1Durant les années 1880, nous avons croisé des socialistes indépendants qui ne se distinguaient guère a priori des militants des autres écoles socialistes. La plupart d’entre eux d’ailleurs – à l’exception notable de Vallès et de Lissagaray – en avaient fait partie. Leurs histoires et leurs parcours personnels, pour s’être détachés des organisations constituées, ne les rendaient pas très différents. Les socialistes indépendants des années 1890-1900 sont dans une situation tout à fait différente. Ils sont à la fois plus nombreux et mieux implantés dans la vie politique que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Leur rôle peut donc leur apparaître comme central, novateur, face à des organisations vieillies considérées comme sectaires. Suivant Jean Longuet, ils pouvaient considérer « qu’était terminé le rôle historique des anciennes organisations et des chefs de secte1 » et que l’union socialiste passerait par eux. Encore fallait-il qu’ils réalisent leur union.

2La question est donc de savoir comment sans parti, sans structure nationale, ils ont pu développer une pratique militante originale, distincte de celle (s) des autres fractions socialistes et reposant sur une exploitation plus efficace des réseaux militants. Pourtant, rapidement, les enjeux se précisent et les débats sur l’unité les forcent à passer d’un mode structuration essentiellement basé sur des réseaux souvent informels à un mode plus traditionnel, plus conforme au fonctionnement du mouvement ouvrier. Il leur faut fusionner leurs réseaux, anciens et nouveaux, dans des groupes et des fédérations avant de les fondre dans un parti.

I. Réseaux et parti : la pratique militante des socialistes indépendants

3Sans parti, les socialistes indépendants ont souvent fonctionné en réseaux appuyés sur la presse, les syndicats, les amitiés ou encore les loges maçonniques mais qui n’offraient pas tous les mêmes perspectives à leurs leaders. La combinaison de deux, voir de trois types de réseaux, était donc fréquente. Entre les années 1880 et les années 1890-1900, la nature des réseaux de presse des indépendants a profondément évolué. Il n'y a plus de journal appartenant ou soumis à l’emprise exclusive d’un seul individu comme cela a pu exister dans les années 1880 à l’exception du Chambard de Gérault-Richard mais qui reste très marginal. De plus, à côté de la presse, les nouvelles fédérations indépendantes et autonomes modifient la nature des relations entre les leaders indépendants et les groupes militants.

4L’étude des réseaux indépendants suppose un questionnement sur les motivations des militants et des leaders et sur leur vision – ou absence de vision – du Parti. Leur approche du militantisme peut en effet expliquer en partie le choix de l’indépendance dans les années 1890.

1. Toujours des hommes de réseaux

5Au cours du processus d’unification, les socialistes indépendants auraient avancé l’idée d’une organisation fédérative contre une conception plus centralisatrice, censée être celle du POF. En réalité, il ne semble pas qu’il y ait eu une seule et unique conception du Parti chez les indépendants ni même uniformité et constance des conceptions durant les années 1890.

6Une des difficultés pour traiter de la conception du parti chez les militants du xix^e siècle tient au fait qu’il s’agit alors d’un objet en construction. Le terme revêt alors deux acceptions distinctes. Raymond Huard relève que même chez les socialistes qui appartenaient pourtant à un parti, l’emploi du mot pouvait aussi bien faire référence au « parti-mouvement » aux contours bien plus larges et surtout bien moins définis2. Dans le vocabulaire courant d’alors, un parti est conçu comme « l’union de plusieurs personnes contre d’autres qui ont un intérêt opposé3 ». C’est bien en effet ce que figure le parti républicain qui regroupe tous ceux qui auraient dû s’unir face au « parti rétrograde4 ». C’est également cette définition qui est couramment admise par les socialistes des années 1890. La Petite République présente ainsi Le Parti Socialiste :

« Le Parti Socialiste Français se subdivise en quatre grandes organisations principales : le P.S.R, le P.O.F, le P.O.S.R et la F.T.S.F. Inutile d’ajouter qu’en dehors de ces quatre organisations, le Parti Socialiste Français compte de nombreux membres et non des moins importants qui sont indépendants5 […]. »

7Le Parti est alors conçu comme l’ensemble des militants qui partagent les mêmes opposants, les mêmes « ennemis ». Parce qu’elle a les mêmes objectifs que les militants socialistes, que les gens auxquels ses intérêts propres l’opposent sont les mêmes, la classe ouvrière dans son ensemble appartient idéalement à cet unique parti socialiste. Inversement, les socialistes sont les porte-paroles légitimes d’une classe ouvrière qui ne s’exprime pas forcément6. Elle peut aboutir à une conception élitiste du parti. Les militants représenteraient ainsi légitimement une masse silencieuse d’ouvriers ignorants, sans « conscience de classe », et les parlementaires seraient les représentants encore plus légitimes de cette masse ouvrière, certes moins silencieuse dans la mesure où elle se serait au moins exprimée en partie par le bulletin de vote. Entre ces deux légitimités, celle des élus l’emporterait. La définition positive du contenu, et par là des contours du parti, peut être datée du discours de Saint-Mandé en mai 1896. La première formulation concrète de cet idéal commun est donc d’inspiration indépendante. L’évolution du mouvement socialiste vers un parti politique au sens moderne du terme c’est-à-dire une « association de personnes unies pour des intérêts, des buts communs. Une organisation dont les membres mènent une action commune à des fins politiques7 » ne s’est pas réalisée de façon linéaire. On peut en effet considérer qu’entre le congrès de Marseille de 1879 et les scissions du début des années 1880, le mouvement socialiste disposant d’un programme, d’un objectif et de statuts réglementant son fonctionnement, était le premier parti moderne. En tant que tel, il n’a vécu qu’un an et pendant les deux décennies suivantes, cette définition doit être abandonnée. Nous pouvons distinguer un retour vers une situation « prépartidaire8 » où le parti est défini par ses opposants ce qui lui permet l’intégration des socialistes indépendants, voire de quelques radicaux-socialistes puis, à partir de 1896, une situation où la nécessité de définir plus précisément ce parti se fait insistante9.

8Il est difficile de déterminer la ou les conceptions du parti chez les indépendants dans les années 1890 même si quelques éléments sont récurrents : refus d’un parti centralisé qui nierait les réalités et les spécificités locales, opposition entre une légitimité militante conférée par le parti et une légitimité électorale, opposition enfin entre la liberté individuelle, la conscience individuelle et la discipline collective, refus d’entériner les divisions. Lorsque Jaurès refuse de donner son adhésion formelle au POF ou au POSR, on peut admettre qu’il s’agit pour lui d’un refus de choisir donc de participer à une œuvre de division. Dans la mesure où il a fait campagne sur le programme du POF en 189310, il ne peut être suspecté de « modérantisme ». Mais il pouvait penser sincèrement que son mandat d’élu du peuple lui accordait une légitimité suffisante qui rendait inutile une adhésion formelle à une organisation11. Les parlementaires n’ont certes pas tous l’abnégation de Jaurès et il est probable que certains aient vu dans leur action un « capital » qui devait rapporter « la dîme à son possesseur12 ». En plaçant la délégation citoyenne au-dessus de la délégation militante, les élus se garantissaient contre des revirements défavorables. Le comité électoral regroupant les électeurs de la circonscription est en effet souvent bien mieux disposé envers son élu que les militants d’un groupe qui ont des exigences plus grandes. Le risque est donc réel pour les élus de se voir dépossédés de leur pouvoir par les militants. Comme durant la période précédente, de nombreux socialistes indépendants justifient leur indépendance par leur désir d’unité et leur refus de faire le jeu d’une des « sectes » et donc de la division. Comme alors, il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure l’argument est sincère et dans quelle mesure il n’est qu’un prétexte. Si la sincérité de Jaurès peut être admise sans trop de difficultés, le cas de Millerand est plus sujet à caution. Il a pu souhaiter l’unité du parti socialiste, unité qui aurait renforcé l’efficacité des parlementaires sans toutefois les lier en prenant modèle sur les radicaux. En effet, avant la constitution réelle du parti radical en 1901, différentes structures, pour la plupart parlementaires, disposaient de statuts13. Elles étaient pensées et comprises comme les structures du parti radical. Millerand, en venant de cette histoire, a pu reproduire ce schéma et en toute sincérité et se prononcer pour une unité du parti socialiste conçue avant tout comme une unité du groupe parlementaire14. Certes, dans ce cas précis, nous ne pouvons pas totalement évacuer l’idée d’une ambition qui prime sur l’intérêt collectif15. Les socialistes indépendants sont pourtant assez peu nombreux à revendiquer leur liberté individuelle et à l’opposer à l’action collective. La plupart des réticences émanent moins des groupes que des élus comme Flaissières qui ne veut pas non plus « se rendre prisonnier des comités électoraux16 ». Les conceptions des militants sont bien plus difficiles à cerner mais à la base, on semble plus préoccupé par l’autonomie du groupe que par la liberté individuelle17.

9L’indépendance, comme l’autonomie, pose néanmoins des problèmes importants pour l’efficacité de l’activité politique. Les socialistes indépendants ont besoin de négocier avec leurs partenaires socialistes et radicaux-socialistes des accords politiques. Le résultat de ces négociations dépend de leur capacité à démontrer leur importance, laquelle dépend de leurs forces militantes réelles. Ils doivent donc se présenter comme un groupe sinon homogène, du moins suffisamment structuré pour pouvoir être considéré par les autres comme une force, comme un interlocuteur crédible18. Ne pouvant parler au nom d’une organisation, ils sont donc contraints de le faire au nom de réseaux dont ils doivent démontrer l’existence ou dont l’existence, réelle ou supposée, doit être nécessairement prise en compte par les autres. Si le choix de l’indépendance relève souvent du désir d’échapper au pouvoir de l’autre, il entrave par là même leur capacité à exercer leur pouvoir sur les autres. Leur rapport au pouvoir, compris comme « la possibilité pour certains individus ou groupes d’agir sur d’autres individus ou groupes19 » implique donc la construction et l’entretien de relations ou de réseaux du même type que ceux qui existent au sein des organisations constituées même si ces relations sont moins contraignantes ; raison pour laquelle les rangs indépendants se grossissent des exclus des autres organisations, le plus souvent pour des questions de discipline en période électorale. Quand les relations personnelles deviennent marginales, il est nécessaire que chacune des parties présentes dans ces réseaux tire un avantage, considéré par elle comme nécessaire, et qu’elle obtienne des garanties sur l’absence de contraintes.

