1La physionomie du mouvement ouvrier des années 1864-1871 présente quelques similitudes avec celle du début des années 1880. Les controverses entre différentes sensibilités – liées ou non à l’origine sociale des protagonistes – alimentent les divisions de l’extrême gauche. Aux ouvriers des corporations des années 1860 peuvent répondre les militants corporatistes de l’après-congrès du Havre ; aux républicains « avancés » intégrant dans leurs programmes strictement politiques des revendications d’ordre social répondent à la fois les militants de l’Alliance Socialiste Républicaine1 (ASR) et parfois quelques individualités des années 1880. Les débats du premier congrès ouvrier d’après la Commune – le congrès de Paris de 1876 – rappellent ceux de la section parisienne de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) des années 1864-18682. Or, il n’a fallu que trois années pour mettre en place une organisation qui dispose d’une grille d’analyse politique, d’un programme ouvertement socialiste et de principes qui tranchent radicalement avec ceux du congrès de Paris. En définitive, la gestation de la Fédération des Travailleurs Socialistes de France (FTSF) a été très rapide et les débats plus facilement tranchés que les avancées timides des années 1860. Nous pouvons donc supposer que si le processus de constitution d’un « parti ouvrier socialiste révolutionnaire » a été si rapide c’est qu’il s’appuyait sur d’autres éléments que ces trois années de discussions et de congrès, qu’il intégrait les débats et les avancées des deux décennies précédentes.

2Pourtant, l’étude, même rapide, de ces années suppose que nous prenions quelques précautions, les principales ayant trait à la terminologie. Il y a certainement de nombreuses façons – selon les époques étudiées, selon les époques auxquelles écrivent les historiens, selon les objets d’études précis des chercheurs – de comprendre et de définir les termes de « mouvement ouvrier ».

3La première définition, celle dont les contours sont les plus vastes, considère l’ensemble des courants de pensée qui se sont constitués en fonction et dans l’intérêt de la classe ouvrière. Elle serait synonyme pour la période précédant le second Empire de « mouvement socialiste ». Elle est peu opérante pour notre sujet dans la mesure où « le socialisme d’avant 1848 est en effet sur son déclin et le marxisme en voie d’élaboration n’a pas encore pénétré en France3 ».

4La deuxième définition voit dans le « mouvement ouvrier » l’organisation formelle des ouvriers sans objectif politique clairement défini. Les premières chambres syndicales nées sous le second Empire peuvent entrer dans cette définition. On parlera dans ce cas, du « mouvement ouvrier » sans que ce terme ne recouvre la « classe ouvrière » au sens politique de ce terme4.

5La troisième définit le « mouvement ouvrier » comme l’organisation formelle des ouvriers ayant une vocation politique. Les sections de l’AIT, les chambres syndicales qui y adhèrent au cours des années soixante, acceptent cette définition quels que soient par ailleurs les courants de pensée auxquels elles se rattachent. Cette définition se rapproche de l’acception courante du terme, c’est-à-dire une « action collective (spontanée ou dirigée) visant à produire un changement d’idées, d’opinions ou d’organisation sociale. Par extension, organisation, parti qui organise un mouvement social5 ». Elle correspond assez bien à celle qu’en donne Friedrich Engels en 1885 :

« Cette découverte […] était d’une importance immédiate pour le mouvement ouvrier de l’époque (1844). Communisme chez les Français et les Allemands, Chartisme chez les Anglais, cela n’apparaissait plus comme quelque chose d’accidentel qui aurait pu tout aussi bien ne pas exister. Désormais, ces mouvements se présentaient comme un mouvement de la classe opprimée des temps modernes, le prolétariat, comme les formes plus ou moins développées de sa lutte historiquement nécessaire contre la classe dirigeante, la bourgeoisie ; comme des formes de la lutte de classes6 […]. »

6On voit bien dans ce cas que ce qui est déterminant, c’est l’apparition d’une conscience de classe qui ne se retrouvait pas dans la définition précédente7.

7Enfin, la quatrième définition, celle que nous retiendrons le plus souvent, considère le « mouvement ouvrier » comme l’ensemble des organisations, des hommes, des partis etc. rassemblant des militants représentant la classe ouvrière, oeuvrant pour son émancipation, que cet ensemble soit ou non composé exclusivement d’ouvriers au sens strict du terme ou de travailleurs qu’ils soient détenteurs ou non de leurs moyens de production. Le mouvement ouvrier ainsi défini intègre les artisans – pourtant détenteurs de leurs outils de travail – et, avec plus de difficultés, les petits propriétaires exploitants agricoles. Il intègre également ceux que nous pouvons appeler les « travailleurs intellectuels ».

8Il est possible de considérer ces quatre définitions comme autant d’étapes dans la constitution de ce « mouvement ouvrier » dont une dernière serait l’aboutissement par l’existence d’un parti ouvrier. C’est en grande partie la démarche que nous adopterons. Nous étudierons les voies qui mènent de la création de chambres syndicales sans véritable conscience politique à l’adhésion à l’A.I.T., de l’A.I.T., strictement ouvrière, au moins pour ses sections parisiennes, à un processus lent mais amorcé de « fusion » avec des militants socialistes non ouvriers. Nous verrons de cette façon comment la répression qui suit la Commune de Paris interrompt brutalement cette évolution et retarde de quelques dix années la naissance d’un parti ouvrier en France puis dans quelle mesure la FTSF constitue l’aboutissement d’un processus de fusion et comment celui-ci échoue laissant la place libre à des organisations distinctes et bien sûr, à des socialistes indépendants puisque l’existence d’une ou de plusieurs organisation conditionne dans une large mesure l’existence d’indépendants.

I. Des corporations ouvrières au « Parti »

9L’histoire de la naissance de la FTSF peut donc être vue comme celle d’une fusion entre plusieurs sortes de militants : ouvriers adhérents des corporations ouvrières, militants socialistes ouvriers, militants de l’AIT – proudhoniens, collectivistes « marxistes » autour du journal L’Égalité, « collectivistes anti-autoritaires » avec Bakounine – et enfin, socialistes de professions non manuelles, les « non-ouvriers ». À eux s’ajoutent les militants qui ne peuvent, pour cas de force majeure – exil ou déportation – participer directement à ce processus parce que même absents, ils sont les héros, les martyrs de la révolution avortée et les figures de proue de la révolution à venir. De plus, l’amnistie votée en juillet 1880 les replace rapidement sur le devant de la scène politique d’extrême gauche. Ces communards sont des hommes relativement jeunes : la moyenne d’âge du comité général de la Commune est de 38 ans8 ; celle de 72 militants9 qui ont pris part aux événements à Paris ou en Province sans pour autant être élus, de 33,5 ans. Au total, sur l’échantillon global de 144 militants que nous avons pu réunir, la moyenne d’âge atteint à peine 36 ans en 1871. Beaucoup parmi eux, survivent à la Commune car si les exilés sont légion, les martyrs, parmi les chefs révolutionnaires, sont l’exception. Pour ces raisons, la coupure traditionnelle que les historiens placent en 1870, si elle a un sens évident du point de vue du régime politique dans lequel évoluent nos protagonistes, devient bien moins opérante pour l’histoire du mouvement ouvrier. Les communards jouent un rôle important dans les années 188010 et constituent le premier vivier de socialistes indépendants. Pour comprendre les choix qu’ils font alors, les amitiés fidèles ou les haines tenaces, il est nécessaire de regarder leurs relations pendant la proscription et les dernières années du second Empire.

1. Internationaux, socialistes et jacobins : travaux d’approche

10Parti d’une volonté impériale de s’attacher les ouvriers, le processus de création de chambres syndicales se détache progressivement du régime en intégrant ici et là, quelques éléments empruntés à diverses pensées socialistes. Il est possible de considérer le « Manifeste des soixante » du 17 février 1864 par lequel s’affiche la volonté d’avoir des ouvriers représentant les ouvriers dans les instances du pouvoir comme une première étape précédant la constitution formelle de l’AIT. Si les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances – Tolain n’obtient que 424 voix lors des élections complémentaires de Paris – ils marquent néanmoins l’irruption sur la scène politique de la classe ouvrière proprement dite. Toutefois les activités politiques restent marginales et les associations qui se regroupent le 28 septembre 186411 au sein de l’AIT se préoccupent avant tout de mettre en place des sociétés de secours, de financer et d’aider les grèves12.

