1Jusqu’à la fin des années 80, nous devons définir les socialistes indépendants comme les militants qui auraient pu se trouver intégrés dans une des organisations constituées mais qui pour des raisons diverses n’y sont pas. En d’autres termes, tant que des militants socialistes cherchent à rallier des groupes extérieurs aux organisations, nous devons compter ces groupes comme étant socialistes. Les socialistes français se définissent souvent comme la « section française de l’internationale ouvrière » jusqu’à la constitution de la SFIO dont l’intitulé exact ne fait qu’entériner cette conception vivante depuis les années 70 jusqu’au xx^e siècle. Ceci montre une analogie entre le mouvement ouvrier français, que les militants nomment Le Parti Ouvrier (PO), et la section française de l’Internationale. C’est cet élargissement de l’espace socialiste qui est responsable du flou que nous constatons sur l’ensemble de la période ; et ce flou n’est que le reflet au niveau français de celui qui règne sur le plan international entre 1872, date du congrès de la Haye de la première Internationale, et 1889, date du congrès fondateur de la deuxième Internationale à Paris sous la houlette des guesdistes et des blanquistes. Entre ces deux dates, la seule organisation internationale existante est constituée des restes de l’AIT, morte officiellement lors du congrès de Philadelphie mais qui subsiste sous l’appellation de Fédération Révolutionnaire Internationale comme résidu de la fraction libertaire de l’AIT. En France ses représentants sont les membres de l’ex-fédération jurassienne1. La plupart des leaders socialistes des années 80 ont été membres de cette fédération jurassienne et ont mené avec Bakounine la bataille difficile contre Marx en 1872. Dès lors, Émile Digeon ne fait qu’essayer de convaincre ses anciens camarades de réintégrer la seule structure internationale existante des années 80. On l’aura compris, le débat change de nature après 1889. Émile Digeon a échoué et les congrès qui se déroulent à Paris en 1889 marquent la scission organique de la structure internationale. Cet événement marque le début d’une rupture définitive entre les militants libertaires et les militants socialistes. Une rupture qu’aggravent « l’affaire Boulanger », les attentats anarchistes et les congrès internationaux de Zurich et de Londres au cours des années 90.

2Les socialistes indépendants des années 1880 sont rarement des hommes nouveaux. Ils portent presque tous la marque de la Commune, de la proscription ou de la déportation. C’est la génération qui a fait ses classes sous l’Empire libéral ou celle qui a été formée à l’ombre de la proscription. Les élèves que sont Fournière et Rouanet – trop jeunes pour avoir pris une part active à l’insurrection – restent marqués par l’expérience des maîtres. L’image de la Commune si elle va s’atténuant au cours de ces années reste très présente dans la vie du mouvement socialiste français2. C’est cette génération que nous nous proposons de regarder évoluer pendant près de dix ans, en cherchant les moyens concrets qui les unissent – presse, groupes, fédérations, élus… – et en nous demandant si une même conception du socialisme et de l’indépendance les unissait. Enfin, nous verrons comment, à la faveur de ce que l’histoire à retenu comme étant « l’affaire Boulanger », émerge une nouvelle génération de socialistes indépendants venus d’horizons différents.

I. Les « homme-relais » des années 1880

3Les années 1880 constituent sur de nombreux plans, une période « à part » durant laquelle peu de militants sont a priori exclus d’un parti qui transcenderait l’ensemble des fractions. Même les alliancistes, ces « bourgeois radicaux », peuvent trouver grâce aux yeux d’un Benoît Malon. Ces militants ont tous en commun d’être en relation avec l’ensemble des réseaux par l’intermédiaire d’hommes clefs tels Digeon, Fournière, Malon, Vallès, Lissagaray, Basly… Ils quittent le mouvement socialiste dès lors que les hommes clefs, profondément unitaires, considèrent qu’il est devenu inutile de les faire participer à un congrès unitaire qui effacerait les scissions précédentes. Les relations individuelles entre militants priment ici sur toute autre considération.

1. La presse indépendante au cœur des réseaux

4Les premiers « hommes-relais » que nous étudierons sont ceux qui par leur activité – la presse – concourent à la mise en relation de groupes et de militants indépendants entre eux d’une part, et avec les autres fractions socialistes d’autre part. En haut de la pyramide, ces hommes sont au nombre de trois, ont des parcours et des origines différentes et agissent chacun au moyen d’un organe de presse spécifique. Républicain jacobin, Lissagaray est durant le siège de Paris un des hommes de confiance de Gambetta et ne rejoint les révolutionnaires qu’avec la proclamation de la Commune ; proscrit londonien dans les années 1870, il agit sur le mouvement socialiste des années 1880 par l’intermédiaire de La Bataille. Homme de lettres comme le précédent, Vallès entre de plain-pied dans la Commune révolutionnaire, retrouve Lissagaray et les proscrits français à Londres, revient comme lui en 1880, et comme lui, n’adhère pas à la FTSF. Il fonde en 1883, Le Cri du Peuple. Le profil de Benoît Malon est très différent. Adhérent de la première heure à l’AIT, ouvrier, autodidacte, Malon devient « homme de lettres » durant sa proscription. Partisan – contrairement à Vallès – d’un parti ouvrier, il est l’allié principal de Paul Brousse dans sa bataille contre Guesde avant de se séparer de lui et de la FTSF à l’été 1883. C’est par La Revue Socialiste, qu’il (re) fonde en 1885 avec des militants ayant pour beaucoup suivi son parcours, qu’il devient un point de ralliement pour les socialistes indépendants et permet à ces derniers de rencontrer – au moyen de discussions purement théoriques – les militants d’autres écoles socialistes et des radicaux avancés. Les réseaux de Benoît Malon puisent à trois sources distinctes : l’AIT de l’avant-Commune – pour les relations internationales –, la franc-maçonnerie – pour les radicaux dits « avancés » – et la FTSF qu’il a contribué à fonder. Plusieurs éléments doivent être pris en considération pour apprécier pleinement le rôle de cette presse et de ses dirigeants : les rivalités qui existent entre eux, la concurrence entre les différents journaux dont les situations financières respectives sont toujours fragiles et le jeu qu’exercent ces hommes sur les rivalités entre les différentes fractions socialistes.

5Le 10 mai 1882, Lissagaray sort le premier numéro de La Bataille Politique et Sociale qui devient le premier journal socialiste ayant vocation à regrouper plus largement qu’une fraction déterminée. Le Prolétaire ne réunit alors que les possibilistes, Le Citoyen les guesdistes et Ni dieu, ni maître ne dépasse pas le cercle restreint des militants du CRC… Au sein du mouvement ouvrier et socialiste, la situation de Lissagaray n’est pas très confortable. Il ne peut pas compter sur les directions nationales des partis pour s’imposer – il est brouillé avec presque toutes –, il n’est pas accepté par les militants qui voient en lui un intellectuel ambitieux et il ne parvient pas à grouper longtemps autour de lui des militants qui, l’entourant, lui fourniraient une certaine légitimité. Aussi, la presse n’est pas seulement pour lui une nécessité vitale – son moyen de subsistance –, elle est aussi son seul lien avec le mouvement ouvrier, le seul moyen pour lui de jouer un rôle politique. Ce qui frappe au premier abord, c’est la forte personnalisation du journal. Seul apparaît dans l’ours le nom de Lissagaray comme directeur politique ; la composition de la rédaction ne figure nulle part3. Certes, on trouve à la une des articles écrits par des possibilistes jusqu’en août 1882. En les acceptant, Lissagaray prend parti – et avec lui La Bataille – pour les possibilistes contre les guesdistes. Cette alliance privilégiée avec les possibilistes, les prises de position dans les débats et la scission de la FTSF… – contredisent sensiblement la déclaration de principe de La Bataille politique et sociale, « journal ni d’une chapelle, ni d’une secte, ni d’une école4 […] ». Une déclaration à caractère œcuménique ne peut faire oublier le mépris que l’introduction de ce texte affiche pour l’engagement politique au sein des partis. Certes, les militants des partis socialistes constitués ont pu se consoler en comprenant les mots « chapelles » et « sectes » comme autant de caractérisations des voisins, mais sur le fond, c’est bien à l’ensemble du fonctionnement du mouvement ouvrier et socialiste tel qu’il s’est organisé que Lissagaray s’oppose. De plus, les groupes ont souvent bien du mal à faire passer « leurs communications » dans La Bataille5.

6L’idylle avec les possibilistes ne survit pas à l’été. En août 1882 – nous sommes à quelques jours de la scission guesdiste – Lissagaray change d’alliés. On lui reproche d’attiser les braises de la scission imminente6, on le qualifie de « tartufe » et de « menteur7 ». Qu’il ait ou non censuré les articles des possibilistes qu’il accuse par ailleurs de « tiédeur révolutionnaire », qu’il y ait eu mensonges et calomnies ou pas, là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte en réalité, c’est que la volonté de regrouper a été de toute évidence moins forte que celle de participer à la bataille. Il est probable que la rupture soit alors le résultat d’une volonté de Lissagaray dans la mesure où on ne comprend pas bien quelles motivations auraient animé les possibilistes même si, dans les faits, ce sont eux qui démissionnent. La participation au seul quotidien socialiste ne pouvait présenter pour eux que des avantages en élargissant leur audience par rapport à leur hebdomadaire, Le Prolétaire. Lissagaray a certainement trouvé des raisons pour rallier les guesdistes mais celles-ci sont difficiles à démêler8 et surtout, cette nouvelle alliance ne dure pas plus de quelques jours ; très vite, Lissagaray est renié par les guesdistes9.

7L’équipe de la rédaction de La Bataille est donc modifiée en août 1882 sans toutefois que la nouvelle équipe figure dans l’ours. C’est alors vers des indépendants dont certains ont participé à la scission anarchiste de 1880 que Lissagaray se tourne. Crié devient un des principaux rédacteurs du journal et y développe une position très antiparlementaire10. Son éditorial du 25 septembre 1882 est d’une violence qui s’accorde mal avec l’unité nécessaire affirmée du mouvement socialiste11. Dans le même temps, les articles de Maès12 soutiennent Joffrin contre Guesde, les broussistes contre les guesdistes. De son côté, en qualifiant les possibilistes de « jésuites » et les guesdistes de « blagologues13 », Lissagaray cherche à rallier la base militante qu’il pense être unitaire14. En octobre 1882, il tente d’absorber le journal guesdiste en forçant la main à la rédaction du Citoyen. Il sort un numéro du Citoyen et La Bataille qui annonce une fusion entre La Bataille et Le Citoyen, démentie immédiatement par la rédaction de ce dernier15. Lissagaray y gagne l’élimination d’un concurrent puisque Le Citoyen disparaît très rapidement après cet épisode. Pendant quelques mois La Bataille sort sous le titre de Le Citoyen et La Bataille avant de redevenir simplement La Bataille. Lissagaray renoue épisodiquement avec les possibilistes qui sont nombreux sur la liste de La Bataille pour les élections législatives générales de 188516 et en 1890, il choisit Brousse contre Allemane. Le bilan d’une stratégie aux pans si contradictoires est de le brouiller avec les deux fractions et avec la plupart des indépendants17. L’accord avec Crié et Maès tient tout de même jusqu’à la fin de la première série du journal mais, en septembre 1887, les trois hommes sont définitivement fâchés18.

8Entre mai 1882 et juin 1886, La Bataille est donc un journal dirigé par un socialiste indépendant qui prend parti dans les débats internes au mouvement socialiste, choisit et change d’alliés, mais qui semble être, finalement, au service d’un seul maître, Lissagaray. Or, incapable de rallier les anciens communards avec lesquels le passé pèse bien trop lourd, brouillée avec la jeune génération représentée par Brousse et Guesde, La Bataille, au moins durant la première série, a bien du mal à trouver son public. Sa situation s’aggrave en 1883 avec la parution du Cri du Peuple. Lissagaray est toujours à la recherche des fonds nécessaires à la poursuite de l’expérience mais, en juin 1886, c’est la fin de La Bataille. Il faut attendre janvier 1889 pour qu’une deuxième série voie le jour, profitant à la fois de la période politique et de la décrédibilisation du Cri du Peuple. Certes, La Bataille réapparaît parce qu’il y a une urgence politique, parce que la République est en danger. Mais comment ne pas voir dans les premières lignes du rédacteur en chef dans le premier numéro du 13 janvier 1889 une sorte d’aveu d’impuissance d’un homme qui a fait le vide autour de lui quand on lit : « […] J’y entre libre, indépendant, comme autrefois avec des compagnons jeunes et de foi robuste. J’en appelle, j’en attends beaucoup d’autres19 […] » ou encore quand il lance un appel aux jeunes socialistes : « […] jeune génération débordante de vie et qui frappe impatiente aux horizons nouveaux, venez à La Bataille pour rester libre, pour comprendre et agir […] ».

9Or, cette jeune génération ne peut espérer plus de reconnaissance que les précédentes de la part de celui qui reste seul à voir figurer son nom dans l’ours du journal. Pire, à la une de ce premier numéro, aucune autre signature n’apparaît !

10La Bataille n’a pas été au cours des années 1880 un pôle de rencontre entre différents réseaux militants. Intrigues et fâcheries ont éloigné d’elle toutes les fractions socialistes. Elle n’a pas permis la constitution de réseaux propres à Lissagaray. Sur ces deux plans, La Bataille est un échec.

