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Espaces de pouvoir, espaces d’autonomie en Allemagne

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Hélène Miard-Delacroix
, 
Guillaume Garner
, 
Béatrice von Hirschhausen

Est-Ouest, les différences en héritage

L’héritage de l’économie planifiée. Problèmes économiques et sociaux consécutifs à l’entrée de la RDA dans la République fédérale d’Allemagne

Marcel Boldorf
Traduction de Valentine Meunier

Texte intégral

1Vu d’Allemagne de l’Est, il ne pourrait y avoir décennies plus antagoniques que les deux décennies figurant au cœur de cette contribution, à savoir les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La fracture de 1989/90 fit éclater les structures de longue durée qui ont marqué la RDA pendant quarante ans. Sur le plan économique, la césure a touché en premier lieu les caractéristiques fondamentales de l’économie centralement planifiée, le système économique qui voulait surpasser le capitalisme. Nous nous intéresserons aussi aux structures de moyenne durée, c’est-à-dire aux processus qui n’ont pas pris fin avec le changement de régime mais qui ont laissé leur empreinte sur l’ensemble de la période considérée, de 1980 à 2000. Nous entendons par là les continuités, telles que celles des structures de personnel dans les directions d’entreprises par exemple. La problématique spatiale est toutefois en toile de fond. L’entrée de la RDA dans la République fédérale a créé un nouvel espace juridique qui a déclenché un processus de transformation dans les territoires orientaux. L’abandon brutal de l’ancien système juridique s’est traduit par une pression à l’assimilation qui n’a affecté pratiquement que le territoire autrefois indépendant de la RDA.

1. L’économie centralement planifiée jusqu’à la fin de l’ère Honecker

  • 1 Par ex. : Hertle Hans-Hermann, « Staatsbankrott. Der ökonomische Untergang des SED-Staates » in : D (...)
  • 2 Hertle Hans-Hermann, « „Das reale Bild war eben katastrophal.“ Gespräch mit Gerhard Schürer », in : (...)

2Il faut commencer par évoquer certaines déficiences fondamentales de l’économie planifiée ayant pesé sur le système économique de la RDA dès son introduction à la fin des années quarante. Les problèmes chroniques expliquent d’une part le déclin de l’économie est-allemande à longue échéance et, d’autre part, l’aggravation de ces dysfonctionnements dans les années 1980, alors que la RDA s’approche de son terme. Enfin, il est important de noter que nombre de ces dysfonctionnements font sentir leurs effets dans l’Allemagne unifiée. Il semble donc particulièrement recommandé d’élargir la perspective aux défaillances inhérentes à la planification sur le long terme. Les premières analyses menées au début des années 1990 se sont en effet trop concentrées sur les problèmes de la fin de l’ère Honecker (1971 – 1989), notamment sur la dette extérieure, sur la nécessité d’obtenir des crédits et sur la politique de subvention1. Les praticiens de la politique économique de la RDA n’ont pas été les derniers à pointer a posteriori les dysfonctionnements, à l’instar de Gerhard Schürer, qui a présidé de longues années durant la Commission de planification2.

 

  • 3 Buchheim Christoph, « Die Wirtschaftsordnung als Barriere des gesamtwirtschaftlichen Wachstums in d (...)

3Les déficits structurels chroniques, carences inhérentes à l’économie planifiée, peuvent se regrouper en quatre ensembles : (a) le système de planification lui-même, qui conduisait immanquablement à des goulets d’étranglement et à des dysfonctionnements en raison des capacités défaillantes des instances de planification ; (b) l’orientation de l’économie par les objectifs du plan et l’anticipation de goulets d’étranglement se traduisant par une tendance à la thésaurisation des matières premières et de la main-d’œuvre ; (c) les faiblesses en matière d’innovation des entreprises liées à la planification ; (d) l’intégration de l’économie de la RDA dans le CAEM (COMECON)3.

Les instances de la planification et leurs conceptions

  • 4 Smotkine Henri, Le développement industriel de la République Démocratique Allemande, Paris, Masson, (...)