10Dans les années 1890, les leaders indépendants cherchent à mettre en place des réseaux pour trois raisons : constituer une force reconnue pour négocier des accords électoraux, pouvoir diffuser une orientation politique qui leur est propre ; pouvoir revendiquer des groupes, voire des fédérations qui leur soient fidèles et leur permettent d’acquérir une légitimité au sein du mouvement socialiste. Ces trois objectifs ne rendent pas nécessaire l’existence d’une discipline stricte. Les leaders n’imposent aucune contrainte et acceptent, encouragent parfois, les particularismes locaux. Ils n’attendent des groupes et des individus que deux choses : l’autorisation de les présenter comme membres de leurs réseaux et un strict respect de la discipline républicaine. À bien des égards, le passage d’une structuration en réseaux à une structure partisane, si souple soit-elle, constitue une remise en cause de ce contrat initial qui liait les socialistes indépendants.

11Toute relation fut-elle relation de pouvoir suppose un échange. Les réseaux des années 1880 et ceux des années 1890 ont ce point en commun mais ce qui est échangé a évolué. Les années 1880 ont vu en effet se constituer des réseaux sur des bases essentiellement personnelles – ils échangeaient des amitiés. Les années 1890-1900 créent des clientèles militantes ou électorales. L’échange est maintenant codifié et précisé. Cela permet de comprendre le développement des socialistes indépendants à la fin des années 1890 mais aussi les difficultés qu’ils rencontrent dès lors qu’ils tentent d’intégrer leurs réseaux dans leurs propres structures. Les chefs de file parisiens pouvaient conférer une reconnaissance nationale susceptible de renforcer l’ancrage local d’un militant. Les nombreuses conférences dans lesquelles ils interviennent peuvent apparaître comme leur part du contrat dans cet échange. Ils fournissent aux groupes des discours, des brochures et des informations qui leur permettent de diffuser une propagande et donc de se développer. Les orateurs nationaux apportent un savoir-faire pour la tenue de meetings et de conférences que n’ont pas la majorité des groupes. Ils pouvaient également procurer à un groupe de quoi alimenter leur journal local en acceptant qu’y soient publiés leurs articles et à l’occasion en y écrivant directement. Être intégré dans un réseau qui dispose de données nationales est en effet indispensable pour les militants qui se reposent sur une presse exclusivement locale. Les socialistes indépendants apportent à ces petits journaux locaux, des articles, des informations, indispensables à leur survie20. Les têtes de réseaux pouvaient enfin user de leur influence pour rendre des services ponctuels à des envoyés d’un groupe de province21. Ainsi présenté, l’échange semble finalement assez déséquilibré. Il imposait aux chefs de réseaux une activité autrement plus importante que celle qu’ils demandaient aux membres de leurs réseaux. Il faut peut-être voir là, la raison de la mise en place d’une structuration des réseaux bien plus rationnelle que dans la période précédente.

12Pourtant, si les réseaux indépendants ont obtenu un succès non négligeable à la fin du xix^e siècle, les liens qui unissent les militants semblent trop distendus pour qu’ils puissent prétendre concurrencer directement le POF. L’appartenance à une organisation permet en effet aux militants de se sentir membres d’un groupe, de définir leur identité par rapport au groupe. Cela, les socialistes indépendants ne pouvaient le leur procurer.

2. La transformation des vieux réseaux

13L’essentiel des réseaux des années 1880 repose sur quelques individualités non élues qui tissaient leur toile par le biais d’une presse qu’elles dirigeaient. Les années 1890 modifient radicalement la place des socialistes indépendants par la primauté qu’elles accordent désormais aux élus. Or, les anciennes formes de réseaux, même si elles n’ont plus l’importance d’autrefois, subsistent.

14Le rôle de La Revue Socialiste est singulièrement modifié par la mort de son fondateur, le 13 septembre 1893, alors que le mouvement socialiste français entre dans une phase nouvelle de son développement. Après une période d’incertitude, c’est finalement à Georges Renard qu’échoie la direction de la Revue. La nature des débats de la rédaction de la Revue n’est alors pas sans intérêt pour comprendre pourquoi le choix s’est porté alors sur Renard. C’est est un intellectuel en rien comparable à l’ouvrier autodidacte qu’était Malon. Il cumule les handicaps : il n’a jamais fait partie de la FTSF, n’a jamais été ouvrier – il est professeur à la Faculté des lettres de Lausanne et au CNAM – et n’a jamais été élu. Il ne peut revendiquer aucune légitimité militante ni de légitimité électorale. Sous sa direction, l’orientation politique de La Revue Socialiste est alors complémentaire de celle de La Petite République ; elle tombe alors dans les réseaux de Millerand à qui il a demandé conseil avant d’accepter la direction22. Contre lui se dressaient alors les dauphins de Malon, Fournière, Rouanet et Adrien Veber, son secrétaire. Outre peut-être des questions de compétence gestionnaire, les positions des uns et des autres dans le mouvement socialiste ont pu intervenir dans ce choix. Renard, pour être considéré comme un « penseur socialiste » n’est pas un militant. Avec lui, le danger de voir la revue mise au service d’une ambition électorale était minime. Même ses relations avec Millerand ne constituaient pas un risque majeur dans la mesure où ce dernier disposait avec La Petite République d’un vecteur autrement mieux adapté à ses ambitions. Il n’en va pas de même alors pour ses trois opposants. Ce sont des militants qui ont des ambitions électorales et qui doivent se préoccuper d’actions sur le terrain. Veber cherche déjà à s’implanter dans le xviii^e arrondissement de Paris et la revue qui lui confère un titre de journaliste socialiste est alors sa seule carte de visite23. En janvier 1894, Fournière est candidat à Clignancourt24 où il est soutenu par le comité républicain socialiste25. Quant à Rouanet, au moment où se discute la succession de Benoît Malon, il est député de la deuxième circonscription de Clignancourt et laisse sa place de conseiller municipal à Fournière qui est donc en pleine campagne électorale. Les trois hommes, même s’ils avaient la confiance du maître, pourraient être tentés d’utiliser la revue à des fins électorales personnelles et de reléguer au second plan la vocation de « recherche socialiste » de la revue. Ils risquent donc d’en modifier la nature.

15La position de rédacteur en chef de la revue fondée par Benoît Malon permet d’entretenir les réseaux de la revue, d’en créer et d’en alimenter de nouveaux, mais rend difficile leur utilisation dans un objectif politique. Les réseaux de Renard ont finalement très peu de poids. La place que prennent les parlementaires dans la direction du mouvement socialiste marginalise le nouveau rédacteur en chef qui ne retrouve pas la position de son prédécesseur. Dès que l’occasion se présente, il est contesté puis remplacé par un homme dont la légitimité au sein du mouvement socialiste semble mieux établie. La nature de La Revue Socialiste la cantonne dans des réseaux qui regroupent une certaine élite, ce qui en limite nécessairement la diffusion. En effet, même si en 1897, Georges Renard prétend disposer d’un réseau de 3 000 personnes autour de la revue26, la réalité semble beaucoup plus modeste, quelques centaines d’abonnés seulement27. En réalité, la Revue Socialiste semble s’être appuyée, du moins jusqu’à ce que Rouanet en prenne la direction en 1898, sur des réseaux déjà existants et en particulier sur des réseaux maçonniques28.

16De la même façon, en 189329, le syndicat des journalistes socialistes qui prend sa source et sa domiciliation à La Revue Socialiste regroupe dans une même structure des militants déjà connus et déjà insérés dans des réseaux indépendants. L’idée initiale semble revenir à Jaclard, en liaison étroite avec Georges Renard. À l’origine, il semble que Jaclard ait envisagé deux syndicats, un premier réservé aux seuls socialistes et un second plus largement ouvert30. Il est bien difficile de dire quel était l’objectif réel de cette initiative. Le premier conseil syndical semble vouloir respecter la pluralité des socialistes comme souhaite le faire au même moment La Petite République. Son adhésion formelle à la fédération indépendante n’est donc pas une surprise. En revanche, il est difficile de mesurer son audience sur les réseaux indépendants. Gilles Candar parle de 200 journalistes adhérents, dont un quart en province31. Bien sûr, la plupart des personnalités socialistes et les principaux parlementaires indépendants ont adhéré au syndicat mais l’utilité de ces adhésions pour les leaders indépendants est pour le moins discutable. Quel intérêt pouvait avoir Millerand à rencontrer dans ce syndicat son ami Renard ou ses collègues de La Petite République ? Il semble en effet que les réseaux du syndicat des journalistes socialistes n’aient fait que superposer une structure nouvelle sur des réseaux existants. En outre, l’activité du syndicat ne semble pas être très régulière et attire peu de monde32.

17Durant ces années, La Revue Socialiste conserve son rôle de dispensatrice du « label socialiste » comme le montre en 1894 un échange de courrier avec Carnaud qui demande à Renard de faire une critique du livre d'Isoard afin de le gagner au socialisme33. Cette critique qui pourrait être publiée soit dans La Revue Socialiste, soit dans La Petite République, assurerait à son auteur son intégration dans le monde socialiste. Georges Renard a lu l’ouvrage, ne l’a pas trouvé conforme aux thèses socialistes et Carnaud s’est rangé à son avis. Ce n’était que partie remise et en 1899, Isoard, toujours appuyé par Carnaud demande et obtient de Renard l’autorisation de publier dans son journal local, L’avenir des Alpes, ses articles déjà parus et d’autres qu’il lui écrirait34. La correspondance que Renard entretient entre 1888 et 1909 avec Victor Bonthoux, ouvrier socialiste à Lyon, en constitue un autre exemple. Ce dernier a pris l’habitude de demander à Georges Renard son avis sur ses écrits puis d’en faire la publicité dans la revue35. Enfin, la revue maintient ses relations avec les radicaux-socialistes et les radicaux, notamment avec Clemenceau36, et avec les militants des organisations socialistes.