11Il en va différemment pour Le Cri du Peuple20 qui renaît en octobre 1883. Le projet est ancien, le titre également. Apparu le 22 février 1871, il suit les événements de la Commune du 21 mars au 23 mai 187121. C’est donc le premier numéro d’une deuxième série qui sort en ce dimanche 28 octobre 1883 sous le titre « Le Cri du Peuple, quotidien social et littéraire ». La place prédominante de Vallès dans la nouvelle publication est évidente mais s’il apparaît seul en première page comme rédacteur en chef, les « principaux rédacteurs » ont droit également à voir leur nom figurer dans le journal. Les éditoriaux sont rédigés alternativement par les membres de la rédaction de façon plus fréquente que dans La Bataille. L’impression générale est donc celle d’un quotidien bien plus ouvert, bien moins personnalisé. Pourtant, l’homme libre que veut être Jules Vallès est avant tout, comme Lissagaray, un homme seul22. Il revendique son appartenance au « Parti ouvrier » mais distingue le fait d’être dans le camp de la « classe ouvrière » et le fait d’appartenir à la classe ouvrière. Dès la fin de l’Empire, il assimile le peuple à la classe ouvrière naissante – au sens marxiste du terme23. Ce faisant, il se trouve d’autant plus éloigné de ce peuple, lui l’intellectuel à l’éducation bourgeoise. Ce sentiment de « ne pas être à sa place » aux côtés des femmes et des hommes dont pourtant il partage les espérances et les combats, peut expliquer en partie qu’il n’ait à aucun moment adhéré à la FTSF. Cela peut expliquer également sa volonté de mettre un journal à leur disposition. En effet, Le Cri du Peuple se veut dès l’origine un journal d’union socialiste. Certes, les possibilistes peuvent reprocher à Vallès leur absence dans la rédaction du journal pour laquelle il a préféré une présence guesdiste et blanquiste mais la critique ne peut aller au-delà d’une simple déception puisque Le Cri du Peuple publie les communications et les convocations des groupes possibilistes24. Les rapports entre Vallès et Lissagaray sont toujours conflictuels. À des conflits de personnes s’ajoute la concurrence réelle des journaux et des pratiques douteuses : en octobre 1883, Vallès débauche Massard et Meunier de La Bataille25. Il refuse de prêter 800 francs à Lissagaray pour sauver La Bataille26 alors que Le Cri du Peuple connaît lui un succès réel et un tirage plus que conséquent pour une feuille socialiste27. Le préfet de police de Paris estime qu’en 1884 son tirage oscille entre 15 000 et 18 000 exemplaires28. Pendant les grandes grèves de Decazeville de 1886, le tirage aurait été porté à 60 000 exemplaires29. Deux aspects – traitement suivi de l’actualité sociale et publication de feuilletons littéraires30 – peuvent certainement expliquer une partie de son succès mais en réalité, c’est plus un ensemble de facteurs qu’il nous faudrait regarder. Le fait qu’il soit le point de rencontre des militants, le lieu où s’annoncent les réunions en fait certainement partie. D’autre part, la diversité des rédacteurs rend la ligne éditoriale nécessairement plus souple que celle de La Bataille, moins orientée sur les questions internes au mouvement socialiste, plus en direction des citoyens à convaincre31. À la mort de Vallès, le 15 février 1885, c’est Séverine, son bras droit, qui prend la direction du journal. Elle tire sa légitimité de deux sources : la première réside dans les relations privilégiées qu’elle entretenait avec Jules Vallès32 depuis l’époque de la proscription londonienne ; la seconde est financière puisque son mari, le Dr Guebhardt a participé au montage financier du Cri du Peuple33. Entre le 15 février 1885 et le 1^er avril 1887, Jules Guesde devient « directeur politique » du journal mais personne ne remplace Jules Vallès au poste de rédacteur en chef. Le seul nom qui apparaît encore à la une, c’est toujours le sien, comme « fondateur ». Le Cri du Peuple reste bien celui de Jules Vallès au moins jusqu’en 1887 et le départ de la rédaction qu’il avait lui-même mise en place.

12Pour les élections législatives générales de 1885, la liste du Cri du Peuple comprend d’anciens communards et presque toutes les sensibilités socialistes à l’exception remarquable des possibilistes34. Parmi les indépendants, on note l’absence de Basly, candidat sur quatre listes radicales, et celle de Camélinat, candidat sur la liste de La Bataille et également sur quatre listes radicales. Durant la campagne électorale, les éditoriaux sont signés des mêmes plumes que du vivant de Vallès35. C’est en février 1887 que les possibilistes font leur entrée en force à la rédaction du Cri du Peuple d’une façon si brutale qu’elle provoque le départ de l’ancienne rédaction. Ils y restent jusqu’en avril 1888 provoquant une vague de défaitisme qui atteint les indépendants autour de Malon et Fournière36. L’ancien comité de rédaction du Cri, composé de guesdistes et de Fournière publie le 2 février 1887 La Voie du Peuple qui affirme constamment sa filiation avec Le Cri du Peuple en mentionnant par exemple la formule « publié par l’ancienne rédaction du Cri du Peuple » ou en reprenant à son compte les combats menés par Le Cri auprès des grévistes de Decazeville, d’Anzin ou de Vierzon37. La filiation pourtant semble s’arrêter là : le titre en lui-même est significatif d’une évolution considérable quant à la nature du journal. Il ne s’agit plus d’un cri de révolte, d’un journal ouvert aux cris des travailleurs mais d’un organe qui prétend, en ces temps difficiles, guider le peuple. La voix est devenue la Voie et cette nouvelle publication prétend à autre chose qu’à être le simple réceptacle des paroles ouvrières38. Malgré un prix identique à celui du Cri du Peuple – cinq centimes – La Voie ne survit pas à son trente-cinquième numéro mais elle a renforcé les liens entre les guesdistes, les blanquistes et les socialistes indépendants regroupés dans La Revue Socialiste. Le rôle de Benoît Malon est difficile à évaluer dans cette expérience. À aucun moment, il n’apparaît dans la nouvelle publication même si un rapport de police le mentionne comme administrateur39. S’il semble peu probable que Malon ait été un « administrateur clandestin », la présence de Fournière et celle – à partir du numéro 13 – d’Auguste Chirac, tous deux rédacteurs à La Revue Socialiste, prouvent au minimum qu’il ne voyait pas d’un mauvais œil ce nouveau quotidien.

13En avril 1888, les possibilistes sont remplacés par les blanquistes à la direction du Cri du Peuple. La une du 4 janvier 1889 présente EdouardVaillant comme « directeur politique » et le boulangiste Granger, comme « rédacteur en chef40 ». Si Le Cri du Peuple lance une souscription en faveur de la candidature Boulé41, la présence de Granger rend suspecte aux yeux des militants la position officielle antiboulangiste du journal. Comme souvent, l’acte de décès du Cri du Peuple est imprécis. Le numéro du 8 février 1889 présente un ours vide et un texte unique à la une annonçant la mort du titre42. Pourtant, on trouve deux jours plus tard un numéro 1935 du Cri du Peuple même s’il semble que pour le coup, ce soit le dernier.

14Le Cri du Peuple est la première expérience réussie de presse socialiste ayant atteint un tel tirage. Ce n’est pourtant pas le journal des socialistes indépendants qui se seraient regroupés derrière l’un des leurs. C’est bien un journal d’union socialiste – certes dirigé par un socialiste indépendant – qui n’est pas utilisé dans le but de gagner des militants à une cause « socialiste indépendante » mais à la cause socialiste dans son ensemble. Cet élément explique pourquoi, nous ne trouvons pas plus pour Le Cri du Peuple que pour La Bataille, des réseaux militants qui soient propres au journal. S’ils se retrouvent au Cri du Peuple ou à La Bataille, les militants restent avant tout ceux de la FTSF, du CRC, du POF ou de groupes indépendants. Les deux journaux sont des carrefours de communication plus ou moins efficaces entre les différentes écoles socialistes, ils ne sont pas le lieu fondateur d’une nouvelle unité ou d’une ligne politique originale qui verrait se regrouper autour d’elle des militants venus d’horizons divers.

15La place et le rôle de La Revue Socialiste diffèrent du Cri et de La Bataille. Avec une périodicité différente, un contenu moins axé sur l’actualité et plus sur les analyses de grande envergure et une audience moindre, elle n’est pas directement concurrente des deux quotidiens. Son fondateur, Malon, est un authentique ouvrier, autodidacte, dont la formation politique doit beaucoup à l’AIT. La Revue Socialiste dont il sera question ici voit le jour au début de l’année 1885 avec l’infrastructure matérielle de L’Intransigeant et le soutien financier de Vaughan. Il s’agit de la deuxième série, la première ayant vu le jour et s’étant éteinte en 1880. Malon dispose alors d’une mise de fonds suffisante pour faire vivre la revue pendant au moins deux ans « même en cas d’échec43 ». Cette publication est une chance inespérée pour lui qui peut ainsi reprendre pied au sein d’un mouvement socialiste et ouvrier dont il s’était peu à peu séparé44. Son objectif est de « sortir des sectes et chapelles »45 et il veut répondre « à un besoin de libre recherche et de tolérance bien vivement ressenti à Paris et en province46 ». Le pari est d’autant plus gagnable qu’il reçoit des abonnements dès avant la sortie du premier numéro. Le projet d’amener au sein de La Revue Socialiste, des militants et des responsables radicaux n’est pas non plus nouvelle. Dès 1881, Malon cherche à conserver voire à créer des liens entre les socialistes, les alliancistes et les radicaux47. Il reprend la même orientation en 188548 et publie l’année suivante l’intégralité d’un discours de Clemenceau, illustrant ainsi l’idée du « trait d’union ». Cette stratégie est précisée dans le premier numéro de La Revue. Certes, l’union socialiste n’est pas aisée à réaliser et bien des tendances se plaignent de ne pas être traitées de façon équitable49 avec parfois quelques raisons : les auteurs de La Revue Socialiste se recrutent principalement dans les milieux indépendants ; les possibilistes et les guesdistes y apparaissent très tardivement. C’est certainement la différence principale entre les deux séries de La Revue Socialiste : le premier numéro, daté du 20 janvier 1880 comprenait un article de Paul Lafargue et un de Jules Guesde50.

16La Revue Socialiste porte comme sous-titre « organe théorique mensuel ». C’est un outil de réflexion pas d’action et elle le reste quand Georges Renard en prend la direction en 189451. Une fois lancée La Revue Socialiste, Malon fonde, le 7 novembre 1885, une Société d’Économie Sociale pour la Revue qui se veut « ouverte à toutes les bonnes volontés socialistes sans distinction d’écoles52 ». Il semble que le pari soit tenu rapidement53. Cette société (ou Cercle) d’Économie sociale n’est pas seulement un club de réflexion de la revue mais prétend également intervenir dans les cadres militants au point d’envisager en 1888 la possibilité d’organiser son propre congrès international54.

17À la différence de Lissagaray et de Vallès, Malon est un homme de réseaux qui sait les entretenir : réseaux internationaux55 autour du Belge César de Paepe et de l’allemand Liebknecht56, réseaux libertaires autour de Digeon57, militants « écœurés des luttes personnelles58 », réseaux maçonniques issus de La Chevalerie du Travail ou du Grand Orient de France59, réseaux issus de la FTSF avec Fournière et Rouanet, ses « disciples »60… Les élèves ont également participé au développement des réseaux du maître en créant leurs propres sphères d’influence. Ainsi, le passage de Fournière en Languedoc a permis d'étendre son influence auprès des grévistes des années 1881-188261, influence qui se retrouve par la suite. Ce type de réseaux n’est pas épargné par une sorte de clientélisme très répandu alors. Durant toute sa vie, la correspondance de Fournière fait état de demandes diverses – trouver un emploi, aider une mutation, assister un malade… – qu’il s’efforce de satisfaire. Quelques demandes émanent des individus eux-mêmes mais le plus souvent, ce sont d’autres militants qui lui demandent de prendre en charge telle ou telle personne : Antide Boyer62, Clemenceau63 et Louise Michel64 comptent parmi ses solliciteurs. Cette solidarité est nécessaire pour permettre une meilleure intégration des provinciaux à la capitale. De ce point de vue, le groupe socialiste, le réseau militant fonctionne comme une famille : il est l’assurance, pour l’ouvrier marseillais qui monte à Paris, qu’il trouvera un point de chute parce que son député local – Antide Boyer – l’a recommandé à un journaliste de Paris. Les réseaux militants de Benoît Malon se renforcent également des premiers élus socialistes. Si Clovis Hugues échappe à son emprise, Boyer et Camélinat65 restent des pivots essentiels. Les négociations qui mènent à l’élection d’Antide Boyer lors des élections législatives générales de 1885 passent en grande partie par Benoît Malon en contact avec Clovis Hugues, bien sûr, mais aussi avec Clemenceau66.

18La différence est donc notable entre La Revue Socialiste et les deux quotidiens socialistes alors même que l’ambition de regrouper l’ensemble des militants indépendamment des écoles et des partis est affichée par tous. Paradoxalement, c’est La Revue Socialiste, la publication la moins orientée vers l’action qui permet une première et réelle structuration des socialistes indépendants. Elle peut bien revendiquer l’unité du mouvement socialiste, elle est avant tout, le moyen d’expression des socialistes indépendants. Elle doit moins à la diversité de sa rédaction qu’à son absence dans les débats d’actualité, dans les polémiques diverses, sa réputation de point de liaison entre les différentes fractions. La recherche théorique d’un Benoît Malon semble avoir un objectif : constituer un corpus qui puisse d’abord regrouper les socialistes indépendants comme le montrent les deux volumes de son « Socialisme intégral ». Et c’est avec cet objectif que George Renard utilise l’ouvrage du maître en 189467. Cette démarche n’a pas grand-chose en commun avec la cacophonie revendiquée du Cri du Peuple et orchestrée par des intellectuels « littérateurs », des ouvriéristes, et des guesdistes « théoriciens », pas plus qu’elle ne ressemble aux lignes éditoriales mouvantes de La Bataille, hésitant entre anarchistes et possibilistes. Démarche politique différente donc. Mais implantation tout aussi dissemblable. Les réseaux de Malon, divers, sont réels et parviennent dans une large mesure à lui survivre par l’intermédiaire de Fournière.

2. Des pôles révolutionnaires indépendants

19La scission de 1880 ne rompt pas les liens entre la FTSF et les militants libertaires parce qu’elle s’est faite essentiellement sur des questions de discipline et d’organisation du Parti. Dans les années suivantes, des militants cherchent à reconstruire l’unité. Deux hommes peuvent être considérés comme les pivots de cette démarche : Émile Digeon, militant libertaire, membre de la première internationale et Eugène Fournière, dont le rôle va en grandissant au cours des années 1880. Militant de la FTSF jusqu’en 188368, il devient avec Louise Michel, le conférencier favori des libertaires parisiens dans la deuxième moitié des années 80. Tant que ces liens subsistent, les militants libertaires, ces indépendants, comme ils se nomment alors, doivent être considérés comme une composante du Parti Ouvrier.

20Parallèlement, on assiste à des tentatives de fédération ou d’union de groupes anarchistes sans que se constitue un parti anarchiste69. S’il est difficile de définir avec précision la date à partir de laquelle ils se situent en dehors du Parti Ouvrier, quelques indices nous permettent néanmoins de l’établir entre avril 1888, date de la démission de Fournière du cercle des Égaux de Montmartre70, et octobre 1891. Jusque-là, on trouve dans les mêmes groupes indépendants des socialistes et des anarchistes71. Par la suite, les tentatives de Fournière d’établir une nouvelle fédération indépendante se réduisent à la conciliation de quelques radicaux-socialistes ou socialistes issus des organisations traditionnelles. Les anarchistes en sont définitivement exclus72.