4Une économie planifiée est bien plus fortement dirigée qu’une économie de marché par les directives des planificateurs. Les répercussions de ce phénomène ont été visibles dès les tout débuts de la RDA. Au prix de coûts macroéconomiques très élevés, la RDA, alors même qu’elle ne disposait pas des ressources nécessaires (houille par exemple), a mis en place une industrie lourde en s’inspirant du modèle d’industrialisation soviétique des années 1930, et ce avec une forte propension à l’autarcie. La vision marxiste du développement reposait sur la suprématie de l’industrie lourde. Cela s’est traduit en RDA par un secteur industriel hypertrophié4. Une évolution fortement comparable à celle de l’Allemagne de l’Ouest, si ce n’est qu’à l’Ouest la locomotive des exportations a suscité, grâce à des effets de synergie et d’entraînement, une croissance dans les autres secteurs.

  • 5 Gutmann Gernot, « In der Wirtschaftsordnung der DDR angelegte Blockaden und Effizienzhindernisse fü (...)

5Les déficits généraux du système économique de la RDA sont d’abord à mettre sur le compte des capacités réduites des instances de planification en matière de collecte et de traitement des informations5. En dépit de l’importance de l’appareil de planification, il leur fut toujours difficile de saisir les différents savoirs et savoir-faire en vigueur dans la sphère productive. Les mécanismes d’allocation des ressources entre entreprises, par exemple, manquaient de la finesse nécessaire. Le mécanisme de coordination du Plan, qui devait se substituer au système de prix marchands, n’était pas en mesure de garantir une allocation optimale des ressources, ce qui occasionnait des pénuries récurrentes dans le système de répartition. Ces déficiences persistèrent jusque dans les années 1980 – malgré l’emploi d’instruments de contrôle des entreprises, tels que l’inspection des ouvriers et paysans. Ces pénuries récurrentes avaient de lourdes conséquences : les carences devaient régulièrement être comblées par des importations, réglables en devises convertibles.

6Les déficits en information des planificateurs avaient également trait à un mécanisme qualifié de « problème principal – agent ». Pour établir une planification réaliste, les organes étatiques étaient tributaires des informations que leur faisaient remonter les entreprises. Or, ces dernières avaient la possibilité, en fournissant des données lacunaires ou manipulées, de peser à leur avantage sur les plans. On aboutissait ainsi à des plans dits « mous » dont la réalisation n’exigeait pas de performances optimales de la part des entreprises.

Des entreprises orientées sur les objectifs du plan

7Tout comme la priorité économique était parfois accordée à des projets inefficaces, le système d’incitation au niveau des entreprises s’axait uniquement sur la réalisation du plan. L’orientation par le plan signifiait que les entreprises ne prenaient en compte la demande réelle que dans les termes du plan. En règle générale, les entreprises étaient tenues seulement par la réalisation des objectifs du plan.

 

8C’est ici qu’il convient de mentionner la tendance des entreprises à thésauriser, parce qu’elle a fonctionné comme un corrélat des efforts d’autarcie à l’échelle nationale. Les directives de planification des autorités centrales constituaient l’indicateur de référence des entreprises « du peuple » ou d’État (VEB, volkseigener Betrieb). Les directions des entreprises agissaient de manière économiquement rationnelle lorsqu’elles mettaient tout en œuvre pour atteindre l’objectif annuel. Elles avaient donc fortement intérêt à avoir un approvisionnement suffisant en inputs pour la réalisation du plan annuel. Étant donné les craintes constantes de pénurie de ressources, les cadres supérieurs prévoyants avaient tendance à stocker des matières premières et des produits semi-finis, afin de ne pas mettre en danger l’exécution du plan. La même logique prévalait pour la main-d’œuvre : si un maximum d’employés étaient disponibles, alors il était plus facile de réaliser les objectifs du plan, voire de parvenir à assurer le surplus de production réclamé, qui était gratifié par le versement de primes au personnel. Mais cette propension à la thésaurisation entretenait la rareté des intrants.