11À propos des premières années de la section française de l’AIT, Jean Bruhat parle d’un socialisme qui « s’ouvriérise13 » mais peut-être serait-il plus juste de parler d’un ouvriérisme qui se teinte lentement de socialisme. L’adhésion progressive de chambres syndicales à l’AIT peut être considérée comme l’expression de cette marche du mouvement ouvrier en direction du socialisme. Certes, cela ne concerne qu’une frange infime des adhérents des chambres dans la mesure où il n’y a pas d’automatisme et qu’en la matière le poids ou l’aura d’un dirigeant syndical peut parfaitement remplacer une conviction politique bien établie. De plus, ces adhésions ne se font pas sous le sceau d’une même école : fouriéristes, proudhoniens, collectivistes dits « anti-autoritaires », partisans de Karl Marx, toutes les nuances sont présentes dans cette première période de l’AIT14. L’attitude des délégués français au congrès de Bâle de 1869 sur la question essentielle de la propriété montre qu’il n’existe pas d’unité théorique de la section française. En effet, trois délégués votent contre la proposition d’abolition de la propriété privée du sol, sept s’abstiennent et cinq votent pour15. De plus, il serait réducteur d’attribuer ces votes différents à des groupements politiques bien définis. Si toutes les influences peuvent se faire sentir chez ces militants, il faut également prendre en compte le fait que les positions qui sont affirmées peuvent ne pas correspondre à une adhésion consciente et totale à des écoles de pensée. L’introduction des débats plus politiques se fait progressivement16 surtout dans ce qu’on a coutume d’appeler « la phase collectiviste » de l’AIT qui s’ouvre à partir des procès intentés aux dirigeants parisiens en 186817. Quelques années ont donc été nécessaires avant que le 20 octobre 1869, lors d’un meeting, Varlin affiche ouvertement la vocation politique le l’AIT18, produit sans doute des réflexions internes à l’AIT19 et des liens qui se forgent – quoique non sans frictions – avec les milieux républicains avancés et les leaders socialistes. L’ouvriérisme d’une partie des socialistes français que nous retrouvons dans les discussions des années 1880 ne constitue pas une nouveauté et fait débat dès la constitution de la section française de l’Internationale. Pourtant à Paris, les positions, souvent exprimées par Varlin, évoluent. Alors qu’on refusait l’adhésion des « non-ouvriers », en 1865, on les accepte mais en leur déniant le droit d’exercer des responsabilités20. De plus, le bilan négatif des candidatures ouvrières de 1864 fait progresser l’idée d’un candidat des ouvriers qui ne soit pas ouvrier. Pour l’élection partielle parisienne du 21 novembre 1869, les internationaux présentent donc Henri Rochefort. Cette position, contrevenant aux principes édictés quatre ans plus tôt par la section parisienne de l’AIT constitue un précédent. Dès lors que l’on a choisi Rochefort en raison de sa popularité et de ses moyens de propagande – notamment par son journal, La Lanterne – alors qu’il n’était pas ouvrier, il devient difficile d’écarter des responsabilités les militants « républicains avancés » et autres « francs-parleurs21 ». Ce n’est qu’un début, et dans les faits, la candidature de Rochefort comme l’alliance ouvriers/intellectuels restent symboliques. L’AIT a également présenté ses propres candidats ce qui ouvre la possibilité d’une campagne commune à des militants ouvriers et à des militants « non ouvriers ». Le programme et le manifeste d’Émile Aubry, candidat de l’AIT à Rouen cherche même à intégrer la « petite bourgeoisie » considérée comme « distributrice de production nationale » tout en affirmant la spécificité d’une classe ouvrière qui doit s’opposer à la bourgeoisie22 ! Les liens des intellectuels avec la section française de l’AIT se renforcent après l’élection de Rochefort en novembre 1869. Celui-ci finance un journal, La Marseillaise, dont le premier numéro paraît le 19 décembre 186923 et où peut s’exprimer l’AIT. Varlin s’y fixe un double objectif : renforcer le caractère « collectiviste anti-autoritaire » de la rédaction c’est-à-dire limiter les positions des républicains non-socialistes et faire progresser, au sein de la fédération française de l’AIT, l’orientation de Bâle24.

12Parallèlement, les intellectuels socialistes ou « républicains avancés » agissent dans deux directions : la presse et des conférences, à l’origine « non-politiques », qui permettent néanmoins de diffuser dans les faubourgs parisiens les prémices des doctrines socialistes. Conçue pour permettre l’expression des corporations ouvrières, la loi du 10 juin 1868 est très vite contournée pour l’organisation de discussions politiques25. Ceux qui l’inspirèrent l’utilisèrent mais à d’autres fins que celles initialement prévues. Les ouvriers, et singulièrement les dirigeants parisiens de l’AIT, sont très présents dans ces réunions et représentent 40 % des condamnations « pour fait de parole26 ». Le caractère strictement politique de ces réunions est à ce point visible qu’en novembre 1868, le préfet de police alerte son supérieur. Ces conférences ne mettent pas seulement en relations les ouvriers de l’AIT avec des intellectuels socialistes – principalement blanquistes – ; elles créent également des liens entre ces socialistes et les républicains (ou jacobins) même si peu de réunions regroupent l’ensemble des courants : la salle des Folies-Belleville permet la discussion entre blanquistes et jacobins27, la salle Molière voit se tisser les liens entre les jacobins et l’AIT, celle de la Marseillaise assure la liaison entre blanquistes et militants de l’AIT. La faiblesse des doctrines des uns et des autres et la « politisation » de l’AIT ont certainement facilité ces échanges. Dans ces conditions, les limites à l’action, imposées par l’ouvriérisme majoritaire dans les sections parisiennes de l’AIT, interrogent plusieurs de ses membres. Avec ces réserves, l’AIT ne peut espérer seule représenter le « parti » socialiste et un nouveau mode de structuration doit être envisagé28. Varlin distingue alors très nettement ce qui relève des corporations – nous pourrions dire des syndicats – et ce qui relève de l’organisation politique. Autrement dit, il semble ne plus reconnaître la fonction politique des corporations – et donc des corporations de l’AIT – contrairement à ce qu’il affirmait quelques mois plus tôt29. Il existerait donc deux domaines distincts : un domaine économique et social qui serait celui des corporations et qui – l’idée ici est importante – échapperait à l’action et donc aux décisions politiques ; un domaine politique dont on voit mal la délimitation si ce n’est qu’il lui échoit la représentation politique. Or, Varlin, avec une telle analyse est confronté à deux difficultés. La première a trait à la définition des domaines respectifs de la politique et de « l’organisation de la production et de l’échange ». On ne comprend pas, en effet, qui par exemple rédigera la partie économique et sociale d’un programme électoral si ce thème est une chasse gardée des corporations, lesquelles abandonnent la représentation politique aux groupes locaux et géographiques. La seconde pose la question de l’articulation entre les deux domaines d’action sur un plan organisationnel. Ainsi, quand débute la Commune de Paris, les internationaux n’ont pas défini clairement leurs positions et leur positionnement vis-à-vis des groupements politiques.

13Organisation d’un type nouveau, à base professionnelle, l’AIT n’évince pas pour autant les organisations socialistes qui préexistaient et notamment les blanquistes même si ces derniers posent un triple problème. Comme les autres militants socialistes non ouvriers, ils se heurtent à l’ouvriérisme de l’AIT et leur mode de fonctionnement, en société secrète, correspond assez mal à la réalité du militantisme au sein de l’Internationale où la pluralité des positions encourage plutôt à accepter des groupements hétérogènes. Enfin, leur recrutement par cooptation a probablement suscité des réserves de la part de militants très attachés à des principes démocratiques stricts tels que les mandats impératifs ou les élus révocables30. Malgré ces handicaps, et tout en maintenant une organisation de type « société secrète » qu’ils restructurent à partir de 1865 et qui atteint quelques 800 membres31, les blanquistes parviennent à faire accepter un certain nombre d’entre eux dans les sections de l’AIT32. À Paris, les premiers groupes sont essentiellement composés d’étudiants et d’intellectuels33 mais dans les dernières années de l’Empire ils gagnent des militants parmi l’élite ouvrière34. Les réunions communes aux étudiants et aux ouvriers permettent une meilleure fusion de ces deux groupes et l’envoi d’une délégation blanquiste « mixte » lors du congrès de Genève de l’AIT35.

14De ces contacts tissés au cours des années soixante, pourrait naître un parti socialiste ou un parti ouvrier avec non seulement les militants ouvriers proprement dits mais aussi des « intellectuels » blanquistes ou « socialisants » comme Lissagaray. Dès mai 1870, Karl Marx insiste sur la nécessité d’un élargissement de la base sociale de l’AIT36. Et c’est bien l’élément essentiel de cette période, celui que fait disparaître pour un temps, la répression de la Commune37. Il s’est bien passé quelque chose d’important au cours de ces dernières années. Les élections du 26 mars 1871 et les élections partielles du 16 avril consacrent cette évolution et la fusion des différents groupes. Sur les 78 membres que compte alors la Commune, on dénombre 42 internationaux38 qui côtoient les « militants politiques ».

2. Des mouvements ouvrier et socialiste décapités

15La renaissance relativement rapide d’un mouvement ouvrier – au moins parisien – dès les premières années qui suivent la Commune peut permettre de dire que « la Commune n’a pas créé de coupure dans l’évolution du mouvement ouvrier à Paris39 » dans la mesure où elle revêt des formes connues, celles que nous avons pu noter dans la première moitié des années soixante. En revanche, l’élimination des leaders de l’AIT, de ceux qui avaient emporté une majorité « collectiviste anti-autoritaire » contre les proudhoniens lors du congrès de Bâle, qui avaient travaillé avec les militants blanquistes dans le cadre de la Commune, n’est pas sans conséquence sur les évolutions qui se dessinaient et qui ont été stoppées radicalement avec la répression. Au cours des années 1860, les modérés avaient vu leur place se restreindre progressivement au sein de la section française de l’AIT. La répression qui touche les plus avancés des militants inverse à nouveau le rapport de forces entre modérés et collectivistes. Les premiers, aidés par Tolain – exclu par le conseil fédéral de l’Internationale 12 avril 187140 –, reprennent l’avantage. Le congrès de 1876 montre que les débats sur l’ouvriérisme sont revenus à leur point de départ, celui de 1865.

