1Dans les années 1890, les socialistes indépendants représentent entre un quart et un cinquième des socialistes. Ils sont parvenus à présenter des forces relativement unies susceptibles de montrer leur originalité. Alors que leur nombre restreint rendait difficilement parlante une étude de leurs origines sociologiques dans les années 1880, dans les années qui suivent, ces indications peuvent désormais être utilisées. Nous avons donc voulu voir si les socialistes indépendants présentaient ou non un profil original au regard des autres écoles socialistes tant sur leur origine socio-professionnelle que sur leur histoire militante ou leur âge.

2Sans aller jusqu’à parler comme Hubert Lagardelle de « désert intellectuel1 » force nous est de constater que le contenu des débats abordés par les Français évoluent peu à l’exception de la question des rapports au pouvoir pourtant gênée par des enjeux immédiats internes. Les socialistes indépendants prennent toute leur place dans ces débats depuis les années 1880. Ils y apportent de nouvelles traditions politiques, de nouvelles références.

I. Esquisse d’un profil des candidats socialistes indépendants

3Nous avons travaillé sur la base d’un fichier de 728 candidats recensés à partir des élections législatives générales de 1889, 1893 et 1898. L’appartenance d’un candidat a été établie essentiellement en fonction de la presse socialiste et principalement de La Petite République française puis de La Petite République en ce qui concerne les radicaux-socialistes, du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français et des ouvrages d’Hubert Rouger. Nous avons retenu la profession des candidats et des élus et leur âge moyen lors des élections législatives. Afin d’éviter qu’un ouvrier, devenu journaliste de la presse socialiste ne soit considéré comme ouvrier s’il est guesdiste et journaliste s’il est indépendant, nous avons pris en compte le métier d’origine dès lors qu’il avait été exercé de façon durable.

1. Les socialistes indépendants, des notables ?

4Une des hypothèses visant à expliquer l’origine de la division des socialistes français pose que chacune des écoles regroupait une fraction différente de la classe ouvrière, ou de la population française. Il nous fallait donc vérifier si les socialistes indépendants représentaient des catégories sociales différentes de celles représentées par les autres fractions. En outre, les socialistes indépendants des années 1880 nous sont présentés par leurs contemporains comme une mouvance issue, au moins dans ses développements, de quelques députés élus. Le rapport entre le nombre de candidats et le nombre d’élus nous fournit une image de cette notabilité qui a fait la réputation des socialistes indépendants dans l’historiographie contemporaine.

5Le tableau de synthèse ci-dessous ne tient pas compte ici des évolutions politiques des hommes et intègre parmi les socialistes indépendants, tout candidat qui a été indépendant à un moment ou à un autre sans tenir compte de son appartenance antérieure ou postérieure. Ainsi, Gabriel Deville, membre du POF jusqu’à la fin des années 1890 est ici considéré comme socialiste indépendant. Les candidats figurant sous l’étiquette du POF sont ceux qui n’ont jamais quitté cette organisation. Ceci vaut pour l’ensemble des appartenances.

Répartition par appartenance des candidats et des élus socialistes pour les scrutins législatifs de 1889 à 1898

6Nous l’avons constaté, la présence indépendante est tout à fait importante lors des campagnes électorales avant même que ne le soient leur rôle et leur éloquence à la Chambre. Sur l’ensemble de la période, 66,32 % des élus socialistes ont été à un moment ou à un autre des socialistes indépendants. Comparé aux 10,53 % du POF, ce chiffre montre bien la suprématie des socialistes indépendants à la Chambre. D’une façon générale, on retrouve accentuées les conclusions que nous avions tirées des scrutins législatifs : la rentabilité des élections est plus grande pour les radicaux-socialistes et les socialistes indépendants (47,36 % des candidats ont été élus) que pour les autres fractions socialistes (8,13 % pour le POF), exception faite des blanquistes (29 % de leurs candidats ont été élus).

7Les tableaux ci-dessous présentant l’évolution du nombre de candidats et du nombre d’élus entre les différences échéances tiennent compte, à la différence du précédent, des variations d’appartenance des différents candidats. Gabriel Deville figure donc dans le total des candidats du POF en 1893 mais dans le total des socialistes indépendants en 1898.

8Les élections de 1893 montrent un progrès important par rapport à 1889 mais celui qui se produit entre 1893 et 1898 n’est pas négligeable alors même que Jaurès est battu.

9Les socialistes indépendants, obtiennent lors de chaque échéance électorale une rentabilité de leurs candidatures très supérieure à celle des autres fractions socialistes. Cependant, on peut remarquer que l’évolution de cette rentabilité présente des différences sensibles par rapport à l’ensemble des socialistes.

10La baisse de rentabilité entre 1889 et 1893 correspond à une première explosion du nombre de candidatures indépendantes et s’explique par le fait que plus le nombre de candidats est élevé, plus le risque d’échec est important. À l’inverse, la meilleure rentabilité constatée entre 1893 et 1898 correspond à un nombre de candidats en augmentation moindre (nombre de candidats multiplié par 3,56 entre 1889 et 1893 et qui augmente seulement de 35 % entre 1893 et 1898). Dans l’ensemble, plus d’un candidat sur trois est élu si bien que les socialistes indépendants apparaissent comme fortement marqués par les notabilités élues.

11Sur les 728 candidats recensés, nous n’avons trouvé la profession que de 336 d’entre eux. Nous avons effectué les regroupements des professions en fonction du niveau d’études et du niveau de vie.

Répartition par profession des candidats socialistes et radicaux-socialistes entre 1889 et 1898

12Avec 35,42 % des 336 candidats, les ouvriers devancent de plus de 25 points les employés qui arrivent en quatrième position. Les catégories populaires sont donc tout juste majoritaires parmi les candidats socialistes et radicaux-socialistes puisque les ouvriers, employés, instituteurs et artisans totalisent 50,3 % du total des candidatures. En revanche, dès lors que nous nous intéressons aux seuls élus, les catégories populaires tombent à 30,93 %. Les chances d’être élu sont donc bien plus grandes pour les candidats chefs d’entreprise (6 sur 8), propriétaires (3 sur 4) et ceux qui exercent une profession libérale (62,16 % des candidats médecins ou pharmaciens et 71,84 % des avocats sont élus) que pour les candidats ouvriers (25,21 % des candidats sont élus) ou artisans (11,11 %). Malgré l’effort fourni pour présenter des candidatures ouvrières, la représentation de la classe ouvrière reste donc majoritairement issue de la bourgeoisie.

13Chez les socialistes indépendants, la proportion de candidatures ouvrières est sensiblement différente (25,83 % contre 35,42 %). Ils représentent néanmoins la catégorie socioprofessionnelle la plus importante, loin devant les avocats (16,67 %). Le total de catégories populaires est également inférieur à celui de l’ensemble (40,83 % contre 50,3 %). Mais les élus de ces catégories représentent 32,79 % du total des élus socialistes indépendants ce qui leur assure une représentation supérieure par rapport à l’ensemble des socialistes et des radicaux-socialistes. La rentabilité des candidatures ouvrières est en effet nettement plus importante chez les socialistes indépendants que pour cet ensemble (41,94 % contre 25,21 %). Il en va de même pour les artisans (33,33 % contre 11,11 %). La rentabilité des employés est sensiblement la même (33,33 % contre 33,66 %). En revanche, elle est très inférieure pour les instituteurs (50 % contre 62,5 %).

Répartition par profession des candidats et des élus indépendants

14Certes, la proportion d’ouvriers chez les socialistes indépendants est très inférieure à celle des anciennes écoles socialistes. Avec 25,83 % de candidatures ouvrières, ils sont plus de 30 points derrière les candidats socialistes des autres sensibilités (56,43 % des candidats). L’écart est surtout frappant avec les candidats de la FTSF qui sont à 66,67 % ouvriers mais il reste notable avec le POF (50,81 % des candidats). C’est un écart qui se retrouve chez les élus : les élus indépendants comptent 21,31 % d’ouvriers contre 51,85 % pour l’ensemble des autres écoles socialistes.

Répartition par profession des candidats et des élus socialistes (hors indépendants)

15Mais même inférieure, la présence ouvrière est réelle et donne une légitimité aux indépendants dans la classe ouvrière contrairement aux radicaux-socialistes qui n’ont aucun élu ouvrier. La proportion de candidats indépendants employés est également sensiblement inférieure à celle des autres écoles socialistes. Avec 7,5 %, les indépendants sont plus de 7 points derrière les organisations constituées. Là encore, l’écart est plus grand avec les élus : les employés ne représentent que 4,92 % des élus indépendants contre 18,52 % des autres élus socialistes. Ainsi, non seulement les classes populaires – ouvriers et employés – sont moins bien représentées chez les socialistes indépendants mais leur rentabilité électorale est également bien moins bonne que dans d’autres professions. Les professions intellectuelles font la différence avec les autres écoles socialistes et représentent 52,83 % des candidatures indépendantes contre 18,58 % pour les autres socialistes. Cette tendance est renforcée par le fait que ces candidats obtiennent de bien meilleurs résultats aux élections. Les avocats représentent ainsi 26,23 % des élus pour 16,67 % des candidats ; les professeurs et ingénieurs 11,48 % pour 8,33 % ; les médecins et pharmaciens 11,48 % pour 10,83 %. Seuls les journalistes-publicistes et les instituteurs ne parviennent pas à tirer aussi bien leur épingle du jeu : respectivement 9,84 % des élus pour 10 % des candidats et 4,92 % pour 5 %. Il y a donc une réelle suprématie des professions intellectuelles chez les élus indépendants qui obtiennent un total de 63,95 % des élus (contre 25,92 % pour les autres écoles socialistes) et une très nette surreprésentation de ces professions parmi les élus comparativement aux candidats (elles représentent 45,83 % des candidats). Mieux représentées chez les indépendants que chez les autres fractions socialistes, ces professions le sont moins que chez les élus radicaux-socialistes où la proportion s’élève à 73,78 %. Les médecins et les pharmaciens sont bien mieux représentés chez les radicaux-socialistes que chez les socialistes indépendants (24,59 % contre 10,83 %) ce qui peut s’expliquer par l’existence d’une tradition radicale ancienne5. Il n’en demeure pas moins que la surreprésentation des professions intellectuelles chez les candidats indépendants et plus encore chez leurs élus tendrait à prouver que les ralliements à la classe ouvrière ne se font qu’à la condition de pouvoir la diriger6. De plus, il est probable que l'écart noté entre les candidats indépendants et les élus indépendants se double d’un décalage entre les militants et les candidats. Si nous comparons ces résultats à la composition du comité de Paschal Grousset en 1893, on obtient une assez bonne image de ce second décalage.