21Entre 1880 et 1882, Émile Digeon organise des réunions de conciliation avec des membres de l’ASR, des libertaires73, des militants coopérateurs, des militants de la FTSF, des blanquistes du CRC… La tâche qu’il s’est attribuée n’est pas aisée mais il peut compter sur Crié, rédacteur à La Bataille qui maintient les anciens liens entre les libertaires parisiens, ceux de Lyon, de la Seine-Inférieure74 ou encore de Saint-Étienne75. À l’automne 1882, Digeon forme d’un comité de conciliation dont l’influence semble réelle76. Il peut désormais compter sur un nombre de groupes non négligeable sur l’ensemble du territoire et sur quelque 300 adhérents à la ligue révolutionnaire internationale des travailleurs77. À côté des tentatives de conciliation réelles qui apparaissent à Paris, chacun cherche à préserver ses clientèles. Ainsi, l’impression qui se dégage des relations entre Digeon et Narbonne est celle d’un lien quasi féodal : il va jusqu’à enjoindre ses partisans locaux à refuser la prise en compte d’un vote majoritaire en faveur du ralliement à la FTSF78. Fournière parle même d’un « fétichisme Digeonniste ».

22Au début des années quatre-vingt, les quelques groupes existants forment une alliance des groupes révolutionnaires indépendants79 au succès mitigé. Si elle parvient à intéresser 150 personnes pour un meeting en février 188480, le mois suivant, ce sont à peine 20 personnes qui y assistent81. Certes, l’admission d’un groupe dans la fédération ne peut se faire que si « tous ses membres [du groupe] acceptent le programme82 », ce qui ne facilite pas le recrutement militant d’autant que ce programme strictement anarchiste, se propose d’éloigner « le prolétariat de l’action politique par l’abstention électorale […] ». Un rapport de police du 22 octobre 1882 estime à 511 le nombre de membres affiliés à l’Alliance révolutionnaire répartis dans 11 groupes83.

23Une Union des Socialistes pour l’Action Révolutionnaire84 se forme au cours de l’hiver 1885/1886 à l’initiative du groupe du xx^e arrondissement85. Dans un premier temps au moins, le succès de l’opération est incertain. On ne compte que trois groupes adhérents86 et quelques sympathisants pour un total de 19 groupes anarchistes recensés à Paris et en banlieue87. Cette fédération de groupes est nettement moins rigide que l’Alliance des groupes révolutionnaires indépendants de 1881 et ses liens avec l’ensemble du mouvement socialiste plus fortement affirmés. Son règlement prévoit un fonctionnement pyramidal qui s’accorde mal avec les effectifs réels des groupes qui la composent. L’organisation comprend quatre niveaux : le groupe de quartier, l’union des groupes d’un même arrondissement, les secteurs regroupant plusieurs arrondissements et le Comité Central formé d’un délégué par arrondissement. Le programme, composé des deux parties traditionnelles, l’une politique, l’autre économique, est pour le moins général et laconique. Sur le plan économique, on s’y prononce pour la lutte de classes et la socialisation des moyens de production. La partie politique pose des problèmes plus importants pour les militants strictement anarchistes car elle préconise « l’action révolutionnaire sous toutes ses formes : luttes électorales, conférences, réunions publiques, manifestations, sommations aux pouvoirs publics, etc, etc.88 ». Alors que Delorme et Auguste Vaillant se prononcent contre ce règlement et refusent le soutien à une candidature de Rochefort dans leur arrondissement89, le comité central soutient la campagne de Duc Quercy90 et, pour les élections municipales parisiennes de mai 1887, Odin envisage un accord électoral avec le CRC et la FTSF dans cinq arrondissements afin de présenter un candidat de l’Union en accord avec les groupes indépendants mais sans nuire aux candidats des organisations91. Si le programme et le règlement de l’Union permettent un recrutement plus large que l’Alliance, les résultats sont loin d’être à la hauteur des espérances des initiateurs. Son principal échec est de n’avoir pas su attirer à lui les groupes des Égaux.

24Le groupe « Les Égaux du xi^e arrondissement » remonte à l’année 187692 mais il connaît quelques éclipses et se reconstitue à l’automne 188293. Son histoire est liée à celle d'Henri Ranvier94 qui utilise de vieux réseaux de l’AIT et permet aux groupes parisiens des Égaux de drainer à eux certains cercles provinciaux en Seine-Inférieure ou dans le Rhône95 via Crié et Digeon. Avant même les tentatives de fédération parisienne, Henri Ranvier est parvenu à créer un lien concret entre les différents groupes des Égaux avec la création du journal L’Insurgé, organe des groupes des xi^e, xii^e et xx^e arrondissements96. En septembre 1887, alors secrétaire des « Égaux du xi^e », il est à l’initiative de la constitution d’un « groupe central d’action révolutionnaire d’études sociales des groupes indépendants de Paris et de la banlieue » dont il devient le secrétaire97. Aux sept groupes fondateurs, s’ajoutent quatre autres groupes parisiens98 et Les Égalitaires d’Argenteuil99. Le total du nombre d’adhérents est estimé par les services de la préfecture à 300 ou 400 adhérents100. L’organisation respecte l’autonomie des groupes et le comité central a très peu de pouvoir décisionnel. Tous les militants de tous les groupes peuvent assister aux réunions centrales et participer de la même façon à la prise d’une décision qui « n’engagerait que les individualités qui l’auraient prise101 ». L’activité de la fédération se résume à une réunion mensuelle des délégués, à quelques meetings et pétitions et à la tentative de constitution d’une caisse de secours pour les socialistes arrêtés ou malades102. Les difficultés de structuration sont renforcées par les divergences sur la question électorale au point qu’une scission intervient en septembre 1888103.

25La confusion entretenue pendant ces années entre des socialistes indépendants favorables notamment à l’élaboration d’un programme politique et à une participation électorale et des militants anarchistes proprement dits est certainement une raison importante de l’échec de ce type d’initiative : l’union n’étant possible que sur un programme et un fonctionnement minimalistes. Or, l’actualité politique de la fin des années 1880 impose des clarifications. La rupture définitive entre les militants anarchistes et les socialistes indépendants tels que nous pouvons les définir alors est en marche. Dans les années 1890, si des tentatives de fédérations de même type sont mentionnées, elles regroupent essentiellement des anarchistes ; les socialistes indépendants interviennent désormais en d’autres lieux.

3. Les premiers regroupements autour des élus

26En ce début des années 1880, l’implantation électorale socialiste est trop faible pour que l’examen précis des voix et de leur répartition entre les écoles socialistes soit significatif. Il en va tout à fait différemment pour les élus qui, s’ils sont en nombre limité, n’en ont pas moins un rôle d’importance. Leur élection renforce leur assise sur leur circonscription et fausse la nature des débats parmi les militants. C’est un élément dont il faut tenir compte pour comprendre les ralliements et les départs. Indépendamment des pratiques clientélistes courantes et assises sur une tradition ancienne, l’élu est également le porte-voix de sa circonscription et parfois celui d’un conflit.

27Clovis Hugues est élu en août 1881 dans les Bouches-du-Rhône et sa victoire n’est pas le fruit du hasard. Militant de la Commune de Marseille, condamné à trois ans de prison, il retourne dans sa ville en 1875 et, en 1878, il manque de peu la députation. Le premier élu siégeant à la Chambre est membre de la FTSF qu’il quitte quelques mois après la scission de Saint-Étienne après avoir choisi les possibilistes. Or, le vote des militants avait été très serré à Marseille où les possibilistes l’avaient emporté d’une seule voix contre les guesdistes104. En choisissant un camp contre l’autre, Clovis Hugues s’était donc brouillé avec la moitié des militants de sa circonscription. En quittant la FTSF, il peut les retrouver. C’est le premier exemple de sécession d’un élu mais le processus s’est reproduit très souvent. Après le départ de Benoît Malon de la FTSF, Clovis Hugues reste en contact avec lui et ses protégés, Fournière et surtout Antide Boyer. Leur désir d’indépendance, le refus de « l’autoritarisme » de la FTSF, leur appartenance à la Franc-maçonnerie, entretiennent leurs liens. En juin 1882, Clovis Hugues est rejoint par un vieux militant, élu à la Constituante de 1848, élu de la Montagne en 1849 et élu de la Seine en 1871 : Gambon. Élu député de Cosne à la faveur d’une élection partielle, il est plus l’homme de la deuxième que de la troisième République. Certes, il est resté amarré au camp socialiste, participant aux évolutions de ce dernier tout en conservant son indépendance contrairement à son collègue Louis Blanc, renié par les socialistes.

28Les élections législatives générales des 4 et 18 octobre 1885 se font au scrutin de liste. Le plus souvent les listes socialistes regroupent presque toutes des forces et les principaux militants se présentent sur plusieurs listes ce qui rend impossible un décompte des voix, une évaluation de leur répartition entre possibilistes, guesdistes, blanquistes, indépendants ou même radicaux-socialistes. À l’automne 1885 quatre listes socialistes auxquelles il nous faut ajouter quatre listes radicales qui comptent en leur sein des socialistes indépendants participent à la campagne parisienne105 : une liste homogène de la FTSF, la liste du Cri du Peuple, celle de La Bataille et une liste dite « Congrès socialiste – candidatures féminines » qui, bien sûr, n’a pu être soumise aux suffrages des électeurs mais a obtenu le soutien des possibilistes, des indépendants, des blanquistes, des Guesdistes, des alliancistes, des radicaux et de l’inclassable Rochefort. En province, on trouve des listes indépendantes dans la Nièvre et la Somme106. Dans la Nièvre, Gambon obtient 5570 voix et perd 2500 voix par rapport au deuxième tour de 1882. Les autres membres de sa liste obtiennent toutefois des résultats honorables – 3191 voix pour Félix Pyat, 2879 voix pour Desmergès, 2859 voix pour Protot et 2800 voix pour Tillier – mais qui ne peuvent absolument pas rivaliser avec les radicaux dont les scores s’établissent autour de 20 000 voix. Dans la Somme, les résultats sont bien moins bons. Avec 1334 voix, Quesnel obtient le meilleur score de la liste et Fournière ne totalise que 1187 voix. Gambon n’est donc pas réélu et Clovis Hugues doit sa réélection à sa position sur une liste radicale et non pas socialiste. Cette tactique, qui est bien sûr contestée par de nombreux militants des organisations constituées, réussit merveilleusement aux socialistes indépendants. Lors du premier tour dans les Bouches-du-Rhône Clovis Hugues totalise 33 916 voix et Antide Boyer, candidat sur la même liste radicale, obtient 28145 voix. Ils peuvent regarder avec satisfaction la liste guesdiste dont aucun candidat ne parvient à atteindre le millier de voix. Les listes de coalition républicaine du second tour permettent l’entrée au Parlement de quelques socialistes, tous indépendants : Clovis Hugues est rejoint dans les Bouches du Rhône par Antide Boyer ; Basly107 et Camélinat, candidats sur la liste de L’Intransigeant sont élus dans la Seine. Ces quatre élus, socialistes et indépendants, sont rejoints par des hommes dont le profil est plus malaisé à saisir : Brialou élu de la Seine en décembre de la même année lors d’une élection partielle, Numa Gilly élu du Gard sur une « liste radicale-socialiste et radicale », Planteau, élu dans la Haute-Vienne sur une liste radicale-socialiste et Prudon, élu en Saône-et-Loire. Ensemble et à l’initiative d’Antide Boyer, ils forment le groupe ouvrier au Parlement108. Ils sont rejoints par de jeunes radicaux. Le programme de ce groupe parlementaire s’apparente plus au programme radical qu’au programme socialiste109. Il n’est pas question ici de suppression de « l’exploitation de l’homme par l’homme », pas question de révolution ni d’abolition du salariat. En revanche c’est un programme radical très avancé par rapport au radicalisme majoritaire dans la mesure où il prévoit une intervention de l’État dans le domaine économique, ce que se refusaient à faire les radicaux jusque-là. Les points essentiels portent sur les libertés publiques et sur la séparation de l’Église et de l’État mais ce programme revendique également des nationalisations, la transformation des monopoles en services publics contrôlés par l’administration, l’abolition de l’héritage en ligne collatérale… Des thèmes qui touchent au régime de la propriété, ce qui constitue une évolution notable. Ce groupe à la Chambre permet aux nouveaux élus d’organiser leur activité de concert : soutien aux mineurs de Decazeville en 1886110, à ceux du Pas-de-Calais en 1887111… Les nouveaux députés semblent être sur tous les fronts, organisant des réunions au profit des différentes grèves112. L’emploi du temps de Basly en 1887 montre bien cette débauche d’énergie et les réseaux qu’il tisse alors113. Par ces rencontres, il pose les bases de la fédération nationale des mineurs.

29Mais ce travail de propagande et de structuration de ces premiers élus indépendants est entravé par l’affaire Boulanger et les perturbations qu’elle entraîne. De nombreux élus perdent leur siège lors des élections de 1889. C’est le cas de Basly, de Camélinat, de Clovis Hugues – mal inspiré de quitter Marseille pour Lyon – et de Numa Gilly qui ne se représentait pas…

II. Le premier « socialisme indépendant »

30La volonté de comprendre le monde et singulièrement le fonctionnement du système capitaliste se retrouve chez la quasi-totalité des socialistes indépendants : chez Lissagaray114, Vallès115, Fournière, ou encore chez les militants des groupes des « Égaux116 ».

31Certes, chez Vallès les choses ne sont pas aisées à définir si l’on excepte la réflexion réelle qu’il mène sur son domaine privilégié, la littérature. Mais, Benoît Malon a rédigé de nombreux ouvrages et de nombreux articles qui visent à définir un socialisme tel qu’il le conçoit. Son œuvre est très instructive car nous possédons des textes et des ouvrages pour toute la période qui va de 1881 – date de parution du Nouveau Parti117 – à 1892 – publication du Précis historique118 – en passant par Le socialisme intégral en 1891119 et cela nous permet de déceler des évolution sensibles annonçant à de nombreux égards le changement de période.