Une faiblesse de l’innovation due à l’orientation sur le plan

9Il est pratiquement impossible de planifier des innovations, car le présent ne peut appréhender la créativité future ni la transposer dans des plans de production. Les innovations peuvent être de deux ordres, des innovations de procédé visant à rationaliser les différentes phases du procès de production ou des innovations de produits pour lesquelles la fonction d’alerte de la demande est primordiale.

  • 6 Gutmann G., « In der Wirtschaftsordnung der DDR… », op. cit., p. 39. Sur les taux d’innovation : Ma (...)

10Les innovations de procédé se sont heurtées à un obstacle systémique : les entreprises prenaient moins de risques en remplissant les indicateurs cibles du plan sur la base des technologies usitées. À l’inverse, tout changement menaçait l’objectif primaire – réaliser le plan – même si les instances de planification fixaient des taux d’innovation6. Il en découlait un impératif d’imitation et de copie que l’on a pu relever non seulement au niveau de l’entreprise mais aussi à l’échelle économique nationale, c’est-à-dire au sein même des comités de planification. Tous les grands programmes économiques, qu’ils se soient adressés à la chimie dans les années soixante ou aux technologies de l’information à compter des années 1970, accusaient de ce fait toujours un retard sur les standards mondiaux. Les signaux envoyés par la demande étaient pris en compte avec retard, pour autant qu’ils le fussent, de sorte que la gamme de produits était la plupart du temps en décalage par rapport aux normes internationales.

L’intégration au sein du CAEM

  • 7 Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 124 et 145.

11Bien qu’ayant des intérêts largement antagoniques, les économies du CAEM étaient mutuellement dépendantes, ne serait-ce qu’en raison du manque de convertibilité de leurs monnaies. Tous les pays de cet espace économique étaient confrontés au même problème : ils souhaitaient acquérir des marchandises à l’Ouest mais ne pouvaient vendre avantageusement leurs produits qu’à l’Est. L’intégration économique dans le bloc socialiste constituait donc un impératif de survie pour les systèmes d’économie planifiée du socialisme réel. Le principe de la division du travail de l’Internationale socialiste ne fut au demeurant que peu effectif. Dans le secteur industriel, les inconvénients l’emportaient même. Ainsi, l’orientation des économies sur le CAEM bloquait les changements structurels dans tous les pays, ce qui se traduisit par un certain sous-développement économique7.

  • 8 Statistisches Jahrbuch der DDR 1990, Berlin, Haufe, p. 277. Des données parfois divergentes dans : (...)

12La dépendance de la RDA à l’égard des États du CAEM, tout particulièrement sous l’ère Honecker, apparaît clairement au travers des statistiques du commerce extérieur. En 1988, la RDA réalise 45 % de son commerce extérieur avec ces pays8. Il s’agit là d’une part encore importante mais qui s’est fortement réduite au regard du volume des échanges commerciaux avec les États du CAEM en 1980 (75 pour cent). Ces pourcentages indiquent que la RDA a dû effectuer d’énormes achats compensatoires à l’Ouest pour combler les déficits du plan. Côté Est, l’Union soviétique est restée le partenaire commercial le plus important de la RDA, suivie de la Tchécoslovaquie et de la République populaire de Pologne. Au sein des pays industriels occidentaux, qui, avec un pourcentage de 46,2 %, étaient les principaux partenaires commerciaux de la RDA, la République fédérale se détachait nettement. La RDA réalisait 21,4 % de son commerce extérieur avec la RFA, soit à peu près autant qu’avec l’Union soviétique. Ces chiffres montrent l’énergie que la RDA a investi dans les échanges commerciaux avec l’Ouest dans la phase finale de son existence – c’est-à-dire à partir du milieu des années 1980 environ – pour compenser le poids de sa dette et les pénuries de marchandises. Au fil de ces évolutions, les produits finis passèrent devant les matières premières au rang des importations. Les relations commerciales avec l’Ouest générèrent de ce fait de forts déficits économiques, car pour un Mark dépensé dans le pays, la RDA n’atteignait plus en 1988 que 0,25 unité de conversion ou Valutamark. Cela met en lumière la valeur réelle d’échange du mark Est, soit un rapport de 1 pour 4 vis-à-vis du deutschemark, le cours du marché noir étant bien plus élevé.