16Ces résultats semblent bien loin de ceux que nous obtenons pour l’ensemble des candidats indépendants. Si la proportion d’ouvriers est comparable – entre le quart et le tiers – en revanche, les employés sont bien plus présents dans le comité de Paschal Grousset que dans notre échantillon de candidats. Dans le premier cas, ils représentent presque la moitié des membres. Certes, la capitale est certainement plus riche en employés que la plupart des communes françaises et cette caractéristique du comité Grousset se constate également dans certains groupes broussistes.

17En tout état de cause, les classes populaires sont incomparablement mieux représentées chez les socialistes indépendants que chez les radicaux-socialistes. Chez ces derniers en effet, les ouvriers et les employés ne représentent que 4,92 % des élus alors que ce chiffre monte à 26,23 % chez les élus indépendants et à 71,43 % des élus des partis socialistes constitués. En revanche, professions libérales sont bien plus présentes chez les élus radicaux-socialistes que chez les socialistes. Médecins, avocats et notaires représentent ainsi 57,38 % de leurs élus alors que les mêmes professions ne fournissent que 7,4 % des élus des différentes organisations socialistes et 37,71 % des élus socialistes indépendants.

18Même si le recrutement des élus indépendants mord sur des catégories sociales aisées, la forte représentation des classes populaires les range plus facilement du côté des autres fractions socialistes que de celui des radicaux-socialistes. Malgré les tentatives variées de groupes parlementaires communs, la coupure reste nette entre les deux partis.

19La politique de concentration socialiste initiée par Alexandre Millerand en 1893 pouvait modifier le recrutement des candidats indépendants entre 1889 et 1898. Or, la répartition par profession des candidats indépendants montre une assez grande stabilité malgré quelques nuances à la marge.

Répartition par profession des candidats indépendants entre 1889 et 1898

20La diminution de la part des journalistes et des publicistes à partir de 1893 est due au développement de l’audience des socialistes indépendants qui marginalise de ce fait, le rôle des journalistes politiques professionnels.

2. Des socialistes indépendants aux origines partisanes diverses

21Le développement du socialisme indépendant tel qu’il peut apparaître à travers l’augmentation du nombre de candidatures lors des élections législatives montre que dans l’ensemble, les socialistes indépendants ne constituent pas un mouvement tout à fait neuf puisque seuls 21,05 % des candidats n’ont jamais appartenu à une organisation ou à une mouvance auparavant. Certes, nous devons compter avec les 16 candidats indépendants dont l’origine partisane nous est inconnue ou incertaine même s’il est probable qu’une très grande majorité d’entre eux n’avaient pas d’appartenance avant leur entrée sur la scène politique aux côtés des indépendants.

22On compte 69 « transfuges » en provenance des quatre organisations socialistes soit 51,88 % des candidatures socialistes indépendantes. À eux seuls, les transfuges en provenance du POF représentent 36,84 % des candidats indépendants et 71 % des candidats venus des organisations socialistes. Certes, le POF est le parti le plus important mais c’est aussi celui où s’expriment le plus facilement des sensibilités différentes. Des hommes comme Flaissières ou comme Jourde ont toujours bénéficié d’une très large autonomie, acceptée par la direction nationale du POF. En outre, en acceptant, parmi ses candidats, des hommes qui se réclamaient de son programme sans adhérer au parti, le POF ouvrait la porte de sortie pour certains de ses élus et de ses candidats. En effet, à partir du moment où des hommes pouvaient tirer profit des structures du parti et notamment de sa presse sans pour autant être liés aux décisions dudit parti, il n’y avait aucun avantage à rester. Enfin les divisions internes ont également alimenté les rangs des indépendants. Concernant les trois autres partis socialistes, les chiffres sont bien moins importants puisqu’à eux trois, ils ne fournissent que 20 transfuges soit 15,04 % des candidats indépendants. Dans le cas broussiste, le décalage entre un discours qui reste révolutionnaire et une pratique de plus en plus réformistes de la direction de la FTSF explique certainement ces 10 départs. L’analyse est différente pour le POSR qui fournit 5 candidats aux indépendants avec un vivier militant bien plus important. Il faut certainement chercher l’explication à ce faible nombre dans le fait que le POSR est plus homogène et plus éloigné des préoccupations indépendantes avec une activité syndicale importante. La faiblesse des transfuges en provenance du CRC ne doit guère surprendre non plus ; sa nature coercitive ne risquait guère d’attirer a priori des individualités jalouses de leur autonomie. La faiblesse du recrutement indépendant parmi les radicaux-socialistes montre l’échec de la stratégie définie par Millerand en 1893 et de l’orientation politique de Malon en 1885. Avec seulement 14 radicaux-socialistes ralliés, Millerand et ses amis ne peuvent espérer peser d’un poids suffisant dans un mouvement socialiste qui tient volontiers un discours révolutionnaire, y compris lorsque leurs chefs de file n’y croient plus. En revanche, son travail de réseau à la Chambre a porté ses fruits puisqu’il rallie 8 radicaux-socialistes et 3 républicains. Or, le mouvement socialiste ne tenait pas particulièrement compte de ces élus dans les premiers congrès unitaires où le nombre de divisions importait bien plus que le nombre de généraux. Le développement de l’idée socialiste dans des milieux réformistes a pu pousser Millerand à quitter un mouvement qu’il n’était pas parvenu à faire évoluer et dans lequel il ne pesait guère.

23L’analyse de l’origine des élus ne modifie pas fondamentalement celle effectuée à partir des candidats. Certes, la part des élus transfuges en provenance des partis socialistes est légèrement supérieure à celle constatée pour les candidats puisqu’elle s’élève à 52,38 % des élus indépendants (51,88 % des candidats). Pourtant, alors qu’ils ne représentent que 22,66 % des candidats socialistes et radicaux socialistes, les élus représentent 47,36 % des transfuges (63 sur 133). Les élus et ceux qui aspiraient à le devenir sont donc relativement nombreux parmi les transfuges : 3 des 5 transfuges du CRC et du POSR, 4 des 10 transfuges de la FTSF, 23 des 49 transfuges du POF et 8 des 14 transfuges radicaux-socialistes sont des élus. Ces éléments confirment l’idée d’une prédominance de la préoccupation électorale chez ces transfuges. Un candidat qui fait campagne dans un but de « propagande » ou « d’éducation » et qui n’a aucune chance d’être élu ne voit pas l’intérêt de rechercher à l’extérieur de son parti des soutiens qui se révéleraient de toutes façons insuffisants. En revanche, le candidat qui veut être élu a tout intérêt à se démarquer d’un parti que beaucoup assimilent à une secte et à tenir un langage plus modéré et plus unitaire. Enfin, l’évolution interne des organisations socialistes a certainement influé sur la composition de la mouvance indépendante.

Origine partisane des candidats socialistes indépendants en fonction du scrutin législatif

24Les socialistes indépendants candidats en 1889 ne viennent que très exceptionnellement des organisations constituées. Presque tous étaient déjà indépendants ou avaient une origine partisane difficilement décelable. Le scrutin législatif de 1893 montre donc une évolution tout à fait notable par rapport à 1889 même si la faiblesse de notre échantillon pour ce scrutin doit être rappelée. La part des candidats indépendants qui l’ont toujours été tombe de 53,33 % à 32 % alors que les candidats en provenance des organisations socialistes gagne plus de 19 points passant de 6,67 % en 1889 à 26 % en 1893. Déjà, c’est le POF qui fournit le gros des transfuges. Le POSR et le CRC n’apportent que des transferts symboliques. La seconde rupture concerne les radicaux-socialistes et les républicains. Dix des leurs rejoignent les socialistes indépendants et représentent 20 % des candidatures indépendantes. Il faut voir là les effets des nouveaux positionnements liés aux suites de l’affaire Boulanger. Le scrutin de 1898 ne modifie pas radicalement cette image. Le POF continue de fournir aux indépendants l’essentiel de leurs nouveaux venus – 26,98 % des candidats indépendants en proviennent désormais. Les transfuges en provenance du POSR et du CRC restent symboliques avec respectivement 4,76 % et 1,59 % des candidatures indépendantes. En revanche, c’est entre 1893 et 1898 que la FTSF enregistre l’essentiel de ses défections vers les socialistes indépendants. Huit candidats indépendants de 1898 proviennent de l’organisation broussiste, conséquence « à retardement » de la scission allemaniste et des difficultés de la FTSF qui ne tient plus de congrès après 1894. La part des candidats indépendants provenant des radicaux-socialistes et des républicains stagne en 1898 par rapport à 1893. Les 10 transfuges issus de ces rangs – chiffre identique à celui de 1893 –, ne représentent plus que 15,87 des candidatures indépendantes contre 20 % cinq ans plus tôt. Le souffle de 1893 est passé et il n’y a pas eu de retombées positives du discours de Saint-Mandé en direction des radicaux-socialistes.

25Les socialistes indépendants puisent donc à toutes les sources de l’extrême gauche et sont donc à même de comprendre les motivations de leurs interlocuteurs. On peut également supposer qu’une partie de ces transfuges a choisi de rejoindre les indépendants parce que ces derniers leur offraient un cadre mieux adapté à ce qu’ils étaient.