32La distinction des militants du mouvement ouvrier français en marxistes et en antimarxistes ou « non-marxistes » ne nous semble pas opérante pour traiter des spécificités de groupes militants d’abord parce qu’il faudrait pour ce faire, disposer d’une définition qui corresponde à ce qu’est le marxisme entre 1880 et 1890. Cela dépasse très largement le cadre de notre travail d’autant que dans son Dictionnaire critique du marxisme, Georges Labica nous encourage à la prudence :

« Quant au contenu du marxisme, à sa ou à ses définitions, on voudra bien se reporter pour, le cas échéant, les produire, au Dictionnaire critique du marxisme, qui est le contenu de ce contenant ; et réciproquement120. »

33De plus, une telle classification des hommes ne leur autorise pas des positions puisées à diverses sources, elle ne prend pas en compte la complexité des individus, le poids de leurs histoires respectives et les inévitables contradictions de leurs pensées et de leurs actions. Il n’y a donc pas de marxistes au sens où nous aurions beaucoup de difficultés à trouver un militant qui partage l’ensemble des prises de position de Karl Marx – intégrant y compris les propres contradictions du philosophe notamment entre les différentes étapes de sa vie – pas plus que nous ne pourrions trouver un militant anti-marxiste qui en tout point s’oppose à la pensée de Marx. Souvent, nous pouvons vérifier cette affirmation de Georges Labica selon laquelle « Il n’y aura donc guère lieu de s’étonner que les deux sectes des marxistes et des anti-marxistes se laissent parfois percevoir comme des sous-ensembles de la même configuration du… marxisme121 ».

34Ce que nous trouvons en revanche, ce sont des hommes qui, anarchistes et proches de Bakounine dans leur jeunesse, cultivent toujours leur rancune envers Marx lui-même, le rendant en particulier responsable des divisions du socialisme français122 et des militants qui, de bonne foi ou non, s’opposent ou croient s’opposer à Marx sur tel ou tel point. En l’occurrence en France, les socialistes indépendants issus de la mouvance de La Revue Socialiste travaillent sur ce qu’ils considèrent être les insuffisances de Marx. Il semble vain, du moins dans ces années, de chercher une pensée socialiste proprement française et encore moins une théorie propre aux indépendants. C’est en effet essentiellement sur la pratique quotidienne, sur l’organisation de la vie politique que les socialistes français peuvent prétendre apporter des éléments nouveaux aux mouvements socialiste et ouvrier. Peut-être faut-il voir là l’influence de la multiplicité des expériences politiques françaises en un siècle. Sur le plan du socialisme désormais « scientifique », les socialistes français ne peuvent rivaliser avec la pensée allemande. Nous pourrions reprendre à notre compte cette formule de Marx à propos des socialistes européens :

« […] le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme le prolétariat anglais est son économiste (le meilleur syndicaliste) et le prolétariat français, son politicien123. »

35Politicien du mouvement ouvrier européen, le socialiste français se penche nécessairement sur son instrument premier : le parti. Les indépendants n’échappent pas à la règle. Ces « sans parti » réfléchissent donc à la constitution d’un parti où ils auraient leur place ; ils travaillent à sa composition, reprenant les débats sur les rôles respectifs des ouvriers et des intellectuels ; ils cherchent enfin à concilier le parti et la liberté individuelle et à justifier leur indépendance. Champions européens incontestés de la pratique révolutionnaire, les Français sont aussi les premiers Européens à jouer dans une démocratie parlementaire qui permet d’envisager des réformes conséquentes. Ces deux éléments expliquent en partie le poids du débat réforme/révolution. Enfin, les socialistes français peuvent prétendre à une certaine originalité en s’appuyant sur les traditions des socialistes utopistes qui les ont précédés.

1. Les raisons de l’indépendance

36Parmi les socialistes indépendants des années 1880, il y a ceux qui refusent tout cadre commun supposant une discipline, ceux qui constituent d’autres cadres, à une échelle plus réduite, et ceux qui regrettent de ne pas avoir de parti. Vallès et Lissagaray font partie des premiers, les groupes des Égaux des deuxièmes, Malon et les anciens de la FTSF des troisièmes. Ces derniers ont une expérience de parti, du traumatisme d’une scission et sont donc plus attachés à une réflexion sur le fonctionnement du parti ouvrier. N’oublions pas toutefois qu’éléments tactiques et rancunes peuvent influer sur des hommes aigris par un parcours semé de calomnies, de blâmes et d’exclusions.

37Benoît Malon n’a pas adhéré à la FTSF par hasard ou avec réticence124. Il est attaché à son organisation et partie prenante dans la bataille interne qui y fait rage en 1882 : acteur passionné et non pas observateur désabusé. Son exclusion ne peut donc pas être considérée comme une manœuvre qu’il aurait lui même orchestrée. Que s’est-il donc passé entre l’automne 1882 et l’été 1883 pour que des hommes qui montraient un tel attachement à leur parti le quittent sans espoir de retour ? Car Malon fait alors figure de concepteur du Parti, dispose des relais internationaux qui font défaut à la jeune génération. De plus, Fournière et Rouanet ont en charge la structuration du Parti dans l’Est puis dans le Sud-Ouest et Boyer dans le Sud-Est. Autant dire qu’en se séparant de ces militants, la FTSF se préparait à de sérieuses difficultés dans ces régions. Alors que la scission guesdiste n’a pas un an, Fournière et Rouanet semblent avoir été exclus de la FTSF pour réformisme125. La candidature de Fournière à une élection à Narbonne avec un programme rédigé localement en est le prétexte. Ils sont donc exclus pour avoir procédé de la même façon que Joffrin dans le xviii^e arrondissement de Paris en 1881, exclus pour s’être montrés fidèles aux positions possibilistes défendues par Joffrin, Brousse et Allemane ! Mais, en réalité, ce qui semble effrayer le comité national de la FTSF, c’est la place prépondérante qu’est parvenu à prendre Malon126. Certes, ces exclusions sont commuées en de simples blâmes par le congrès national de la FTSF qui se tient à l’automne suivant127 mais alors, le mal est déjà fait. Mis à l’index, les « malonistes » quittent la FTSF. Malon disposait des relais au sein des groupes militants de la FTSF mais pas de groupes dans leur ensemble, si bien que la scission est passée inaperçue. Quoiqu’il en soit, l’affaire dure plusieurs mois et semble les avoir fortement affectés. Certes, leurs opinions peuvent toujours varier en fonction de leurs intérêts tactiques, comme avant : quand Malon proposait de revenir à un parti « constitué de chambres syndicales128 » il révélait un retournement d’alliance – entre les futurs possibilistes et les « ministériels » contre les guesdistes – plus que le résultat d’une réflexion élaborée cherchant à évincer les « non ouvriers129 ». C’est certainement la raison pour laquelle nous trouverons souvent dans ses écrits des éléments contradictoires. Une première fois l’argument a été utilisé contre les guesdistes au tout début des années 1880 sans toutefois aller jusqu’à l’inclure dans les statuts du parti ce qui aurait porté préjudice au Docteur Brousse d’une part, mais aussi à lui-même qui, pour avoir été ouvrier, ne vivait plus alors d’une activité manuelle mais bien de ses écrits de publiciste, tout comme Guesde. Il n’est pas douteux toutefois que certains militants de la FTSF – on pense notamment à Joffrin – ont dû pousser dans le sens d’un ouvriérisme plus radical mais l’hétérogénéité sociale des groupes ne pouvait que tempérer ces velléités. En revanche, sur le fonctionnement du parti, Malon se présente toujours comme le champion du fédéralisme130 s’opposant au centralisme dont on aime à dire qu’il est représenté par les guesdistes131. Pour lui, les statuts de la FTSF, élaborés en 1882 répondent au sentiment des militants français qui ont fait leurs premiers pas au sein de la « très fédérale » fédération jurassienne132. Ces statuts, tentent de concilier à la fois l’autonomie des groupes locaux et un corpus politique relativement rigide133. De plus, l’existence de trois échelons – national avec le Comité National, régional avec les Unions Fédératives et local avec les groupes – permet aux dirigeants nationaux de jouer les groupes contre les fédérations et, selon les opportunités et les besoins, les fédérations contre les groupes. Dans l’esprit de Malon, la liberté, l’autonomie des groupes locaux n’est pas contradictoire avec l’existence d’un parti national dont la nécessité n’est pas douteuse134. En revanche, il est convaincu que le parti, s’il est une condition nécessaire au développement du socialisme, ne peut prétendre être une condition suffisante135. C’est qu’il faut bien que le parti soit insuffisant pour que les militants extérieurs au parti soient nécessaires. Nécessaires, les socialistes indépendants qui réfléchissent au sein de La Revue Socialiste et deviennent les représentants de la « flamboyante libre recherche136 ». La division est pour Malon, la principale source de ses interrogations137. On trouve chez lui la méfiance de ceux qui n’ont pas eu la possibilité d’une « instruction étendue » vis-à-vis de ceux qui ont la parole facile. Le petit groupe d’ouvriers de l’AIT composé de Malon, Camélinat et Theisz, et qui se retrouvait dans les séances des universités populaires de Jules Andrieu138 avait déjà bien perçu le danger d’une délégation qui aurait pour principale raison l’absence d’instruction.

38Si l’ouvriérisme proprement dit est devenu très marginal au sein des organisations socialistes des années 1880, en revanche, se développe chez les militants socialistes non-ouvriers le sentiment de ne pas être à leur place. Ce sentiment est particulièrement fort chez un intellectuel comme Jules Vallès. Benoît Malon est un de ceux qui cherchent à intégrer ces militants alors même qu’il affirme que l’acteur principal, voire unique, de la révolution sera la classe ouvrière. Quelle place peut être réservée à ces « militants en redingote » dès lors qu’on affirme que « le socialisme ne s’implantera que par l’avènement de la classe ouvrière au pouvoir politique139 » ? Ils peuvent regarder, encourager, soutenir, mais à quel titre prendraient-ils part à un combat qui ne serait objectivement pas le leur ? Malon poursuit, retourne le couteau dans la plaie en considérant que le parti n’est pas le produit d’une fusion entre des militants ouvriers et des militants bourgeois qui auraient fait le choix de la classe ouvrière, mais un ralliement de ces derniers aux premiers140. Et ce ralliement sans condition, cette soumission des bourgeois réfractaires au Parti Ouvrier est acceptée par un Vallès bien conscient de n’être pas à sa place lorsqu’il rédige sa profession de foi :

« Moi qui porte une redingote, je m’avance et je salue la blouse qui flotte sur le Mont-Aventin141. »

39L’opposition entre ouvriers et bourgeois s’appuie sur une définition large de la classe ouvrière, celle de Marx qui comprend les hommes qui vendent leur force de travail par opposition à ceux qui détiennent les moyens de production et achètent la force de travail d’autrui142. Vallès la réduit aux travailleurs manuels143 et par là même, il s’exclut, lui l’intellectuel, de ce parti d’ouvriers en blouse. Malon accepterait d’accueillir dans son parti ouvrier un Jules Vallès et un Prosper-Olivier Lissagaray puisqu’ils peuvent être considérés comme des travailleurs ne vivant pas du travail d’autrui144 et même des « réfractaires de la classe bourgeoise…145 » à condition qu’ils acceptent le programme politique du parti ouvrier et ses positions sur les questions économiques. Car c’est bien la question économique qui définit alors le socialisme et non plus la seule question de la nature du régime politique. La lutte des classes n’est pas affaire de politique mais d’économie. C’est ce qui permet au Parti Ouvrier de se distinguer formellement des radicaux et même des radicaux-socialistes pourtant intéressés désormais à la question sociale146. C’est l’adhésion à « La sociale » qui permet au réfractaire de s’intégrer au mouvement ouvrier, à Vingtras de partager avec Gabriel Ranvier le combat pour la Commune147. Sur ce point, Vallès et Malon sont d’accord. Certes, entrent ensuite en ligne de compte une culture différente et des réflexes sociaux étrangers et malgré une évidente bonne volonté, le Vingtras de Vallès ne peut retenir un élan de méfiance vis-à-vis de ces ouvriers148.

40Quelles que soient les raisons qui ont placé certains militants socialistes en dehors des organisations constituées, les justifications invoquées a posteriori sont souvent identiques : refus de la division149, des « sectes », des « chapelles », des éléments « doctrinaires », du « centralisme », de la « discipline »… Lissagaray n’a jamais appartenu à une organisation « disciplinée » qui disposait de la possibilité d’imposer à des individus une volonté majoritaire. Lorsqu’il présente sa candidature à Saint-Fargeau puis à Charonne en 1881150, il le fait seul, semblant considérer que son passé et sa qualité d'intellectuel lui confèrent une légitimité suffisante pour s’imposer. Cette attitude est perçue comme arrogante par les militants ouvriers qui, constitués en groupements collectifs, souhaitent choisir eux-mêmes leur candidat et prétendent imposer à des individualités le vote majoritaire au sein du groupe. Lissagaray n’a d’autre choix que de se plier à cette volonté ou de s’en séparer pour jouer sa carte solitaire. Or, l’expérience de ces années 1880 et 1881 lui apprend qu’hors des groupes, il n’y a point de salut. Ses tentatives multiples pour être accepté au sein d’un groupe socialiste local, même indépendant, connaissent toutes des difficultés. Les processus sont les mêmes que ceux que nous avons pu constater durant la proscription londonienne : moins que la volonté d’agir ensemble – et la recherche nécessaire de position commune – ce que Lissagaray semble chercher, c’est un groupe homogène et, disons-le, homogène autour de lui. Toute discussion et toute contestation aboutit toujours au même résultat : une scission151. La situation de Vallès est toute autre. L’idée même d’appartenir à un groupe lui répugne parce qu’elle suppose une discipline collective peu compatible avec la liberté pleine et entière dont il prétend jouir152. Là encore, Jules Vallès est Vingtras ; l’homme qui refuse les galons pour rester libre. Et pourtant, l’ambition de Vallès-Vingtras semble bien réelle. Il souhaite diriger, il souhaite commander. Mais il souhaite le faire sans avoir de comptes à rendre, donc sans le titre officiel, qu’il s’agisse d’un pouvoir d’ordre militaire ou d’un pouvoir politique au sens strict. Sa pauvreté ne modifie pas sa position de déclassé puisque l’appartenance à la classe ouvrière n’est pas définie par la précarité. Ni ouvrier, ni bourgeois, Vallès est bien un déclassé. Mais la liberté a un prix. Les indépendants n’ont pas de place réservée au sein du mouvement ouvrier ; ils doivent être acceptés153. Peut-être faut-il voir dans cette acceptation l’origine d’un sentiment d’humiliation qu’auraient connu certains de ces militants déclassés. Humiliation qu’ils ont certainement eu du mal à pardonner.