16L’étude de la proscription fait apparaître des militants déboussolés et déchirés, des « naufragés sur un radeau41 » selon l'expression de Jules Vallès. De ces regroupements, de ces scissions et de ces rancœurs un certain nombre de militants se dégagent. De plus en plus isolés, ils forment le noyau d’un premier socialisme indépendant. Les rapports de police regorgent de détails sur les vilenies auxquelles fait allusion Engels42 au point de constituer, au moins pour ce qui est de la proscription londonienne, le principal corpus d’informations dont nous disposons sur les activités de ces exilés. Si certains faits relatés par les rapports de police semblent être le produit soit de calomnies orchestrées à des fins de division de la proscription, soit de rancunes personnelles dont les fils sont très difficiles à démêler, d’autres semblent avoir été avérés43. C’est donc à Londres, qu’on se dispute le plus44 et dès 1872, une part très importante des réunions de proscrits est consacrée à ces discussions qui ont peu à voir avec la politique. Mis en cause, Lissagaray démissionne45, suivi de Camélinat46 puis de Jules Vallès47. Le Comité Général de l’Internationale peut bien tenter « d’escamoter, du moins aux yeux du monde, les dissensions internes », la situation ne fait qu’empirer. En août 1877, les rares proscrits qui n’avaient pas eu vent des rumeurs qui circulaient ne peuvent plus les ignorer48. Les communards déportés en Nouvelle Calédonie ne sont pas épargnés par cette ambiance détestable49. Un des premiers motifs de dissension entre communards, qu’ils soient exilés, déportés ou transportés est lié à la différence de leurs situations respectives et à l’injustice qui leur paraît en découler. On fustige les exilés, ceux qui ont échappé aux « Versaillais » en les accusant de lâcheté voire de compromission50. Ils deviennent suspects. En Nouvelle Calédonie même, tout semble concourir à dresser les hommes les uns contre les autres. Sans même parler de l’attitude des prisonniers de droit commun à l’égard des communards, la classification des forçats, la multiplicité des statuts est source d’animosité51. Les forçats côtoient également les communards condamnés à la déportation simple et il est probable qu’ils n’aient pas tous eu l’attitude bienveillante qu'Allemane nous dit avoir adopté face à cette diversité des peines52. D’ailleurs, le même Allemane montre son amertume à l’encontre de Jourde qui vient de s’évader53. Et quand ce ne sont pas les rancunes de ceux qui sont restés, ce sont les ambitions des proscrits qui jouent contre les évadés. Celui qui a réussi à fuir le bagne de Nouméa est lui aussi devenu suspect54 et sa popularité considérée comme dangereuse pour les proscrits55. Beaucoup sont touchés par ces rumeurs le plus souvent relatives à l’argent : Albert Theisz56, Eudes57, et même Gabriel Ranvier58. Et s’il est tant question d’argent dans la proscription – au moins londonienne – c’est que nombre de ces proscrits en manquent cruellement. Au cours de l’année 187859, les rapports de police ne mentionnent Vallès que pour signaler qu’il cherche de l’argent et des articles à faire ! Et paradoxalement, ceux qui en manquent le plus, ce ne sont pas les ouvriers mais les « travailleurs intellectuels ». Si l’on excepte la remarque aigre de Joffrin concernant Clément et Lissagaray à propos de la souscription dont il a la charge pour acheter du tabac aux exilés – « Ces deux aristocrates comme on les appelle ont refusé de donner60. » –, les mots les plus durs ne sont pas le fait des ouvriers à l’égard des intellectuels, mais bien l’inverse. Parfois, la condescendance qu’ils expriment peut être à l’origine de haines farouches qui ne se démentiront pas. Qualifié de « boquillon de la proscription, moins l’esprit61 » par Vallès, Joffrin ne pardonnera jamais. Lissagaray nous donne une clé pour comprendre les relations plus que difficiles qu’entretiennent les militants communards proscrits. Même si sa plume est indulgente, il semble en effet qu’entrent, dans les raisons des rancœurs, les situations matérielles, nettement plus difficiles pour les travailleurs intellectuels que pour les ouvriers, notamment ceux des industries de luxe parisiennes, très recherchés par les entreprises londoniennes62. L’hypothèse est d’autant plus tentante que le même processus semble être à l’œuvre au sein de la communauté des communards déportés en Nouvelle Calédonie63. Les condamnés aux travaux forcés sont répartis en plusieurs classes en fonction de leur qualification : la première, celle où la solde est la plus élevée et où le travail est le moins pénible comprend au premier chef les « ouvriers d’arts » et les écrivains qui deviennent des « forçats employés dans les bureaux64. » Or, les besoins en main-d’oeuvre « intellectuelle » étaient moins grands que le nombre de condamnés pouvant y répondre. Bon nombre de ces intellectuels ont dû accomplir des tâches manuelles pour lesquelles ils n’avaient guère d’aptitudes65. À Londres, certains s’essaient aussi au travail manuel avec des succès pour le moins mitigés. Ainsi, en 1874, Vallès, Mallet et Gabriel Ranvier, échouent dans leur entreprise de porcelaine66. Pour les hommes de lettres, le salut réside désormais dans les journaux radicaux. C’est une autre cause de discorde, mais politique, cette fois. Cette distinction entre ouvriers et intellectuels fondée sur des situations matérielles différentes n’épargne aucun courant. Elle joue également dans le groupe le plus soudé, celui des blanquistes67.

17Aux situations différentes s’ajoutent les influences différentes. Lissagaray estime à 3500 le nombre des proscrits qui se réfugient, pour une très grande majorité en Suisse et au Royaume-Uni. La Belgique est pour lui une étape dans l’exil, un pays où l’on se fixe plus rarement notamment parce qu’on le considère comme une destination manquant de sécurité68. Et pourtant, dans les jours qui suivent la semaine sanglante, c’est la destination première des communards parisiens. La proximité explique bien entendu, ce fait, comme elle explique la destination de la Suisse pour les militants des Communes de Lyon et de Marseille. De plus, les échecs provinciaux étant antérieurs à la semaine sanglante, ces premiers proscrits sont déjà installés69 et peuvent offrir un asile mieux préparé aux Parisiens qui les rejoignent. Certes, la proscription communarde en Suisse est moins nombreuse que la londonienne. À Genève, elle ne compte que 200 membres70. Si nous regardons la destination des quelques militants du Sud de la France, nous pouvons dégager une tendance réelle en faveur de la Suisse71. Outre la proximité, il est très probable que l’existence de relations suivies entre militants genevois et militants du Sud-Est français ait également influencé le choix des destinations. Nous savons, par exemple, que des Lyonnais réfugiés à Genève depuis les émeutes du 28 septembre 1870 servent de « base arrière » aux communards de Lyon, Louis Andrieux allant jusqu’à parler du « complot de Genève72 ». Nous pouvons donc supposer qu’au lendemain du 30 avril, avec l’arrivée des mauvaises nouvelles, les Lyonnais déjà exilés se sont attachés à accueillir les insurgés. Ces parcours différents peuvent expliquer les attitudes différenciées de leur militantisme. « L’amateurisme » des Communes de province est assumée par leurs participants73. Pour cette raison, ces jours sont pour eux une expérience, un point de départ qui doit être analysé et servir de tremplin à la révolution prochaine. Pour les Parisiens qui se réfugient principalement à Londres, au contraire, cet échec sonne comme un glas. Le sentiment de culpabilité – d’être vivant quand tant d’autres sont morts sous leurs yeux74 – pèse fortement sur eux. Ils devaient être les premiers à réaliser l’Idéal75, ils enterrent les morts. On a beau chercher les responsables de l’échec, accuser tel ou tel d’incapacité ou de trahison, ce n’est pas l’échec d’une révolution mais celui de LA Révolution qui leur apparaît. Du coup, à Londres, la nouvelle section de l’Internationale est simplement le reflet de dissensions internes où s’exprime la surenchère radicale des discours, telle une preuve de la pureté des intentions de l’orateur. À l’inverse, en Suisse, les proscrits doivent prendre en compte l’aspiration des militants suisses de la fédération francophone de l’Internationale qui cherchent à s’insérer dans la vie politique des cantons et développent des idées bien plus modérées76. Enfin s’ajoute une question générationnelle qui isole les vieux proscrits tels que Félix Pyat, ancien membre du comité de salut public de la Commune de Paris, écarté du reste de la proscription communarde malgré le respect qu’il inspire77.

18La répression de Commune n’a pas entravé la structuration d’organisations syndicales telles qu’elles se développaient depuis l’exposition internationale de Londres de 1862 mais elle a annihilé tous les processus de fusion des éléments socialistes qui se regroupaient dans l’AIT, dans les organisations syndicales non affiliées à l’AIT, dans les clubs et sociétés secrètes et parmi les militants socialistes sans attache. Sur ce plan, tout est à refaire dans des conditions éminemment plus délicates puisque, sur le terrain, les plus radicaux sont absents – déportés, exilés ou décédés. Michèle Perrot estime à 182 le nombre de chambres syndicales qui se sont reconstituées entre 1871 et 1876 et à 32700 le nombre de leurs adhérents78. La répression de la Commune n’a eu que peu d’effets sur le nombre de chambres syndicales. En revanche, la saignée est sensible si on regarde le nombre d’adhérents : la chambre syndicale des typographes parisiens aurait perdu près de la moitié de ses membres entre 1867 et 187179 ; celle des bronziers, un tiers. Tous les secteurs du bâtiment80 sont particulièrement touchés. Mais même affaibli, le noyau des chambres syndicales existant sous l’Empire semble n’avoir pas eu trop de difficultés à se reconstituer. Il nous reste à savoir si ces chambres syndicales se situent dans le prolongement de celles qui existaient avant la Commune. L’hypothèse est hasardeuse dès lors que l’on sait que la Commune aurait fait, de l’aveu même de Mac-Mahon, quelques 17 000 victimes et 43522 prisonniers81 et que près de 100 000 Parisiens82 auraient quitté la capitale au cours de l’année 71 pour différentes raisons : décès, déportation, exil, départs volontaires en province par peur… Les vingt-quatre conseils de guerre ont prononcé 93 condamnations à mort (dont 23 ont été exécutées), 251 condamnations aux travaux forcés, 1169 à la déportation en enceinte fortifiée, 3417 à la déportation simple, 1247 à la réclusion perpétuelle, 3359 à des peines de prison. À cela, il convient d’ajouter 3313 condamnations par contumace83. Il est difficile de croire que cette masse imposante de condamnations n’ait eu aucune incidence sur la composition et donc sur la nature du mouvement ouvrier qui se reconstitue alors qu’elle éloigne de France « les principaux chefs révolutionnaires84 ». Que reste-t-il des liens tissés entre les militants des chambres syndicales, les militants blanquistes et les intellectuels socialistes une fois Varlin disparu, Theisz et Camélinat en exil ? Pas grand-chose en vérité surtout si l’on considère que l’adhésion des leaders de l’AIT à l’une ou l’autre des fractions de l’Internationale ne signifiait pas systématiquement l’adhésion consciente des chambres syndicales ni même leur adhésion tout court85. De plus, Jacques Rougerie estime à une centaine le nombre de chambres syndicales présentes dans la capitale au début de l’année 1870 parmi lesquelles 20 seulement sont adhérentes à l’Internationale86. Sur 29 militants de l’AIT de 1871, on trouve 17 réfugiés hors de France, 2 Déportés, 1 décédé et 5 militants qui n’ont pas été inquiétés puisqu’ils n’ont pas participé à la Commune ou se sont déclarés ouvertement opposés à l’insurrection. Enfin, 4 militants n’ont pas été retrouvés87. Des cinq militants « collectivistes antiautoritaires » du congrès de Bâle, il ne reste en France que Tarteret, qui n’a pas participé à la Commune et les seuls militants exerçant toujours une influence en France sont les plus modérés, ceux que l’on nommerait les « proudhoniens de droite ». D’une façon générale, la continuité des directions a sans doute été réelle au sein de la majorité des chambres syndicales qui renaissent à partir de 1872, mais lorsque le lien entre ces chambres et le mouvement ouvrier international reposait sur quelques leaders, que ces leaders ont disparu, le lien s’est coupé. Ce qui est donc remis en cause par la répression de la Commune, c’est l’ébauche d’un mouvement ouvrier politique. Ce sont ces vingt chambres syndicales qui, ayant adhéré à l’AIT, ont pris une part active à la Commune, qui ont été « décapitées » et avec elles le processus de « politisation » du mouvement ouvrier88. C’est cela qui doit être reconstruit mais avec un nouvel allié, les radicaux qui, installés dans la toute jeune République, cherchent à pénétrer ce nouveau mouvement comblant pour un temps et en partie seulement, le vide laissé par les exilés et les déportés.