Professions des candidats socialistes indépendants en fonction de leur appartenance d’origine

26Chez les socialistes indépendants qui n’ont jamais appartenu à une organisation, la proportion d’ouvriers est similaire à celle de l’ensemble des candidats indépendants : 25,92 pour 25,85 %. Ce ne sont donc pas les ouvriers qui quittent majoritairement les partis socialistes pour rejoindre les indépendants. Ils représentent 50,91 % des candidats du POF mais seulement 31,91 % des transfuges. Ils sont donc sous-représentés parmi les transfuges du POF. La même remarque vaut pour la FTSF et le PSR mais sur des échantillons extrêmement réduits.

Répartition par profession des candidats et des élus du POF entre 1889 et 1898

Répartition par profession des candidats et des élus du FTSF entre 1889 et 1898

Répartition par profession des candidats et des élus du CRC entre 1889 et 1898

27Ce sont les professions intellectuelles qui ont fourni l’essentiel des transfuges. Elles ne représentent que 22,65 % des candidats du POF mais 34,04 % des transfuges ; 8,33 % des candidats de la FTSF mais 20 % des transfuges ; 44,44 % des candidats CRC mais 60 % des transfuges. La profession a certainement pesé dans les choix de ces militants. Le cas du POSR est inverse, la proportion d’ouvriers est plus grande chez les transfuges que parmi les candidats du POSR (60 % contre 53,57 %) et il n’y a pas de transfuge exerçant une profession intellectuelle.

Répartition par profession des candidats et des élus du POSR entre 1889 et 1898

28Les transfuges issus des rangs radicaux-socialistes et républicains ne présentent guère d’originalité. Ces mouvances ont fourni aux socialistes indépendants ce dont elles disposaient : des intellectuels (60,86 % des transfuges) !

29Ainsi, l’apport en candidats des classes populaires n’est pas aussi important qu’il aurait pu l’être si la profession des transfuges n’était pas intervenue dans leur choix. Les socialistes indépendants ont attiré une proportion plus importante de travailleurs intellectuels.

3. Une affaire de génération ?

30Le terme de génération doit être pris ici dans son sens premier et non dans une acception conceptuelle. Il s’agit pour nous de voir si le développement des socialistes indépendants correspond à l’arrivée de nouveaux militants dans l’univers socialiste, nouveaux militants qui seraient plus jeunes et n’auraient pas vécu les mêmes événements qui ont marqué les monde socialiste.

31Le tableau concernant l’ensemble des socialistes confirme le fait que la période est propice au développement du mouvement socialiste. L’âge moyen des candidats socialistes ne connaît qu’une très faible augmentation entre 1889 et 1898, passant de 42 ans à 43 ans. Cette stabilité est le signe d’un renouvellement conséquent des troupes socialistes durant ces 9 années.

Âge des candidats et des élus socialistes

32Dès 1893, l’âge moyen s’éloigne très nettement de celui qui peut être établi à partir de la base de 1889. En effet, si les candidats n’avaient pas été renouvelés entre ces deux échéances électorales, l’âge moyen des candidats de 1893 aurait été de 46 ans alors qu’il n’augmente que d’un an. Le renouvellement des élus est encore plus spectaculaire puisque dans ce cas on constate une diminution de l’âge moyen qui passe de 45 ans en 1889 à seulement 43 ans en 1893. Les évolutions suivantes sont moins importantes concernant les candidats. Après la légère baisse constatée en 1893, l’âge moyen remonte en 1898 à 43 ans. L’évolution des élus socialistes appelle des remarques identiques.

33L’âge moyen des candidats socialistes indépendants tourne autour de 44 ans, de deux ans supérieur à celui des candidats des organisations socialistes constituées. Là encore, cette stabilité relative montre un renouvellement conséquent des candidatures. Le renouvellement est plus important en 1893 puisque par rapport à 1889, l’âge moyen diminue et passe de 44 ans à 43 ans. Il y a donc bien eu une dynamique particulière lors de ce scrutin pour les socialistes indépendants, dynamique nouvelle qu’on retrouve moins chez les autres écoles socialistes où l’âge moyen reste inchangé à 42 ans par rapport à 1889.

Âge des candidats et des élus socialistes indépendants

34L’écart entre les candidats indépendants et les candidats des autres écoles socialistes est de deux ans lors des scrutins de 1889 et de 1898. Seul celui de 1893 voit se réduire l’écart à un an. Le renouvellement des candidats socialistes, la dynamique en faveur du mouvement socialiste est donc partagée entre l’ensemble des sensibilités et les socialistes indépendants semblent même en profiter moins que les autres. Ceci dit, leur âge moyen reste très sensiblement inférieur à celui des radicaux-socialistes.

Âge moyen des candidats et des élus du POF, POSR, FTSF et du CRC/PSR

35Le scrutin de 1893 marque pour les élus indépendants une véritable rupture générationnelle. Alors que l’âge moyen des élus de 1889 s’élevait à 55 ans, il tombe à 43 ans en 1893. Le renouvellement est ici tout à fait spectaculaire : quelques anciens sont remplacés par la jeune génération indépendante – Fournière, Rouanet – et les nombreux reclassements politiques s’accompagnent aussi de l’émergence de nouvelles personnalités, plus jeunes. Par la suite, l’évolution est inverse et l’âge moyen augmente. Le renouvellement a donc été moins important en 1898 ce qui s’explique par la prime aux sortants.

Âge moyen des candidats et des élus radicaux-socialistes

36Comme pour les données professionnelles, les socialistes indépendants apparaissent à la charnière entre les socialistes et les radicaux-socialistes. Ils sont plus âgés en moyenne que les premiers mais bien moins que les seconds. En outre, les rythmes d’évolution – à l’exception notable du scrutin de 1893 – suivent ceux des socialistes plus que ceux des radicaux-socialistes.

37L’examen de cet échantillon dessine un profil indépendant qui ressemble plus à celui des écoles socialistes qu’à celui de n’importe quelle autre sensibilité du parti républicain : une représentation ouvrière non négligeable même si elle reste très inférieure à celles des autres partis socialistes et une surreprésentation des professions intellectuelles qui reste malgré tout bien moindre que chez les radicaux-socialistes placent les socialistes indépendants à la frontière entre les deux tendances mais résolument dans le camp des partis ouvriers. Le développement du socialisme indépendant ne semble pas lié non plus à l’arrivée sur la scène politique d’une nouvelle génération de militants qui aurait été plus rebutée que la précédente par les organisations existantes. Les chiffres semblent au contraire montrer que les candidats indépendants comme les élus sont légèrement plus âgés que les candidats socialistes des partis constitués.

38Ce profil qui a fortement évolué entre le début des années 1880 et la fin des années 1890 peut expliquer en partie la place nouvelle que les socialistes indépendants prennent dans les débats théoriques du socialisme français lors des premiers congrès généraux.

II. Histoire et théorie chez les socialistes indépendants

39Dans les débats du monde socialiste de cette fin de xix^e siècle, certaines questions sont susceptibles d’alimenter les divisions même si elles ne figurent pas à l’ordre du jour des congrès. Nous garderons en mémoire cette caractéristique permanente chez les socialistes indépendants, qui consiste à toujours faire le lien entre une réflexion théorique – quand elle existe – et les nécessités de l’action militante ; cette dernière surdéterminant souvent la première.

40Après une étude des filiations, réelles ou revendiquées par les socialistes indépendants, nous nous pencherons sur les sentiments des socialistes indépendants sur le matérialisme et sur l’idéalisme et chercherons à évaluer la place que les socialistes indépendants laissent à l’action des hommes dans les processus historiques.

1. Filiation et culture militante

41Le choix des pères spirituels comme celui des événements auxquels ils font plus volontiers référence constituent deux éléments susceptibles de nous aider à cerner la ou les pensées des socialistes indépendants. La démarche n’est pourtant pas sans danger dans la mesure où ces choix ne sont pas forcément dictés par une adhésion aux idées des « pères ».

42Si certaines filiations ne sont guère douteuses, d’autres posent des problèmes importants. Peut-on réellement dire que la pensée politique de Jaurès a été fondamentalement influencée par Malon8 ? Malon convainc-t-il un homme comme Millerand ou ne fait-il que lui fournir des arguments qui lui sont utiles à un moment donné. Il est difficile de répondre à ces questions d’autant que même lorsqu’ils parlent ou qu’ils écrivent, les nouveaux indépendants ne le font jamais en dehors de situations précises.

43Les filiations peuvent se retrouver à la lecture de textes élogieux envers un homme au passé prestigieux et plus ancien. On trouve donc des formules émanant de Jaurès ou de Millerand faisant l’éloge de Benoît Malon. Le second écrit ainsi en septembre 1893 :

« Cet intellectuel était un sentimental. La bonté était son trait distinctif. Elle fit son originalité et sa force9. »

44La date est pourtant essentielle ici. Benoît Malon vient de mourir et Millerand est invité à rédiger un éloge funèbre. La situation dans laquelle Jaurès prononce un nouvel éloge de Malon en qui il dit voir celui qui a été « une des influences intellectuelles » qui l’ont amené « dans la direction socialiste » est similaire. Ce texte est en effet tiré d’un discours pour l’inauguration du monument à Benoît Malon au cimetière du Père-Lachaise10. Comme pour Millerand en 1893, l’exercice impose alors à Jaurès d’être élogieux et il ne peut pas faire moins pour l’occasion que de dire qu’il « a été séduit d’emblée par sa largeur de sympathie11 ». Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Il lui fallait reconnaître les qualités humaines du personnage. Mais cela n’était bien sûr pas suffisant. L’homme politique se devait également de faire référence à au socialiste Benoît Malon qui « conciliait le respect de la tradition révolutionnaire avec le sens de l’action quotidienne, réformatrice et progressive12 ».

45Mais là, c’est surtout la position originale de Jaurès dans la SFIO qui est mise en valeur. En réalité, il est bien difficile de savoir ce que pensait Jaurès de Malon. Cet éloge posthume peut bien sûr fournir un éclairage mais le témoignage qu’il nous livre en 1904 sur sa première visite dans les locaux de La Revue Socialiste peut nous en fournir un second, résolument contradictoire. Il décrit ainsi la scène :

« À mi-escalier j’entendis derrière moi de longs éclats de rire, et je n’osais pas recommencer mon pèlerinage de centre gauche vers le mont sacré du socialisme intégral. Je me suis félicité depuis de n’avoir pas été pris de trop bonne heure par la particularité des sectes13. »

46Les mots employés ici ne sont pas tous élogieux, loin s’en faut. L’utilisation du vocabulaire religieux nous éloigne de l’image d’un Malon tolérant et conciliateur. L’idée d’indépendance chez Jaurès semble ici s’affirme non seulement à l’égard des partis existants mais également à l’encontre des socialistes indépendants des réseaux Malon.