18Mission intellectuelle, point de contact entre les radicaux et les socialistes… On pourrait finalement croire que peu de choses ont changé dans La Revue Socialiste depuis que Georges Renard en a pris la direction. Et pourtant, sans légitimité personnelle, Georges Renard n’est pas en position de se poser comme Malon avant lui, en homme capable de fédérer des énergies et des volontés issues de fractions différentes et de socialistes indépendants. D’autre part, le faible tirage de la revue ne lui permet pas de la concevoir – si tant est qu’il en ait eu la volonté – comme un instrument susceptible d’entretenir des réseaux qui lui soient propres. Ses relations privilégiées avec Millerand nous inciteraient à présenter alors la revue comme un maillon des réseaux de Millerand même si l’intérêt limité pour lui d’une revue théorique laisse à Renard toutes les marges de manœuvre qu’il pouvait souhaiter quant à la direction théorique de la revue. Lorsqu’il est évincé de La Revue Socialiste, le poids de Georges Renard semble être tenu pour négligeable même si sa correspondance montre une certaine fidélité à son égard. Son poids politique n’est pas bien grand. Jaurès n’a même pas songé à solliciter le professeur lorsqu’il établit le sommaire de son Histoire socialiste. La lettre que Georges Renard écrit alors à Jaurès le 24 mai 1899 est relativement modérée. Sa demande d’être associé à Millerand pour un des tomes de ce travail est accompagnée de reproches voilés37. Il y avait pourtant une première version jamais envoyée mais très instructive. Il y revenait sur son éviction, accusait les tracasseries de Fournière, Rouanet et Veber de l’avoir poussé à la démission38 et signalait avoir appris de la bouche de Jaclard que « Rouanet était depuis un mois désigné pour (le) remplacer ». À l’intellectuel, on préférait donc le député. Sa défaite était totale puisque quatre mois plus tard, il était évincé de La Petite République où là encore, on lui préférait un député. Gérault-Richard expliquait en effet qu’il « voulait donner (sa) place à un membre du Parlement, à Fournière39 ». Cette raison invoquée par Gérault-Richard dit tout. L’heure est plus que jamais à l’action parlementaire ! Rouanet dirige donc la revue de 1898 à 1904. Il est alors remplacé par Fournière. Il est élu et avec lui La Revue Socialiste pourrait changer de rôle. Or, durant les années Rouanet, l’évolution de la Revue Socialiste n’est pas vraiment perceptible. Les débats qui agitent les milieux socialistes peuvent se placer sur un terrain théorique et la revue y est à l’aise. Elle prend sa part dans la bataille pour Dreyfus. Elle prend également parti dans les débats sur l’unité mais la revue de Renard avait également pris parti lors du congrès de Londres. En tout état de cause, l’utilité politique de la revue n’est pas telle que Rouanet juge nécessaire de se maintenir à sa direction. En définitive, La Revue Socialiste de Georges Renard comme celle de Rouanet semble plutôt avoir été utilisée par ses lecteurs et par ses rédacteurs occasionnels que par sa direction. Elle ne permettait pas la constitution de réseaux spécifiques mais aidait à la constitution des réseaux des autres.

19L’absence de structures organisationnelles conduisait nécessairement à mettre l’accent sur les relations individuelles. Relations entre députés, amitiés « mondaines », franc-maçonnerie…, autant de réseaux dans lesquels interviennent les indépendants mais qui ont des portées différentes.

20Les réseaux de la Chambre permettent aux socialistes indépendants de toucher les militants socialistes : convaincre un élu, c’est convaincre son groupe ou son comité. C’est aussi le moyen le plus visible de montrer son poids politique. Millerand a beaucoup misé sur ce développement et son discours de Saint-Mandé a finalement moins d’importance pour les militants que pour les élus et les chefs de parti. On peut rapprocher de telles pratiques de celles qu’utilisait Clemenceau selon Daniel Halévy. Il s’agissait alors pour Clemenceau de regrouper autour de lui les « cinquante bonshommes qui sont là pour mener ses campagnes, satisfaire ses mépris40 ». Le fait que Millerand ait été dans les années 1880, un des « cinquante bonshommes » peut certainement expliquer la similitude des pratiques dans les décennies suivantes. Ces réseaux constitués à partir d’élus parlementaires ou municipaux peuvent se doubler de réseaux d’amitiés utiles mais qui n’ont pas toujours la même fonction. Les amitiés ne peuvent pas – sauf dans de très rares exceptions – expliquer l’aura des leaders auprès des militants mais peuvent fournir le « label socialiste ». À l'intérieur du mouvement socialiste, tant que la question du pouvoir ne se pose pas concrètement, l’amitié permet de développer certains réseaux militants. On pense notamment à la constitution en 1899 d’un groupe militant par les amis de Jaurès dont Léon Blum, l’Unité socialiste, dont le but était « d’appuyer Jaurès, sa doctrine, sa tactique et surtout ses efforts pour unifier les divers partis français41 ». Les amitiés personnelles peuvent donc jouer un rôle réel tant qu’elles ne remettent pas en cause les engagements fondamentaux des protagonistes.

21Les réseaux maçonniques ne semblent guère différents, sur un plan strictement politique, des réseaux d’amitiés. Dans les années 1880 les socialistes indépendants avaient obtenu de la franc-maçonnerie la prise en compte de la question sociale. Sont-ils parvenus à pousser leur avantage dans les années 1890 ? Quelle fut dès lors, l’utilité politique des réseaux maçonniques dans la marche à l’unité et dans l’enracinement de l’idée socialiste en France ?

22Deux réseaux maçonniques dans lesquels interviennent les socialistes coexistent dans les années 1890 – le Grand-Orient de France et la Chevalerie du travail française – le premier étant de très loin, le plus important pour les socialistes indépendants. À ces deux réseaux il convient d’ajouter ceux de La Libre Pensée. Celle-ci a connu un fort développement au cours des années 1890 et au début du siècle, portée semble-t-il par l’actualité de la question laïque. L’adoption des statuts de la fédération nationale42 et le débat sur la séparation des Églises et de l’État43 accompagnent et favorisent le développement de ses réseaux. Pourtant, il semble que cette croissance s’accompagne d’une marginalisation grandissante des socialistes. En effet, si les allemanistes détiennent une majorité au sein du conseil national de la fédération dans les années 189044, les socialistes perdent cette majorité à la fin du siècle au profit des radicaux45. Dans les années 1890, on trouve peu de socialistes indépendants dans les réseaux libres-penseurs. Ils apparaissent plus nombreux à la fin de l’année 1898 dans la nouvelle Ligue anticléricale. On peut alors y rencontrer Flaissières, Sembat ou encore Zévaco qui, même séduit par un certain discours « anarchisant », conserve alors des attaches avec Jaurès. S’ils sont moins nombreux que les radicaux, les socialistes indépendants parviennent toutefois à obtenir deux des six postes de parlementaires au sein du bureau de l’Association Nationale des Libres penseurs de France. Cependant les parcours de ces deux membres, Sembat et Breton nous ramènent aux blanquistes. Ceci nous permet de penser que ce type de structure attirait moins les socialistes indépendants que les militants des anciennes structures allemanistes et blanquistes.

23Il en va de même pour la Chevalerie du travail qui, créée en novembre 189346, attire à elle principalement des militants allemanistes et blanquistes47 même si sa création est pour de nombreux militants un moyen d’accélérer la marche à l’unité socialiste. Certes, quelques personnalités indépendantes s’y illustrent – Briand48, Brunellière, mais aussi Rouanet, Fournière et Veber – mais il semble difficile pour la majorité des socialistes indépendants parisiens de s’engager dans une structure où s’affirme une tendance libertaire49 suffisamment forte pour que la présence d’un réformiste comme Rouanet apparaisse comme étrange50. De la part de Rouanet, il peut s’agir d’un désir sincère d’adhérer à une structure qui avait suscité dans les années 1880, l’intérêt de Benoît Malon51. Il est possible aussi qu’il ait voulu créer dans le xviii^e arrondissement, un « chantier » modéré afin de ne pas se heurter, dans son fief, à un groupe maçonnique libertaire qui le concurrencerait et gênerait son activité électorale. La Chevalerie du travail ne semble pas apporter beaucoup aux socialistes indépendants. Certes, elle permet de mettre en relation des militants de tendances diverses, mais dans la capitale de telles structures sont déjà très nombreuses. En revanche, il semble qu’elle ait permis de renforcer les liens entre socialistes et syndicalistes. La présence de Guérard avait ainsi attiré de nombreux cheminots. Dans le même ordre d’idées, il semble que la Chevalerie ait joué un rôle non négligeable dans le Comité d’Action de la Verrerie Ouvrière52 et permis là aussi aux différents courants du mouvement ouvrier français de se rencontrer et de se comprendre. Pourtant, l’influence de cette structure – qui ne semble pas avoir jamais dépassé les 1500 membres53 – sur le mouvement socialiste semble relativement faible même si on compte deux chevaliers indépendants dans le comité d’entente de 1899 et une vingtaine de délégués chevaliers au congrès socialiste de 189954.

24Il en va tout autrement du Grand Orient de France55. À la fin du xix^e siècle, coexistent en son sein des radicaux, des radicaux-socialistes et des socialistes parmi lesquels s’illustrent essentiellement des indépendants56. Que cherchaient donc Fournière, Viollette, Augagneur ou encore Uhry et Jean Longuet au Grand Orient ? Au vu de la composition des loges, on peut penser qu’en fréquentant des radicaux et des radicaux-socialistes, ils ne font rien d’autre que d’appliquer en d’autres lieux la politique de concentration socialiste définie par La Petite République. Mais si les socialistes maçons ont pu amener les maçons radicaux à une meilleure prise en compte de la question sociale, ils ne les ont pas pour autant amenés au collectivisme57. Cette réserve, n’est pourtant pas susceptibles d’empêcher une politique d’alliances électorales. D’ailleurs, en septembre 1892, dans son discours de clôture de l’assemblée générale du Grand Orient, Jules Dequaire-Grobel, insiste pour qu’il y ait un « air de famille à toutes les professions électorales dont se réclameront les candidats de la République maçonnique, de la République vraiment républicaine58 ».

25Un air de famille donc, censé permettre et officialiser là encore, une alliance objective entre radicaux-socialistes et socialistes indépendants. Il n’est toutefois pas possible de savoir si c’est la politique du Grand Orient qui s’est alors imposée aux radicaux ou les radicaux qui ont donné au Grand Orient son orientation politique. Quoi qu’il en soit, les maçons cherchent à maintenir l’alliance entre radicaux et socialistes indépendants. Il semble que d’un autre côté, les socialistes indépendants aient cherché à convaincre les socialistes de l’utilité des loges. En 1892 à Montluçon, Fournière a devant lui un public essentiellement socialiste qu’il cherche sinon à rallier, du moins à convaincre des intentions honorables de la Franc-maçonnerie rappelant son soutien aux communards et en faisant des loges le laboratoire doctrinal du socialisme59. Nous ne savons pas comment ont réagi les militants socialistes de Montluçon en s’entendant dire que les discussions des loges pesaient davantage que celles de leurs cercles d’études d’autant que Fournière insiste dans sa conclusion sur le caractère réformiste de ce socialisme élaboré dans les loges60. Ce ne sont donc pas ici les socialistes qui influencent la franc-maçonnerie mais la franc-maçonnerie qui influence l’orientation socialiste. Bien entendu, les choses ne sont pas aussi simples et la réalité doit certainement comprendre les deux aspects.