19Les radicaux participent aux séances d’un comité central créé dès 1871 pour aider les familles des détenus politiques89 et soutiennent un certain nombre de proscrits en leur procurant des moyens d’existence. Leurs journaux sont une source de revenus essentielle pour les « intellectuels » proscrits dont nous avons entrevu les difficultés financières. Ainsi, Vallès écrit dans l’Événement90 et dans Le Radical à partir de 187791 même si cette collaboration avec la presse radicale est suspecte aux yeux de bien des proscrits92. Grâce à ses contacts avec Sigismond Lacroix et Guyot, Lissagaray écrit dans Le Censeur93 ou Le Mot d’Ordre qui succède le 18 juillet 1877 à La Marseillaise94. En outre, les radicaux ont rencontré les proscrits londoniens à plusieurs reprises et notamment à l’occasion d’une visite du Conseil municipal parisien (radical)95.

20Jusqu’en 1876, les discussions sur l’amnistie des communards restent théoriques. Certes, certains élus radicaux, rescapés de « l’assemblée de malheur » interviennent en faveur des proscrits et des déportés. La victoire républicaine lors des élections législatives des 20 février et 5 mars 1876 encourage les avocats des communards qui orchestrent alors une véritable campagne depuis Paris pour ajourner les prochains départs de convois vers la Nouvelle Calédonie : une pétition à l’initiative du sénateur Victor Hugo96 aurait ainsi recueilli 100 000 signatures en quelques jours. Mais les premiers débats concrets sur l’amnistie constituent une nouvelle source de dissensions au sein de la proscription. Les hommes de lettres, ceux qui ont accès à la presse, tendent à monopoliser la parole dans les banquets et les conférences. L’intransigeance de Lissagaray, qui refuse toute amnistie, s’attire les foudres des réfugiés97. L’échec d’un vote de l’amnistie le 18 mai 1876 à la Chambre98 et l’attente qui se prolonge jouent sur le moral des proscrits99. Même parmi les plus intransigeants – à l’exception de Lissagaray100 – la lassitude se fait sentir. À Paris également, les positions divergent. Si Raspail dépose un projet d’amnistie générale considérant comme une seule communauté les communards quelle que soit leur situation présente, c’est le sort des déportés qui intéresse plus particulièrement Victor Hugo et le pousse à réclamer une amnistie partielle101 d’autant que les départs s’échelonnent tout au long des années 70, remettant périodiquement la question à l’ordre du jour102.

21Malgré les élections législatives du 24 octobre 1877, le renouvellement du Sénat et le départ de Mac-Mahon qui confirment l’enracinement de la République, une proposition d’amnistie générale est repoussée et c’est une loi très critiquée qui est adoptée le 2 mars 1879103. Elle écarte les insurgés « antérieurs au 18 mars » – estimés à 1600 par Waddington – considérés comme de véritables criminels. Cette façon d’appréhender les choses ne peut qu’accroître la division chez les réfugiés et les déportés. De plus, les proscrits suisses, plus pragmatiques, rendent l’intransigeance de Vallès responsable de ce demi-échec104.

22Quoi qu’il en soit, cette amnistie partielle sert de tremplin à l’amnistie générale. Les premiers convois en provenance de Nouvelle Calédonie atteignent la France en septembre 1879. Si le 22 janvier 80, l’amnistie générale est une nouvelle fois repoussée par la Chambre par 316 voix contre 115, à Paris, la campagne s’intensifie, orchestrée cette fois par les bénéficiaires de l’amnistie partielle. Le 6 avril 1880, La Creuse ramène Allemane, Amouroux, Brissac… Dès lors, les amnistiés arpentent la capitale en faisant des conférences sur « les conditions de détention en Nouvelle Calédonie105 ». On présente d’anciens déportés lors d’élections législatives partielles : les martyrs font campagne ! Les témoignages des déportés, la solidarité qu’ils ont pu rencontrer a certainement joué un rôle dans la conclusion de cette bataille qui intervient en juillet 1880106. Après avoir participé si activement à l’obtention de cette amnistie, les radicaux sont présents pour en recueillir les fruits. Clemenceau accueille Louise Michel107 après avoir défendu Allemane (sa peine de travaux forcés à perpétuité avait été commuée en 5 ans de bannissement) et lui avoir proposé de l’héberger bravant ainsi les autorités108. Dans un premier temps, les contacts des radicaux avec le mouvement ouvrier se sont donc concentrés sur les proscrits c’est-à-dire sur des militants qu’ils avaient côtoyés.

23L’établissement de liens nouveaux avec les chambres syndicales et les militants ouvriers des années soixante-dix a nécessité de nouveaux intermédiaires. Barberet, modéré, prônant une « réconciliation du capital et du travail109 », écrit dans la presse radicale et contribue à la création d’une rubrique sur le mouvement ouvrier en son sein. Il insiste notamment pour que les radicaux aident financièrement les corporations ouvrières renaissantes afin de les éloigner des théoriciens et des militants socialistes110. Les radicaux se laissent convaincre et aident efficacement, notamment au moyen de subventions accordées par le Conseil Municipal de Paris, les principales manifestations auxquelles participent les chambres syndicales. Ainsi, en 1873, une délégation d’ouvriers français est envoyée pour assister à l’exposition de Vienne111. En 1876, quelques semaines avant le congrès de Paris, le même dispositif est à l’œuvre pour l’envoi d’une délégation française à Philadelphie. Pourtant, cette fois-ci, les dangers d’un financement émanant principalement des élus radicaux apparaissent à un nombre de plus en plus important de militants ouvriers. Mais c’est une subvention de la Chambre qui provoque la véritable scission et la constitution de deux délégations : l’une financée par les souscriptions de la presse et l’allocation du conseil municipal, l’autre formée des délégués qui acceptent le crédit de la Chambre112. Car c’est une chose d’accepter une subvention du conseil municipal de Paris mais c’en est une autre de l’accepter de la Chambre des députés. La subvention nationale pèse d’un poids symbolique plus fort que celui d’une subvention municipale et pour être approuvée, celle de la Chambre a nécessité des soutiens qui débordaient largement les radicaux sur leur droite. Dès lors, s’ouvre entre les partisans modérés de Barberet au sein du mouvement ouvrier et les militants plus influencés par les courants socialistes, une polémique sur « l’indépendance » qui ne trouve sa conclusion qu’avec la scission barberétiste de 1880.

24Alors que le processus à l’œuvre à la fin du second Empire laissait la première place à l’AIT, son agonie à partir de 1872 impose de chercher d’autres voies pour la constitution du parti de la classe ouvrière. La reconstitution du mouvement ouvrier français permet en 1876 d’envisager l’organisation d’un congrès ouvrier. En trois ans, l’évolution est notable. Si on reprend les débats depuis l’origine, elle est nettement plus rapide que celle de la période précédente. Les militants socialistes révolutionnaires pénètrent plus rapidement le mouvement corporatif. Sur le fond, le collectivisme s’impose également rapidement malgré les influences concurrentes de Marx et de Bakounine113.

3. Du congrès de Paris à celui de Marseille : vers la fusion

25À travers les trois premiers congrès ouvriers – congrès de Paris de 1876, congrès de Lyon de 1878 et congrès de Marseille de 1879 –, nous chercherons à voir comment s’opère la fusion entre le mouvement corporatif, les militants ouvriers socialistes et les élites socialistes. Pour que cette fusion s’opère à partir de 1876, plusieurs conditions doivent être remplies : l’abandon de l’apolitisme du congrès de Paris, l’affirmation de l’existence d’intérêts contradictoires entre une bourgeoisie détentrice des moyens de production et un prolétariat qui vend sa force de travail et l’intégration des militants non-ouvriers. Sur ce point, à Paris, on est revenu à la situation de 1864114 ; à Lyon, on accepte les instituteurs et les institutrices115 ; à Marseille, on achève l’évolution. Formellement, l’abandon de l’apolitisme est effectif avant même l’ouverture du congrès de Lyon116 et l’on passe de la recherche d’une conciliation capital/travail en 1876 à l’affirmation d’une appartenance à une classe dont les intérêts sont essentiellement contradictoires à ceux du « capital ». À Lyon, « le loup est dans la bergerie » même s’il effraie encore une majorité des délégués.