47De la même façon, la lettre de Jaurès à Rouanet à propos de Malon14 a le caractère imposé du panégyrique sans qu’il soit aisément facile d’en conclure que l’auteur adhérait à la pensée du sujet. Certes, lorsque Jaurès écrit que Malon « réhabilitait nos grands utopistes », il est possible d’en déduire qu’il lui en était reconnaissant. L’insistance qu’il met à rappeler le caractère autodidacte de Malon laisserait penser que son admiration est liée au caractère du personnage et à l’importance de son œuvre en termes de nombre de pages sans qu’une adhésion théorique doive en découler.

48Même l’introduction à La morale sociale rédigée par Jaurès peut être ambiguë15. Il semble au moins que Jaurès ait été conscient des insuffisances d’un ouvrage qu’il présente dès la première ligne comme une esquisse – « Le livre de Malon sur la morale sociale n’est qu’une esquisse ». S’il avait souhaité réellement souligner la qualité de l’ouvrage, il aurait probablement utilisé un terme qui ne le reléguait pas au rang d’un simple « plan sommaire ». En outre, l’auteur reprend chez Malon les éléments qui lui conviennent sans qu’il soit forcément possible de voir là une influence. Déjà, Jaurès profite de l’occasion pour présenter sa propre synthèse :

« Et lorsque Malon soulève le problème, il n’est point nécessairement infidèle à la méthode du socialisme scientifique et évolutif. Peut-être l’antagonisme de la conception idéaliste et de la conception matérialiste du monde et de l’histoire sera-t-il résolu en harmonie comme les autres antagonismes par l’avènement de l’ordre socialiste. C’est sous le pressentiment de cette synthèse qu’a été écrit le livre de Malon, et c’est là ce qui fait, à mon sens, la plus réelle valeur16. »

49Cette phrase peut même signifier que Benoît Malon n’a que le « pressentiment » de la synthèse jaurésienne. Jaurès n’aurait alors eu nul besoin du maître.

50En revanche, l’éloge est bien réel lorsque Jaurès prend la peine de citer Malon et de faire référence à son Socialisme intégral dans sa thèse sur les origines du socialisme allemand17. L’éloge de Millerand à Saint-Mandé est également incontestable. Mais il y a pourtant deux façons différentes de comprendre de telles références. Nous pouvons suivre Charles-Henri Girin et considérer avec lui que « Benoît Malon, grâce à La Revue Socialiste et à un discours généreux, sincère, a rallié à l’idée de la nécessaire révolution sociale une génération nouvelle18 […] ». Il existe cependant une autre hypothèse. Cette nouvelle génération a pu également vouloir effacer un passé qui n’était pas socialiste et chercher dans des militants de longue date le moyen de légitimer ses positions aux yeux des militants socialistes. Il faut à cette génération qui arrive tardivement au socialisme ou qui a commencé son activité militante sous d’autres couleurs, une reconnaissance des socialistes. Cette reconnaissance, seuls des socialistes « authentiques » et reconnus comme tels par les militants peuvent la leur fournir. Cela peut expliquer pourquoi Millerand fait référence à Malon et aux leaders socialistes du moment dans son discours de Saint-Mandé. Cela explique également les liens entre Jaurès et La Revue Socialiste. Il lui fallait être reconnu comme socialiste et donc être reconnu par des socialistes. La chose est suffisamment importante pour qu’il la relate en janvier 1904 :

« […] après mon discours sur les droits de douane et les paysans, Rouanet, dans La Revue Socialiste, me délivra une sorte de certificat spontané et me cria : ‘ vous êtes des nôtres’19. »

51Ainsi, les éloges et les références ne constituent pas nécessairement des preuves de l’existence de filiations. Ils peuvent n’être que des figures imposées ou tout simplement répondre aux intérêts du moment d’un auteur en quête de reconnaissance.

52Les filiations sont d’autant plus difficiles à déterminer que les orateurs utilisent couramment des figures de rhétorique susceptibles de modifier les analyses des discours.

53Jaurès utilise volontiers une de ces figures qui consiste à démontrer à un adversaire que lui, Jaurès, est plus fidèle à la pensée du maître dont se réclament ses adversaires que les adversaires eux-mêmes20. L’exemple le plus parlant de cette figure de rhétorique reste l’introduction de Jaurès à ses discours parlementaires. Il l’utilise tout au long de l’ouvrage qu’il s’oppose alors aux vaillantistes ou aux guesdistes21. Aux amis de Vaillant il explique :

« Ainsi, à suivre la pensée de Blanqui jusqu’à son terme logique, c’est par une évolution de la démocratie, c’est selon la loi du suffrage universel, c’est sans coup de force et sans intervention autoritaire des minorités violentes que s’accomplira lentement d’ailleurs et comme à tâtons, la définitive transformation communiste, fin nécessaire et certaine d’incertaines recherches et d’efforts multipliés22. »

54La méthode utilisée consiste à démontrer que si Blanqui vivait encore, il serait jaurésiste et que la fidélité à Blanqui passe désormais par une adhésion aux idées de Jaurès ! Cela bien entendu ne nous permet pas de conclure que Jaurès était blanquiste. La question des guesdistes est plus délicate parce qu’elle pose immédiatement la question du marxisme sur laquelle nous reviendrons dans les points suivants. Quoi qu’il en soit, Jaurès appelle souvent Marx à l’aide lorsqu’il s’oppose aux guesdistes. Il l’appelle sur la question de la réforme et de la révolution et utilise les déclarations et les écrits du maître pour fustiger ceux qui apparaissent alors comme de mauvais élèves :

« Je suis étonné, vraiment, d’avoir à rappeler ces vérités élémentaires qui devraient être le patrimoine et la règle de tous les socialistes. C’est Marx lui-même qui a écrit cette parole admirable de netteté : " Nous, socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et les prêtres23. »

55Les guesdistes n’ont donc pas compris les propos du maître dont ils se réclament et c’est à Jaurès – qui lui a compris le maître et se trouve complètement en accord avec lui – qu’il revient de remettre les disciples sur le droit chemin.

56Lors de la conférence sur l’idéalisme, Jaurès utilise une méthode proche de la précédente mais plus précise. Il faut dire qu’il est alors opposé à Lafargue qui utilise volontiers d’autres références que Marx et apparaît comme un adversaire plus redoutable que Jules Guesde. Jaurès doit à la fois montrer qu’il connaît bien la pensée de Marx et montrer qu’il est capable de la prolonger :

« Pour Marx, cette vie inconsciente était la condition même et la préparation de la vie consciente de demain, et ainsi encore l’histoire se charge de résoudre une contradiction essentielle. Eh bien ! Je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire24. »

57Jaurès ne peut se contenter d’une simple interprétation des textes de Marx comme il le fait quand il est opposé à Guesde. Certes, on retrouve la même figure de rhétorique dans sa volonté d’utiliser la dialectique pour appuyer sa démonstration mais dans l’ensemble il reste bien plus prudent. Sa conclusion en revanche reprend la même démarche et c’est encore à Marx qu’il en appelle :

« Mais pour revenir à la question économique, est-ce que Marx lui-même ne réintroduit pas dans sa conception historique l’idée, la notion de l’idéal, du progrès, du droit ? Il n’annonce pas seulement la société communiste comme la conséquence nécessaire de l’ordre capitaliste : il montre qu’en elle cessera enfin cet antagonisme des classes qui épuise l’humanité : il montre aussi que pour la première fois la vie pleine et libre sera réalisée par l’homme, que les travailleurs auront tout ensemble la délicatesse nerveuse de l’ouvrier et la vigueur tranquille du paysan, et que l’humanité se dressera, plus heureuse et plus noble, sur la terre renouvelée. N’est-ce pas reconnaître que le mot justice a un sens même dans la conception matérialiste de l’histoire, et la conciliation que je vous propose n’est-elle pas, dès lors, acceptée de vous25 ? »

58L’idée de justice, si chère à Jaurès, est donc devenue sous sa plume un élément essentiel de la pensée de Marx26. Cette technique du discours politique est donc susceptible de fausser la perception que nous pouvons avoir des pensées des acteurs politiques.

59Dans l’ensemble, la recherche d’une légitimité et d’une reconnaissance par les milieux socialistes, de même que les pratiques du discours nous semblent expliquer plus aisément les références aux hommes et aux théories que d’hypothétiques adhésions à des systèmes de pensée ou des fidélités politiques envers des personnalités socialistes. Les références aux événements historiques posent des problèmes similaires.

60Si les socialistes indépendants des réseaux Malon font souvent référence à la Commune, Jaurès ou Millerand lui préfèrent la Révolution française. Les références changent avec les auteurs mais aussi avec les circonstances. On utilise volontiers la Révolution Française de 1789 lorsqu’on s’adresse à des collègues parlementaires alors que dans les congrès socialistes, on préfère les références à la Convention ou à des événements liés au mouvement ouvrier. Quoi qu’ait pu en dire Clemenceau27, on distingue la période de la monarchie constitutionnelle de celle de la Convention. Devant un public qui n’est pas exclusivement socialiste, les indépendants insistent sur l’avènement de la République ce qui leur permet d’affirmer leur républicanisme parfois mis en doute sur leur droite28. Devant un public socialiste, l’exercice revêt plusieurs difficultés. Il s’agit de montrer que la Révolution de 1789 était une étape nécessaire même si elle ne mettait pas un point final à l’histoire. La démarche est souvent la même que celle utilisée par Jaurès utilise dans son Histoire socialiste où il montre qu’elle a « préparé indirectement l’avènement du prolétariat29 […] ». L’Affaire Dreyfus montre toute l’ambiguïté de la référence à 1789 pour les socialistes qui voient aussi dans cette « révolution bourgeoise » l’acte de naissance du capitalisme. Jaurès doit distinguer dans les principes de 1789 ceux qui relèvent du capitalisme de ceux qui relève du progrès de l’Humanité pour convaincre les socialistes de défendre Dreyfus au nom des droits de l’Homme30. À cette exception, les indépendants qui parlent de 1789 devant les militants sont les plus modérés.