26Au cours des années 90, les socialistes, et a fortiori les indépendants, ne parviennent à implanter ou à maintenir une influence dans les syndicats que dans un nombre de secteurs limité. Parmi les plus anciens figure celui des mineurs sur qui les indépendants ont une influence non négligeable. Lorsqu’on fait référence aux grèves de mineurs, quelques noms s’imposent : ceux de Basly, de Lamendin, de Camélinat ou même de Jaurès. Les deux premiers ont eu une importante carrière syndicale dans les mines avant d’embrasser une carrière politique. Le syndicalisme leur a servi de tremplin mais ils ont toujours cherché à maintenir les liens avec les syndicalistes. C’est également la cas de Jaurès qui s’appuie sur les syndicats locaux pour développer son activité politique. À Carmaux en effet, le groupe socialiste est essentiellement l’émanation directe de l’organisation syndicale même s’il ne se confond pas avec elle61.

27Ce mode de structuration appuyé sur des réseaux syndicaux se retrouve également chez les mineurs du Nord62 mais jusqu’à la fin du xix^e siècle seulement. Même député, Basly reste à la tête du syndicat des mineurs du Nord. Licencié en raison de son action militante dès 1883, il arpente les puits du Nord et devient dès 1884, secrétaire général du syndicat des mineurs du Nord63. Au cours des années 1880, il élargit son audience en fréquentant avec assiduité tous les principaux centres d’agitation miniers. Il est à Saint-Étienne en décembre 1884, à Decazeville en novembre 86, en avril 87 et en avril 88. Il organise une tournée de conférences dans le bassin houiller du Nord en décembre 1890. À partir de Denain où il tient un cabaret, il structure ses réseaux militants. Il étend son influence au Pas-de-Calais où il rencontre Lamendin, alors président du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais et fonde avec lui Le Progrès de Denain, organe des ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais64. Fort de l’appui de Lamendin, Basly est élu député dans le Pas-de-Calais en 1891 et dès le scrutin suivant, en 1893, il utilise le syndicat du Pas-de-Calais comme comité électoral65. Le parcours de Lamendin est moins spectaculaire dans la mesure où il apparaît plutôt comme un rouage de la machine construite par Basly. Durant toute sa carrière politique, Basly ne change pas de cap, utilisant les mêmes réseaux. Son influence ayant désormais dépassé son département d’origine, il devient secrétaire général de la fédération nationale des mineurs de France en 189666. Il est probable que les mineurs ont vu en lui le député susceptible de faire aboutir plus rapidement les revendications de la profession67. En effet, cette utilisation des élus est ancienne chez les syndicats de mineurs. En 1887, les mineurs de Carmaux voient en Jaurès, le relais nécessaire à leur action68 et la même année, les députés radicaux Michelin et Brialou et les indépendants Boyer et Camélinat assistent au congrès des mineurs de Saint-Étienne. On attend d’eux qu’ils relaient à la Chambre, les revendications du congrès, ce qu’ils acceptent69. Les réseaux personnels peuvent à l’occasion être partagés et Basly ne dirige pas sans difficulté le syndicat des mineurs70. Les mineurs syndiqués apparaissent autant comme les membres d’un réseau Basly que Basly peut apparaître comme un élément d’un réseau tissé par les mineurs en vue d’opérations de lobbying à la Chambre71. Il semble d’ailleurs que cet aspect ait été bien plus important pour les mineurs que la profession du député. Alors qu’il n’est pas issu de la mine, Briand ne rencontre pas de difficultés majeures lorsqu’il s’implante dans la Loire. Ce qui importait aux mineurs, c’était l’importance des relais sur lesquels ils pouvaient s’appuyer au Parlement. Ils comptent ainsi sur Basly pour porter leurs revendications mais également pour rallier à leur cause d’autres députés. Pour renforcer sa position auprès d’eux, Basly peut leur promettre le soutien de nombreux collègues72. Les chiffres fournis par Diana Cooper-Richet pour les différentes fédérations de mineurs permettent d’estimer à 50 000 le nombre d’adhérents73 sur lesquels les hommes de Basly peuvent exercer une influence au tournant du xx^e siècle. Même si les difficultés sont réelles alors pour le président de la fédération, le chiffre montre à quel point, Basly peut se passer aisément de tout autre réseau national à commencer par un parti. Le cas de Camélinat est plus difficile à cerner dans la mesure où il change de stratégie plusieurs fois au cours de sa longue vie militante. Au cours des années 1880, il est l’homme qui avec Basly, fait le tour des mines en grève. Il est l’orateur type des meetings « au profit de… » ce qui lui permet d’être reconnu dans de nombreux centres miniers et en particulier à Decazeville. Il s’y trouve pendant la grève de 1886 et y tient meeting avec Basly74. Chez les socialistes indépendants, Camélinat arrive en deuxième position parmi les orateurs qui interviennent lors des meetings organisées par des grévistes entre 1879 et 189175. Mais dans les années 1890 l’ancien communard se concentre davantage sur les groupes parisiens.

28Le cas de Jaurès est intéressant à plus d’un titre car il accepte d’être à la Chambre, un relais pour les revendications syndicales et appuie son action politique sur une organisation syndicale locale traditionnelle en l’élargissant à travers quelques campagnes nationales. Mais à la différence de Basly et de Lamendin, il ne se contente pas de ces structures traditionnelles et il cherche à comprendre les évolutions du mouvement syndical. Dans les années 1890, il arpente la France à la recherche de financements pour les grévistes76 ou pour la verrerie ouvrière d’Albi. La Petite République devient alors un instrument important du financement de ces luttes en organisant les souscriptions. On trouve ainsi en première page du journal indépendant les listes des souscripteurs soutenant la grève des mineurs de 189377. En avril 1898, c’est la Verrerie Ouvrière d’Albi qui bénéficie d’une telle souscription78. Dans les mêmes années, Jaurès semble s’appuyer davantage sur les syndicats allemanistes79 et la fédération des Bourses du travail. Sa fréquentation des ouvriers et des militants syndicalistes80 en fait l’indépendant le mieux à même d’intégrer les revendications syndicales. Il comprend mieux que les autres l’exigence d’égalité qui couve derrière la revendication d’autonomie.

29Aux côtés des personnalités nationales qui peuvent évoluer dans l’univers syndical, certains élus locaux, comme Colliard, s’appuient également sur les syndicalistes pour développer leur action politique. Le député du Rhône joue assez bien semble-t-il de sa position de député et de tenancier de la buvette « Le comptoir de la Bourse81 ». Il entretient de ce fait des relations privilégiées avec les syndicalistes lyonnais qui ne peuvent ignorer ses actions en leur faveur82. À Paris également, les indépendants cherchent l’appui des syndicats de leur circonscription. Ainsi, dans le xviii^e arrondissement, Rouanet peut compter sur le soutien des employés de la compagnie des omnibus dont il a soutenu les grèves83 puis sur les employés des chemins de fer grâce à Guérard84 tandis que Fournière compte davantage sur les cochers85.

30Sauf s’ils sont issus du même sérail, les socialistes indépendants ont nécessairement plus de difficultés pour nouer des relations avec des syndicalistes qu’ils n’en rencontrent avec les groupes locaux. Cela tient sans doute au fait que les syndicats attendent moins des politiques. Pour créer et développer une organisation syndicale, il n’est nul besoin de pouvoir rédiger un programme politique complet et bien argumenté. Les syndicalistes peuvent parfaitement élaborer des revendications concrètes, seuls, en fonction de la situation à laquelle ils sont confrontés, sans le secours d’un quelconque tribun. Pour s’imposer dans ce milieu, il faut pouvoir leur apporter ce dont ils ont le plus besoin. Or, un syndicaliste, surtout lorsqu’il dirige une grève, a avant tout besoin d’argent ce que peut leur fournir les réunions « au profit de… ». Enfin, après la grève, à l’heure des comptes, les avocats indépendants sont là. Ces procès où il n’est pas besoin de payer un avocat de qualité parce que c’est « un camarade », créent des liens importants entre les leaders parisiens et les hommes de terrain. Citons à titre d’exemple le vigneron nantais, défendu par Millerand et soutenu par les syndicats des vignerons complanteurs de Nantes. Le leader socialiste défend un individu devant les tribunaux au cours de la journée et en profite pour rencontrer quelques militants ; il met ainsi un pied dans les syndicats et la Bourse du Travail de Nantes86 et tend ainsi à supplanter Briand qui avait pourtant été le premier à utiliser ses dons d’avocat pour défendre les complanteurs nantais. Il y a aussi des syndicats plus importants que d’autres et les têtes de réseaux peuvent également entrer en concurrence. Ainsi, Millerand et Jaurès se disputent les voyageurs de commerce chez qui ils sont parvenus à se constituer une clientèle pour diffuser leurs discours, utilisant l’expérience des premiers républicains87. Car les syndicats les plus recherchés sont ceux dont les membres se déplacent beaucoup comme la fédération des chemins de fer français ou les commis voyageurs avec qui Millerand entretient des liens étroits88. En outre, les chemins de fer sont un secteur en pleine expansion qui constitue un vivier de recrutement potentiel important pour toutes les écoles socialistes. Cela ne signifie pas pour autant que ces syndicalistes puissent figurer parmi les socialistes indépendants. La plupart d’entre eux semblent bien plus proches des allemanistes. Leurs relations avec les indépendants leur permettent de gagner une certaine autonomie – sinon indépendance – vis-à-vis de leur organisation partisane et de protéger ainsi leur syndicat lorsque les intérêts politiques et syndicaux apparaissent contradictoires.

31Si les socialistes indépendants ont su faire évoluer leurs pratiques militantes, la fin des années 1890 exige d’eux un pas supplémentaire et l’invention de nouvelles formes de militantisme.

3. Les nouveaux réseaux indépendants dans les années 1890

32Les hommes issus des milieux radicaux et républicains apportent aux socialistes indépendants une expérience de l’utilisation des réseaux beaucoup plus performante notamment à travers la presse. Mais en côtoyant de plus en plus assidument les organisations constituées, ils apprennent des socialistes l’importance des groupes et des militants. De ces deux traditions, naissent des réseaux différents qui modifient les pratiques militantes.