  • 9 Statistisches Jahrbuch der DDR 1990, op. cit., p. 279. Steiner André, Von Plan zu Plan. Eine Wirtsc (...)

13Par ailleurs, la structure des exportations donne une idée de l’interdépendance du CAEM : les exportations dans les pays du bloc de l’Est se composaient pour presque 60 pourcent de machines et de matériel de transport, il s’agissait donc d’exportations industrielles. Les besoins et exigences soviétiques déterminaient presque totalement la gamme des produits d’un grand nombre de combinats, notamment dans le secteur de la construction mécanique. Les exportations vers l’Ouest en revanche ne comptaient pratiquement aucune machine9. Cette orientation des flux commerciaux n’était cependant pas le seul élément à aggraver les problèmes sous l’ère Honecker. Le développement économique était fortement tributaire des investissements consacrés aux innovations dans le domaine de la production.

  • 10 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 178.

14En ce sens, le taux d’investissement est un indicateur approximatif mais exploitable, permettant de se faire une idée de la capacité d’innovation macroéconomique. On constate que le taux d’innovation en RDA n’a cessé de régresser depuis 197910, ce qui s’explique en grande partie par les transferts structurels qui fondaient une part essentielle de la stratégie économique d’Erich Honecker. D’un côté, la nouvelle orientation sur les besoins du consommateur permettait de réorienter les investissements des secteurs productifs vers les secteurs qui en avaient besoin, par exemple vers la construction d’urgence de logements. De l’autre, les investissements affluaient vers la production de matières de substitution, par exemple dans les secteurs de l’énergie et des combustibles pour pallier la pénurie en alimentation électrique. L’inefficacité de ces mesures avait été soulignée dès l’automne 1978 par la direction de la Commission centrale de planification, qui préconisait de réorienter les investissements et de réduire les dépenses dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des affaires sociales. Le Bureau politique prit acte de cette analyse, mais ne rectifia pas le cours.

  • 11 Ibidem, p. 226.
  • 12 Steiner André, « Leistungen und Kosten : Das Verhältnis von wirtschaftlicher Leistungsfähigkeit und (...)

15En somme, la crise économique des années 1980 en RDA ne peut s’expliquer entièrement par les conditions économiques extérieures. La dette contractée à l’Ouest accentuait les problèmes mais elle n’était pas la véritable origine de la crise11, qui s’explique plutôt par une conjonction de facteurs : le système économique pâtissait des déficiences inhérentes à la planification mais aussi de dépenses publiques proportionnellement trop élevées dans les secteurs non productifs, ainsi que l’a montré André Steiner12. En d’autres termes, il souffrait en particulier de la part excessive des prestations sociales dans le PIB et du poids des subventions. Les dépenses en matière de prestations sociales, la construction de logement et les subventions des besoins élémentaires firent encore un bond en 1983, au point que les moyens engagés dans ces secteurs représentèrent à terme 40 pourcent du budget de l’État. Les dirigeants considéraient que les transferts sociaux constituaient une condition sine qua non de leur maintien au pouvoir, si bien qu’ils n’osèrent plus ajuster les dépenses à l’évolution de la productivité. Cette politique généra un recul relatif des composantes du salaire directement fonction du rendement, ce qui, à terme, accéléra encore le déclin de la RDA.

2. L’unification des systèmes économiques et l’effondrement est-allemand

  • 13 Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 355-378.
  • 14 Sinn Gerlinde, Sinn Hans Werner, Démarrage à froid. Une analyse des aspects économiques de l’unific (...)