61Au cours des années 1890, les groupes qui font y explicitement référence sont très peu nombreux31. En outre, la référence aux babouvistes, exprimée par les mots « égalité » ou « Égaux » dans la dénomination des groupes, a moins de succès que dans les années 1880. En effet sur les 942 groupes indépendants recensés entre les congrès de 1899 et de 1901, seul un groupe a pris le titre « Les Égaux » et trois ont placé l’égalité dans leur nom. Les « droits de l’homme » apparaissent deux fois dans les noms des groupes. Ces données sont à comparer aux 82 groupes qui ont dans leur nom les mots « république » ou « républicain », aux 68 qui ont les mots « révolutionnaire » ou « révolution » et aux 42 qui ont tenu à y placer le mot « indépendant ». L’ensemble de ces références sont bien loin d’égaler le terme de socialiste puisqu’ils sont 466 groupes sur 942 à le mentionner dans leur intitulé. S’ils ne font pas totalement table rase du passé, les groupes socialistes indépendants ne sont pas non plus tournés vers un passé mythique.

62Les révolutions suivantes inspirent très peu les indépendants. Jaurès cherche à s’en dégager32 considérant que le passé ne devant pas se reproduire, il ne peut pas fournir de recettes aux contemporains33. Il est encore plus difficile de trouver quelques références à la Commune de Paris chez les socialistes indépendants des années 1890-1900. En 1899, un seul groupe indépendant sur 237 recensés y fait explicitement référence, « La Commune » de Marseille, et n’y en a pas en 1901. Si cette absence est compréhensible chez modérés, il est symptomatique que même un homme comme Labusquière, ne fasse aucune allusion à la Commune dans son programme de 189634. À la Chambre aussi on évite de parler de la Commune. Dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, Abel Hovelacque, se livre à un examen historique de la question de l’organisation administrative mais ne fait à aucun moment allusion à la Commune qu’il évite même en parlant de 187135. Dans les Études socialistes, Jaurès mentionne deux fois la Commune pour 49 évocations d’événements historiques36. Il semble qu’ils aient eu quelques complexes à y faire référence devant des militants qui parfois y avaient participé ou qui avaient été intimes avec des acteurs de l’événement. Certes, lorsqu’ils ont été communards, nous retrouvons les socialistes indépendants dans les manifestations qui commémorent la Commune37. Enfin, lorsque la tradition maloniste fait référence à la Commune de Paris c’est pour fustiger la répression et les bourreaux38. Rouanet dénie aux radicaux, le droit de se réclamer de la Commune comme si cet épisode tragique de l’histoire de France appartenait en propre aux socialistes39. Seuls les francs-maçons le peuvent parce qu’ils ont défendu les communards40. Nous n’avons pas trouvé de références aux expériences d’organisation du pouvoir et de la société de la Commune de Paris41. Les massacres de mai 1871 semblent avoir effacé le souvenir des réformes de la Commune. Même Fournière, par ailleurs ardent défenseur de la mémoire des communards se montre critique sur ces références42.

63D’une façon générale, chez les indépendants des années 1890-1900, on compte donc plus volontiers sur la Révolution française que sur la Commune de Paris43. Pourtant, même dans ce cas, des différences sont notables entre un Sarraute qui s’appuie essentiellement sur les principes de 1789 et Jaurès qui, sans renier 1789, préfère les expériences de la Convention et l’échec de la conjuration des Égaux.

2. Quelle philosophie de l’histoire ?

64Le matérialisme de Marx a ancré le socialisme dans la Science. À partir de là, toutes les tentatives pour réfuter la thèse matérialiste ou pour la nuancer, ont pu passer pour des expériences révisionnistes. Il n’est donc pas sans intérêt de voir à quelle philosophie de l’histoire peuvent se rattacher les socialistes indépendants même si leur faible production théorique nous contraint à faire ici une place essentielle à Jaurès et à Deville.

65Les choix philosophiques de Jaurès sont difficiles à cerner dès lors qu’ils ont des implications politiques directes. De plus, la conférence sur l’idéalisme – texte essentiel pour aborder cette question – est le pendant d’une conférence antérieure44 à propos de laquelle Jaurès nous dit qu’il a « exposé la thèse du matérialisme économique » et s’est appliqué à « justifier la doctrine de Marx45 ». Nous disposons donc d’un texte qui se veut également un exercice de style démontrant la thèse contraire à celle développée précédemment. En outre, ses propos sont modifiés en fonction du public présent, de l’actualité politique, des préoccupations immédiates… Les mêmes réserves s’appliquent aux discours même s’ils abordent rarement des questions philosophiques. Outre les sources, la seconde difficulté tient au fait qu’il s’agirait de trancher entre deux philosophies contraires, de savoir si Jaurès croit le monde gouverné par la Matière ou par l’Idée alors qu’il récuse cette classification46. Nous ne chercherons pas à savoir s’il croyait en une puissance supérieure, s’il croyait l’humanité guidée par une idée ou par un dieu puisque cela n’a pas d’implications politiques directes. En revanche, il n’est pas sans intérêt de savoir ce qui fondait l’action du militant socialiste et il semble qu’il ait vu dans le matérialisme un bon support à cette action47. Ce n’est donc pas à « l’arrière-pensée de Jaurès48 » que nous nous attacherons ici. Nous n’avons pas cherché à voir et à montrer la cohérence dans l’œuvre de Jaurès entre le contenu de ses deux thèses de philosophie qu’il soutient en 1892 alors qu’il n’est qu’à peine socialiste49 et ses écrits politiques postérieurs. Ce qui nous intéresse ici, c’est la pensée philosophique qui se dégage de ses écrits et discours, pas les théories politiques qui se dégageraient de ses thèses philosophiques50.

66Le principal argument avancé par Jaurès en faveur de l’idéalisme réside dans le fait qu’il analyse la succession des sociétés comme une marche vers le progrès d’une humanité qui poursuit un idéal de justice51. À partir du moment où il peut déterminer un progrès donc un « mieux » par rapport à une situation antérieure, il déduit que le sens de l’histoire est d’avancer toujours vers ce mieux. Il y aurait donc une finalité qui serait la réalisation de l’Idée du bien. Dans ce dispositif, l’idée a la place centrale et la matière devient un instrument à son service. Elle permet de faire avancer les sociétés vers l’idéal. Jaurès pense avoir concilié les deux théories, matérialiste et idéaliste. Le matérialisme est ce qui permet le développement des sociétés et le passage de l’une à l’autre. Ses convictions idéalistes sont également sauves puisque la matière n’agit que guidée par l’idée52. André Tosel peut alors avancer le concept « d'idéal-matérialisme historique53 ». Ainsi apparaît une première facette de la « synthèse jaurésienne54 » développée quelques années plus tard dans L’Histoire socialiste de la révolution française55. Son interprétation de cette histoire se présente comme « à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet56 ».

67Cette position n’est pas si éloignée de celle de Gabriel Deville qui, dans les mêmes années écrit :

« Jamais ni Marx, ni aucun marxiste n’ont soutenu que l’évolution historique avait exclusivement pour cause déterminante, les soucis matériels57. »

68Jaurès présente donc une synthèse bien différente de celle qui avait été tentée lors de la décennie précédente par Malon que Deville tient d’ailleurs pour responsable de cette interprétation très restrictive du matérialisme de Marx diffusée dans les sphères socialistes françaises58. La critique visait certains socialistes indépendants des années 1880, elle ne vise pas Jaurès. La différence entre les deux générations d’indépendants n’a pas échappé à Gabriel Deville qui rappelle que Jaurès « a pleinement rendu justice à Marx59 ». Les travaux de Benoît Malon et d’une façon générale, des socialistes français des années 1880 – à l’exception du POF – nous présentaient des militants à l’évidence matérialistes parce que séduits par la scientificité que cela procurait à l’idée socialiste mais cherchant le moyen d’échapper au marxisme. Pour cela, il fallait fournir à l’idée le même poids scientifique que Karl Marx avait donné à la matière. De là, les recherches de Benoît Malon sur la morale sociale. Le programme de La Revue Socialiste de 1894 reprend la même démarche et définit « son » socialisme comme « synthétique », « parce qu’il garde le caractère scientifique […] mais qu’en même temps il fait appel à l’idée et au sentiment60 […] ».

69L’identité de La Revue Socialiste ainsi affirmée par Renard est suffisamment lisible pour rallier sur sa définition les militants qui contestent Marx61. Les travaux de Jaurès sont très différents. Non seulement il ne cherche pas à se démarquer à tout prix des marxistes – au moins jusqu’en 1900 – mais contrairement à ses prédécesseurs, il se présente, lui, comme étant essentiellement idéaliste. Il est ainsi possible de voir dans une première période des matérialistes qui cherchent dans l’idéalisme le moyen de se séparer des marxistes et dans une seconde période, des idéalistes qui cherchent dans le matérialisme le moyen de réaliser l’unité des socialistes. Si Jaurès cherche à concilier les philosophies matérialiste et idéaliste de l’histoire c’est qu’il revendique un idéalisme compris comme la « conception d’après laquelle l’humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire une idée obscure, un pressentiment premier de sa destinée, de son développement62 ».