2. Des réformistes contre des révolutionnaires ?

41Dans les années 1880 les hommes qui posent la question du choix entre réforme et révolution ont participé de près ou de loin à la Commune. Pour avoir participé à une révolution même vaincue, ils estiment avoir la légitimité d’en parler. Parce qu’ils ont connu cette révolution manquée, ils conservent le sentiment qu’une révolution est possible mais que le prix à payer en vies humaines est élevé. De plus, l’échec électoral de 1881 pèse fortement sur l’appréciation que les militants peuvent porter sur l’utilité des pratiques électorales. La prise du pouvoir au moyen du bulletin de vote paraît alors suffisamment éloignée pour que l’idée insurrectionnelle puisse conserver les faveurs des militants et les périodes électorales sont – rappelons-le – conçues non pas comme une occasion de prendre le pouvoir ni même de gagner des élus mais comme un moment privilégié pour intensifier la propagande.

42Réformes et révolution occupent une place importante dans l’œuvre de Benoît Malon à partir des années 1880 jusqu’à sa mort. Cette question fait notamment l’objet du chapitre xii du premier tome du Nouveau Parti. Les positions qu’il défend alors resteront celles qu’il défendra tout au long de la décennie et le fait est important puisque déjà, alors qu’il est toujours membre de la FTSF, il plaide pour des réformes rapides et concrètes dans le but d’améliorer le sort immédiat de la classe ouvrière154. Le rôle de la FTSF ne se résume pas pour lui à un appareil de propagande censé préparer le peuple à la Révolution155 mais il doit prendre en compte les améliorations immédiates. La formation politique de Benoît Malon au sein des corporations ouvrières de l’AIT pèse certainement dans cette conception, la présence des chambres syndicales et l’implantation ouvrière permettant de rattacher les militants socialistes aux réalités de la vie quotidienne. En ce sens, Benoît Malon est alors un véritable possibiliste156. Pourtant, cette vision des choses est tout à fait incompatible avec l’esprit des statuts de la FTSF qui misent sur l’insurrection et non sur de petites avancées progressives susceptibles de voir le jour après une victoire électorale. Le terme de « révolution » peut revêtir deux significations différentes, chacune étant utilisée par des groupes militants différents. Selon la première définition, une révolution est assimilable à « des modifications successives qui se produisent dans les choses du monde, dans les opinions, et surtout dans le gouvernement des États157 ». La seconde assimile révolution et insurrection c’est-à-dire qu’elle ne prend en compte que les moyens des modifications et non pas leur contenu ni même leur ampleur. C’est à la première définition, celle du dictionnaire, que se réfère Benoît Malon158. Il ne choisit pas alors la méthode à utiliser puisque le choix entre les deux possibilités envisagées – le vote et le fusil – sera le fruit des « circonstances ». Pour les indépendants de La Revue Socialiste des années 1880159, il ne peut pas exister de distinction entre les militants « insurrectionnalistes » et les militants « électoralistes ». Il existe bien un camp révolutionnaire et un camp réformiste mais la frontière n’est pas déterminée par des moyens d’action mais par le fond politique, par l’ampleur des changements à réaliser au sein de la société capitaliste160. Le malentendu lié à ces approches différentes d’un même mot est une constante des polémiques du mouvement socialiste durant toute notre période et au-delà. L’épopée révolutionnaire, l’idéalisation des révolutions des pères, ceux de 1793, de 1848 puis ceux de 1871, sont des éléments qui pèsent sur la mémoire collective des militants socialistes. En renonçant aux barricades, c’est un peu à leur héritage glorieux que ces militants renonceraient. En refusant de risquer leur vie pour la révolution, ils seraient regardés comme les indignes successeurs des Gavroches morts au combat161 ! Toutefois, si la distinction entre une « révolution-insurrection » et une « révolution-transformation sociale radicale » fait l’objet de très nombreuses polémiques au sein du mouvement socialiste, lorsque les discussions se font plus sereines, l’acception courante du terme qui assimile révolution et insurrection semble assez largement partagée. Dès lors, le débat entre les partisans inconditionnels de la « lutte armée » et ceux qui ne font que s’y résoudre peut avoir lieu. En 1883, dans une lettre à Allemane, Fournière distingue les révolutionnaires – au sens « d’insurrectionnels » – « de tempérament » et les révolutionnaires « de nécessité162 » dont il dit faire partie. On trouve cette idée chez Malon et elle semble liée à l’absence de cette idéalisation romantique de l’insurrection qui rend la solution pacifique préférable163 à ses yeux, à la conviction que les transformations progressives sont possibles puisque le socialisme est présenté comme l’aboutissement naturel de l’évolution capitaliste et que l’insurrection et le sang pourraient être évités164. La victoire révolutionnaire n’est rendue nécessaire que par la résistance probable de la bourgeoisie165. Révolutionnaires, ces socialistes indépendants le sont donc par nécessité, par la force des choses, mais ils ne s’enthousiasment guère pour un processus difficilement maîtrisable et coûteux en vies humaines. Y compris chez Vallès, la révolution même idéalisée, même romanesque, n’est qu’une nécessité. Les hommes font des révolutions quand toute autre méthode a échoué, quand, nous dit Vingtras, il est trop tard166. Même chez lui, la passion révolutionnaire n’est pas exempte de contradictions. Lorsqu’ils puisent aux sources allemandes du socialisme scientifique, les socialistes français ne peuvent faire abstraction du fait que leur situation est très différente de celle de leurs homologues d’outre-Rhin. En effet, si imparfaite et incomplète soit-elle à leurs yeux, la République française est une démocratie. En tant que telle, elle leur offre des possibilités d’actions autrement plus variées ; elle leur impose également des responsabilités vis-à-vis du camp républicain dans son ensemble que ne connaissent pas les autres militants socialistes européens. Il y aurait une contradiction réelle et sans doute difficilement compréhensible pour leur base militante, et a fortiori pour leurs sympathisants, à refuser de jouer le jeu de la République, à refuser la bataille démocratique et par là, électorale. Il leur faut donc « être réformiste et révolutionnaire167 ». Malon ne reproche pas aux blanquistes d’être des révolutionnaires « insurrectionnels » mais de ne se donner comme perspective que la seule insurrection à l’exclusion des réformes concrètes possibles168. Son argument essentiel tient au caractère aléatoire et imprévisible des mouvements révolutionnaires que personne ne peut décider169. Il s’oppose ensuite aux guesdistes dans les mêmes termes.

43Peut-être faut-il voir dans les histoires et dans les compositions sociales différentes des groupes socialistes les raisons des positions divergentes sur ce point précis. Les groupes politiques basés sur un critère territorial sont une nouveauté et l’essentiel des forces militantes du mouvement ouvrier réside dans les groupes corporatifs plus réceptifs aux questions concrètes. Enfin, et ce n’est pas le moindre des arguments au pays de Descartes, Malon considère que le possibilisme au sens de « fractionner l’idéal pour le rendre possible » s’accorde avec une démarche rationnelle et pour tout dire scientifique170. La position « double » que défend Benoît Malon, lui permet de réaliser une synthèse entre les différentes positions. En ce sens, il y a bien une opinion originale de ces indépendants171, une justification à leur existence, ou, en d’autres termes, un créneau politique. Il reste à savoir si cette question importante, certes, peut s’intégrer à une pensée plus globale, à une pensée « socialiste indépendante ».

3. Un socialisme autochtone ?

44La prédominance du socialisme scientifique développé par Karl Marx en Europe a toujours profondément gêné une partie des socialistes français. À cela il y a plusieurs raisons parmi lesquelles on notera un fort sentiment anti-allemand produit de la guerre de 1870 et le rôle que joue Marx au sein de l’AIT contre les « collectivistes anti-autoritaires » alors que justement, les socialistes français d’alors sont plus proches de Bakounine que des « marxistes » allemands172. La recherche théorique d’un autre socialisme répond en partie à l’exigence de se libérer d’un socialisme que l’on préfère dire allemand plutôt que marxiste. Or, la France peut être considérée par les socialistes français comme un laboratoire ayant fourni de nombreuses expériences politiques intégrant la question sociale et ce depuis 1792. De là certainement un premier mouvement vers un « retour aux sources » permettant de caractériser un socialisme purement français et surtout de dénier au marxisme l’origine du socialisme173. Ainsi, lors de sa sortie en 1891, le premier volume du Socialisme intégral de Benoît Malon est salué par Millerand comme le texte qui permet la liaison entre le socialisme contemporain et la tradition socialiste française174.

45Dans un chapitre intitulé « Politique matérialiste », Benoît Malon présente une histoire de l’évolution de l’esprit humain qui aurait connu trois phases : une première phase sentimentale, une deuxième, rationnelle et une troisième, expérimentale175. On notera la conviction – unanimement partagée à l’époque par les socialistes français – d’un développement linéaire et finaliste de l’histoire et d’un progrès inéluctable des sociétés humaines. Il faut certainement voir là l'influence d'Auguste Comte sur Malon et mettre en relation entre la phase expérimentale de Malon et la phase positiviste de Comte176. Pourtant, c’est bien vers Karl Marx que Malon se retourne en premier chef. Le poids du socialisme scientifique semble tel qu’il ne lui est guère possible de le rejeter. Les principaux éléments de la pensée marxiste sont ainsi revendiqués par la plupart des socialistes indépendants et principalement par Malon. En effet, l’existence du mouvement et de la pensée socialiste sont indissociables de l’existence de classes sociales antagonistes, et les socialistes, ainsi que le rappelle Malon, sont les représentants d’une classe, le prolétariat177. En se posant ainsi comme les défenseurs et les représentants d’une classe sociale elle même résultante d’un système économique spécifique, ils semblent accepter sans difficulté le primat économique de l’analyse marxiste. Les socialistes indépendants ne se distinguent guère des autres groupes socialistes – y compris broussistes – dès lors qu’il s’agit de reconnaître la qualité des études économiques, théoriques et/ou philosophiques de Marx. Personne en France n’est capable de concurrencer le penseur allemand sur ce plan et Malon en est bien conscient178. Sans doute parce qu’elle donne un fondement puissant et surtout scientifique à l’action socialiste, les socialistes indépendants considèrent qu’ils ne peuvent faire autrement qu’accepter la nécessité d’une transformation économique qui devient pour eux également, une priorité179. D’une façon générale, toutes les restrictions que Malon apporte au marxisme sont précédées de louanges au philosophe allemand180. Pourtant, très vite Benoît Malon voit le danger d’une telle adhésion à la pensée marxiste. On ne comprendrait pas en effet son « indépendance » s’il se reconnaissait pleinement dans la pensée de Marx alors que l’organisation qui se réclame de ce dernier existe181 d’où les restrictions qu’il apporte à son adhésion au socialisme scientifique allemand en cherchant très tôt les failles de la pensée marxiste182. Il n’a de cesse d’en montrer les insuffisances, de sérier les domaines que le « maître » aurait pu négliger. Cette démarche qui consiste à « compléter » ou parfois à « nuancer » le marxisme se trouve chez tous socialistes français « anti-marxistes » : chez Paul Brousse183, chez Millerand quelques années plus tard184, chez Fournière185. Mais l’étude des écrits « théoriques » des socialistes français montre les difficultés d’une telle entreprise. Si Benoît Malon est l’auteur le plus prolixe, il est bien difficile de trouver dans ses lignes une pensée qui ait la cohérence des écrits de Marx. Il importe donc de relever leur adhésion au socialisme scientifique tel qu’il a été développé par Marx et de prendre en compte leur spécificité qui tient plus à la méthode envisagée – et notamment au rôle des élus – qu’à la théorie186. Pratiquement, c’est dans la mise en place du « socialisme » que nous pouvons voir le plus précisément l’originalité de la pensée indépendante. Ainsi, Malon ne renie pas le choix fait lors du congrès de Marseille du collectivisme mais il cherche à déterminer les formes que doit prendre ce collectivisme. L’aspect concret de cette démarche peut constituer une différence ou une nuance essentielle par rapport à la pensée théorique marxiste.

46La définition du collectivisme telle qu’elle apparaît sous la plume de Bertrand dans Le socialisme intégral de Benoît Malon nous permet de mieux cerner l’originalité de ce socialisme :

« Dans ses lignes générales, le collectivisme est une conception socialiste comportant :
1 : l’appropriation commune, plus ou moins graduelle, de la terre et des instruments de la production et de l’échange (cette forme d’appropriation ne devant pas succéder à la petite industrie et à la petite propriété, mais seulement à la monopolisation de ces dernières par la nouvelle féodalité financière et industrielle) ;
2 : l’organisation corporative, communale ou générale de la production et de l’échange ;
3 : la faculté pour chaque travailleur d’user à sa guise de l’équivalent de la plus-value par lui créée (autrement dit du produit de son travail) ;
4 : le droit au développement intégral pour les enfants, le droit à l’existence pour tous les incapables de travail et à l’assurance pour tous les valides d’un travail rémunérateur dans l’association de leur choix187. »

47Le premier point montre une évolution de l’équipe de la Revue Socialiste vers une position plus réformiste que les premiers écrits de Malon et peut-être plus timorée. Il est question ici d’appropriation des instruments de production et d’échanges, ce qui nous ramène assez facilement à Marx comme nous y ramène le troisième point relatif à la plus-value. Pourtant il est également question de gradation dans cette appropriation ce qui éloignerait ces socialistes de l’idée d’une révolution insurrectionnelle immédiatement envisageable. Ceci est une différence notable par rapport aux écrits du tout début des années 1880. D’autant que cet extrait nous fournit une précision quant aux rythmes à suivre. En effet, en s’appuyant toujours sur une analyse de l’évolution du système capitaliste, Bertrand éloigne la perspective du collectivisme « réalisé » puisque celui-ci ne peut que succéder à la « monopolisation » laquelle n’est qu’ébauchée en cette fin de xix^e siècle. Les socialistes indépendants ne souhaitent pas à l’évidence s’aliéner les petits propriétaires188 et préfèrent attendre que le système ait évolué seul pour régler la question de la propriété collective. Le second point laisse apparaître l’influence de l’histoire militante de ces indépendants et du rôle joué par l’AIT d’une part et par l’expérience de la Commune de Paris d’autre part. L’AIT – et notamment César de Paepe – a travaillé sur la question de l’organisation communale « de la production et de l’échange189 » et ses conclusions sont reprises par La Revue Socialiste mais aussi par les possibilistes. Notons que la formulation de Louis Bertrand ne nous permet pas de savoir si cette organisation communale et corporative constitue le but à atteindre une fois les évolutions achevées ou si elle constitue le moyen d’y parvenir. Le dernier point fait explicitement référence à des réformes immédiates notamment concernant le droit du travail. Ainsi, le socialisme des indépendants est à la fois la forme aboutie du socialisme dans des délais qui ne sont pas fixés et des revendications pour l’immédiat.