26Deux journaux radicaux sont à l’initiative du congrès de Paris : La Tribune de Trébois et Le Rappel de Barberet. Les relations entre les deux ne vont pas sans frictions117 et contribuent à distiller le doute parmi les militants socialistes et notamment ceux de la fédération jurassienne118. Barberet est parvenu à convaincre les radicaux de s’investir dans le mouvement ouvrier renaissant mais ne peut éviter que le développement du mouvement leur échappe119. L’influence des communards proscrits Gabriel Ranvier et Albert Theisz se fait sentir dans la délégation parisienne via le fils de Ranvier, Henri120. Dans les délégations de province l’influence des socialistes est plus marquée121. Mais l’examen des résolutions montre d’abondantes contradictions quant au fond des débats. Si on souhaite « […] équilibrer dans la production et dans la consommation les rapports entre le capital et le travail […] », on considère néanmoins que « […] la question de l’affranchissement du travailleur trouvera sa solution dans le principe de l’association coopérative […] » et on conclut par « la condamnation de l’intérêt du capital qui permet à une partie de la société de vivre et de jouir du travail et des efforts de l’autre122 […] ». Contradictoire encore la position majoritaire sur les grèves. Alors que leur développement était considéré comme un indicateur important du renouveau du mouvement ouvrier, le congrès de Paris les rejettent parce quelles « frappent le fort en détruisant le faible123 ».

27Bien que la question politique ait suscité quelques réserves, elle occupe une part très importante des discussions et se conclut par l’affirmation de la classe ouvrière. En conclusion, c’est bien l’image d’un mouvement ouvrier modéré que nous donne le congrès de Paris, mais aussi celle d’un mouvement perméable à quelques éléments socialistes et notamment à l’idée qu’il existe des classes sociales aux intérêts contradictoires.

28À Lyon, les rapports de force au sein du congrès évoluent en faveur des socialistes124. Leur influence se renforce en raison de l’audace dont les militants font preuve125 et de l’évolution politique d’un certain nombre de délégués au premier rang desquels il convient de placer Chabert. Corporatiste et militant de l’apolitisme lors du congrès de Paris, désormais, il se « prononce pour la collectivité de la propriété et des instruments de travail. » S’afficher comme socialiste, revendiquer la filiation de la Commune et convaincre des militants issus des rangs corporatistes, constituent trois avancées importantes pour les militants socialistes. L’identité socialiste du congrès est affirmée de façon très claire à propos des candidatures ouvrières et ce, même si le contenu du mot « socialisme » peut revêtir des significations différentes126. Certes, l’amendement Dupire sur le collectivisme est rejeté par la commission des résolutions, mais sa présentation même constituait une avancée non négligeable, suffisante en tout cas pour inquiéter les modérés127.

29Le ton du congrès de Marseille est donné dès les premières réunions de la commission d’organisation car le 1^er janvier 1879, la décision est prise d’organiser un congrès socialiste128. Pour les radicaux qui voyaient a priori d’un bon œil ce congrès ouvrier, la désillusion est d’autant plus importante que la radicalisation peut se produire dans leurs propres rangs129. Dans la capitale, une « délégation collective indépendante » se constitue sur deux axes : le refus de subventions étatiques ou municipales130 et la définition d’une orientation politique collectiviste131 qui regroupe deux tendances. Du côté des marxistes, Guesde et Labusquière entretiennent des réseaux à Paris, en province et avec une partie des proscrits de Suisse même si ici, ils doivent compter avec les « collectivistes anti-autoritaires » de la fédération jurassienne132.

30Les deux courants collectivistes – « l'anti-autoritaire » de la fédération jurassienne plus influencé par Bakounine et le marxiste de Guesde qui structure les « indépendants » parisiens – disposent d’organisations parallèles mais c’est unis qu’ils animent les débats et obtiennent le ralliement du congrès à leurs idées133. La clarification sur la doctrine rend l’organisation socialiste possible, mais rend difficile le maintien des plus modérés dans la Fédération des Travailleurs Socialistes de France134.

31À la sortie du congrès, les deux camps semblent devoir coexister. S’il y a un seul parti, on trouve néanmoins des organisations distinctes. Ce qui fut la « délégation collective indépendante » se réunit « secrètement » afin de construire des sections socialistes135. Les proscrits de Suisse gardent des contacts avec les militants du congrès et amorcent la fusion entre les deux générations de militants, faisant de la FTSF naissante leur parti autant que celui des militants restés en métropole. Il en va différemment de la proscription londonienne qui est très peu représentée dans le congrès, ne participe pas à cette naissance et comprend mal les implications des débats marseillais136. Enfin, les déportés de Nouvelle Calédonie ne participent en aucune façon à ces débats, les bateaux quittent à peine l’Océanie.

II. La fusion interrompue

32Les trois premières années de la décennie quatre-vingt sont terribles pour l’unité du mouvement ouvrier : reconstitution du Comité Révolutionnaire Central (CRC), scission modérée, premières divisions entre collectivistes et libertaires, difficultés d’intégration des communards… Et pourtant, tout ne commence pas si mal : alors que se tient au Havre le quatrième congrès du mouvement ouvrier français, on fête à Paris le retour de Louise Michel et les sympathies des anciens proscrits et déportés semblent plus pencher vers les collectivistes que vers les « ministériels137 ». Pourtant, parmi les réfugiés et les déportés qui rentrent en France, il y a déjà deux attitudes : celle qui accepte le cadre fixé sans eux et celle qui soutient le parti mais en se plaçant « au-dessus de la mêlée », à part, comme Malon et Vallès138. Il est possible que ces hommes n’aient pas bien perçu alors ce que modifiait la création d’un parti réellement structuré et s’attendaient à être considérés comme des leaders « naturels » du parti sans en subir les contraintes suivant une conception en vigueur dans l’AIT139. De ces « scissions » au contenu politique divers se dégagent des socialistes indépendants tout aussi différents : ceux qui viennent des premières scissions de la FTSF, ceux de l’Alliance Socialiste Républicaine et enfin ceux issus de la scission guesdiste de 1882.

1. La difficile année 1880

33Entre juin et octobre 1880 se tiennent les congrès régionaux chargés de concrétiser la formation du Parti né à Marseille. À l’ordre du jour, figurent l’adoption des statuts et celle du programme électoral en vue des élections générales de 1881. Les débats difficiles avec les modérés minoritaires du congrès de Marseille étaient prévisibles. La division entre collectivistes marxistes et collectivistes anti-autoritaires était également en germe lors du congrès de Marseille, mais dans ce cadre, les dissensions n’étaient pas apparues au grand jour. La discussion sur les questions électorales creuse le fossé entre les deux partenaires. Les trois groupes de protagonistes du congrès de Marseille se déchirent entre les congrès régionaux et le congrès de Reims de 1881 dans un jeu à trois très vite compliqué par l’arrivée des exilés et des déportés.

34La scission entre les collectivistes140 et les modérés est consommée dès la séance inaugurale du congrès du Havre c’est-à-dire le 14 novembre 1880. Comme souvent, c’est une question de procédure qui sert de prétexte à une scission où les questions de fond dominent. En l’occurrence, les collectivistes, majoritaires au congrès de Marseille n’avaient pas songé – ou n’étaient pas parvenus – à imposer que la commission d’organisation du congrès du Havre soit composée majoritairement de collectivistes si bien que les modérés y sont majoritaires. Ils refusent d’accepter les délégués des groupes de moins de 25 adhérents et exigent qu’un délégué soit mandaté par son groupe. Ces décisions nuisent aux groupes politiques qui peinent à atteindre 25 membres et n’ont souvent pas les moyens de financer le séjour d’un militant local au congrès national. La logique de ces deux décisions est donc de refuser une partie importante des mandats collectivistes141. La guerre est déclarée dès l’été 1880 par les collectivistes parisiens qui prennent prétexte du financement du congrès, c’est-à-dire en suivant le même processus que pour le congrès précédent142.

35En réalité, les divergences fondamentales entre les deux groupes principaux sont déjà apparues comme irréductibles dans la plupart des congrès régionaux143. À Bordeaux, les militants des chambres syndicales côtoient les militants des cercles socialistes qui entretiennent des contacts réguliers avec Le Prolétaire144 mais décident que les délégués doivent être « pris exclusivement dans les syndicats… ». Logiquement, les délégués mandatés sont tous modérés145. À Lyon et Marseille, les délégués sont majoritairement – sinon exclusivement – des collectivistes. À Lille, les groupes se scindent. Les collectivistes sont minoritaires et ne peuvent empêcher le vote d’un mandat impératif qui impose de « combattre les doctrines ou propositions des collectivistes révolutionnaires qui pourraient se produire au seuil du congrès146 ». Du coup, les collectivistes de la chambre syndicale des ouvriers filetiers de Lille qui « a protesté contre le mandat » envoie une délégation concurrente au Havre147. Le premier congrès fédéral de la région Centre est sans doute le plus préparé et le moins ambigu. Si le programme des collectivistes est clair, il faut néanmoins compter sur l’existence d’un deuxième projet, émanant lui, des chambres syndicales148. Le rôle essentiel de ce congrès régional est d’avoir présenté un programme électoral rédigé par Guesde, Deville et Lombard et « revu » par Marx149 et d’avoir rédigé des statuts de la fédération qui rompent définitivement avec la conception syndicale des modérés. L’Union Fédérative du Centre (UFC) comprend désormais « tous les groupes, sociétés et chambres syndicales des travailleurs socialistes français150 ». Le choix qui est fait alors est de construire un parti politique et non une fédération de syndicats ! L’admission des groupes socialistes autres que syndicaux – et notamment des groupes locaux ou des comités électoraux – change la nature de l’organisation. Les modérés souhaitaient une fédération de syndicats sans préoccupation électorale et non un parti151. Ils ne déniaient pas seulement aux socialistes non ouvriers ou non adhérents à un syndicat de se présenter aux élections, ils leur déniaient le droit d’être adhérent à une organisation conçue comme une fédération de syndicats.