16Le gouvernement fédéral s’est efforcé d’imposer un rythme soutenu au processus d’unification, afin d’évincer l’opposition politique à l’Ouest comme à l’Est et de garder le contrôle sur le déroulement des événements13. Après de multiples négociations menées en l’espace de quelques mois, la date de l’union économique, monétaire et sociale fut fixée au 1er juillet 1990, c’est-à-dire avant même l’unification politique des deux États allemands qui eut lieu le 3 octobre 1990. Le 2 juillet s’ouvrit le programme d’unification pour la conversion de la monnaie. La conversion de marks Est contre des deutschemarks ouest-allemands se réalisa au taux de 1 pour 1, exception faite de l’épargne au-delà d’un certain montant, convertie quant à elle au taux de 1 pour 2. Les avertissements de la Bundesbank et du conseil des experts (ou conseil des cinq sages), l’organe permanent de conseil du gouvernement fédéral, furent ignorés. Or, la valeur d’échange du mark Est par rapport au deutschemark (équivalent en devises) en termes de parité de pouvoir d’achat correspondait à un taux de 1 pour 4 et non au cours fixé. Sur le marché noir, le deutschemark se payait même jusqu’à 10 marks Est14.

  • 15 Pour plus de détails : Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 362 suiv.

17L’introduction du DM en Allemagne de l’Est correspondit donc avant tout à un calcul politique du gouvernement Kohl. La conversion monétaire rapide répondait aux vœux des citoyens de RDA, en leur permettant de satisfaire leurs désirs, nourris de longue date, de consommation. Le taux d’échange mit les salaires sous pression car les valeurs nominales des salaires de RDA étaient de loin inférieures au niveau de salaire ouest-allemand. Pour le gouvernement fédéral, la priorité absolue était de résorber la pénurie en Allemagne de l’Est, décision qui s’est convertie en capital politique, ainsi que l’ont montré les élections législatives de 1990. Il est clair que le gouvernement suivait ici déjà une stratégie spécifique : le maintien du pouvoir d’achat devait mettre un terme à l’émigration des Allemands de l’Est vers l’Ouest, qui restait très conséquente en dépit des perspectives d’unification à court terme. Le mouvement migratoire posait non seulement des problèmes à l’Allemagne de l’Ouest en qualité de territoire d’accueil, mais il impliquait conjointement une perte continue de pouvoir d’achat en Allemagne de l’Est15.

  • 16 Traité entre la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande relatif à l (...)
  • 17 Selon les termes même du traité, publié in Documents. Revue des questions allemandes, numéro spécia (...)
  • 18 Danylow P., « Die wirtschaftliche Verflechtung der DDR... », op. cit., p. 258.

18Le traité d’unification, signé entre les deux États allemands en septembre 1990, révèle d’autres objectifs16. Soulignons que l’économie ne constitue pas un aspect fondamental de ce traité. Les rares passages qui y sont consacrés permettent toutefois de pressentir les problèmes à venir. Dans l’ensemble, le discours livre une présentation positive de la situation. L’article 28 sur la promotion de l’économie vise un rééquilibrage des structures économiques. Ses points essentiels sont : une croissance économique accélérée, le changement structurel, la promotion de l’économie et de l’infrastructure régionales, ainsi que l’essor rapide des petites et moyennes entreprises (Mittelstand). Le dernier point est une transposition de la manière dont la société ouest-allemande se définissait elle-même : une « société de classes moyennes » (Mittelstandsgesellschaft). Les relations économiques avec l’étranger ont droit à un article spécifique (art. 29) qui prévoit des programmes d’assainissement de la production à l’exportation. Les relations économiques extérieures « nées au cours des années » de la RDA « bénéficieront de la protection de la confiance légitime »17. En d’autres termes, les obligations contractuelles envers les États du CAEM devaient être honorées. Mais il s’agissait conjointement d’adapter l’économie aux principes de l’économie de marché. Cette double stratégie devait s’avérer irréalisable. Le développement économique après l’union monétaire s’est fortement éloigné des postulats du traité d’unification et des scénarios positifs de l’année de la Wende, qui faisaient de l’ex RDA la plaque tournante du futur commerce avec les pays de l’Est18.

Les étapes de l’effondrement de l’Allemagne de l’Est (1990-1992)

  • 19 Smolny Werner, « Produktivitätsentwicklung in Ostdeutschland. Bestandsaufnahme und Ansatzpunkte ein (...)