48Sur un plan philosophique, Malon cherche à concilier le matérialisme de Marx avec une dose d’idéalisme qui peut trouver son origine chez les socialistes utopistes français de la période précédente. Limité au matérialisme, le socialisme serait donc « amputé190 ». Il lui faut donc « combiner la nécessité du concours de la production avec la justice économique et les justes exigences de la liberté humaine191 ». Restait à démontrer que les « exigences de la liberté humaine » pèsent d’un poids égal à celui des exigences économiques dans l’histoire humaine. C’est certainement sur ce plan que la pensée de Malon présente une réelle originalité. Il consacre un ouvrage entier à La morale sociale. Nous y trouvons tout à tour un Benoît Malon matérialiste et idéaliste : matérialiste quand il considère la morale comme la résultante d’une situation économique et sociale192 ; idéaliste quand il voit dans l’altruisme un effet de la « grande loi d’attraction universelle » sans qu’il juge nécessaire de démontrer l’existence d’une telle loi193. On comprend dès lors que ces pages n’aient pas connu un écho retentissant chez les militants : la faiblesse de l’argumentation ne les aurait guère aidés. Tout au plus pouvaient-ils trouver dans cette phrase de Millerand tirée du socialisme intégral – « Les novateurs ne doivent pas se contenter de faire appel aux intérêts de classe du prolétariat, ils doivent aussi invoquer toutes les forces sentimentales et morales résidant dans l’âme humaine194 » – un moyen d’approcher des franges de la population peu sensibles aux démonstrations économiques. Bien qu’il semble que l’origine de cette problématique soit à rechercher chez Auguste Comte195, il nous est difficile de trouver une cohérence réelle aux écrits de Malon sur ce thème. Existe-t-il une morale préexistante à l’homme qui le guiderait vers plus de justice ? Cette morale ou plus exactement dans ce cas, ces morales, sont-elles le produit des sociétés ? Les réponses de Malon sont toujours ambiguës ce qui nous amène à penser qu’entre les deux options, il n’a jamais choisi. L’ambiguïté est d’autant plus grande que ni l’une ni l’autre des deux options n’engage le militant socialiste à la moindre action concrète. S’il y a une morale préexistante qui s’impose aux hommes, ils ne peuvent y échapper, socialistes ou non. Dans le cas d’une morale liée aux conditions sociales, nulle action humaine visant à modifier cette morale n’est envisageable en dehors des actions qui modifieraient les-dites structures sociales. Il semble que Malon ait eu pour objectif de construire une morale propre aux socialistes contredisant ainsi les deux options qu’il présente dans le corps de l’ouvrage puisque cette volonté est affichée dans son introduction :

« […] Il est de toute importance, les vieux dogmes rejetés, que nous complétions notre émancipation intellectuelle par une conception générale de la vie, synthèse des sciences servant de base à une théorique universelle des devoirs sociaux, scientifique dans son principe et humaniste dans son but. Il est de toute importance aussi que nous améliorions les rapports des hommes entre eux […]196. »

49Le « socialisme intégral », un « […] socialisme envisagé sous tous ses aspects, dans tous ses éléments de formation, avec toutes ses manifestations possibles197 », offrait aux socialistes indépendants la possibilité de se démarquer des autres écoles socialistes. La formule en effet, sous-entend que si leur socialisme est intégral celui des autres, lui, ne l’est pas. Rechercher « l’intégralité » suppose d’aborder l’ensemble des activités humaines, de ne pas négliger le poids des représentations et des sentiments et de définir un socialisme qui ne s’adresse pas aux seuls prolétaires, un socialisme qui soit capable d’intégrer toutes les composantes de la société et donc de réduire dans son action même les antagonismes de classes. Dans ses 11 rubriques, La Revue Socialiste traite tous les champs de la vie humaine, de l’économie politique et sociale au socialisme en passant par les Lettres et les Arts. En ce sens, Le Socialisme intégral peut être considéré comme le produit d’un travail collectif198. Cette démarche Malon la présente comme une critique du marxisme considéré dans sa seule approche économique199 et accusé d’avoir réduit « […] le grand mouvement socialiste à une simple question de plus-value200 ». Les rédacteurs de La Revue Socialiste considèrent que le socialisme scientifique tel que défini par Marx et Engels a coupé ses ailes au mouvement socialiste. Nous comprenons mieux le reproche en lisant les écrits de Vallès où ce souffle qu’on pourrait qualifier de romantique est toujours présent. Le Cri du Peuple se veut « social, humain, perlé de larmes ou pailleté de rires201 […] », une expression des sentiments humains ; Vallès brosse des tableaux de misère populaire qui rappellent Eugène Sue, parfois Zola202. Il est difficile de savoir si la démarche des socialistes indépendants de La Revue socialiste s’appuie sur des convictions fortes et sur un partage de ce « souffle romantique » ou s’il s’agit pour eux d’un moyen de rallier le plus grand nombre de militants possibles en jouant sur toutes les cordes, y compris les cordes sentimentales. Cela pourrait en effet, être un moyen de se concilier les bonnes grâces d’hommes comme Vallès203. La volonté de définir un socialisme pour tous semble avant tout dictée par un objectif de construction du mouvement socialiste. En dépassant le cadre de la seule classe ouvrière, les indépendants peuvent espérer améliorer leur audience et leurs scores électoraux. Cette préoccupation est visible chez Millerand lorsqu’il commente Le socialisme intégral :

« Qui ne voit qu’ainsi comprise et élargie, la doctrine socialiste a la chance d’attirer à elle beaucoup d’adeptes qui, peu tentés par l’étude aride des problèmes économiques seront touchés et séduits par les perspectives que fait entrevoir dans l’ordre moral l’application des idées nouvelles204 ? »

50Cette vision tactique était déjà présente dans le Précis historique, théorique et pratique du socialisme205. Elle constitue en partie une réponse à l’obsession de Vallès et autres « déclassés » puisqu’elle leur ouvre grand les portes.

51Les positions théoriques des socialistes indépendants français doivent être regardées de façon prudente. La nécessité de définir un espace politique qui leur soit propre et qui justifie leur indépendance pèse énormément sur les thèmes de réflexion privilégiés. D’autre part, l’argumentation repose essentiellement sur la démarche éminemment délicate qu’est l’analogie historique et le survol de l’histoire de l’humanité en trois ou quatre pages visant à démontrer le rôle de telle ou telle force au cours de plusieurs millénaires est rarement heureux. Enfin, pensé de façon quasi obsessionnelle par rapport au corpus marxiste206, le socialisme intégral en néglige pourtant un des éléments essentiels, la dialectique !

52Ce travail de recherche a moins d'importance dans les années suivantes. En effet, la fin des années 1880 annonce une nouvelle ère. La théorie passe au second plan ; l’heure est à l’action et il faut d’abord « sauver la République ».

III. Les socialistes dans la tourmente boulangiste

53Toutes les fractions socialistes sont touchées et sortent transformées par l’épisode Boulangiste. Lorsqu’il fait son entrée sur la scène politique comme ministre de la guerre du troisième gouvernement Freycinet en janvier 1886, Boulanger est considéré comme l’homme des radicaux207 qui souhaite des réformes républicaines dans l’armée, rétablit la revue militaire du 14 juillet et « s’en prend aux coteries qui font parade de leur hostilité à la République208 ». Pourtant, le bellicisme du général l’éloigne du pouvoir. Suite à l’affaire Schnaebelé et au rejet de la proposition d’ultimatum à l’Allemagne de Boulanger, le cabinet Goblet tombe, remplacé par un ministère Rouvier qui décide de se passer des services du général209. Commence alors la crise boulangiste. La popularité du général effraie très rapidement une grande partie de la classe politique. Lors d’une élection partielle parisienne qui se déroule le 23 mai 1887, Rochefort a demandé aux électeurs d’inscrire le nom de Boulanger sur leur bulletin de vote : 38 000 électeurs ont suivi la consigne. Les doutes de Clemenceau vis-à-vis du général sont visibles dès juillet 1887210 après la manifestation populaire du 8 juillet qui accompagne le départ de Boulanger pour Clermont-Ferrand. Le lendemain, La Justice réagit fortement considérant que « Les Républicains ont pour premier devoir de ne jamais exalter à ce point un individu. (et que) C’est à l’idée, à l’idée seule qu’ils doivent rendre hommage211 ». Malgré la persistance des relations entre les radicaux proches de Clemenceau et Boulanger212, cette nouvelle orientation des radicaux est entérinée par Clemenceau dans son discours à la Chambre du 11 juillet213. La peur d’un nouveau césarisme prend le dessus d’autant que l’instabilité gouvernementale s’aggrave avec le scandale des décorations. Sans être nouvelle, la succession des ministères donne le vertige. Ajoutée aux effets de la crise économique et aux aspirations déçues d’une partie du camp républicain, il y a là, de quoi alimenter un antiparlementarisme déjà latent. Dans ce climat, Boulanger sert de catalyseur à l’expression de la crise. Fin mars 1888, le général se voit « retirer » son emploi. Dès lors, le boulangisme s’organise en un comité républicain de protestation nationale pour patronner sa candidature dans toutes les élections partielles. Le 8 avril 1888, Boulanger est élu en Dordogne ; le 15 avril, il est élu dans le Nord et le 19 août, remettant son mandat en jeu, il est réélu dans le Nord, en Charente-Inférieure et dans la Somme. Les craintes de Clemenceau semblent se confirmer : le général est parvenu à grouper sur son nom des voix aussi diverses que celles des électeurs traditionnellement radicaux et socialistes mais aussi celles des électeurs bonapartistes et cléricaux. À partir de là, la résistance s’organise sous l’égide du Grand Orient de France. Le 23 mai 1888, Clemenceau, Joffrin, et Ranc sont à l’initiative de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen214. Mais la situation s’aggrave lors des élections partielles parisiennes de janvier 1889 qui font suite au décès de Hude. Boulanger totalise 245 236 voix soit 55,16 % des votants quand Jacques, le candidat républicain n’en regroupe que 36,63 % et que Boulé, candidat des socialistes, n’en obtient que 3,82 %215. Le pouvoir réagit en rétablissant pour les élections de 1889, le scrutin d’arrondissement et en interdisant les candidatures multiples. Prenant prétexte des prises de position de la ligue des patriotes à propos de l’intervention française contre Atchinoff au fort de Sagallo, le gouvernement décide des poursuites le 7 mars 1889. Le verdict est rendu le 6 avril et la ligue des patriotes est dissoute216. Le gouvernement Tirard porte l’affaire Boulanger devant la Haute Cour de Justice qui le condamne par contumace le 14 août 1889.

54Or, à l’origine du boulangisme on trouve des radicaux et des socialistes partisans de la révision217. Lorsque se constitue le 16 décembre 1887 le groupe parlementaire socialiste, les révisionnistes sont majoritaires. Rochefort, le communard, le déporté, l’évadé, est l’homme clef dans la structuration du premier mouvement boulangiste. Jusqu’au discours de Tours, le 17 mars 1889, Boulanger parvient à maintenir l’ambiguïté qui lui permet de conserver son attache populaire, d’obtenir le ralliement d’une fraction du monde socialiste et le soutien des conservateurs bonapartistes et monarchistes. Le camp socialiste se divise alors en trois groupes : les révisionnistes boulangistes qui voient là un moyen d’amorcer un processus révolutionnaire, les anti-boulangistes qui y voient un véritable danger pour la République nécessitant une alliance de toutes les forces républicaines, fussent-elles opportunistes et ceux qui, tout en refusant de soutenir un mouvement plébiscitaire, considèrent que le camp socialiste ne peut tolérer une alliance avec le reste des républicains. Entre les trois, toutes les nuances existent et les socialistes indépendants se retrouvent dans toutes ces nuances.

1. Les socialistes entre révisionnisme et boulangisme

55Tous les programmes politiques d’extrême gauche portent la révision constitutionnelle comme revendication. Cette République obtenue en catimini et qui ne doit son nom qu’à un amendement suscite dix ans plus tard, bien des frustrations. On lui reproche bien sûr son Sénat, survivance impériale, son armée permanente… Certains, au nom de ces insuffisances, vont jusqu’à souhaiter un régime fort, un autre césarisme ; au fil des polémiques, c’est le premier dérapage. Pourtant, ce que l’extrême gauche reproche en premier lieu à la République, c’est de n’avoir pas su répondre aux aspirations sociales du peuple. Sur ce plan encore, ce sont les prises de position extrêmes que l’on retient : partant d’un anticapitalisme intransigeant, d’autres socialistes se trouvent à la fin des années 1880 dans un camp nouveau : celui de l’antisémitisme ; c’est le second dérapage. Ce sont ces deux dérapages que nous devons regarder afin de comprendre les bouleversements qui atteignent alors l’ensemble du mouvement socialiste même si de la part des militants socialistes – ce qui n’est pas la même chose que les électeurs socialistes –, la résistance à la vague boulangiste semble avoir été plus grande que ne le laisserait supposer l’ampleur des débats qui suivirent entre les différentes fractions218.

