, la révolution, c’est d’abord une rupture – la méthode, cela passe ensuite –, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, c’est secondaire…, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut-être adhérent du parti socialiste10. »

14C’est que dans l’univers socialiste, les indépendants constituent depuis la scission de Tours de 1920 des morceaux de choix. Ils pouvaient prouver l’existence d’un socialisme qui ne devait rien aux leçons soviétiques. C’était déjà vrai lorsque Léon Blum, le gardien de la vieille maison, écrivait à l’occasion de la mort de Gustave Rouanet :

« Avant de s’attacher à Jaurès, Rouanet avait été l’ami, et l’on peut dire l’élève de Benoît Malon. Or, l’effort original de Benoît Malon fut d’une part, de rechercher une conciliation entre le marxisme et la tradition révolutionnaire française, d’autre part, d’étendre le socialisme jusqu’à la valeur d’une doctrine universelle, ou, pour reprendre son épithète, " intégrale". Bien que la doctrine socialiste procède avant tout de l’analyse des faits économiques, bien qu’elle tende avant tout à la prévision et à la préparation d’une révolution économique, Benoît Malon et Rouanet avaient compris qu’elle enveloppe et modifie nécessairement toutes les formes de la pensée et de la vie humaines. C’est ce double courant qui n’a cessé d’alimenter la réflexion et l’action de Jaurès et que Jaurès a conduit à son terme11. »

15C’était toujours vrai dans les années 1960 quand Gilbert Ziébura écrivait que « Ces indépendants ont joué un rôle de tout premier plan dans la formation du socialisme français et, paradoxalement, surtout sur le plan idéologique. Elle fut l’œuvre d’un homme modeste, dont on est loin encore d’avoir justement estimé l’importance, Benoît Malon12 ».

16C’est d’autant plus vrai aujourd’hui que la chute du mur de Berlin est apparue pour une grande partie des militants communistes comme la fin de leur monde, la preuve qu’ils s’étaient fourvoyés et à l’inverse pour les militants socialistes, celle qu’ils avaient eu raison depuis le début de refuser la iii^e Internationale13. Or, le début, avant Lénine, avant Trotski et avant Staline, c’était surtout le « socialisme scientifique » de Karl Marx. Dès lors, toute référence au marxisme est devenue synonyme pour le monde socialiste, et pour ces anciens communistes, d’archaïsme sinon de totalitarisme. Et quelle caution apporte à cette thèse définitive l’ouvrage de François Furet ! Il lui suffit d’énoncer cette vérité :

« Elle [l’expérience soviétique] révèle ainsi un de ses traits distinctifs : d’avoir été inséparable d’une illusion fondamentale, dont son cours a longtemps paru valider la teneur avant de la dissoudre. Je ne veux pas dire simplement par là que ses acteurs ou ses partisans n’ont pas su l’histoire qu’ils faisaient, et qu’ils ont atteint d’autres objectifs que ceux qu’ils s’étaient assignés – ce qui est le cas général. J’entends plutôt que le communisme a eu l’ambition d’être conforme au développement nécessaire de la Raison historique, et que l’instauration de la ‘ dictature du prolétariat’ a été revêtue par là d’un caractère scientifique14. »

17Chez les politiques, Alain Bergounioux et Gérard Grunberg présentent ainsi cet abandon du projet originel de la gauche :

« Tous les partis issus de la matrice du socialisme ont rompu avec ce qui fondait leur identité originelle, c’est-à-dire le projet collectiviste, et ce depuis longtemps pour la plupart de ceux qui ont fait, après 1917, le choix du socialisme démocratique, et aujourd’hui sous nos yeux pour la majorité des partis issus du bolchévisme15. »