70Ce pressentiment a une teneur essentiellement morale ; il veut démontrer que les formes de civilisation humaines se sont succédées dans le sens d’un progrès défini par l’idée de justice63. Une des formes de cette idée principale résidait dans la sympathie innée des hommes entre eux. Jaurès voit ainsi, l’abandon de l’anthropophagie comme une conséquence de cette morale64. Le bien, le bon, ce qui est moral apparaît ici de façon intemporelle comme un invariant de l’humanité. Cette approche rattache incontestablement Jaurès aux courants idéalistes. En outre, les classes sociales dominantes d’une société donnée sont les vecteurs privilégiés de cette idée pure. La bourgeoisie l’est dans le monde capitaliste. Enfin, qu’il cherche absolument à concilier les deux philosophies ou qu’il affirme plus fortement son attachement à l’idéalisme, Jaurès inverse cependant les infrastructures et les superstructures de la théorie marxiste65 et « n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques66 ».

71En définitive, le vrai problème ne se situe pas au niveau du débat philosophique. Tant que Jaurès et avec lui la plus grande partie des socialistes indépendants admettent que l’organisation de la société actuelle met en scène deux classes sociales dont les intérêts sont irrémédiablement opposés et que cet antagonisme même sera à l’origine d’une société nouvelle, il importe peu de savoir si au fond d’eux se niche ou pas l’idée pure de justice qui pousserait l’humanité à la réaliser67.

72Le matérialisme compris de façon caricaturale posait un problème essentiel à des socialistes français68. En considérant que les actions des hommes ne sont que le simple produit des rapports de classes, eux-même conséquences du système économique, il pouvait être compris comme niant la liberté de l’individu. On a donc reproché au marxisme son déterminisme qui réduisait les hommes au rang de simples objets et pouvait les inciter à une inaction nuisible puisqu’il suffisait d’attendre que les choses se fassent seules. De ce point de vue, Jaurès est comme ses prédécesseurs, le porteur de cette critique en rappelant que le socialisme « a besoin d’hommes pour créer l’humanité69 ».

73Il aborde cette question dans sa thèse sur les origines du socialisme allemand70 mais pour lui, le problème pratique a plus d’importance que le problème philosophique. Les socialistes doivent « diminuer le temps de gestation » de la nouvelle société71. Marx et de la même manière, Gabriel Deville, ne nient absolument pas l’importance du rôle de l’individu72. Mais pour eux, l’influence de l’homme sur son milieu s’appuie sur celle du milieu sur l’homme. Il n’y a pas simple soumission de l’homme aux évènements déterminés et inévitables, mais action de l’homme, certes, selon les moyens et les formes que lui laisse le milieu à un moment donné de l’histoire. En outre, Deville admet que certaines périodes historiques sont plus propices que d’autres aux actions humaines individuelles73. Le matérialisme n’est donc pas un déterminisme absolu. À l’inverse, la conception idéaliste de l’histoire, qui donne un sens à l’histoire à travers un concept ou un être surnaturel, n’est pas moins déterministe. Quel homme est le plus libre ? Celui qui sait dépendre de conditions matérielles et agit sur elles en fonction des marges de manœuvre qu’elles lui laissent ou celui qui avance poussé parce que l’Histoire doit réaliser à travers lui un idéal de justice ? Jaurès reproche à Marx de voir dans l’humanité « […] un passager endormi qui serait porté par le cours d’un fleuve sans contribuer au mouvement74 » mais l’humanité ne serait pas plus maîtresse de sa destinée si on pouvait affirmer que « […] la force initiale de vie concentrée dans les premières granulations vivantes et les conditions générales de l’existence planétaire déterminaient d’avance la marche générale et comme le plan de la vie sur notre planète75 ».

74Une philosophie de l’histoire idéaliste ne résout pas pour autant la délicate question du déterminisme. En outre, Jaurès, tout docteur en philosophie qu’il soit, est avant tout un militant socialiste. Comme tel, il doit veiller à utiliser la théorie au bénéfice de l’action. Là réside certainement l’explication de ses emprunts divers à la philosophie idéaliste ou à la philosophie matérialiste, au refus ou à l’acceptation d’une dose plus ou moins grande de déterminisme.

3. Les socialistes indépendants, l’État et le pouvoir

75Parce qu’il avait été posé en premier lieu par les militants anarchistes – ou « collectivistes anti-autoritaires » – les socialistes français semblent avoir eu quelques difficultés à relancer autrement que de façon polémique le débat portant sur leur relation au pouvoir et par là à l’État. Le premier aspect porte sur l’opportunité de la participation au pouvoir dès lors qu’il est admis que pour sauver la République, les élus socialistes peuvent légitimement participer à ce pouvoir. Il n’y a pas ici de réflexion théorique sur la nature du pouvoir mais seulement une conséquence du lien affirmé entre la République, la Démocratie et le Socialisme. Le second aspect aborde l’utilité de cette présence – minoritaire – par rapport à l’objectif des socialistes qui reste la transformation totale de la société. Les uns et les autres – révolutionnaires et réformistes – sont d’accord sur l’essentiel : une participation minoritaire au pouvoir n’est pas de nature à transformer radicalement la société dans laquelle ils évoluent. Gabriel Deville mettait en garde les socialistes sur les risques de la participation, insistait sur les « côtés fâcheux du parlementarisme » mais encourageait tout de même les élus socialistes à faire ce qui était « faisable », à obtenir des améliorations immédiates mais sans illusion76.

76La question de l’État, de sa nature, de sa définition et de son fonctionnement est essentielle car elle permet aux socialistes de déterminer le champ du possible, de voir si le cadre démocratique est propre à réaliser la transformation de la société. L’État peut-il constituer un instrument de transformation sociale ou n’est-il que le garant du maintien des formes de la société existante ? Fidèle à Marx, Gabriel Deville ne peut ignorer la question de l’État dont il fait – avant sa rupture d’avec le POF – un instrument exclusivement au service de la bourgeoisie77. L’idée apparaît également chez Jaurès même s’il s’agit plus d’allusions que d’une démonstration clairement orchestrée78. S’il constate que l’État qu’il voit a pour fonction de conserver la propriété capitaliste, il n’en fait pas pour autant une création liée essentiellement à l’existence des classes sociales79. Rien n’empêche d’envisager l’existence d’un État socialiste dont la fonction ne serait pas la sauvegarde de la propriété privée qui n’existerait plus, mais la réalisation de l’intérêt général. Cette analyse est renforcée par l’utilisation du terme « État de droit » que Jaurès ne retient pas pour l’État capitaliste, appelé simplement « organisation gouvernementale80 ». Mais dans une société socialiste, un État de droit est possible. Jusque-là, nous avons donc chez les socialistes indépendants – Deville ayant conservé son corpus théorique malgré sa rupture avec le POF – deux définitions de l’État qui peuvent se rejoindre dès lors qu’à ces conceptions doit correspondre un type d’action. Deville voit dans l’État le produit exclusif d’une société divisée en classes sociales, ce que ne voit pas Jaurès. En revanche, ils s’accordent à voir dans l’État capitaliste qu’ils ont sous les yeux, le garant de la société capitaliste, l’instrument de la bourgeoisie81. L’État n’est donc pas un instrument facilement utilisable par les socialistes pour transformer essentiellement la société. Pourtant Deville voit dans l’utilisation par les socialistes de l’État capitaliste, un moyen de jouer sur l’organisation économique, donc sur l’organisation des classes sociales et par conséquent sur l’État lui-même82. L’État comme superstructure est essentiellement l’émanation des infrastructures économiques mais par un mouvement dialectique peut également modifier les conditions économiques qui sont pourtant à son origine. C’est l’existence de cette dialectique qui lui permet de conclure à la supériorité de l’action politique sur l’action économique, de la stratégie des socialistes parlementaires sur celle des anarcho-syndicalistes83. La conclusion de Jaurès, comme la structure de son raisonnement, est identique. Pour agir sur la propriété, la conquête de l’État est à ses yeux indispensable84. Comme Deville, il reprend un des éléments fondamentaux de la dialectique hégélienne en affirmant que « c’est d’une contradiction croissante entre le principe du suffrage universel et le principe capitaliste que sortiront les événements décisifs, les commotions décisives85 ». Les conceptions présentées ici sont pourtant difficilement compatibles avec celle du réformisme. Si le but du pouvoir est la préservation de la propriété capitaliste, on voit mal comment il serait possible aux socialistes d’obtenir simplement la transformation de cette propriété privée en propriété collective, au moins à court terme. Les objectifs politiques de Jaurès semblent primer sur les théories philosophiques. Il est probable que la nécessité de défendre le réformisme a modifié sa conception de l’État. Dans les années 1890, il semble insister sur les blocages de la démocratie parlementaire86 qui rapprochent sa conception de l’État de celle de Deville. Malgré les nuances qu’il a souhaité intégrer dans la conception marxiste de l’État, Jaurès a reconnu qu’il existait au minimum une relation entre la nature du système économique et social et la nature de l’État. Comme le premier évolue en permanence, l’État, dans sa composition comme dans sa nature connaît nécessairement des évolutions parallèles. De plus, le sens de cette évolution est, comme dans la société, celui d’une croissance du pouvoir de la classe ouvrière. La démocratie apparaît donc ici comme le système le mieux à même de traduire dans des délais relativement brefs, les évolutions rapides que connaît le système capitaliste. Le système démocratique accorde donc à la classe ouvrière, à la fois une place dans l’appareil d’État et la possibilité d’intervenir dans les évolutions du système économique et social. Aux yeux de Jaurès, c’est bien ce système qui contraint la bourgeoisie aux réformes dans un sens plus « collectiviste » et c’est également lui qui interdit aux socialistes le recours à la force. Jaurès traite la question de la réforme ou de la révolution de manière différente selon qu’il se place sur un plan théorique ou plus pratique comme dans les premiers congrès unitaires où il reprend globalement les positions traditionnelles de La Revue Socialiste. Il s’agissait alors de concilier réforme et révolution comme les deux termes d’une alternative entre lesquels il n’était pas encore possible de trancher mais en affirmant une préférence pour les solutions non violentes87.