56Le manifeste constitutif du groupe socialiste issu des élections de 1885, signé par des radicaux et des socialistes indépendants, est sans conteste révisionniste219. Il marque la première alliance matérielle entre les socialistes indépendants et la frange radicale la plus avancée mais il est aussi le premier signe d’une rupture au sein du mouvement radical. Le groupe fonde son organe de presse en novembre 1886 avec la parution de L’Action220 qui accueille, outre le socialiste indépendant Eugène Fournière, le possibiliste Marouck221 et le leader du POF, Jules Guesde. C’est de lui qu’émane la première campagne en faveur de la révision alors que ce thème est loin d’occuper la majorité des députés. En 1885, seuls 86 députés ont fait campagne pour la révision222. La participation de socialistes au premier mouvement boulangiste ne doit donc pas surprendre d’autant que jusqu’en 1893, les cartes d’adhérents de la fédération révisionniste républicaine rappellent l’article 1 du règlement de la fédération ainsi conçu : « la fédération révisionniste est un groupe exclusivement républicain223. » Certes, Boulanger mène, parallèlement aux activités de Rochefort, des négociations avec les bonapartistes et les monarchistes224 mais ces négociations restent secrètes au moins jusqu’au 17 mars 1889, quand Boulanger prononce à Tours un discours visant à rallier les catholiques225. De plus, les luttes d’influence au sein du mouvement boulangiste sont réelles et opposent clairement une droite et une gauche. Outre la campagne révisionniste, la perspective d’un régime fort a séduit quelques militants socialistes issus essentiellement des rangs blanquistes. La crainte du césarisme n’a visiblement pas pesé du même poids sur eux et sur les autres fractions du mouvement socialiste. La rupture au sein du parti blanquiste intervient au mois d’août 1888226. À la suite de Granger, 28 membres démissionnent du CRC, entraînant à leur suite un nombre non négligeable de militants. Pour les blanquistes les choses sont claires : boulangistes – ou partisans d’une utilisation du général – ils suivent Granger ; opposants à Boulanger – ou craignant que l’instauration d’un régime césarien ne profite guère à la Sociale – ils restent avec Vaillant au sein du CRC. Il est bien difficile de savoir si la crise du boulangisme n’est qu’un prétexte à la scission entre un courant « sentimental, utopique et statique227 » représenté par Granger et Roche et un courant incarné par Vaillant annonçant la « rencontre de la tradition babouviste et du socialisme scientifique228 » ou si en provoquant une scission chez les blanquistes, la période boulangiste convainc Édouard Vaillant qu’un parti ne peut résister à de telles crises sans un contenu théorique fort et unifiant. Dans ce cas, « la rencontre » serait plus une conséquence qu’une cause de la scission, même si les réflexions propres d’Édouard Vaillant sont antérieures et ont pu s’appuyer sur ses liens d’amitié avec Jules Guesde229.

57L’équipe du Cri du Peuple, favorable à Boulanger, constitue un piètre allié pour le général. La ligne développée très clairement par Séverine considère qu’il est possible d’utiliser le général pour vaincre les républicains opportunistes tout en projetant de se débarrasser ensuite de lui :

« Si jamais, mon général, la fantaisie vous prend de fiche la chambre à l’eau, ne vous gênez pas pour les socialistes – les socialistes ne vous gêneront pas… On s’expliquera après, voilà tout. Dans les tirs de foire je préfère l’unique lapin de plâtre […] qui est plus facile à jeter bas parce qu’il est plus "conséquent" […] aux centaines de misérables petites pipes, difficiles à viser. Ils sont au Palais Bourbon cinq cents glaireux, qui collent aux doigts et seraient le diable à dégélatiner tandis qu’un seul homme… Soyez le lapin, mon général230. »

58La position de Séverine tente de nombreux militants, même si cela ne se fait pas aussi ouvertement ni aussi systématiquement. On rappellera par exemple, qu’au sein du POF la position de Lafargue n’est pas si éloignée et que d’autre part, les exemples de Bordeaux et de Lyon montrent une alliance étrange entre les guesdistes, monarchistes et boulangistes231. Sans aller jusqu’à ces extrémités, il semble difficile, de trouver (sauf au sein de la direction de la FTSF) des hommes qui ont tenu la même position, sans hésitation entre le début et la fin de l’affaire232. En rejoignant les socialistes révisionnistes en avril 1888, Crié provoque une scission au sein de son groupe233. Le durcissement de la campagne anti-boulangiste, les attaques personnelles virulentes qui suivent ses premières déclarations notamment de la part de ses anciens camarades anarchistes ont certainement joué un rôle non négligeable dans son évolution234. Les cas d’ostracisme amenant progressivement des militants socialistes dans un camp tout à fait antagoniste sont à souligner. La conscience de ce phénomène permet d’expliquer les positions plus nuancées, plus compréhensives, cherchant à éviter les attaques et les rejets personnels que nous voyons notamment au sein de La Revue Socialiste. Le cas d’Auguste Chirac est emblématique de la façon dont peuvent se produire les dérapages qui éloignent de façon définitive certains militants du mouvement socialiste. Homme de lettres, considéré par Bertrand Joly comme le « précurseur de la littérature antisémite235 », socialiste indépendant, ami de Benoît Malon et membre de la direction de La Revue Socialiste, Chirac s’est spécialisé dans les articles économiques et financiers. Il est révisionniste, anticapitaliste236, révolutionnaire et considère qu’il faut « amener la révolution par l’organisation d’une grève générale237 […] ». Outre les réunions des Égaux238, il fréquente celles de la Fédération des Groupes Républicains Socialistes de la Seine et, en août 1887, il assiste, comme socialiste indépendant, au VIII^e congrès de l’UFC (FTSF). Il est alors un socialiste comme les autres, qui s’affiche même radicalement comme anti-boulangiste239. Ces éléments tendraient à montrer qu’en définitive, Auguste Chirac est assez représentatif d’une frange socialiste intransigeante. L’élément essentiel qui l’amène hors du mouvement socialiste n’est pas encore sur le devant de la scène : l’antisémitisme se sert également du boulangisme mais devient plus virulent à partir des années 1890. Sur ce plan, Chirac est un précurseur. Deux éléments précipitent son évolution. Le ton et l’ampleur de la polémique lancée par ses compagnons dès la publication du livre de Numa Gilly, Mes dossiers240, dont il a rédigé la préface et à l’opposé, l’attitude accueillante à son égard d’hommes comme Rochefort ou Drumont. Au sein de La Revue Socialiste, Auguste Chirac publie une série d’articles sur les questions financières et la puissance des Rothschild241 qui semble refléter la ligne éditoriale de La Revue Socialiste242. Néanmoins, ce sont moins ces articles, fruits d’études sur la structure de la propriété et sur la concentration des pouvoirs financiers, que ceux qu’il publie par ailleurs dans divers journaux et qui portent plus précisément sur les Rothschild qui le rangent parmi les antisémites. C’est après la mort de Boulanger que son évolution est la plus notable et ses amitiés passent de Jules Guesde en 1890243 à Édouard Drumont en 1892244. Il semble qu’il soit passé alors d’une conviction socialiste révolutionnaire teintée d’un antisémitisme essentiellement dirigé contre la famille Rothschild à un antisémitisme militant teinté de socialisme245. Le cadre révisionniste lui semble alors être le meilleur pour mener cette campagne246 et ce d’autant que Drumont ne ménage pas ses efforts pour attirer à lui des militants socialistes. En rendant les juifs responsables de la répression de la Commune de Paris, il se présente comme l’allié des proscrits247. Michel Winock nous parle alors d’une « astucieuse nouveauté : ameuter contre l’œuvre de la Révolution française (personnalisée par le juif) les forces populaires qui s’en réclament encore248 ». Cela nous montre là encore que les évolutions des militants sont accentuées par un rejet de la part de leur camp d’origine et d’une tactique attractive de la part des antisémites, des boulangistes et autres révisionnistes. Cet épisode est important dans le mouvement socialiste. Il n’existe pas alors de position définie sur la question de l’antisémitisme, cette clarification n’intervient qu’au moment de l’affaire Dreyfus, soit quelque dix années après la crise boulangiste. Ce qui est important, c’est que la liaison antisémitisme-boulangisme sert, du moins pour la rédaction de La Revue Socialiste, d’épouvantail à l’antisémitisme249. Ils sont opposés à l’antisémitisme parce que son pendant politique est alors représenté par un régime césarien ou monarchiste.

59L’insatisfaction face aux institutions républicaines et l’envie de sortir de la marginalité expliquent en partie l’attrait que revêt le mouvement boulangiste pour les socialistes indépendants. Outre les choix tactiques personnels, ce sont donc les frustrations exacerbées vis-à-vis du régime qui poussent certains socialistes vers Boulanger. Pas plus que la majorité des français, les socialistes n’ont à cœur de se lancer dans une aventure guerrière250.

2. Les anti-boulangistes de la concentration républicaine

60À l'opposé des boulangistes, il y a ceux qui craignent l’avènement d’un troisième Empire, ne voient pas dans le boulangisme un moyen de réformer la République dans un sens « socialiste » et pensent que le général serait difficile à abattre une fois revêtu du costume de César. On retrouve ces militants dans la Société des Droits de l’Homme qui voit le jour le 23 mai 1888 et regroupe, sous l’oeil vigilant du Grand Orient de France251, des républicains inquiets, favorables à une politique de concentration républicaine et qui se retrouvent derrière Arthur Ranc ; les radicaux fidèles à Clemenceau, les possibilistes de la FTSF et des socialistes indépendants, pour la plupart issus des réseaux de La Revue Socialiste mais auxquels il convient d’ajouter Lissagaray qui en sera le premier secrétaire général252, Camélinat253… Sur le fond, le discours reste révisionniste et réformateur254 mais ils voient en Boulanger un danger réel pour la République. Le rôle du Grand Orient de France dans la constitution d’une résistance au boulangisme commune à l’extrême gauche et à une partie du camp républicain est essentiel et impose une clarification au sein des loges255 même si l’évolution politique des loges du Grand Orient de France est déjà visible en 1885 avec la priorité donnée à la question sociale. Certes, ses travaux ne reposent pas sur une analyse globale du capitalisme et ne remettent pas en cause radicalement le système dans son ensemble. Il s’agit pour les maçons d’un prolongement naturel de l’idée républicaine, pas d’une rupture256. Malgré la présence symbolique de Lissagaray au sein de la Société des Droits de l’Homme, c’est La Revue Socialiste qui fournit le plus grand nombre de socialistes indépendants. Si certains anciens collaborateurs de Malon ont été séduits par les sirènes boulangistes257, la ligne éditoriale de la Revue est claire dès l’origine de l’affaire258. Les articles publiés montrent le refus du boulangisme mais aussi la volonté de ne pas rejeter les socialistes séduits par Boulanger, en tentant de les convaincre qu’ils font une erreur259.

61Comme le mouvement socialiste avec lequel il est alors très lié, le mouvement radical connaît en son sein de nombreuses divisions qui apparaissent d’abord au sein des groupes parlementaires. Dès avril 1888, Laguerre, Vergoin, Duguyot, Laporte, Chevillon et Susini, tous membres du comité de protestation nationale, sont exclus du groupe de l’extrême gauche à la Chambre260 et Clovis Hugues donne sa démission en signe de solidarité. En revanche, au sein du groupe socialiste, la proposition de Millerand d’exclure les partisans de Boulanger est minoritaire. Ce désaveu est à l’origine de sa démission du groupe socialiste261. Pourtant, cet échec n’entrave pas son évolution politique et sa défense de quelques thèses socialistes262. Il persiste, refuse de soutenir les opportunistes, avance des revendications sociales de plus en plus radicales, bataille contre les lois répressives… Son discours de Mâcon en mai 1889 reprend l’ensemble de ces thèmes et provoque des réactions violentes dans les rangs radicaux263. Ses difficultés avec la rédaction de La Justice264 ne sont donc pas surprenantes. Cette campagne lui permet aussi de se rapprocher d’hommes qui, comme Jaurès, partagent les mêmes inquiétudes265, les mêmes préoccupations sociales266 et la même conviction que la crise ne pourra être résolue qu’avec la révision constitutionnelle et la prise en compte de « la question sociale267 ». Les élections qui approchent renforcent encore les dissensions entre Alexandre Millerand et les radicaux menés par Clemenceau. Pour Millerand, la « discipline républicaine » n’est plus une évidence. Son opposition aux opportunistes se renforce alors même que Clemenceau choisit une tactique privilégiant l’union du camp républicain, tactique conforme aux années précédant 1880. Leurs choix tactiques diffèrent268 et une fois de plus, Millerand est mis en minorité au sein de la rédaction de La Justice269. Ses positions originales lui permettent néanmoins de développer ses propres réseaux chez les mineurs du Nord par l’intermédiaire de Basly270, à Mâcon271, à Sotteville-les-Rouen272 et bien sûr à Paris273.

62Ce qui s’amorce pendant la crise boulangiste, c’est une collaboration plus officielle entre Millerand et des hommes issus du mouvement socialiste ou du mouvement républicain. À Mâcon, Millerand se présente comme le porte-parole d’un nouveau regroupement :

« Citoyens, depuis quelques semaines, un groupe de députés indépendants, venus de tous les points de la majorité : de Lanessan, Simyan, Jaurès, Basly et tant d’autres se sont détachés de la masse du parti républicain pour affirmer une politique particulière274 […] »

63Le journal La Voix, qu’il fonde à la fin du mois de mai, permet d’autres rencontres même s’il s’agit plus d’une officialisation que d’une découverte.

64Les rangs indépendants vont se grossir aussi des militants qui quittent la FTSF. Dès la constitution de la société des Droits de l’Homme, le groupe possibiliste du xviii^e arrondissement rompt avec elle. Il faut dire que la procédure utilisée par le comité national pour faire entériner la nouvelle orientation est pour le moins cavalière : la réunion qui soumet au vote cette nouvelle stratégie a été convoquée pour un tout autre motif275 et il est naturel que des militants aient eu le sentiment qu’on leur avait quelque peu forcé la main. Du point de vue de la direction de la FTSF cependant, on comprend aisément qu’il était nécessaire de louvoyer pour faire adopter cette position qui rompt avec la stratégie traditionnelle qui stipulait « qu’aucune coalition ne peut être acceptée avec les candidats qui n’affirmeraient pas intégralement ces deux points essentiels des revendications du parti : lutte de classes et socialisation des moyens de production276 ». Il est difficile d’évaluer avec précision les effets de la stratégie choisie par la direction de la FTSF sur la structuration de la fédération. Néanmoins, les débats qui se déroulent en octobre 1890 lors du congrès de Châtellerault tendent à montrer la réalité d’un nombre conséquent de défections. Ainsi, l’UFC perd la moitié de ses groupes entre 1888 et 1890277 et encore, en comptant les nombreux groupes fictifs, essentiellement broussistes278. Les départs militants sont antérieurs à la scission de Châtellerault et n’ont donc pas profité aux allemanistes. Et cela se comprend aisément. Si, contrairement à Brousse, Allemane soutient la grève des terrassiers d’août 1888279, il reste néanmoins l’homme qui succède à Lissagaray au secrétariat général de la Société des Droits de l’Homme280 et s’il concentre ses articles dans Le Parti Ouvrier sur les questions sociales, les divergences qu’il exprime contre Brousse ne sont pas très lisibles pour les militants281. Certes, Allemane retrouve, la crise boulangiste passée, ses positions traditionnelles mais c’est bien tard et le POSR ne parvient pas à regrouper l’ensemble des militants déçus qui ont déserté282.