19En 1991, le produit national brut de l’Allemagne de l’Est chuta à 68 % de sa valeur de 1989, pourtant déjà fort modeste. Cette chute est principalement imputable aux modalités de la conversion monétaire, qui introduisit un recul de la demande et de la production19. L’industrie de transformation fut particulièrement touchée, sa production s’effondrant presque totalement en 1990/91, parce que les produits ne trouvèrent pas acquéreur. Après la conversion monétaire et l’ouverture du marché, de larges pans de l’économie est-allemande se révélèrent incapables de résister à la concurrence.

  • 20 Buchheim Christoph, « Wirtschaftliche Folgen der Integration der DDR in den RGW » in : Buchheim Chr (...)
  • 21 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 194 et 226.

20La crise vécue par l’Allemagne de l’Est s’explique essentiellement par l’intégration de la RDA dans l’espace économique du CAEM, dont la disparition abrupte après la Wende a massivement hypothéqué l’avenir du secteur industriel dans son ensemble. Nous l’avons montré, l’économie sur-industrialisée de la RDA était fortement tributaire du commerce extérieur réalisé au sein du CAEM dans lequel elle était hautement intégrée. Du temps de son indépendance, l’État est-allemand en retirait un avantage considérable : il pouvait exporter à des prix relativement élevés des produits finis qui ne correspondaient pas aux normes mondiales. Avec ces recettes, la RDA importait des matières premières du bloc de l’Est, revendables sur le marché mondial, c’est-à-dire qui pouvaient, une fois transformées, être exportées à l’Ouest en échange de devises20. La RDA, bien que manquant de matières premières, a ainsi longtemps profité des livraisons de matières premières provenant d’Union soviétique, qu’elle payait à des prix inférieurs à ceux du marché mondial21. Il fallut attendre 1981 pour que l’Union soviétique commençât à avoir des soupçons et qu’elle se fît payer en devises deux des 19 millions de tonnes de pétrole livrées à l’État est-allemand.

21Parce qu’elle subsistait principalement grâce aux exportations, la désintégration de l’espace économique des pays de l’Est précipita la RDA dans une situation extrêmement problématique. La fin de l’intégration au sein du CAEM est également liée à la décision politique d’introduire rapidement le deutschemark, c’est-à-dire d’émettre une monnaie convertible. D’une part, en effet, cette décision mit un terme immédiat aux débouchés vers l’Est, car elle supposait que l’Union soviétique mais aussi la Pologne et la Tchécoslovaquie achetassent dès lors des produits de l’Est en deutschemark et à des prix élevés. Placés devant ce choix, les anciens partenaires commerciaux d’Europe de l’Est décidèrent d’acquérir des produits provenant des États industriels occidentaux. D’autre part, la livraison de matières premières aux industries est-allemandes, réalisées sur la base du système de compte du CAEM, cessa. La RDA quitta le système à l’instant même où le deutschemark fut introduit. De leur côté, les structures de l’ancien espace économique socialiste tombèrent en déliquescence.

  • 22 Heering Walter, Schroeder Klaus, Transformationsprozesse in ostdeutschen Unternehmen. Akteursbezoge (...)

22À la perte de la demande extérieure en produits est-allemands vinrent s’ajouter des effets économiques internes. Les Allemands de l’Est ne consommèrent quasiment plus de produits est-allemands, dont les prix avaient fortement augmenté, mais achetaient les produits de l’Ouest dont ils avaient si longtemps rêvé22. De leur côté, les produits de RDA n’avaient jamais suscité grand intérêt de la part des consommateurs occidentaux et se révélèrent tout simplement invendables tant leur prix en deutschemark les rendaient onéreux. Les biens d’investissement, en particulier, fabriqués avec la technologie dépassée des entreprises de RDA, ne trouvaient aucun acquéreur sur le marché mondial. La RDA eut longtemps du mal à devenir compétitive sur le marché mondial car certaines de ses carences structurelles persistantes continuaient à faire sentir leurs effets.

  • 23 Martens Bernd, « Der lange Schatten der Wende. Karrieren ostdeutscher Wirtschaftseliten » in : Hist (...)