18Quelles que soient pourtant les raisons des historiens dont la trajectoire personnelle a croisé celle du PCF, ou celles des socialistes qui doivent assumer le bilan de leur présence au pouvoir, n’est-ce pas oublier que le marxisme ne peut guère se résumer aux interprétations qu’ont pu en faire le PCUS ou le PCF ? On a peut-être omis la question, parce qu’elle était surtout posée par les militants marginalisés par les grands partis de gauche, de l’adéquation du modèle soviétique avec les principes développés par Marx ; on a surtout oublié que l’apport de Marx à la pensée socialiste résidait non pas dans la divination mais dans l’élaboration d’une grille d’analyse permettant de comprendre les systèmes économiques. À partir de cette grille, de cette méthode, il présentait une analyse du capitalisme qu’il avait sous les yeux, non pas celui de la Russie en 1917, ni celui de la France en 1945, en 1991 ou en 201016. Comme le rappelle Engels dans sa préface de l’édition anglaise du Manifeste du Parti communiste :

« À chaque époque historique, les modes de production et d’échange – et la structure sociale qui en dérive nécessairement – sont les fondements sur lesquels s’édifie l’histoire politique et intellectuelle de l’époque17 […]. »

19Les analyses de Marx n’ont donc jamais prétendu être atemporelles. C’est même faire un contresens absolu que de le prétendre. Mais la fin du régime soviétique et avec elle, celle de « l’illusion fondamentale18 » selon François Furet ne concernerait pas seulement les militants de gauche qui se réclamaient – ou qui se réclament toujours – du marxisme, elle toucherait l’essence même de la gauche et sa croyance dans la possibilité de changer de société :

« L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons19. »

20De fait, les événements du début des années 1990 ont eu d’importants effets sur le monde socialiste français. Pour Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, l’année 1991 est cruciale « puisqu’elle marque le moment de la révision doctrinale avec la rédaction du nouveau projet socialiste, révision que le parti avait jusque-là refusée ». Ils considèrent que « Le cycle ouvert en 1905 avec la création du parti s’achève aussi, laissant le socialisme français enfin dominant à gauche et devenu un grand parti de gouvernement et l’un des seuls partis français à pouvoir figurer parmi les vainqueurs possibles de la compétition présidentielle20 ».

21Les militants majoritaires dans le parti socialiste semblent avoir accepté cette révision doctrinale sans trop états d’âme mais les minoritaires également font du début des années 1990 une période de rupture. On notera cependant que le parcours des militants influe beaucoup sur les analyses qu’ils développent sur la chute du mur de Berlin. On comprend aisément que les militants communistes « orthodoxes » aient été particulièrement ébranlés par la fin du modèle qu’ils se proposaient de diffuser ; on comprend également que les militants ayant eu une formation trotskiste aient également vacillé devant l’impossible réforme du « modèle stalinien » ; on comprend enfin que les « vieux » militants socialistes qui avaient connu l’hégémonie du PCF sur la gauche française aient vu avec un soulagement réel l’effondrement du modèle concurrent. On voudra bien admettre cependant que les générations militantes suivantes, celles qui sont arrivées après la marginalisation du parti communiste, après l’espoir et les désillusions de 1981, aient pu être moins touchées par la chute d’un modèle auquel elles ne se sont jamais identifiées pas plus qu’il ne les a réellement effrayées.

22La majorité des habitants de la vieille maison était finalement sûre de détenir la vérité mais parvenait difficilement à déterminer le contenu de cette vérité. Il lui fallait retrouver les fondations et avec elles les architectes. Et ces architectes devaient nécessairement être des penseurs prémarxistes ou mieux, antimarxistes. De nouveau, on appelait Benoît Malon et Jaurès. On cite volontiers à propos du premier des lettres d’historiens étrangers21 ; on le présente comme l’un « de ceux qui ont permis au socialisme français de trouver son originalité22 » ou on lui reconnaît un « rôle politique et idéologique essentiel23 ». L’importance du second est encore moins discutée24. La qualité de son œuvre constitue peut-être un élément d’explication à ce fait mais il est probable aussi que le culte que communistes et socialistes ensemble vouent les uns au « défenseur des prolétaires », les autres, au « martyr de la paix25 » ait pesé au moins aussi lourd que son œuvre. Ainsi, après bien d’autres, le député socialiste Vincent Peillon appelle Jaurès à l’aide du socialisme français contemporain :