65Du coup, lorsque paraît le premier numéro de La Voix, Millerand peut présenter une stratégie nouvelle pour le mouvement socialiste, stratégie qui s’appuie sur l’idée que la crise boulangiste brouille à ce point les cartes que de nouvelles alliances, de nouveaux regroupements peuvent se faire jour :

« Les vieilles étiquettes sont usées, et finies les divisions classiques : une nouvelle et plus large classification des partis va s’opérer. Elle ne peut se faire que sur d’autres idées… Le moyen le plus sûr de venir à bout du boulangisme, né d’un mécontentement public, c’est de chercher dans l’étude sérieuse et active des problèmes politiques et sociaux le moyen de l’éteindre283. »

66Cette déclaration fait entrer le mouvement socialiste et essentiellement indépendant dans les années 1890. La concentration, telle que la conçoit alors Millerand, et qui lui sert de fil à plomb durant les années 1890 consiste à rassembler l’ensemble des fractions socialistes284 et à convaincre certains « républicains avancés ». Cela va bien plus loin que les déclarations de principe de La Revue Socialiste ou du Cri du Peuple, qui en se voulant « pluriels », entérinaient la division en la présentant comme le reflet de divergences politiques et théoriques fortes. Millerand, lui, cherche une synthèse qui réunirait l’ensemble des fractions285. La démarche est entièrement nouvelle et si le boulangisme n’est pas la cause première de l’évolution politique d’un Alexandre Millerand, sur ce plan au moins, il sert de catalyseur.

3. « Ni Boulanger, ni Ferry : Entre le choléra et la peste, on ne choisit pas, on n’élit pas286 […] »

67La troisième stratégie est développée par les militants antiboulangistes du CRC, conduits par Vaillant, par les guesdistes du POF et par les réseaux indépendants issus des groupes des Égaux. Pour eux, il ne peut être question d’abandonner les intérêts propres de la classe ouvrière pour la défense de la République. Si théoriquement cette stratégie peut se résumer à la formule « ni Boulanger, ni Ferry », son application pratique n’est pas sans danger. Refuser le soutien à un républicain, fût-il opportuniste, peut être interprété comme un soutien implicite à Boulanger. Les divergences entre les deux groupes de socialistes antiboulangistes résident moins dans l’affirmation ou le refus du « ni.. ni… », « ni Boulanger, ni Ferry », slogan qui peut être repris indifféremment par Jules Guesde et par Alexandre Millerand287, que dans le choix des alliés : exclusivement des socialistes révolutionnaires pour les premiers, intégrant des radicaux-socialistes pour les seconds.

68Le premier résultat tangible de l’alliance entre le CRC, le POF et les Égaux est la présentation de la candidature Boulé lors des élections législatives partielles du 27 janvier 1889. À l’origine, vaillantistes, guesdistes et militants des groupes indépendants socialistes de Paris se tournent comme la plupart des militants socialistes vers une candidature d'Hovelacque288 dont les déclarations s’accordent bien avec leurs analyses289. Cette alliance achoppe pourtant lorsque le comité pour la défense de la république rejette la candidature Hovelacque au profit de la candidature du républicain Jacques par 239 voix pour Jacques et seulement 69 voix pour Hovelacque290. Hovelacque s’inclinant devant le résultat du vote, les militants Vaillantistes, guesdistes et ceux des Égaux se trouvent contraints de soutenir la candidature Jacques, coupable de « déclarations bourgeoises291 », ou de présenter une candidature alternative. La candidature du Vaillantiste Boulé est donc décidée par 95 des 110 délégués du « congrès socialiste révolutionnaire292 » où la « ligne Cadet » n’était pas représentée. L’idée initiale était de présenter la candidature de Vaillant mais celui-ci refuse, estimant que la scission au sein du CRC la rendrait illisible, qu’il était considéré comme boulangiste par certains journaux… Moins connu, Boulé est certes blanquiste mais surtout, membre et dirigeant de la chambre syndicale des tailleurs de pierre qui s’est illustrée quelque temps auparavant dans la grève des terrassiers.

69La responsabilité des Égaux, du POF et du CRC de Vaillant n’est pas la même que celle de la FTSF en raison de leur faiblesse numérique au regard du mouvement socialiste. Les résultats électoraux des législatives de 1885 ne laissent pas supposer que ces trois groupes puissent jouer les trouble-fête dans la coalition républicaine. La direction du POF présente trois positions représentées par trois hommes : Lafargue qui ne croit pas au danger boulangiste, serait partisan d’utiliser le général et voit dans les cadettistes un ennemi véritable293 ; Deville pour qui la priorité à la défense de la République passe par une alliance de tous et Guesde, qui, pour maintenir l’unité du Parti, impose une position ambiguë qui est interprétée de façon différente selon les militants. Les Égaux quant à eux ne semblent pas concernés, comme le POF, par l’idée qu’il serait possible d’utiliser Boulanger, ou que le général ne représente aucun danger. En un sens, ils sont les partisans sans ambiguïtés de la position « ni.. ni.. ». En avril 1888 les Égaux du xi^e pensent à « s’allier à la ligue anti-plébiscitaire pour flanquer une raclée sérieuse aux boulangistes294 ». Le manifeste dit « des cercles socialistes révolutionnaires indépendants » est signé par les groupes des xi^e, xii^e et xx^e arrondissements et laisse peu de place à l’ambiguïté. L’objectif affiché reste l’union des socialistes mais le contenu du texte ressemble plus à une tentative de recrutement militant au sein de la FTSF et du CRC en s’appuyant sur les débats qui ont court dans les deux organisations. On trouve dans ce texte l’affirmation de principes généraux sur lesquels les militants concernés peuvent se retrouver – « Les indépendants déclarent que, socialistes révolutionnaires, ils sont contre le césarisme et la dictature et qu’ils ne voient de solution que dans la révolution sociale qui mettra fin à toutes les misères et à toutes les servitudes295 » – mais peu d’éléments concrets.

70Leur stratégie repose sur l’idée qu’aucun des partis ne sortira indemne de la crise boulangiste : s’il y a des militants écœurés, il y a là certainement des militants à « récupérer » parmi les déçus. Aux militants blanquistes, les Égaux rappellent l’infamie que constitue le fait de « se mettre à la remorque d’un général de pacotille qui aspire au césarisme et à la dictature » et donc de suivre la direction blanquiste tout en reconnaissant la position particulière de Vaillant296. Face aux militants possibilistes, ils insistent sur la trahison que représente une alliance avec la bourgeoisie.

71Les positions divergentes, affichées ou cachées, ont des conséquences au sein des groupes et au sein des partis. Pour certains, c’est l’occasion d’une rupture brutale ou en douceur ; pour d’autres, c’est une « goutte d’eau » qui, si elle ne fait pas encore déborder le vase, contribue fortement à le remplir. Lors d’une réunion qui se tient le 12 avril 1888, Eugène Fournière se déclare partisan d’une alliance avec les possibilistes pour combattre le danger boulangiste297. Deux semaines plus tard il est contraint à démissionner du groupe des Égaux de Montmartre298. C’est la fin d’une habitude de travail de près de dix années avec les groupes indépendants teintés d’anarchie. Dès lors, les groupes fédérés des Égaux jouent un rôle minime au sein du mouvement socialiste. Parmi leurs militants, beaucoup rejoignent les groupes indépendants de réseaux différents ou simplement cessent toute activité militante. La stratégie du « ni.. ni… » mise en œuvre par des groupes minoritaires qui n’avaient que peu d’influence sur la vie politique française, a donc eu des conséquences au sein de chacune des trois organisations. Les crises du POF et du CRC ont grossi les rangs indépendants. En leur sein, la conséquence principale est la distinction qui doit désormais s’opérer entre les anarchistes et les socialistes indépendants. Ces derniers sont donc libérés des discussions sur le rôle des élections qu’entretenaient les militants anarchistes.

4. En attendant mieux… Les élections législatives générales de 1889

72L’analyse des élections législatives générales de 1889 soulève de très importantes difficultés méthodologiques. La période se prêtant peu aux classifications rigides, nous avons été contrainte de procéder au cas par cas pour distinguer un radical d’un radical-socialiste, un radical-socialiste d’un nouveau venu dans les rangs des socialistes indépendants, un socialiste indépendant ou « divers » d’un boulangiste issu des rangs socialistes… La difficulté est d’autant plus grande qu’elle doit tenir compte de plusieurs subjectivités : celle de l’historien et surtout celle des contemporains. Pour une même étiquette « révisionniste » plaquée par Le Temps, un candidat peut ainsi être toujours considéré comme socialiste – c’est le cas de Numa Gilly, au moins au cours de ce mois de septembre – ou être renié comme Elie May. Nous avons tenu compte de l’appréciation de la presse socialiste pour intégrer ou au contraire rejeter tel ou tel candidat299. Concernant les radicaux-socialistes, les difficultés sont encore plus grandes puisque dans de nombreux cas, le changement d’étiquette n’est plus qu’une question de jours. En outre, la modification du mode de scrutin – listes départementales en 1885, uninominal à deux tours en 1889 – rend difficile toute comparaison. Enfin la faiblesse des scores socialistes et l’impossibilité totale de les connaître de façon certaine pour 1885 nous contraint à regarder les élections de 1889 comme un commencement.

73Le 22 septembre 1889, les socialistes de toutes obédiences et les radicaux-socialistes présentent 149 candidats dans 113 des 560 circonscriptions de France métropolitaine. Ensemble ils totalisent 268 954 voix pour un total de 7 995 802 votants et de 10 431 370 inscrits300 soit 3,36 % des premiers et 2,58 % des seconds. Pourtant, ils se présentaient seulement devant 2 620 649 électeurs (25 %) parmi lesquels 1 934 657 votants. Dans ces circonscriptions, la participation a été légèrement inférieure à celle constatée sur l’ensemble de la métropole : 73,85 % contre 76,63 %. Ils y ont totalisé 13,9 % des votants et 10,26 % des inscrits. Certes, les 117 candidats socialistes ne totalisent plus que 164 633 voix soit 62,33 % des voix socialistes et radicales-socialistes pour 78 % des candidats, ce qui représente 11,23 % des votants et 8,30 % des inscrits de leurs circonscriptions, 2,12 % des votants et 1,62 % des inscrits de la France métropolitaine.

74La FTSF, avec 43 candidats, arrive en tête, totalisant 52 072 voix soit 31,62 % du total socialiste. En seconde position viennent les socialistes indépendants qui totalisent 36 261 voix – 22,05 % des voix socialistes – avec 16 candidats puis les 19 candidats du POF qui totalisent 31 859 voix – 19,35 % du total socialiste –, les 7 candidats du CRC qui représentent 23 039 voix et 13,99 % des voix socialistes et enfin les 32 candidats « divers » ou « non répertoriés » qui représentent 21 402 voix et 13 % du total des voix socialistes.

75Le « rendement » des différentes écoles est très variable : avec une moyenne de 3291,28 voix par candidat, les candidats du CRC ont un rendement très au-dessus de la moyenne qui s’établit à 1828 voix. Ils devancent même les radicaux-socialistes (3163 voix en moyenne). Les socialistes indépendants arrivent en troisième position avec 2566 voix par candidat. Viennent ensuite les candidats du POF avec une moyenne de 1676 voix puis ceux de la FTSF, 1210 voix et enfin les candidats « divers » et « non répertoriés » qui atteignent difficilement 668 voix par candidat. Les 149 candidats socialistes et radicaux-socialistes sont alors présents dans 36 départements : les 43 candidats de la FTSF dans 8301, les radicaux-socialistes dans 18302, les 19 candidats du POF dans 14303, le CRC dans 4304 et les indépendants dans 9 départements305. Enfin, on trouve des candidats « divers » ou « non identifiés » dans 18 départements : huit où les candidats présentés ont obtenu des scores proches de zéro306 et 10 où les résultats ont été plus conséquents307.

76D’une façon générale, la campagne menée essentiellement sur un thème de « défense républicaine » a limité les candidatures multiples dans une même circonscription. Elles sont 26 à voir se concurrencer deux candidats socialistes ou radicaux-socialistes et 4 à voir trois de ces candidats se disputer un même siège.

77À l’issue du second tour des élections législatives, on compte 22 élus parmi lesquels onze radicaux-socialistes308, trois membres du CRC309, un élu du POF310, un élu de la FTSF311 et cinq socialistes indépendants312 même si trois d’entre-eux sont en réalité des socialistes révisionnistes raccrochés à la mouvance socialiste in extremis. Les leaders indépendants de la décennie suivante sont absents : en général, ils n’ont pas quitté leur port d’attache originel, qu’il s’agisse de la mouvance radicale-socialiste ou des partis socialistes constitués. Plus surprenante est l’absence des leaders des années quatre-vingt. Ni Benoît Malon, ni Fournière ne se sont portés candidats pour cette élection. Chacun semble chercher sa place. Pour les « républicains avancés », la crise boulangiste clôt ce que Leslie Derfler appelle « cette période intermédiaire entre le radicalisme et le socialisme313 ». Certes, seule, elle n’explique pas les ralliements au mouvement socialiste de personnalités qui lui ont imprimé leurs marques mais elle réunit les conditions de collaborations nouvelles. Les évolutions politiques des hommes sont amorcées bien avant que le général Boulanger n’apparaisse sur la scène publique, elles le furent certainement par le biais de la crise économique et sociale, de la confrontation de ces élus de la « classe moyenne » avec la classe ouvrière de Decazeville, de Montceau-Les-Mines ou de Carmaux, mais leur expression a eu besoin de cette crise qui a secoué la France politique au tournant de la décennie314.

78La période qui s’ouvre dès lors est entièrement nouvelle : le fond politique, ou théorique, sur lequel se construit le socialisme est plus homogène – quoi qu’on en dise – que dans la période précédente. La volonté de minimiser les divisions en recherchant une synthèse nouvelle sur un plan théorique est une démarche différente de celle des années 1880. Une nouvelle génération de socialistes émerge qui n’a rien à voir avec Marx et son autoritarisme réel ou supposé, tant décrié chez les socialistes français, puisqu’ils n’ont pas connu Marx ; rien à voir avec les querelles de la proscription, rien à voir non plus avec les oppositions entre jacobins du second Empire et ouvriers de l’AIT.