36Il est difficile d’établir au vu de ces quelques données, qui disposait d’une majorité « légitime » au congrès du Havre152 mais on peut sans doute affirmer sans trop de risques que les délégués des chambres syndicales représentaient un nombre plus important de travailleurs que ceux des cercles socialistes. Bien sûr, cette affirmation n’a pas grande importance, l’essentiel est que deux orientations politiques si opposées ne pouvaient plus subsister au sein d’une même organisation. Plus surprenante est l’absence de continuité des congrès modérés. Partis d’une base probablement plus large que celle des collectivistes, ils n’obtiennent que des résultats modestes dans les années suivantes. Le congrès des « ministériels » qui se tient à Paris en novembre-décembre 1881 ne regroupe que 35 délégués représentant 21 sociétés153. Libérées des collectivistes, les chambres syndicales se rapprochent de plus en plus des radicaux : Clemenceau est invité à la table d’honneur du banquet donné à l’occasion du congrès154. Mais en septembre 1882 à Bordeaux, ce sont essentiellement des Bordelais qui se réunissent155.

37Des tensions entre collectivistes marxistes et « collectivistes antiautoritaires » se sont fait sentir également lors du premier congrès de l’UFC. Cependant, ces piques n’ont pas de conséquences avant le congrès suivant en raison de la faiblesse numérique des délégués anarchistes lors du congrès du Havre156 et des effets désastreux qu’auraient eus une seconde scission lors du congrès qui voyait déjà le départ des modérés. Les deux sortes de collectivistes s’affrontent sur la participation des socialistes aux élections mais l’opposition des « anti-autoritaires » n’est pas isolée. Durant des années, les militants socialistes se « cachent » derrière l’idée que les périodes électorales sont les moments privilégiés de la propagande socialiste afin de justifier leur participation aux élections tout en ménageant le scepticisme de nombreux militants157. Les élections de 1881 au cours desquelles les socialistes totalisent entre 60 000 et 65 000 voix n’éclairent pas le débat de fond. Certes, même surestimé, ce chiffre tendrait à montrer l’efficacité de la propagande, le rapport électeurs/militants étant largement positif. Néanmoins, il montre également que dans un délai rapproché, les changements voulus par les militants de la FTSF sont inenvisageables par ce moyen légal. Les résultats servent donc aux protagonistes à appuyer des thèses opposées. C’est au cours du deuxième congrès fédéral de l’UFC qui se déroule du 22 au 31 mai 1881 que s’effectue la scission. Entre les deux congrès fédéraux, les rapports de forces ont peu évolué et les antiautoritaires restent très largement minoritaires158. Là encore, les questions de procédure servent de prétexte à une scission sur des éléments de fond. Ainsi, six groupes anarchistes159 exclus tiennent un congrès « socialiste-révolutionnaire indépendant » local en mai 1881160. Les anarchistes ne participent pas au congrès de Reims de 1881 mais ils n’ont pas organisé concurrentiellement un congrès national qui leur soit propre. Et si Jean Maitron considère la date du 22 mai 1881 comme celle de la « naissance d’un parti anarchiste autonome dont le programme et les méthodes d’action se différenciaient nettement de ceux des autres courants socialistes161 », force nous est de constater que les frontières entre les partis en question sont loin d’être étanches. L’exclusion d’un congrès, la scission d’un groupe ne signifie pas la fin des relations entre des groupements politiques. Il est difficile de trouver un critère d’appartenance à un parti, en l’occurrence à la FTSF dès lors que la participation à un congrès du parti ne peut être comprise dans ce sens. Ainsi, Auguste Vaillant, anarchiste du sixième arrondissement et exclu lors de la scission anarchiste de 1881, est à nouveau délégué lors du troisième congrès de l’UFC de mai 1882162. L’absence de structures au sein de ce « parti anarchiste », la faiblesse des liens qui les unissent constituent certainement pour les années quatre-vingt, une explication des relations parfois très cordiales entre certains militants anarchistes et les autres fractions socialistes163.

38Reste enfin le cas des blanquistes. Ils sont les premiers à obtenir un siège à la Chambre164 et les premiers à quitter une organisation qu’ils ont grandement contribué à construire. Après avoir envoyé des délégués lors du congrès du Havre165, ils reconstituent le CRC en juillet 1881 autour des communards sans qu’on puisse y voir une volonté de s’opposer à la FTSF. C’est le « noyau dur » d’une société secrète qui se recompose. L’explication que donne Édouard Vaillant bien des années plus tard lorsqu’il propose la création du Parti Socialiste Révolutionnaire nous aide à comprendre ce qu’est, au début des années quatre-vingt, cette structure qui n’est pas un parti mais le comité central, c’est-à-dire l’exécutif, l’instance suprême d’un parti dont la base n’est pas constituée de groupes locaux mais de réseaux d’influence. Cette conception élitiste limite leurs possibilités de structuration166 d’autant que l’élément doctrinal n’est pas le point essentiel de leur regroupement167. Leurs lieux d’interventions sont multiples : cercles d’études sociales, groupes de la Libre Pensée168, loges maçonniques révolutionnaires169… On comprend qu’il soit délicat d’établir une estimation précise du nombre de leurs militants qui ne devait guère dépasser 800170. En 1881, ils nous sont signalés dans les vingt arrondissements parisiens ; ils adhèrent au groupe socialiste de leur arrondissement quelle que soit la couleur de celui-ci : collectiviste ou anarchiste, parfois même radicale.

39Ainsi, en quelques mois, l’organisation unique du mouvement ouvrier qui avait vu le jour lors du congrès de Marseille perd des membres de tous les bords. Les débats régionaux semblent avoir moins visé à mettre en place les décisions du congrès qu’à revenir sur les débats qui y avaient été pourtant tranchés. À l’évidence, les conclusions du congrès, localement, ne satisfaisaient pas grand monde.

2. L’Alliance Socialiste Républicaine, une manœuvre de Clemenceau ?

40En 1880, quelques dizaines de militants, issus des milieux radicaux et des milieux communards, appellent à un rassemblement en vue des élections générales prévues pour 1881 sous le titre générique d'« Alliance Socialiste Républicaine ». Ils se séparent définitivement du mouvement ouvrier en 1884171. Deux analyses divergentes, déjà à l’époque, sont proposées. La première présente l’ASR comme une organisation de type partidaire créée en opposition ou au moins à côté de la FTSF, avec la complicité active des radicaux. La seconde considère l’ASR comme un malentendu lié à la période électorale172.

41Dans l’histoire de l’ASR, la chronologie est essentielle. Les congrès collectiviste et ministériel du Havre de 1880 doivent examiner la question électorale en vue des élections législatives et municipales générales. Même en laissant de côté la question de la scission ministérielle, nous avons vu que cette question provoque des discussions difficiles entre collectivistes et « collectivistes anti-autoritaires » et le débat électoral du congrès a toutes les chances de tourner autour de la proposition marxiste présentée par Guesde173. C’est dans ce contexte, quelques jours seulement avant l’ouverture du congrès du Havre qu’est publié, dans les colonnes de L’Intransigeant et de La Justice, le quotidien de Clemenceau, un texte intitulé « Alliance Socialiste Républicaine174 ». Quel rôle a donc joué Clemenceau « dans la formation de cette coalition disparate d’anciens communeux qui refusent le socialisme de Guesde, Lafargue, Marx et Engels175 » ? S’agit-il d’une manœuvre politicienne ou de la conclusion « naturelle » d’un travail politique qui dure depuis plus de dix ans ? Le nom même de ce regroupement semble trouver son origine dans une alliance républicaine créée pendant le siège de Paris176. Durant les premiers mois qui suivent le retour des proscrits et des déportés, les radicaux sont, comme dans la période précédente, les interlocuteurs privilégiés des militants qui ont des difficultés avec l’État177. Clemenceau est le soutien naturel des anciens déportés, le point d’attache avec un monde politique qu’ils ne connaissent plus178 et il sait se servir de cette popularité acquise dans les milieux communards. À son retour, c’est lui que cherche Louise Michel179. Il n’y a donc rien d’étrange à le voir participer aux réunions qui discutent de la préparation de l’ASR puis de son programme. Le 9 décembre 1880, c’est chez lui que se réunissent Lucipia, Theisz, Charles Longuet et Versejoux pour adopter « le programme de l’alliance180 ^» ; ce sont les locaux de La Justice qui leur servent de quartier général181. Clemenceau aurait-il cherché à détacher de la FTSF – et à regrouper – les militants « anti-marxistes182 » ? Or, l’opposition des anciens communards aux dirigeants marxistes de la FTSF n’est pas aussi généralisée ni aussi inéluctable que cela, au moins dans les premiers mois183. Les comptes-rendus des congrès du Havre qui paraissent dans La Justice et Le Mot d’Ordre – rédigés par Charles Longuet et Amouroux, signataires du texte de l’Alliance – nous fournissent des analyses très divergentes : Amouroux soutient les indépendants – ou collectivistes – contre les ministériels alors que les sympathies de Charles Longuet se portent plutôt vers les modérés contre les anarchistes en se disant prêt à accepter les collectivistes à condition qu'ils se séparent des anarchistes184. L’examen des numéros de La Justice entre novembre 1880 et les élections générales d’août 1881 ne montre pas un intérêt primordial du rédacteur en chef du journal pour « l’opération ASR » à l’exception du numéro du 5 novembre 1880 dans lequel le texte est placé à la une du journal. Même lorsque la campagne électorale bat son plein, le sigle de l’ASR est peu ou pas utilisé. Il n’apparaît que dans les pages intérieures du journal, lorsqu’il s’agit de publier les « communications » des groupes parisiens. On préfère, chez les radicaux, tabler sur le bilan des sortants. L’explication ne doit peut-être pas être recherchée en regardant du côté de la FTSF et du mouvement ouvrier mais au contraire, vers le camp républicain et dans la stratégie politique définie par Clemenceau à partir des années 1880. En effet, le rapprochement des radicaux avec le mouvement ouvrier, représenté ici par les communards, peut s’expliquer par la « radicalisation » des radicaux185. Clemenceau avance le thème de la « trahison » des républicains dans son discours de Marseille le 26 octobre 1880186. C’est également à l’encontre des républicains au pouvoir que les éditoriaux de Pelletan dans La Justice portent leurs coups187. Les militants de la Commune peuvent sans réelles difficultés se reconnaître dans les formules de La Justice telle que « Notre programme est la République, deux ans ont passé, rien n’est fait188 ». Ainsi, la constitution de l’ASR ne peut pas être regardée comme une répétition réussie de ce que ne parviennent pas à faire les radicaux au moment de la création de la SFIO189. Ce ne sont pas les mêmes processus qui sont à l’œuvre. L’objectif des radicaux ne concerne pas la FTSF, mais le camp républicain ; leurs intérêts sont électoraux, pas partidaires. Il s’agit pour eux d’obtenir une alliance électorale avec des militants qu’ils connaissent pour les avoir côtoyés ou aidés pendant leur exil et tout au plus de faire pression sur les débats liés au programme électoral qui ont cours lors du congrès du Havre.