33Les réseaux tissés autour des premières fédérations autonomes – on pense au Rhône ou aux Bouches-du-Rhône – semblent avoir des objectifs similaires à ceux que peut se fixer un parti : regrouper dans une structure des militants qui participent à la diffusion de l’idée socialiste. Cette structuration s’appuie sur les figures de proue de la fédération – Augagneur, maire de Lyon ; Colliard, député du Rhône ; Flaissières, maire de Marseille – même si les fédérations ne se réduisent pas à leurs réseaux. Un premier type de réseau indépendant est donc structuré autour des élus ou des candidats et semble n’avoir pour objectif que la seule élection ou réélection du leader. Sorte de « chasse gardée », les groupes locaux ne sont qu’un relais vers des citoyens-électeurs et ne semblent pas pouvoir vivre en dehors de leur élu. Le groupe du xii^e arrondissement, celui de Millerand, ou ceux Marseille autour de Flaissières en sont de bons exemple. Le ralliement des groupes et des fédérations peut apparaître comme le prolongement des réseaux d’élus tissés à la Chambre. Une fois l’élu convaincu, le comité électoral et parfois la fédération sont susceptibles de suivre. La fédération des Bouches-du-Rhône a donc suivi son député Boyer et le maire de Marseille Flaissières comme le fédération du Cher a suivi son député Breton et le maire de Bourges, Cougny.

34Convaincre les groupes qui n’ont pas de préoccupations électorales est une chose beaucoup moins aisée. Il faut une reconnaissance préalable, un orateur socialiste, fût-il député, ne pouvant se déplacer dans une ville sans y avoir été invité. D’autre part, il doit bien souvent partager la vedette avec un ou plusieurs autres orateurs, indépendants ou dirigeants d’autres fractions, ce qui rend plus délicate toute tentative de structuration personnelle. Si tous les coups sont permis lors de réunions privées de militants, l’exercice est impossible à accomplir dans une conférence de 3 000 voire 5 000 personnes. Alors, pour les tribuns, l’exercice est balisé par un nombre très important de figures imposées, gestes, façon d’aborder une question, jeux de voix89… Du théâtre donc qui assure le succès de l’orateur mais lui permet difficilement de rallier à lui les militants qui n’ont guère vu de différences entre ceux qui se sont succédés à la tribune. Cela limite les effets durables sur les militants et peut expliquer les nombreux revirements. On est séduit par Jaurès un jour et par Jules Guesde le lendemain.

35De nombreux discours sont publiés sous forme de brochures ou d’ouvrages. Il semble que cette pratique ait été développée chez les socialistes par Millerand. C’est en effet lui qui organise en 1893 la diffusion d’un discours de Jaurès par La Petite République90. Par la suite, Jaurès reprend à son compte cette méthode et certains discours prononcés devant ses collègues de la Chambre semblent avoir été pensés principalement dans ce but. C’est le cas au moins du discours sur les paysans que Jaurès prononce en juin-juillet 189791. La diffusion du discours est importante et l’infrastructure de La Revue Socialiste est mise à contribution pour se faire. Dans les bureaux parisiens de la Revue, Dejean est chargé de prendre et de traiter les commandes des groupes de province. Avant même que Jaurès ait parlé à la Chambre, des groupes ont passé commande et tout est prêt pour l’envoi92. Après, La Petite République prend la relève. En un mois, le discours a fait l’objet de deux tirages, le premier de 12000 exemplaires, le deuxième, de 1000093. En septembre, on en est au troisième tirage94. D’autres publications indépendantes sont envoyées aux groupes de province ; en 1895, la « Lettre aux paysans » de Georges Renard et la brochure de Brissac sur « la société collectiviste » font également l’objet d’une diffusion. Pratiquement, les brochures sont en partie acheminées par des militants qui se déplacent beaucoup ; en 1895, elles le sont par le groupe des voyageurs de commerce socialistes95. Jaurès sait également utiliser ses relations pour diffuser ses brochures auprès des étudiants96. Les groupes deviennent les interlocuteurs de ces réseaux, nouveaux par leur ampleur.

36La presse locale est également utilisée de façon plus systématique. Elle peut constituer des réseaux car elle permet d’atteindre directement l’électeur. Un éventuel échange de courrier avec tel ou tel lecteur permet de rendre visible ce réseau souterrain. On comprend néanmoins que ce type de réseau est matériellement difficile à constituer et surtout à entretenir. Ceci explique certainement pourquoi la plupart des socialistes indépendants ont préféré concentrer leurs efforts sur les « têtes de pont ». La façon dont Millerand utilise La Petite République revêt un caractère nettement plus systématique que ce que nous avons pu voir durant la période précédente. Millerand a apporté un savoir-faire appuyé sur une tradition et une méthode issues des milieux radicaux qui manquait aux socialistes. Il conçoit le développement de son réseau d’une façon systématique et diversifiée. Il a appris à La Justice97 de Clemenceau, l’utilisation que l’on pouvait faire de la presse et reproduit ce modèle au sein de la Petite République à partir de 1893 en cherchant une implantation nationale. La rapidité avec laquelle s’est construit son réseau nous fait penser qu’il a conservé certaines relations, issues de La Justice, même lorsqu’il s’est rangé du côté des socialistes. Les autres leaders socialistes indépendants mettent d’autant plus de temps à construire leurs propres réseaux qu’ils doivent auparavant se dégager de la tutelle de Millerand.

37La Petite République, devenue socialiste au début des années 1890 est durant la plus grande partie de ces années, le journal d’Alexandre Millerand même si les articles de Jaurès et de Gérault-Richard sont « très lus et très commentés98 ». Gérault-Richard est alors un des hommes clef du réseau Millerand. Certes, d’autres rédacteurs de la Petite République cherchent à se constituer leur propre clientèle en utilisant le journal. Sembat dispose d’un réseau d’amis qu’il réunit régulièrement mais l’envergure de son réseau semble nettement moins grande99. Le « réseau presse » de Millerand est très étendu. Les correspondants de la Petite République sont en effet, à partir de 1893, un moyen efficace de créer des groupes et surtout de créer des relations avec les groupes socialistes existants. Enfin, ses responsabilités de rédacteur, puis de rédacteur en chef de la Petite République lui permettent de tisser des liens avec une cinquantaine de journaux locaux qui attendent de lui des articles et parfois aussi des fonds100. Dès le début des années 1890, il cherche à grouper autour de lui nombre de journaux de province en les autorisant par exemple, à reproduire des articles de lui dans la presse locale101. Même s’il essuie quelques refus – le journal socialiste lyonnais Le Peuple refuse ses articles102 – il dispose d’une grande influence sur nombre de petites feuilles avant même d’être rédacteur en chef à la Petite République. Aucun leader socialiste n’est aussi bien implanté dans la presse socialiste que lui. En outre, La Petite République lui sert à développer ses réseaux dans divers milieux et notamment chez les jeunes intellectuels du groupe des Étudiants Collectivistes103. Il semble que Millerand se repose assez peu sur ses collaborateurs de la Petite République et quand il s’absente les autres rédacteurs sont incapables d’entretenir le réseau l’obligeant à rentrer rapidement pour reprendre les choses en main. C’est donc un réseau de grande envergure, mais très personnel104. L’année 1897 est difficile pour le journal. Millerand et avec la lui, la rédaction indépendante démissionnent et laissent la place le 2 février et pour quelques mois à une rédaction guesdiste. Dès le mois de mai, ils sont à nouveau maîtres du journal mais entre-temps, Millerand s’est retiré à La Lanterne et Gérault-Richard, même fidèle à Millerand, peut s’atteler à la construction de ses propres réseaux. Jaurès n’a jamais été au premier plan. Même sa nomination comme « co-directeur » du journal aux côtés de Gérault-Richard105 apparaît comme un lot de consolation après son échec à Carmaux.

38Alors que les trois publications essentielles des années 1880 étaient conçues comme des lieux de rencontres de toutes les fractions socialistes, avec des hommes qui prétendaient en quelque sorte se situer « au-dessus de la mêlée », les journaux et revues des années 1890 visent très clairement à constituer des clientèles propres tout en conservant une orientation politique suffisamment large pour ne pas se couper des militants des organisations constituées. Au début du xx^e siècle, les lignes éditoriales se précisent probablement pour rallier les militants partageant les mêmes orientations politiques et engagés dans une bataille interne.

39Au total, les réseaux indépendants des années 1890 apparaissent plus diversifiés et plus efficaces que ceux des années 1890 sans qu’on puisse toutefois dessiner une stratégie unique qui leur soit commune. Alors que Millerand cherche à importer dans le mouvement socialiste des conceptions et des pratiques issues des mouvements républicains et radicaux, Jaurès adopte la démarche inverse. Il apprend du mouvement ouvrier – partis et syndicats – les pratiques de l’action collective. Sincèrement, avec humilité, il se plie à ses règles. C’est une différence fondamentale entre les deux hommes. Ainsi, Jaurès reprochera à Millerand non pas sa participation à un ministère mais d’avoir décidé cette participation, seul, sans décision du « parti ». Lors du congrès international de Paris, il est donc favorable à la motion Kautsky qui considère que la participation doit être approuvée par le parti et que « […] le ministre reste le mandataire de son parti106 » et il la précise :

« […] l’entrée d’un socialiste dans un ministère ne pourra être un acte de volonté individuelle et […] le parti organisé seul donnera le signal de l’entrée, du départ et exercera entre ces deux dates son contrôle souverain107. »

40Et il n’y a pas que de la tactique de sa part même s’il est depuis l893 en concurrence avec Millerand pour le leadership du mouvement indépendant. Le 21 janvier 1905, c’est lui qui fait adopter par le Conseil National du PSF une motion qui exige des parlementaires socialistes qu’ils quittent le Bloc des gauches qui regroupe radicaux et socialistes. Ce jour-là, Jaurès a encore joué le parti et les militants contre les élus, le collectif contre l’individuel108. Même s’il ne dédaigne pas les réseaux de type républicain – et L’Humanité est avant tout au début du siècle, le journal de Jaurès, plus que le journal du Parti – il préfère miser sur une structuration de réseaux internes au mouvement socialiste ce qui lui assure une légitimité incontestable et constitue un instrument autrement plus efficace pour atteindre son objectif : l’unité !