23La Wende et la période de transformation qui lui succéda entraînèrent une mutation profonde de la structure industrielle est-allemande. Les anciens combinats intégrés verticalement ne purent se transformer en grandes entreprises viables et, globalement, la majeure partie de l’industrie de transformation s’effondra. Suite à la privatisation, la structure entrepreneuriale qui s’établit au cours des années 1990 sur la partie orientale du territoire allemand était encore plus fortement marquée par les petites et moyennes entreprises que l’Allemagne de l’Ouest. Dans le secteur de la production, 58,3 pourcent des entreprises d’Allemagne de l’Est avaient moins de 50 employés en 2001 alors que ces structures atteignaient 50,5 pourcent à l’Ouest23.

3. Les pénuries inhérentes au plan : des obstacles à un nouveau départ

  • 24 Schabowski Günter, « Die Abstoßung der Utopie. In der DDR erlitt der Marxismus sein deutsches Fiask (...)
  • 25 Schürer Gerhard, « Planung und Lenkung der Volkswirtschaft in der DDR – ein Zeitzeugenbericht aus d (...)

24Un détour par l’échelle des entreprises peut nous aider à comprendre pourquoi la croissance de la partie orientale de la République fédérale est restée faible tout au long des années 1990. Les anciennes entreprises « nationalisées » ont été, pour ainsi dire, « jetées » sur le marché de la libre concurrence. Avec la clôture de la dernière année du plan en 1989, le système de planification centralisée disparut sans contrepartie. Günter Schabowski, membre du Comité central depuis 1981 et du Bureau politique du SED depuis 1984, considéra rétrospectivement que le système économique fut le « véritable cancer » du CAEM, expliquant la non viabilité de l’ensemble des régimes de cet espace. L’inefficience des économies socialistes n’était ni temporaire ni un phénomène national mais, au-delà de toutes les différences, le trait commun de ces économies24. Cette appréciation a été corroborée par les propos critiques de hauts fonctionnaires après l’effondrement du régime, à l’instar de Gerhard Schürer, directeur de longues années durant de la Commission centrale de planification25. Même si ce sont là des explications ex post, livrées par des opportunistes, ces considérations négatives invitent à explorer les répercussions de l’économie planifiée dans les années 1990.

  • 26 Gutmann G., « In der Wirtschaftsordnung der DDR… », op. cit., p. 43-44.
  • 27 Berghoff Hartmut, « Abschied vom klassischen Mittelstand. Kleine und mittlere Unternehmen in der bu (...)

25Gernot Gutmann souligne que l’un des obstacles essentiels au nouveau départ économique de l’Allemagne de l’Est fut l’absence, lors de la Wende, de moyennes entreprises sur cette partie du territoire26 : c’était la conséquence des campagnes de collectivisation et de nationalisation, menées en RDA à partir de 1952 dans le secteur agricole et de 1958 pour le commerce et l’artisanat. À long terme, cette politique déboucha sur la quasi-disparition de la catégorie des petites et moyennes entreprises, qui se compose typiquement des artisans, des commerçants et des libéraux. La RDA ne disposait plus que sous forme résiduelle du potentiel de ces PME à qui l’on associe des facultés de flexibilité, des talents d’improvisation et une motivation au rendement. Rappelons cependant que cette classe moyenne des entreprises, emblème de la République de Bonn, avait également perdu de son importance à l’Ouest27. Depuis l’ouverture des marchés de capitaux dans les années 1970, le lien étroit entre famille et capital, typique des PME, n’était plus aussi déterminant. Cette dissolution n’a pour autant pas mené à la disparition des petites et moyennes entreprises, qui jouèrent encore un rôle important dans l’économie nationale. Comme nous l’avons vu, cette structure entrepreneuriale est également apparue en Allemagne de l’Est dans les années 1990. Compte tenu des calculs impératifs de rendement et d’efficience, ce sont les connaissances approfondies en matière de gestion d’entreprise des managers et entrepreneurs qui ont été décisives dans ce processus.

  • 28 Sinn G., Sinn H. W., Démarrage à froid..., op. cit., p. 103-105.
  • 29 Best Heinrich, « Cadres into Managers. Structural Changes of East German Economic Elites before and (...)
  • 30 Best H., « Cadres into Managers... », op. cit., p. 19.