42Le programme de l’ASR est un programme électoral et non un programme général. On ne cherche pas à établir une autre société mais à présenter un programme d’activités pour les hommes de la législature de 1881 : « Il s’agit de 1881, non de l’an 2000190 ! » Il présente 16 propositions d’ordre politique191 pour défendre une République « en danger192 » et 12 questions d’ordre économique193. On y retrouve des revendications énoncées par les trois premiers congrès ouvriers : la liberté de réunion, d’association, de la presse ; la révision des prud’hommes, la réforme de l’impôt, la rétribution des fonctions électives (congrès de Marseille)… Certaines propositions vont plus loin ; réduction de la durée maximum du travail, interdiction du travail des enfants… Il ne s’agit pas pour les alliancistes de modifier le régime de la propriété mais de réformer les conditions de vie et de travail des salariés. Il n’est pas question ici de collectivisme. La façon dont ils abordent la question du salariat montrent l’écart qui s’est creusé entre les radicaux, les communards alliancistes et les collectivistes de la FTSF. À la volonté de « transformation complète du « salariat194 » – termes de l’ASR – répond celle de sa « suppression195 » pour les collectivistes issus du congrès de Marseille. Ainsi, le programme de l’Alliance peut être d’une certaine façon, considéré comme le prolongement des résolutions des premiers ouvriers, avant que l’idée collectiviste ne s’impose. Ce fond commun réel entre l’ensemble des militants de la FTSF et de l’Alliance nous pousse à nous interroger sur les raisons qui ont abouti à une rupture définitive.

43À l’évidence, il y avait, au sein de la FTSF de 1880, de la place pour des militants considérant « que la révolution sociale peut s’accomplir par une succession d’évolutions graduelles et d’étapes progressives196 » puisque cette affirmation ne diffère pas vraiment de celle exprimée par Paul Brousse quelques mois plus tard qui se propose de : « fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses197 […] ». Alors, pourquoi les alliancistes ne sont-ils pas parvenus à entrer ou à rester dans la FTSF au cours de l’année 1881 ?

44La première raison tient à la rigidité du programme du Havre et de ce point de vue, la naissance de l’ASR apparaît comme un élément précurseur de la scission guesdistes/possibilistes. Avant le congrès du Havre, le parti ne dispose pas d’un programme électoral. Tous les groupes, tous les militants sont libres de présenter des propositions, de se proposer à la candidature sur un texte qu’ils ont rédigé ou qui émane de leur groupe, de leur circonscription. Le congrès du Havre impose un programme et tout candidat du parti doit désormais se porter candidat sur le programme du parti. Le premier pas vers la rupture est ainsi accompli. Les alliancistes ne seront pas candidats sur le programme du parti mais sur celui de l’alliance, sur un programme rédigé en accord avec les radicaux. La rupture est réelle mais sur le fond, les divergences ne vont pas au-delà de celles qui s’expriment au sein de la FTSF à propos de la candidature de Joffrin en décembre 1881 qui voulait se présenter sur un programme propre198. Il faut donc compter avec la position ambiguë des possibilistes concernant le rôle de l’élection. Jusqu’en 1890, la position officielle de la FTSF est de se servir des périodes électorales et des candidats présentés par le parti dans un but unique de propagande199. Les aliancistes ne pouvaient que heurter les convictions des militants qui s’accrochent à l’ambiguïté des positions de Saint-Étienne. Les premiers alliancistes sont issus des milieux communards ou des milieux radicaux-socialistes de l’entourage de Clemenceau. S’il est difficile de trouver une logique à ce regroupement, quelques faits méritent d’être signalés. Ainsi, parmi les 17 militants élus de la Commune qui ont été déportés, nous en retrouvons 13 dans l’Alliance200 et cinq des six élus de la Commune qui figurent parmi les premiers signataires se sont prononcés contre le comité de salut public en avril 1871201. Certes, les 22 opposants ne se sont pas retrouvés dans l’Alliance et Urbain, qui rejoint l’ASR dans les premiers jours était lui, favorable au comité de salut public ; mais c’est le seul. Pour ces hommes, un cadre aussi peu rigide que l’alliance pouvait être jugé préférable aux structures de la FTSF. L’hypothèse d’un conflit de classe ne tient pas : s’ils sont qualifiés de « bourgeois » par la FTSF202, sur 16 alliancistes on compte 8 ouvriers, 4 employés et 4 journalistes et hommes de lettres. En revanche, beaucoup d’entre eux ont eu à subir l’hostilité des militants de la FTSF dès leur retour.

45Si la naissance de l’ASR ne se voulait pas celle d’un nouveau parti concurrent à la FTSF, il nous reste à étudier comment on en est arrivé à la mise en place d’une structure partidaire et donc concurrentielle à la FTSF. Deux discussions parallèles sont menées pour choisir les candidats pour les élections de 1881 : l’une au sein des groupes de la FTSF, l’autre parmi les proscrits au cas « où l’amnistie plénière sera votée203 […] ». La naissance de l’Alliance peut être vue comme un moyen de faire pression sur les militants ouvriers qui préparaient le congrès de Marseille et on peut comprendre que ces derniers aient peu apprécié et qu’ils aient choisi de durcir leurs positions à l’égard des anciens proscrits et déportés204. Mais les alliés radicaux ne se montrent pas très généreux quant à la répartition des candidatures ; Clemenceau va même jusqu’à se porter candidat dans les deux circonscriptions du xviii^e, arrondissement de Lucipia205. Le rejet que les militants de l’ASR essuient de la part des militants de la FTSF est grandissant au fur et à mesure que se précisent les candidatures ouvrières au sein de la FTSF206. Les alliancistes s’attèlent dès lors à la création de groupes d’arrondissements reliés entre eux par un comité central même si prédomine chez ces groupes le désir d’autonomie207. Plus que les divergences sur les programmes, il semble que ce soit bien la concurrence des hommes et des candidats qui soit à l’origine de ces ruptures en cascade.

46La nature de l’Alliance change aux environs du mois d’avril 1881. Lors d’une réunion, Amouroux redéfinit ainsi son but qui est de « réunir dans un seul groupe tous les socialistes, à quelque école qu’ils appartiennent, c’est-àdire qu’ils soient communistes, individualistes ou collectivistes208 […] ». Pourtant, l’entente au sein de l’ASR n’est pas une chose gagnée et très vite, des scissions apparaissent pour les motifs qui ont déjà éloigné les alliancistes de la FTSF. Le choix des hommes prime sur toute autre considération politique209. Ces dissensions internes et l’absence d’échéances électorales expliquent certainement qu’on ne parle plus guère de l’ASR après 1882210 même si elle parvient à tirer profit de la scission guesdistes/possibilistes211. On la retrouve en 1884 à l’occasion des élections municipales parisiennes et en 1885, pour les élections législatives générales. Un nouveau pas est alors franchi dans l’accomplissement de la rupture212 avec les collectivistes comme en témoigne Amouroux :

« Vous vous dites communistes ; moi je ne le suis pas ; vous voulez former une classe à part et supprimer la bourgeoisie ; moi je veux l’union213. »

47En 1885, c’est Tolain, dont la rupture avec le parti ouvrier est consommée depuis de longues années, qui est président du comité central de l’Alliance Républicaine dont l’adjectif « socialiste » a disparu. L’appel de ce comité central, publié dans Le Voltaire du 4 octobre 1885, renforce l’aspect réformiste de l’Alliance214. Ce glissement vers le centre peut en partie s’expliquer par le fait que beaucoup des initiateurs de l’Alliance s’en sont retirés, certains parce qu’ils ont arrêté toute action politique, d’autres parce qu’ils ont rejoint définitivement le parti radical, les troisièmes parce qu’ils sont allés grossir les rangs de la FTSF, du CRC ou du POF, les derniers enfin parce qu’ils ont choisi de rester socialistes sans adhérer à l’une des organisations constituées. C’est le cas d'Amouroux, désormais socialiste indépendant, et d'Hovelacque, qui, venant du radicalisme, se rallie au socialisme mais dans l’indépendance.

48Malgré quelques relations entretenues avec le mouvement socialiste, notamment par Le Cri du Peuple de Jules Vallès jusqu’en 1885 au moins, on peut dire qu’au milieu des années 1880, les alliancistes ont quitté le mouvement ouvrier. Mais jusque-là, ils sont présents dans l’ensemble des événements qui agitent ce mouvement. Présents dans les tentatives de réconciliation, présents dans la presse socialiste, présents même dans certains congrès socialistes215.