II. Anciennes et nouvelles fédérations indépendantes

41Le processus concret de l’unification socialiste a comme toile de fond la campagne des dreyfusards109 même si très vite, une seule question préoccupe les militants socialistes : la participation d’Alexandre Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau comme ministre du Commerce et de l’Industrie à partir du 22 juin 1899110. Cette question hante tous les esprits durant plusieurs années, cristallise les oppositions et provoque ou sert de prétexte aux scissions. En 1899, le débat de fond sur l’utilité de la participation d’un socialiste à un « gouvernement bourgeois » est lui-même dénaturé par la présence du général Galliffet – l’homme qui a réprimé la Commune – dans le même gouvernement111. Chez les socialistes indépendants, l’idée de réunir des groupes épars au sein de fédérations n’est pas nouvelle. Nous l’avons rencontrée souvent au cours des années 1880. Ce qui change, en cette extrême fin du xix^e siècle, c’est qu’à cette structuration de socialistes indépendants correspond la désagrégation d’autres organisations – surtout du POF. En effet, outre la création de fédérations indépendantes, le mouvement socialiste voit émerger des structures nouvelles, directement liées au processus d’unification : les fédérations autonomes qui se détachent purement et simplement d’une organisation constituée ou qui naissent de la réunion de groupes épars aux appartenances variées, mais qui empiètent toujours sur les terres défrichées par les partis.

42Ainsi, le mouvement socialiste qui entrera dans la salle Wagram en 1900 sera très différent de celui qui entre dans la salle Japy en 1899.

1. La primauté parisienne des premiers regroupements

43La volonté de réunir les socialistes indépendants dans une ou plusieurs organisations communes est une constante des années 1890 pour des raisons électorales mais aussi pour répondre au souhait des autres écoles socialistes d’avoir des interlocuteurs légitimes donc représentatifs. Les premières fédérations concernent principalement la capitale même s’il existe en province quelques ébauches. L’intensité de la vie politique parisienne et sa constance, même en dehors des périodes électorales, constituent certainement un premier élément d’explication. À cela s’ajoute la proximité géographique des différents groupes qui rend plus faciles les discussions entre eux d’autant que les fédérations de la Seine se sont bien souvent contentées de réunir les groupes de Paris et n’ont que très rarement recruté au-delà.

44La plus ancienne semble être la Fédération des Socialistes Indépendants (FSI). Elle aurait vu le jour bien avant 1892112. Sa vie est marquée par des dislocations et des renaissances périodiques. Sa composition est difficile à appréhender même si on mentionne des « socialistes révolutionnaires de vieille date113 ». Claude Willard la met en relation avec des hommes nouveaux du socialisme indépendant tels que Millerand, Viviani, Jaurès et Briand114 mais nous n’avons pas trouvé, dans les dossiers respectifs de ces personnalités, d’informations relatives à cette fédération. Il ne semble donc pas que les leaders des années 1890 aient porté grand intérêt à cette organisation. Il est toutefois possible que ces hommes aient été effectivement en contact avec la fédération sans pour autant se présenter comme des membres actifs dans le but de ne pas se « marquer » et de ne pas risquer de se couper d’autres groupes. Ou peut-être faut-il voir ici une confusion entre la FSI et un « Parti des Socialistes Indépendants » dont fait état en septembre 1894 un article de La Patrie115. La FSI pourrait être une survivance de la fédération créée dans les années 1880 à l’initiative des Égaux du XI^e arrondissement. En effet, un rapport de police de 1894 mentionne ce groupe militant parmi les 12 groupes adhérents à une fédération116 qui participeraient à un congrès commun des socialistes indépendants. La confrontation des différents rapports de police entre 1892 et 1900 montre que les rythmes de vie des deux fédérations correspondent117. De plus, la FSI n’apparaît pas en tant que telle lors des différentes échéances électorales, ce qui conforte l’idée d’une fédération sur le modèle de celles des années 1880 dont l’objet serait davantage d’organiser les relations entre les différents groupes que de préparer harmonieusement les campagnes électorales.

45Il en va tout autrement de la Fédération Républicaine Socialiste de la Seine (FRSS) dont la vocation électorale est affirmée dès l’origine.

46Cette deuxième fédération indépendante apparaît pour la première fois dans le numéro du 4 mars 1893 de La Petite République. Son but est clairement identifié puisqu’elle s’adresse « aux électeurs républicains de la Seine118 ». Cet acte de naissance insiste sur la vocation électorale et en fait un instrument de la campagne électorale des socialistes indépendants. Pourtant, l’article la concernant n’est placé qu’à la deuxième page du journal indépendant ce qui relativise fortement l’importance de l’initiative dans la campagne. Peut-être faut-il voir dans cette création la seule volonté d’occuper un espace politique qui pourrait l’être par d’autres. Par ailleurs, un article du Gaulois de janvier 1895 établit une filiation entre la FRSS et la Fédération des Groupes Socialistes Indépendants de la Seine119 qu’avait fondée « l’élément avancé du parti radical et les groupes de la Libre Pensée » et note la présence de Fournière. Autant d’éléments qui correspondent à la stratégie indépendante. L’activité de la fédération, y compris dans cette période électorale, se limite à quelques réunions éparses120. Elle disparaît pour renaître en 1894 avec Charles Longuet, Camélinat et Sembat121. La présence de ces trois hommes aux histoires et aux convictions différentes nous permet de saisir une structure conçue pour rallier l’ensemble du camp socialiste, des plus réformistes aux révolutionnaires affirmés, ce qui est toujours conforme à la stratégie électorale des indépendants. La FRSS a pu souhaiter prendre en charge les relations entre les groupes, les militants et les élus. En effet, l’année 1894 n’est pas une année électorale à Paris et les premières décisions du comité exécutif d’Union socialiste auquel elle participe consistent à nommer Charles Longuet délégué de l’Union au conseil municipal de Paris et Sembat délégué à la Chambre. Ceci dit, deux ans après sa création officielle, la FRSS n’est toujours pas parvenue à mettre en place des règles de fonctionnement susceptibles de lui donner les moyens d’agir122. Ses difficultés s’accroissent quand apparaît en 1897 une nouvelle fédération de la Seine dirigée théoriquement par Millerand et pratiquement par Gérault-Richard123. À l’évidence, l’indépendance de la fédération animée par Camélinat faisait de l’ombre aux amis de Millerand. Ainsi, si les différents réseaux indépendants se croisent souvent dans la capitale, leurs relations ne sont pas exemptes de frictions ce qui complique forcément le travail d’union socialiste.

47Les socialistes indépendants ne sont pas seuls à chercher des traits d’union entre les différentes fractions socialistes124. À côté de la « ligue de révision par le peuple » que nous avons déjà croisée lors de l’affaire Boulanger ou de la fédération des groupes de la Libre Pensée, nombre de ligues voient le jour au cours des années 1890. La « ligue de révision par le peuple » semble développer une activité non négligeable dans les années 1895-1897. Elle compte parmi ses principaux membres Camélinat depuis au moins 1895125. Lors de la préparation des élections législatives de 1893, la « ligue d’action révolutionnaire pour la conquête de la république sociale » cherche à réunir les différentes fractions socialistes. Dans les premières réunions, on trouve des militants issus de toutes les organisations socialistes126. Cependant, contrairement aux fédérations, elle est plus attachée à obtenir l’adhésion de personnalités ou de militants qu’à obtenir celle de groupes entiers127. En janvier 1893, Gérault-Richard et Fournière y adhèrent. Ce dernier en devient rapidement un animateur central et y développe une activité importante en direction des milieux indépendants et radicaux-socialistes. À partir de cette date, Fournière est présenté comme « délégué au comité d’action pour les indépendants128 ». Il apporte notamment les adhésions de Hovelacque et de Millerand129. La première action concrète de la ligue est l’adoption d’un manifeste dont le contenu politique peu développé consiste à appeler les citoyens à délivrer « la République des opportunistes » et à faire disparaître les étiquettes à l’extrême-gauche130. Au cours de l’hiver 1893, la ligue d’action révolutionnaire a organisé des réunions hebdomadaires mais les dissensions entre les différentes composantes – allemanistes et guesdistes notamment – précipitent sa dissolution131. Elle n’est donc pas mentionnée parmi les organisateurs d’un congrès d’union socialiste qui aurait reçu l’aval de Guesde, de Thivrier, de Faberot et, pour les indépendants, d’Elie May et de Fournière132. La création d’un comité d’union socialiste a certainement constitué une première étape vers un congrès commun des socialistes indépendants de la Seine qui aurait dû se tenir en mars 1894. Étaient invitées à ce congrès les organisations dans lesquelles pouvaient se trouver des socialistes indépendants : la FRSS et la FSI bien sûr, mais aussi la Fédération Française de la Libre Pensée et la Ligue intransigeante socialiste133. Les deux dernières permettaient l’élargissement du congrès aux autres fractions socialistes. Nous ne savons pas pourquoi l’initiative a avorté puisque les choses étaient suffisamment avancées pour qu’aient été diffusées les circulaires portant l’ordre du jour de la réunion134. Millerand ou Gérault-Richard n’avaient probablement pas intérêt à voir se dessiner une organisation qui aurait choisi ses propres porte-paroles alors que les deux hommes remplissaient cette fonction sans aucun contrôle. En effet, à part eux, toutes les sensibilités indépendantes sont partie prenante de cette initiative soutenue par La Revue Socialiste. Les réunions du comité exécutif se tiennent souvent chez chez Elie May et attirent le guesdiste Jacquemart, le blanquiste Place, Camélinat, Charles Longuet, Fournière et Sembat135. Mais la réunion du 19 février 1894 ne rassemble plus que des socialistes indépendants136. Le POF, le CRC, et le POSR ne prévoyaient pas leur participation en tant que telle. Leur accord devait porter sur la participation à titre individuel de leurs militants. Les discussions qui ont eu lieu à cette occasion n’ont donc pas débouché sur une union réelle, pas même à Paris.

48Il faut toutefois rappeler l’existence d’une multitude d’unions locales qui réunissent des groupes de quartiers, de circonscriptions, d’arrondissements… et qui devait être pesante pour les militants attachés à l’union des socialistes. Un homme comme Eugène Fournière participe à la fois aux réunions de son groupe de circonscription, aux réunions des deux fédérations indépendantes parisiennes, à celles de la ligue d’action révolutionnaire pour la conquête de la république sociale, à celles de l’union socialiste, au comité de rédaction de La Petite République, de la Revue Socialiste… On comprend aisément qu’une telle dispersion ait favorisé chez lui l’idée d’une structure unique d’autant que dans chaque cadre il retrouvait souvent les mêmes militants !

49Mais il manquait peut-être à cette volonté d’union socialiste un élément capable de catalyser les énergies et de neutraliser les réticences. L’explosion de l’affaire Dreyfus et la structuration d’une droite anti-républicaine a été dans une large mesure, ce catalyseur.