77C’est provoqués par les militants anarchistes que les socialistes indépendants ont été amenés à poser la question des capacités corruptrices du pouvoir. Ils sont peu nombreux toutefois à avoir regardé le problème en face même si les plus radicaux d’entre-eux, comme Labusquière, y font souvent référence. Or, si la question peut être posée dans le cadre de la démocratie libérale, elle ne doit pas être ignorée non plus pour la société en construction. Deville répond aux anarchistes que les socialistes ne sont pas responsables des « côtés fâcheux du parlementarisme » mais ne va guère au-delà. Jaurès a abordé le sujet à plusieurs reprises au cours des dernières années du xix^e siècle et des premières années du xx^e siècle, souvent de façon défensive, dans le cadre de polémiques sans réel intérêt88. Il est difficile de savoir s’il voit le danger d’une corruption possible ou s’il la nie absolument. La seule chose dont nous soyons certaine ici c’est qu’il ne voit pas d’autre chose à faire que la confrontation avec la corruption capitaliste. Il est toutefois envisageable de conclure à une conscience chez Jaurès du risque encouru dans la mesure où il affirme que ce problème se pose de façon bien plus grave dans les syndicats – s’il se pose de façon plus grave, c’est qu’il se pose de toutes façons89.

78La définition de l’État, donnée par Deville et reprise en partie par Jaurès au moins dans les années 1890, interdirait aux socialistes de penser un État socialiste puisqu’une société sans classe ne saurait avoir d’État90. C’est peut-être ce qui explique que dans son article sur le socialisme français, Jaurès préfère parler de « volonté générale centrale91 ». Or, comme il existait des risques inhérents au fonctionnement de « l’État bourgeois », il peut en exister inhérents à la « volonté générale centrale ». Les risques principaux de dysfonctionnement de la société socialiste sont liés au possible développement d’une bureaucratie. Ils ont été analysés par plusieurs socialistes indépendants qui ont envisagé des solutions différentes. Dès 1895, Jaurès cherche à démontrer que l’État socialiste ne sera pas « l’État de la contrainte, de la bureaucratie, des monopoles92 ». La même préoccupation apparaît dans toute cette série d’articles consacrée à l’organisation socialiste. On la retrouve donc présente lorsqu’il aborde une « esquisse provisoire de l’organisation industrielle93 ». Il mise alors fortement sur l’expérience de la démocratie et notamment celle acquise par les militants au sein des syndicats pour éviter les dérives d’un État socialiste94. La façon dont le mouvement ouvrier définit ses règles de fonctionnement est donc essentielle parce qu’elle préfigure à ses yeux les règles de fonctionnement de la société future. Les exemples qu’il a sous les yeux lui permettent d’envisager une organisation où les différentes corporations nées du collectivisme ne connaîtraient pas « tous les vices et toutes les prétentions égoïstes du monopole95 » et constitueraient des garde-fous contre les dérives possibles du système qu’il souhaite voir se mettre en place.

79La démarche de Georges Renard quelques années plus tard est bien différente puisqu’il s’agit non pas de construire des garde-fous mais de mettre en place un système qui ne permette pas de telles dérives. Il aborde la question à travers celle de la socialisation des moyens de production dans le cadre de l’État-Nation. L’importance du cadre géographique (la Nation) entraînerait selon lui une trop grande centralisation qui elle-même serait à l’origine de dysfonctionnements dans la production par « méconnaissance des besoins96 ». On retrouve une idée ancienne chez les socialistes français qui trouve sa source à la fois dans les travaux de l’AIT97 et dans l’expérience de la Commune de Paris. La municipalisation de certains moyens de production apparaît ainsi comme étant préférable à une nationalisation dans la mesure où elle présente l’avantage d’être également le lieu de consommation donc de l’expression des besoins. Pour limiter les risques de dysfonctionnement à l’échelle du pays, il suffit donc de socialiser les moyens de production à des échelles différentes selon le type de production. Cette approche est développée depuis longtemps par la Revue Socialiste et figure dans le programme présenté par Renard en 189498. Jaurès cherche aussi à limiter le rôle de l’organisme central susceptible de développer une bureaucratie99, rôle qu’il réduit à une simple coordination. Il voit dans les syndicats le moyen de répondre à ce risque en leur confiant l’administration de la « propriété commune » et en considérant qu’ils sont l’expression aboutie de la formule « le gouvernement direct du Peuple par le Peuple100 ». Ils constituent donc la base de l’organisation socialiste de la société, d’un « collectivisme décentralisé101 ».

4. Les indépendants et les marges du mouvement socialiste

80À côté de la très classique alternative « réforme/révolution » coexistait depuis les socialistes utopistes français, l’idée d’un développement de structures qui échapperaient au système capitaliste sans toutefois forcément prétendre le renverser. Le syndicalisme dans une certaine mesure, comme les mouvements mutualiste et coopérateur en étaient des expressions possibles. Travaillant pour améliorer le présent, ces formes d’action pouvaient s’éloigner de l’idéal socialiste. Elles pouvaient également prétendre construire un monde nouveau au sein de celui qui existait.

81La place des syndicats dans le mouvement socialiste se modifie au fur et à mesure que se développe l’action politique – ou parlementaire. Le schéma des années 1880 n’était guère différent de celui que représentait l’AIT des années 1860 et que reprend Émile Zola dans Germinal. À l’origine, il y a la grève, puis la société de secours mutuels suivie de la création du syndicat et éventuellement d’un groupe politique après l’intervention d’un socialiste sur le lieu de la grève102. Les sociétés de secours mutuels sont des réponses à l’individualisme. Elles peuvent représenter un aspect d’une contre-société. Ce n’est que lorsqu’il y a conscience de classe103 qu’elles deviennent agent de changement de la société. Dans ces conditions, la distinction formelle entre le parti – politique – et le syndicat – économique – n’avait guère de sens pour les militants socialistes. Se couper des syndicats, c’était se couper de son vivier militant et de ses électeurs. Le débat qui oppose jeunes et vieux syndicats104 se double d’un débat entre vieux et jeunes militants socialistes. En voulant faire du syndicalisme un agent révolutionnaire, l’anarchosyndicalisme force la main aux syndicalistes et exclut ceux qui refusent de voir dans l’action économique, une action révolutionnaire. À l’inverse, un homme comme Basly ne prétend pas, au sein de la fédération des mineurs, imposer à l’ensemble des adhérents son projet socialiste. Du coup, sa fédération est plus modérée, plus réformiste, et peu utile pour son action politique autrement que dans un but électoraliste. Dans l’ensemble, les socialistes indépendants dénient au syndicalisme un rôle éminent dans le changement de société soit que le syndicat de par sa nature – c’est le cas des vieux syndicats comme la fédération nationale des mineurs – s’y refuse, soit qu’ils l’en estiment pas capable – c’est le cas pour la CGT à partir de 1895. La grève générale, pendant du grand soir dans le discours politique, ne convainc pas la grande majorité des socialistes indépendants105. Même le discours de Briand106 lors du congrès général de 1899 n’est pas exempt d’ambiguïtés. Il se dit « personnellement plutôt hostile à la grève » comme la plupart des indépendants qui considèrent qu’elles coûtent toujours plus cher qu’elles ne rapportent107. En outre, il se considère comme un révolutionnaire de nécessité, non de conviction et la perspective révolutionnaire le dérange parce qu’elle ne se décrète pas, ne se maîtrise pas et qu’en plus, elle est illégale ! Or, en théorie, la grève générale, elle, se prépare, permet plus facilement de maîtriser un processus révolutionnaire et, la grève étant légale, elle l’est aussi comme le devient la révolution amorcée par elle ! La grève générale, « c’est une révolution qui commence dans la légalité avec la légalité » et les grévistes ne font que mettre en œuvre « l’exercice d’un droit incontestable108 ». Peut-être que cette vision très légaliste de l’avocat Briand tient à sa pratique des prétoires et à une conception sacralisée de la loi et de la légalité républicaine109. Elle peut également résulter de l’évolution de sa pensée politique. Le père fondateur de l’idée a pu se croire obligé de la défendre alors même qu’il devenait plus modéré ou moins « révolutionnaire ». En se prononçant pour une grève générale nécessairement complexe à organiser et en refusant fermement les grèves partielles, il éloigne d’autant les perspectives d’agitation sociale.

82Les socialistes indépendants implantés dans les milieux syndicaux sont au contraire plutôt favorables à des actions ponctuelles et se reconnaissent plus volontiers dans un syndicalisme qui défend les intérêts immédiats de ses membres. De là certainement, le soutien de La Revue Socialiste à Eugène Guérard, secrétaire de la Chambre syndicale de la fédération générale des Chemins de Fer de France et des colonies110, contre l’anarcho-syndicaliste Renault111. Basly et Lamendin doivent également prendre en compte la grève parce que leurs positions politiques reposent essentiellement sur les milieux syndiqués du Pas-de-Calais. Comme la majorité des mineurs français, ils conçoivent la grève générale comme « une grève générale de corporation112 » pour faire aboutir des revendications économiques, pas pour faire la révolution. C’est pour cela qu’ils repoussent l’idée en 1895 et en 1900. Mais les positions de Basly semblent également marquées par une certaine forme de collusion avec le pouvoir prenant le risque de voir échouer un mouvement national pour protéger ses positions personnelles et régionales113. La pratique des mineurs menés par Basly peut être vue comme à l’origine d’une politique plus modérée où l’objectif est de concilier les intérêts de la bourgeoisie et ceux du prolétariat dans une synthèse qui ressemble à celle des coopérateurs des années 1880. Depuis les années 1890, la signature de conventions avec les sociétés minières est devenue l’action principale du syndicat de Basly114. Il n'y a donc pas de position commune aux indépendants sur cette question.