3. Entre tentatives d’union et scissions, les années 1881 et 1882

49La situation très confuse du début des années 1880 est favorable à toutes les tentatives de rapprochement qu’elles émanent d’un des camps cités ou d’individus isolés. Le rôle des premiers indépendants dans ces tentatives est primordial. Même s’ils jouent leur propre carte, ils peuvent apparaître comme les arbitres impartiaux entre des camps auxquels ils n’appartiennent pas.

50En 1881, la scission modérée n’est pas si loin qu’on ne puisse envisager une réunion des deux courants, la scission anarchiste – au moins jusqu’au congrès de Reims – n’est pas entérinée, la rupture avec les alliancistes pas consommée, guesdistes et possibilistes affichent leurs divergences de vue mais acceptent de travailler à l’élaboration d’un compromis. Quant aux blanquistes, leur dispersion dans l’ensemble des groupements socialistes et/ou anarchistes les place au centre de l’ensemble des discussions. Si de nombreux efforts sont déployés par des militants pour revenir sur les scissions et éviter celles qui se profilent, il serait dangereux d’ignorer les intérêts propres des acteurs. Paul Brousse cherche à utiliser quelques unes des personnalités indépendantes pour s’opposer à Guesde216. Dans l’autre camp, on cherche à gagner l’appui de Lissagaray217. L’aspiration unitaire qui anime la plupart des militants fait qu’aucun dirigeant ne souhaite assumer la responsabilité d’une nouvelle scission ou d’entraver un processus de « réunification ». Les perspectives de renouveau d’une instance internationale218 jouent certainement un rôle conséquent dans les positions des uns et des autres puisqu’en février 1882, alors que Marx et Engels se refusent à prendre une position définitive entre Guesdistes et Broussistes219, les principaux protagonistes de la future scission acceptent de s’en remettre au comité de l’Internationale siégeant en Suisse à La Chaux-de-Fond220. L’échec de cette reconstitution221 peut être considéré comme le point de départ de la scission dans le sens où l’un des principaux remparts cédant, les divisions peuvent s’afficher au grand jour. Les tentatives de réunions de fractions rivales ne sont pas exemptes de calculs et de jeux. En octobre 1881, Malon propose au modéré Desmoulin222 de supprimer les cercles d’études sociales – qu’il défendait contre lui quelques mois plus tôt – dans le seul but de contrecarrer les guesdistes. Dans ces conditions, on peut se demander si le « possibilisme » affiché par Paul Brousse constituait une raison suffisante pour diviser le parti naissant ? Ce n’est pas si évident, d’autant plus que les convictions de Paul Brousse sont pour le moins ambiguës : plus modérées que celles des guesdistes si l’on se réfère à l’article qui sert de base à son appellation de « possibiliste », plus radicales si l’on en croit ses efforts déployés en direction de ses anciens compagnons anarchistes223. Paul Brousse a été, plus que Jules Guesde, influencé par Bakounine. Son opposition à Marx224 a été renforcée par l’indifférence que lui ont témoignée Marx et Engels en ne l’invitant pas à la réunion pour la rédaction des considérants du programme du Havre225. N’ayant pas participé à la rédaction du programme, Brousse et Malon sont naturellement peu disposés à le défendre lorsque Joffrin décide de se présenter sur un programme différent en décembre 1881. Les campagnes électorales de 1881 font l’objet d’analyses divergentes de la part des guesdistes et des broussistes à l’occasion du congrès de Reims qui s’ouvre le 30 octobre 1881. Ces derniers accusent le programme, trop radical, d’avoir effrayé les électeurs modérés et d’être responsable de l’échec électoral de la FTSF. Malgré l’âpreté des débats et une très nette majorité broussiste226, le programme du Havre est conservé mais autorise le comité local à rédiger son programme électoral227. Jules Joffrin rédige donc un programme différent où les considérants du programme du Havre ont été remplacés. Dès lors, le processus de la scission est entamé et les débats relayés par voie de presse dans Le Prolétaire et L’Égalité. Le 8 janvier 1882, saisi par Jules Guesde, le comité national se prononce en faveur de Joffrin et provoque la démission des délégués guesdistes du Nord. Le 17, les rédacteurs de L’Égalité sont exclus de l’Union Fédérative du Centre (UFC)228 et créent dans la foulée, une nouvelle fédération parisienne, l’Agglomération Parisienne (AP). Ce sont donc deux fédérations du Centre qui se présentent le 25 septembre 1882 à Saint-Étienne où se conclut le processus de scission229. Le rapport de force entre les deux fractions est là encore sans conteste à l’avantage des broussistes230. Sur le fond politique, nous devons nous montrer prudente. S’appuyant sur un extrait du programme de Joffrin, Claude Willard considère que la scission de 1882 signale l’apparition de « l’opposition fondamentale entre révolutionnaires et réformistes231. » En réalité, les débats au sein des groupes possibilistes montrent qu’ils sont loin de pouvoir afficher un rejet théorique pur et simple de l’idée de révolution232. Certains d’entre eux peuvent se montrer plus électoralistes, plus soucieux de stratégies individuelles, mais c’est un défaut dont n’est pas exempt le POF naissant. La production idéologique et méthodologique d’un Paul Brousse233 ou même d’un Benoît Malon234 est suffisamment limitée alors pour qu’on puisse hésiter à tirer des conclusions trop définitives. La mise au point que fournit Malon en 1882 sur la révolution montre que la prudence est requise si nous voulons à tout prix diviser ces socialistes entre réformistes et révolutionnaires. Il pose ainsi les termes du débat :

« Par révolution sociale, nous entendons, (disons-le une fois pour toutes) transformation sociale, sans préjuger si cette transformation sera violente ou non235. »

51Enfin, les effectifs limités du socialisme au début des années quatre-vingt et la faiblesse plus grande encore du nombre de militants capables de maîtriser les débats théoriques poussent très certainement à ce que les questions de personnes jouent un rôle beaucoup plus important qu’à d’autres périodes. À Saint-Étienne, la scène se joue avec 111 acteurs. C’est bien peu pour que se taisent les rancœurs personnelles d’autant, que cette scission, beaucoup, comme Engels236 la souhaitent ou la jugent inévitable.

52Les conséquences de la scission de 1882 sont sans commune mesure avec les précédentes en ce sens qu’elle apparaît aux yeux des militants comme la séparation d’un même camp, d’un même parti. Les militants doivent faire un choix. Ils ont été « démarchés » par les uns et par les autres et ne comprennent pas toujours ce qui peut justifier une telle tension. Les votes sur l’exclusion des guesdistes qui ont lieu dans la séance de nuit du 25 septembre 1882 illustrent bien ce désarroi ; de nombreux délégués s’abstiennent. Certes, la majorité des militants choisit un camp ou l’autre mais certains groupes, au nom de la faiblesse du socialisme dans leur ville ou leur département, parviennent à maintenir leur unité et les deux camps en leur sein237. D’autres rejoignent l’ASR ou viennent grossir les rangs des indépendants : Clovis Hugues quitte la FTSF en décembre 1882238, Malon, Fournière et Rouanet entre août et octobre 1883239. La tentation peut être grande de voir dans ces séparations les effets d’une « lutte de classes » intérieure. Vallès ? Un bourgeois littérateur ! Lissagaray ? Un authentique aristocrate ! Malon ? Un ouvrier autodidacte devenu si peu ouvrier après son retour d’exil. Deux cas d’école et une exception qui confirmerait la règle ! Peut-on dire pour autant que l’origine des divisions, et par là l’origine des indépendants réside dans l’existence de catégories sociales distinctes ? Or, rien ne nous permet d’affirmer que la concurrence pour les postes électifs fut plus rude entre intellectuels et ouvriers qu’entre les intellectuels entre eux ou les ouvriers entre eux. A Lissagaray qui cherche une circonscription pour l’accueillir répondent les efforts tout aussi insistants d’un Amouroux, ouvrier pourtant. À l’inverse, ni Malon, ni Vallès ne sont à la recherche d’une circonscription « gagnable », leurs candidatures sont toujours symboliques. Exemples et contre-exemples abondent sur ce thème et ne permettent pas de dégager véritablement une « logique de classe ». Rien ne permet non plus de voir dans la résurgence des thèses ouvriéristes l’origine des indépendants. Dans les premiers congrès, l’élite ouvrière traditionnelle est majoritaire mais reconnaît les autres « travailleurs salariés240 ». La polémique qui oppose Guesde à la direction possibiliste en janvier 1882 à propos de sa candidature à Roubaix ne peut être vue comme un rejet des non ouvriers. Au mieux, ce que l’on reproche à Guesde alors, c’est d’avoir « manqué à un engagement collectif pris les uns vis-à-vis des autres par les principaux rédacteurs de l’Émancipation241 », engagement à ne pas se présenter. Il y a des ouvriers, des « travailleurs non-manuels » et des journalistes dans tous les camps. Les indépendants ne peuvent donc pas être considérés comme le produit de cette lutte qui aurait contraint les intellectuels à se situer en dehors du cadre partisan. En réalité, ces logiques de classes constituent sans doute une grille d’analyse utile. Ce qui, dans ce cas précis les rendent difficilement opérantes, tient au fait que nos protagonistes sont très peu nombreux. Ce qui peut être vrai lorsqu’on travaille sur « des grandes masses » l’est beaucoup moins lorsqu’on s’attache à quelques individualités.

53Quoiqu’il en soit, les scissions permettent aux indépendants de « jouer les uns contre les autres » et de se préserver ainsi les marges de manœuvre nécessaires à leur existence politique. En cherchant à regrouper des éléments venant des différents partis au sein des rédactions de La Bataille, du Cri du Peuple et dans une moindre mesure de La Revue Socialiste, Lissagaray, Vallès et Malon influent sur le mouvement socialiste organisé242 même si les partis organisés savent également jouer sur les tensions qui prévalent au sein de la presse socialiste243.