2. Les fédérations indépendantes dans le processus d’unification socialiste

50La Fédération Nationale des Socialistes Indépendants (FNSI) et la Fédération des Groupes Socialistes Révolutionnaires Indépendants (FGSRI) qui se mettent en place à partir de 1898 peuvent à la fois être considérés comme le prolongement réussi des tentatives des années 1893-1895 mais aussi comme le fruit d’une nécessité imposée par les autres organisations pour asseoir la légitimité des indépendants dans les réunions communes, nationales et internationales137 et tout d’abord dans le comité de vigilance socialiste.

51Initiative du blanquiste Landrin relayée par Gérault-Richard138, bras droit de Millerand, et soutenu par Jaurès139, ce comité voit le jour en octobre 1898 pour « la défense la République ». Il est conçu comme une réponse à la Ligue des patriotes de Déroulède mais s’inscrit aussi dans un processus d’unification amorcé dès le début des années 1890. Lors de sa constitution « sous les auspices de La Petite République140 » et sous la triple présidence de Jaurès, de Guesde et de Brousse, une faible place est laissée aux indépendants. Ils doivent se contenter de 3 délégués pour la FRSS et 5 pour la Coalition Révolutionnaire de Briand alors que les organisations constituées disposent de 63 délégués141. Au sortir de la réunion, les forces sont plus équilibrées : chaque organisation, chacun des 8 journaux142 dispose de deux délégués tout comme la Fédération des cercles départementaux socialistes révolutionnaires143, la FRSS, la ligue d’action du gouvernement direct par le Peuple, la Ligue pour la défense de la République, la Coalition Révolutionnaire et le Parti d’action révolutionnaire communiste144 ou le comité du groupe socialiste à la Chambre et celui du groupe socialiste au Conseil municipal de Paris. Les réticences des guesdistes, conformes à leur projet d’union socialiste ne devant pas interférer dans la vie des organisations145, font du comité un simple outil d’information et éventuellement de coordination des actions146 avec des comités dans chaque arrondissement parisien147. Le comité de vigilance est rapidement menacé. Guesdistes et allemanistes souhaitent sa dissolution ; Vaillant, Jaurès et de Brousse son maintien et l’ensemble aboutit à un compromis qui le met en sommeil148. Pourtant, en demandant sa transformation de comité de vigilance, qui, comme son nom l’indiquait, n’avait qu’un but de surveillance en comité d’entente, les allemanistes affirment leur volonté de franchir un nouveau pas vers l’union socialiste. Ils tiennent à modifier la représentation des uns et des autres et à durcir la définition du socialisme de 1896 en insistant beaucoup plus sur l’internationalisme149.

52Le POF perd alors sa suprématie puisque les cinq organisations constituées – l’Alliance Communiste Révolutionnaire (ACR) est exclue – ont toutes droit à deux délégués150. On accorde aux indépendants deux représentants à condition qu’ils forment une seule et unique fédération indépendante et parlent d’une seule voix car les votes se font par organisation, et non par délégué. Il ne pouvait être question d’admettre qu’un individu, même élu du peuple, puisse peser autant que le délégué d’un groupe de cinquante ou de cent militants. De ce fait, les organisations, guesdistes en tête, parviennent à imposer aux indépendants leur mode de structuration mais sont tout de même contraintes de prendre en compte la légitimité électorale des indépendants. C’est à la réunion du comité d’entente du 11 décembre 1898 qu’il revient donc de « régler la représentation des indépendants151 » et c’est elle qui leur impose la création de fédérations indépendantes.

53La FNSI assise sur les réseaux de La Revue Socialiste et de La Petite République naît en décembre 1898152. Elle est animée par Gérault-Richard, Veber et Rouanet ; Jaurès y représente la fédération du Tarn153. Son organisation est calquée sur le découpage administratif : à Paris, on distingue des groupes de quartier réunis dans des « unions socialistes de quartier » qui adhèrent ensuite à une « Union des groupes de l’arrondissement », laquelle adhère à la fédération nationale. Cette organisation ne tient donc pas compte du département et la capitale est très largement surreprésentée. À ses côtés, la FGRSI, créée en octobre 1898, regroupe la FRSS, probablement la coalition révolutionnaire et les cercles départementaux socialistes révolutionnaires. On y trouve Colly, qui a quitté la FTSF, Camélinat et Briand154. Les groupes adhéraient directement à la fédération nationale. Sa composition en fait une organisation plus radicale – au moins dans le discours – que la précédente.

54Au début de l’année 1899, les partisans indépendants de l’union socialiste se dotent d’un nouvel instrument, une revue bimensuelle internationale, Le Mouvement Socialiste. Si l’objectif du nouvel organe est moins de provoquer l’unité socialiste que d’organiser la confrontation et la discussion155, son premier numéro offre une dizaine de pages à Jaurès afin qu’il expose ses vues sur l’unité socialiste156. C’est que l’activité de Jaurès devient centrale au cours de ces quelques mois. C’est à son initiative que se tient un grand meeting parisien à Tivoli Vaux-Hall le 7 juin. C’est lui qui relance l’idée d’un congrès commun. C’est encore sous sa présidence que se tient la réunion de préparation de la contre-manifestation à Longchamp, prévue pour le 11 juin157. Pourtant, concrètement, c’est aux broussistes que revient, le 17 juillet 1899, l’initiative d’un appel à tenir un congrès socialiste158. Saisi le 3 août, le comité d’entente convoque le premier congrès général des organisations socialistes françaises. La rapidité avec laquelle ce congrès est convoqué – moins de trois semaines – tendrait à montrer que l’idée était largement évoquée dans les cercles militants et que la lettre de la direction de la FTSF n’a fait que siffler le coup d’envoi. L’accord des participants n’est cependant pas exempt d’arrière-pensées. Le comité national du POF du 1^er décembre 1899 montre que la stratégie des guesdistes vise moins l’unité socialiste que la suprématie : s’ils sont majoritaires, ils resteront pour diriger le congrès et l’unité ; s’ils sont minoritaires, ils le quitteront159 sur des questions de procédure arguant par exemple des 235 mandats de la fédération du Nord déjà contestés. Guesde propose donc de préparer deux ou trois votes qui permettraient de mesurer la réalité des rapports de forces et de décider de leur présence ou de leur retrait du congrès : un vote pour blâmer Millerand leur offrirait l’occasion de ce départ160. Pourtant, ces débats, dont la police est particulièrement bien informée, pourraient n’être qu’une simple mesure « d’intoxication » en direction des indépendants et surtout de Jaurès probablement aussi bien informé que la préfecture.

55Le comité d’entente, devenu « comité d’organisation du congrès des organisations socialistes françaises161 » veille à ce que la convocation du congrès soit suffisamment claire pour que seuls les socialistes répondent à l’appel et fixe les règles de comptabilisation des mandats : un délégué par groupe ; un délégué par tranche de 500 à 2000 voix obtenues lors des législatives de 1898, 2 pour un score compris entre 2000 et 5000 voix et 3 pour un score supérieur à 5000 voix162. Ce mode de calcul avantage les organisations capables de présenter un nombre important de candidats, en particulier le POF. Le choix de l’ordre du jour n’a pas posé de problème. On abordera « la lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics » donc la participation au pouvoir et la façon de le conquérir ; puis « l’attitude à prendre par le parti socialiste dans les conflits des diverses fractions bourgeoises » et enfin « l’unité socialiste ; ses conditions théoriques et pratiques. Direction et contrôle par le parti des divers éléments d’action de propagande et d’organisation163 ». Le 3 décembre 1899, tout militant ignorant des discussions préalables peut donc voir avec optimisme s’ouvrir ce premier congrès.

56On attendait une contestation des mandats de la fédération du Nord mais Orry annonce que la plupart des problèmes ont pu être résolus avant le congrès et qu’il ne reste plus que 21 litiges (sur 1400 mandats) : 5 mandats de circonscriptions électorales et 16 mandats de groupes. La Petite République a fourni la liste intégrale des groupes adhérents : les socialistes indépendants disposent de 237 groupes répartis dans 37 départements164 avec une très nette suprématie de la Seine (58 groupes soit 25 % des indépendants et même le tiers si on ajoute les 21 groupes de Seine-et-Oise). 13 départements, soit plus du tiers, n’ont qu’un groupe représenté alors que les Bouches-du-Rhône, le Pas-de-Calais, la Seine et la Seine-et-Oise représentent à eux seuls 55 % des groupes indépendants ce qui correspond aux résultats électoraux de 1898 mais fragilise leur position en écartant la menace d’un parti national des indépendants.

57Le problème des mandats évacué, restait l’épineuse question de la participation de Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau. Même si la plupart des protagonistes et des observateurs l’attendaient, elle fait figure de coup de théâtre dans un congrès où tout semblait avoir été discuté au sein du comité d’organisation. Le problème a donc été posé normalement dans la commission de 58 membres chargée d’examiner la première partie de l’ordre du jour. Là, le POF, par la voix de Delesalle a proposé un projet transactionnel auquel les organisations, à l’exception du PSR, se sont ralliées. Il devait ménager ses propres troupes car 8 de ses fédérations avaient refusé le manifeste du parti de juillet 1899 qui condamnait la participation, soit par peur des divisions165, soit par sympathie pour Millerand166. Cette motion est donc un compromis qui doit satisfaire l’ensemble des guesdistes et les indépendants, y compris les partisans de Millerand167. Elle admet la possibilité de « circonstances exceptionnelles » susceptibles de permettre à un socialiste de participer à un « gouvernement bourgeois ». Les socialistes indépendants se sont ralliés à une telle proposition persuadés que les événements des mois précédents démontreraient facilement la réalité de ces circonstances exceptionnelles. Jaurès aurait alors demandé en échange de ce ralliement que le POF s’engage à voter sa propre proposition transactionnelle – ce qui était la moindre des choses – mais aussi qu’il s’engage à ne voter que celle-ci. En séance plénière, deux propositions sont donc présentées – celle de Delesalle et celle de Vaillant – et le résultat du vote est conforme aux prévisions : 1140 voix pour la proposition transactionnelle contre 240 voix pour celle de Vaillant168. Or, deux jours plus tard, Jules Guesde revient sur le sujet en demandant « que le congrès se prononce sur la question suivante : la lutte de classe permet-elle l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois169 ? ».