83Malgré la rupture du Havre, le mouvement socialiste n’a jamais renoncé aux coopératives. La divergence avec les coopérateurs tenait aux finalités des coopératives ouvrières et non à leur existence. Malon, Renard, comme le POSR continuent à les intégrer à leurs réflexions et à leurs actions115. Certes, les coopératives ouvrières sont peu développées en France et ce sont essentiellement des coopératives de consommation ; les coopératives de production étant extrêmement rares. Leur fonctionnement semble très empirique. Néanmoins, le débat sur leur nature et leur finalité a touché les socialistes français notamment lors de la création de la verrerie d’Albi116. Les socialistes indépendants ont donc approfondi une réflexion qui n’était qu’ébauchée par les autres écoles socialistes. Un certain nombre de discussions tendraient à montrer que les socialistes indépendants, mais aussi d’autres franges du mouvement ouvrier – on pense à la CGT – ont eu la tentation de bâtir une contre-société. Jaurès voit dans les expériences de coopératives ouvrières, des entreprises qui restent essentiellement liées au système capitaliste117. La Verrerie ouvrière d’Albi n’est pas le prototype d’une organisation collectiviste118. Tout au plus peut elle être considérée comme une « espèce intermédiaire119 » entre les entreprises capitalistes et les organismes de production de la société future. Elle appartient au « type intermédiaire120 » situé « à l’extrême limite du système capitaliste121 ». Mais née du système capitaliste, la coopérative ne peut guère s’en éloigner que dans son fonctionnement. Se pose alors aux socialistes la question de son utilité politique par rapport à l’objectif d’une transformation complète du système économique et social. Le renouveau de ce débat n’allait-il pas entraîner de nouvelles divisions ? Il ne semble pas que les coopératives qui subsistaient avant la création de la Verrerie ouvrière d’Albi aient suscité d’importantes réflexions théoriques. La coopérative de consommation de la FTSF, La Sociale, devait par exemple remplir deux objectifs très prosaïques : permettre à ses adhérents de s’approvisionner à moindre coût et par là, renforcer les réseaux possibilistes ; dégager un bénéfice suffisant pour financer la publication déficitaire du journal du Parti. Lorsqu’il aborde la question en 1899, Fournière ne semble pas s’éloigner d’une telle conception utilitaire, les bénéfices des coopératives devant servir à financer la propagande. En outre, s’il accepte de donner à la coopérative une fonction révolutionnaire, c’est uniquement parce que « un soldat bien nourri se bat mieux qu’un soldat affamé122 […] ». La Verrerie ouvrière marque pourtant une double rupture : les conditions de sa naissance sont une forme presque extrême de la lutte de classes puisque c’est à la suite du lock-out mis en place par la direction de leur usine que les verriers de Carmaux ont pris l’initiative de la coopérative123 et ses statuts ont été discutés à Paris par des militants des coopératives, des syndicats et des organisations politiques124. Même ainsi, sa nature reste liée au capitalisme et Jaurès pense toujours que les coopératives procèdent du capitalisme et qu’elles y retournent naturellement125. Leur nature éminemment concrète a pu l’amener à les regarder avec un certain enthousiasme dans la mesure où elles éloignaient les militants socialistes des seuls discours théoriques et leur permettaient d’améliorer concrètement et immédiatement leur vie quotidienne. En outre, les coopératives ouvrières de production pouvaient donner aux militants socialistes l’expérience nécessaire à une gestion efficace du système de production. L’objectif est donc triple aux yeux de Jaurès : prouver que la classe ouvrière est capable d’une action concertée126 ; imaginer une institution qui se rapproche de plus en plus du type socialiste127 ; jouer un rôle d’éducation à la participation citoyenne.

84Enfin, la coopérative ouvrière est aux yeux de Jaurès une « propriété ouvrière commune » et non pas une propriété aux mains des ouvriers qui y travaillent128. Les coopérateurs, à l’image des verriers de Carmaux, peuvent se dire employés du prolétariat tout entier129. Une clause des statuts – contraire à la législation française – rédigée par Jaurès précisait que la verrerie était une « œuvre générale d’intérêt économique et social concernant le prolétariat tout entier130 ». À l’inverse, les guesdistes – et Rochefort – souhaitaient créer une « verrerie aux verriers » où les verriers d’Albi auraient partagé les tâches administratives et les bénéfices. Ce n’est pas le modèle retenu. Et de fait, J.W. Scott montre que les ouvriers qui administraient la verrerie avaient un style de vie bien différent de celui des travailleurs manuels131. Cette analyse semble confirmer les craintes des guesdistes. Une opposition nouvelle a vu la jour entre administrateurs et travailleurs. La lutte des classes n’a pas épargné la Verrerie ouvrière. L’expérience est donc fortement contestée132. Dans la discussion sur les statuts, Jaurès ne défend pas l’idée que les partis ou les groupes socialistes pouvaient devenir actionnaires133. Indépendamment des questions de fond, Jaurès n’était certainement pas naïf au point de donner aux organisations constituées le moyen de mettre la main sur la coopérative ouvrière d’Albi, dans sa zone d’influence !

85Si l’on excepte les articles de la Revue Socialiste à propos du « mouvement féminin134 », les femmes n’ont pas suscité beaucoup d’intérêt chez les socialistes indépendants. En outre, il semble qu’elles soient moins présentes dans les années 1890 que durant la décennie précédente même si cela ne signifie pas nécessairement qu’elles sont totalement absentes. Les militants socialistes qui soutiennent les femmes sont plutôt l’exception quelle que soit la tendance étudiée135. Dans les premiers congrès ouvriers, les femmes demandaient alors un salaire égal à celui des hommes pour un travail égal. En 1876, elles signalaient que leurs salaires étaient tirés vers le bas par la concurrence des couvents136. Les hommes approuvaient alors mais parce qu’ils voyaient dans ces salaires inférieurs une concurrence déloyale et une pression sur leurs propres salaires137. La question du travail des femmes est vue par les militants ouvriers comme celle des travailleurs immigrés. Dans le meilleur des cas, on défend leurs droits pour éviter la concurrence. De plus, lorsque leur épouse était concernée, les syndicalistes trouvaient gênant que ces discriminations grèvent le budget de leur propre famille. Deux ans plus tard à Lyon, la position quasi-unanime reste le refus du travail féminin138. En affirmant que l’égalité entre hommes et femmes passe par le travail des femmes, une déléguée heurte les positions majoritaires du congrès qui considèrent que la place « naturelle » de la femme est au foyer139, position reprise par des indépendants des années 1890 tels que Briand ou Rouanet140. La place de la femme dans la famille semble avoir posé moins de problèmes aux socialistes puisqu’il s’agissait de changer les mentalités, ce qui ne relevait pas strictement de leur responsabilité. Ainsi, Adrien Veber peut conclure son plaidoyer contre le vote des femmes par un slogan qui pourrait être repris par les militantes féministes. À défaut de droit de vote, il veut bien envisager des lois de protection de la femme « qui empêchent l’homme d’être chez lui un petit préfet de police141 ». Ce type de revendications était moins dangereux pour les dirigeants socialistes en place que les revendications politiques des femmes ! Certes, les socialistes ont bien du mal à refuser aux femmes ces droits politiques. Si la question du droit de vote n’est pas posée lors du congrès de Paris de 1876 qui refuse toute question d’ordre politique, nous la trouvons rapidement inscrite dans la plupart des programmes électoraux des années 1880. Concrètement pourtant, on voit peu les socialistes se battre dans les années 1890 pour obtenir une telle réforme. Aucun parlementaire socialiste, toutes tendances confondues n’a déposé de proposition de loi visant à instaurer le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Le vote des femmes mettrait en péril la République142. Il est vrai que les propos d’Adrien Veber ne prêtent guère à confusion. Dans son compte-rendu du congrès des œuvres et institutions féminines, il signale que la question du vote des femmes ne figurait pas à l’ordre du jour et il s’en félicite puisque selon lui, « Le cerveau de la femme est encore trop clérical, et la réforme est loin d’être assez mûre143 ». Les militantes féministes ellesmêmes ont parfois peur de revendiquer le droit de vote tant la crainte du vote clérical est forte144. Pourtant, on note une évolution sensible entre les années 1880 et les décennies suivantes. La liste des femmes menée par Léonie Rouzade pour les élections législatives de 1885 a été soutenue largement par Le Cri du Peuple et par la Revue Socialiste même si par la suite, les positions de Malon sont bien moins favorables au vote des femmes145. Leur place dans le monde socialiste et chez les socialistes indépendants est très marginale dans les années 1890. Cela n’est d’ailleurs pas surprenant. Tant que l’essentiel de la vie militante socialiste se situait en dehors des cadres légaux, tant que les campagnes électorales n’étaient que l’occasion d’une propagande accrue, hommes et femmes étaient à égalité. Une Paule Minck pouvait diriger la fraction collectiviste au congrès du Havre, une Louise Michel même anarchiste, peser de toute son aura sur la vie des groupes socialistes indépendants parisiens, les femmes présenter une liste féminine – symbolique – à l’occasion des élections législatives générales de 1885… Mais quand l’activité militante devient essentiellement une activité électorale dans le but avoué d’obtenir des élus, quand le réformisme et le strict respect de la légalité républicaine bornent l’action des militants, les femmes n’ont plus leur place. Dans les années 1890, la politique devient une affaire exclusivement masculine parce qu’exclusivement électorale. Ce ne sont pas tant les sentiments des leaders socialistes à l’égard des femmes même si Gérard Baal rappelle la tiédeur du féminisme d’un Jaurès146 que la réalité de la vie politique française de ces années-là qui explique cette mise à l’écart des femmes. En outre, la distanciation qui s’opère au cours des années 1890 entre le mouvement socialiste et le mouvement syndical où les femmes peuvent plus facilement trouver leur place renforce le phénomène. Il y a finalement peu de place dans un parti politique pour des êtres qui n’ont pas de droits politiques.

86Dans l’ensemble, à la fin du xix^e siècle les socialistes indépendants offrent une image qui reste celle d’un mouvement relativement divers. Sur un plan théorique, et même s’ils sont peu nombreux à avoir développé des réflexions construites, il est possible de distinguer plusieurs groupes : un premier, dans le sillage de Millerand se caractérise par un réformisme modéré ; un deuxième le plus nombreux, reprend des éléments de la tradition issue de La Revue Socialiste ; le dernier, avec Labusquière, est moins fourni. On pourrait le croire héritier des anarchistes des années 1880 ; il a en commun avec « Les Égaux du xi^e » une intransigeance révolutionnaire et une radicalité plus rare chez les socialistes indépendants. À leurs côtés, nous trouvons quelques personnalités inclassables comme Jourde, Goussot ou Chiché qui mordent sur les marges du nationalisme.