« À l’aube d’un siècle nouveau, de quelle nouvelle aurore peut-on parler à notre jeunesse, quel élan imprimer à sa volonté intacte de livrer combat en puisant aux sources mêmes de sa révolte et de sa générosité, et qui, si ce n’est Jaurès, pourra réveiller l’espérance du socialisme, l’espérance même comme socialisme et le socialisme comme espérance, qui, si ce n’est Jaurès, assumant sa part mystique et refusant tout cynisme, nous convoquera au socialisme comme religion vraie26 ? »

23Ici la date de la refondation n’est plus 1991 mais 199327. Et c’est bien aux sources du socialisme jaurésien qu’il convient selon lui de rechercher l’identité d’un socialisme refondé :

« C’est pourquoi la refondation de la gauche française, après l’échec de 1993, dans la mesure où elle vise d’abord à mettre en cohérence, dans la pratique comme dans la théorie, le discours et l’action réformatrice, inscrit son efficacité historique dans la reprise de la pensée et l’action de Jaurès, même si elle n’a pas reconnu jusque-là pleinement la part de sa dette. C’est aussi pourquoi, si elle veut se penser mieux elle-même, et s’approprier pleinement sa substance et se projeter dans l’avenir, c’est à Jaurès qu’il lui faut revenir28. »

24En se débarrassant de Marx, les socialistes français se sont défaits de l’idée « impossible à penser » d’une autre société possible. Il s’agissait donc d’admettre la complexité et la réalité du monde actuel et « non de refuser les évolutions en cours29 ». Qu’importe finalement, si le matérialisme historique n’est plus à même de donner un sens à l’histoire et à l’action des militants socialistes, l’idéalisme de Jaurès peut y pourvoir :

« L’histoire vient, par ses enseignements, redoubler et confirmer ce que Jaurès appelle lui-même la "base métaphysique de notre morale". Économique sans doute, mais aussi morale et mystique, elle enseigne, à travers ses époques et son progrès une direction intelligente et un sens idéal30. »

25Ainsi, le déterminisme imposé par ce sens idéal entraverait moins la liberté humaine que l’affirmation de déterminants économiques.

26Parmi les héritages qui proviennent des parlementaires socialistes indépendants, on trouve également la primauté de l’élu sur le militant et donc du pouvoir institutionnel sur le parti. Cette conception est bien celle qui apparaît en 1981. Pour François Mitterrand, l’élu est avant tout le représentant des citoyens31, la légitimité première est celle de l’élection. Du coup, le parti devient au mieux un relais d’information pour le pouvoir, au pire, un instrument du pouvoir32. Plus près de nous, la campagne de Ségolène Royal lors des élections présidentielles de 2007 posait, de façon qu’on présentait comme « moderne » mais que nous avions rencontrée bien souvent en parcourant les archives, la question récurrente des liens entre les militants et les citoyens, entre les chefs désignés puis élus et les militants ou les citoyens. Son association « désir d’avenir » à laquelle on adhère pour cinq euros, sa « démocratie participative » et ses « nouvelles formes d’engagement33 » dans lesquelles le citoyen lambda pèse autant qu’un militant investi nous rappelle à de nombreux égards, les formes mises en place par les élus indépendants pour échapper aux militants. La question actuelle des primaires à gauche pose une fois encore ce débat ancien.

27Enfin, comme pour les indépendants, la question électorale est prioritaire, voir unique34, avec le risque de privilégier le résultat électoral au détriment du but politique recherché ; au lieu de défendre l’idéal et de tenter d’en convaincre les électeurs, de rechercher ce que voudrait a priori l’électeur et de le lui proposer pour être élu. La tentation semble encore plus grande depuis le « traumatisme du 21 avril 2002 ». Nous pouvons ainsi lire sous la plume d’Alain Bergounioux, Président de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste, que « l’enjeu principal pour les socialistes est maintenant de structurer une ligne politique susceptible d’intéresser une majorité de Français35 ».

28Finalement, la vraie question pour un socialiste d’aujourd’hui, comme pour un socialiste de la fin du xix^e siècle reste inchangée. Il s’agit de savoir si l’engagement politique est le produit d’une volonté de changer la société ce qui fait du pouvoir un simple outil ou s’il répond à un désir de pouvoir pour lui-même, sans autre volonté ou projet.