58Le nouvel amendement exclut les « circonstances exceptionnelles » et modifie le sens de la motion Delesalle : répondre non revenait à condamner la participation même dans des circonstances exceptionnelles et les non l’emportent avec 818 mandats contre 634. Les partisans de Jaurès – Confédération des Socialistes Indépendants170, POSR, FTSF, syndicats, coopératives et la plupart des fédérations autonomes – n’ont pas pu empêcher que ce vote ait lieu. Certes, l’amendement guesdiste ne fait pas explicitement référence à Millerand mais personne ne s’y est évidemment trompé, surtout pas les observateurs extérieurs171. Le résultat du vote est sans appel. Les socialistes indépendants et leurs alliés n’avaient pourtant pas ménagé leurs efforts. Le congrès avait en effet été précédé de nombreux meetings, souvent tenus par Jaurès lui-même et dans lesquels il réitérait sa confiance en Millerand172.

59Malgré tout, il faut dire que la défense de Millerand a été très improvisée. L’intervention de Jaurès ne porte pas sur le fond mais sur le fait que Guesde a manqué à sa parole de ne voter que la motion Delesalle173. Or, en rappelant les discussions internes à la commission, Jaurès a pu apparaître comme celui qui voulait empêcher les militants de prendre part à cette discussion. Le PSR a répondu « non » à la question formulée par Guesde et comme il l’avait annoncé, n’a pas voté la proposition transactionnelle. Leur position est cohérente. La logique des guesdistes est plus difficile à suivre. Ils ont à la fois considéré que la lutte de classes ne pouvait pas – donc en aucun cas, sinon le débat n’aurait pas eu lieu – permettre la participation socialiste à un gouvernement bourgeois et que cette participation était possible dans des circonstances exceptionnelles. À première vue, il y a bien contradiction. Mais les termes exacts de la proposition Delesalle, « […] des circonstances exceptionnelles peuvent se produire dans lesquelles le parti aurait à examiner la question d’une participation socialiste à un gouvernement bourgeois », n’impliquent pas nécessairement que la conclusion du parti – et des guesdistes – serait favorable à une telle participation. Après tout, l’examen de la question n’engage à rien d’autre qu’à en discuter ! Quoi qu’il en soit, les guesdistes, désormais en position de force pour avancer leurs conceptions de l’unité socialiste, n’ont plus de prétexte pour scissionner. Ont-ils profité de la majorité objective qu’ils formaient avec les délégués du PSR ? Les résolutions du congrès semblent montrer qu’ils ont effectivement poussé leur avantage sur certaines questions sans toutefois aller trop loin pour ne pas faire éclater cette toute nouvelle unité. En effet, la majorité obtenue par les révolutionnaires a refroidi les ardeurs de quelques réformistes et Jaurès doit désormais compter avec les défections des broussistes.

3. Les fédérations indépendantes après Japy

60L’unité rêvée par Jaurès est pourtant réalisée et le parti socialiste officiellement constitué même s’il s’agit plus d’une juxtaposition d’organisations et de comités que d’une fusion. Les cinq organisations nationalement constituées – ou devant l’être – dont la Confédération des Socialistes Indépendants, apparaissent toujours en tant que telles et peuvent réunir leurs propres instances. À leurs côtés, figurent des fédérations régionales et départementales autonomes, des groupes, des syndicats ouvriers et des coopératives. La résolution ne prévoit pas explicitement la mise en place de fédérations départementales communes. En revanche, elle impose des fédérations départementales ou régionales autonomes à côté des organisations constituées ce qui va précipiter le démantèlement du POF et grossir les rangs indépendants dans les mois qui suivent174. En effet, un groupe isolé doit soit adhérer à la fédération existante quelle que soit l’appartenance de celle-ci, soit fonder une nouvelle fédération en suscitant d’autres groupes175. Concrètement, cela revient à dire qu’un groupe indépendant existant dans un département où est établie une fédération du POF doit adhérer à cette fédération et grossir les rangs guesdistes ou former une fédération concurrente.

61La composition du comité général chargé de la gestion quotidienne du parti permet d’évaluer les rapports de forces. Le mode de calcul – 1 délégué pour 50 mandats – privilégie a priori la majorité POF/PSR d’autant que les fédérations autonomes doivent disposer d’un minimum de 50 mandats donc de 2500 adhérents pour avoir un délégué. Dans les faits, le comité qui s’est constitué s’est montré plus souple puisque sur un total de 48 délégués, on compte 1 représentant de l’ACR, 1 des coopératives, 6 des indépendants, 7 des fédérations autonomes, 3 de la FTSF, 15 du POF, 4 du POSR, 7 du PSR et 4 des syndicats. La majorité étant de 25 voix, il suffisait donc au POF et au PSR de rallier 4 voix allemanistes ou autonomes. Les « révolutionnaires » sortaient donc vainqueurs. Enfin, le comité général contrôle le groupe parlementaire mais ne ne lui impose pas une unité de vote et n’intervient pas dans les investitures176. C’est un compromis, la plupart des indépendants s’estimant satisfaits des deux derniers points et contestant le premier puisque traditionnellement ils estiment n'avoir de comptes à rendre qu'à leurs électeurs, pas aux militants.

62Le règlement du parti impose donc aux deux fédérations indépendantes sinon une organisation unique, au moins une entente pour désigner leurs représentants au comité général. Il montre à leur endroit moins de souplesse que pour les fédérations autonomes qui peuvent former 7 organisations distinctes177. Du 24 au 27 mars 1900, la FNSI tient son congrès national qui réunit 200 délégués de 110 groupes invités par Jaurès à constituer des fédérations départementales plurielles. Il y a certainement là le désir d’un travail en commun plus approfondi avec les différentes sensibilités mais aussi la volonté d’attirer dans les rangs indépendants, des groupes adhérents des organisations constituées178. Les débats montrent que la volonté d’unité est variable selon les orateurs. Si la sincérité de Jaurès dans ce combat semble réelle, d’autres montrent des réticences certaines179 et Fournière doit combattre Orry qui souhaitait déposer des des candidatures indépendantes dans toutes les circonscriptions, y compris contre un sortant socialiste180. Enfin, le congrès désigne les 21 membres de son comité fédéral remarquable par l’absence de personnalités nationales et par la nette suprématie parisienne, probablement dans un souci d’efficacité mais qui reflète néanmoins la réalité de l’implantation indépendante. Mais, comité aux préoccupations essentiellement parisiennes, il entrevoyait mal les enjeux du mouvement socialiste dans son ensemble.

63Le 5 août 1900, un congrès fonde la Fédération des Socialistes Révolutionnaires Indépendants de France (FSRI), fusion des deux fédérations indépendantes et résultat d’un processus de plusieurs mois entre mars et août 1900. Entre-temps, les deux fédérations avaient une délégation commune où la FNSI disposait de quatre représentants – Blondel, Jaurès, Fournière et Pasquier – et la FSR 3 – Labusquière, Colly et Heurtematte181. Les seconds couteaux cédaient la place ; Orry s’effaçait devant Jaurès ! Le congrès de la FNSI de mars 1900, avait déjà discuté des statuts d’une confédération indépendante avec des invités de la FGRSI mais sans parvenir à un accord182. Les discussions ont probablement continué sur les statuts et une solution a été trouvée le 5 août 1900183. Le nom de « Confédération des Socialistes Indépendants » comme celui de « Fédération des Socialistes Révolutionnaires Indépendants de France » qui supposent l’un comme l’autre, la réalité d’une fusion entre les deux fédérations nationales est utilisé bien avant que la fusion ait eu lieu réellement sur un plan statutaire puisqu’il est fait mention dès le mois de décembre 1899 de réunions de la Confédération des Socialistes Indépendants de France, laquelle n’existe pas encore statutairement184.

64Dans les départements, on assiste au développement de fédérations autonomes aux profils distincts. Il y a celles où les socialistes indépendants cherchent à se dégager de la tutelle d’une organisation constituée mais souhaitent conserver une ou des minorité (s) partisanes ; l’autonomie est alors le moyen de maintenir la fédération unie mais en dehors des organisations. Il y a aussi celles où existent des majorités partisanes le plus souvent guesdistes qui cherchent à conserver en leur sein des minorités indépendantes et/ou d’autres sensibilités. Il y a cependant un point commun à toutes ces fédérations autonomes : leur existence prouve la volonté de regrouper des groupes épars et illustre un réalisme qui prime sur les questions doctrinales185. Lors du premier congrès général, seules existent six fédérations autonomes départementales186. Leurs histoires et leurs situations sont très différentes. Nous pouvons ainsi distinguer les fédérations où la présence socialiste s’appuie sur un nombre conséquent de syndicats dont il est difficile d’exiger des choix partisans : les Ardennes – fondée par l’ACR après sa scission du POSR –, la Bretagne et la Côte-d’Or187 – et leurs syndicats paysans. La situation des Bouches-du-Rhône est très différente : le nombre de groupes y est plus important et la fédération existe depuis 1896188. Le POF et les indépendants représentent les principales forces depuis longtemps mais les divergences internes aux groupes sont très importantes. L’indiscipline est devenue la règle et même si la direction du POF continue à revendiquer groupes et députés, la plupart ont glissé vers une indépendance de fait. La fédération autonome de 1899 permet de dégager définitivement les élus de l’emprise du POF. Les fédérations du Doubs et de la Saône-et-Loire présentent des profils très différents, les indépendants y étant très peu présents. La constitution de la fédération du Doubs répond à la volonté de revenir sur les scissions des années 1890 entre POF et PSR de manière à constituer un front commun contre les « réformistes189 ». La même motivation est à l’œuvre en Saône-et-Loire où l’activité des « révolutionnaires » s’appuie sur des grèves très dures. La Fédération de la Seine-et-Oise est également à part peut-être en raison de sa proximité des directions nationales puisqu’on y trouve toutes les tendances190. Les militants de ce département ont conçu leur fédération comme le moyen d’éviter les déchirements sans y parvenir puisque les guesdistes retournent rapidement dans l’Agglomération parisienne. L’hétérogénéité est donc la règle et montre les possibilités qui pouvaient naître dans d’autres départements.

65Durant les années 1890, les socialistes indépendants ont appris – ou retrouvé – le fonctionnement traditionnel du mouvement ouvrier français. Les structures provisoires qu’ils créent alors ont vocation à se fondre dans un nouveau parti qui réaliserait l’unité. Cela n’empêche pas, bien entendu, le maintien des réseaux personnels qui pourront par ailleurs se révéler utiles pour peser dans un cadre unitaire. L’important ici, c’est que les élus doivent accepter un cadre plus rigide que précédemment.