26Le capital humain a donc été un facteur essentiel du nouveau départ. C’est ce qui ressort de l’étude des managers d’entreprises et des directeurs techniques, issus soit d’anciennes entreprises d’État de RDA soit de transfert de personnel, le plus souvent en provenance des anciens Länder. La première étape est donc de s’intéresser à la continuité/discontinuité de l’équipe dirigeante dans les entreprises. Entre 1990 et 2003, 17 000 entreprises est-allemandes ont été reprivatisées. La Treuhand (agence fiduciaire) chargée de la privatisation des entreprises de RDA a vendu les plus grosses entreprises à des investisseurs, parfois seulement par morceaux, mais n’a pu empêcher la fermeture d’un grand nombre d’entre elles28. Au cours du seul premier semestre de l’année 1990, environ deux tiers des postes de direction existants en 1989 furent supprimés29. Il faut donc ensuite porter notre attention sur les dirigeants qui ont conservé un poste. Au milieu des années 1990, un petit quart d’entre eux avait vécu à l’Ouest avant 1990. La proportion de dirigeants originaires d’Allemagne de l’Ouest n’a cessé de s’accroître : la Jenaer Management Studie de 2003 a établi que 30 pourcent des managers d’entreprises est-allemandes du secteur de l’industrie de transformation venaient des anciens Länder, le pourcentage des migrants ouest-allemands s’accroissant parallèlement au statut de la fonction de direction30. Mais si l’on renverse la focale, cela signifie que dans les années 1990, 70 à 75 pourcent des dirigeants d’entreprises est-allemandes avaient été socialisés en RDA, dans un système d’économie planifiée. En ce sens il convient, pour l’heure, de ne pas surévaluer les effets migratoires auxquels a donné lieu l’unification des deux États allemands en un nouvel espace économique.

  • 31 Pour aller plus loin sur cette question : Schmidt Rudi, « Die zwei Welten der ostdeutschen Manager  (...)
  • 32 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 226.
  • 33 Schabowski G., « Die Abstoßung der Utopie... », op. cit., p. 464.

27Afin de saisir les différences entre les managers issus du capitalisme et les directeurs d’entreprise socialisés dans un système d’économie planifiée, il nous faut nous arrêter brièvement sur les différences structurelles entre les deux groupes31. Nous l’avons vu, le système d’économie planifiée peut être considéré dans sa globalité comme incapable de s’adapter à de nouvelles conditions ou de réagir stratégiquement à de nouveaux défis32. Les problèmes qui entravaient l’ensemble du système économique se retrouvent pleinement à l’échelon de la direction de l’entreprise. Seuls quelques très rares dirigeants, dont les efforts furent jusqu’à la Wende orientés vers l’exécution des objectifs du plan, pouvaient être considérés comme de véritables entrepreneurs ou managers. La plupart manquaient d’expériences relatives aux incitations de l’économie de marché. Ils étaient dépassés par l’introduction subite de l’économie de marché et incapables de transformer adéquatement l’entreprise qu’ils dirigeaient, de l’adapter à la nouvelle donne. Les dirigeants des combinats devinrent des managers qui ignoraient tout des capacités et stratégies importantes pour l’entreprise. C’est aussi à cela que Günter Schabowski faisait référence lorsqu’il affirmait que l’économie planifiée se distinguait par le mépris de l’individualité et de la créativité spontanée33.

28Par ailleurs, le personnel de direction des entreprises du peuple n’avait souvent aucune conscience des coûts. Cette carence aussi est en corrélation avec l’aptitude personnelle dans un système d’économie planifiée. Citons, à titre d’exemple, l’intensité inhabituelle de production dans les entreprises étatiques et coopératives de production. Une réaction aux pénuries perpétuelles était de développer une stratégie du do it yourself, parfois coûteuse en temps et en matériel. Dans des conditions de manque et pour réaliser les objectifs du plan, les entreprises essayaient de produire elles-mêmes la plus grosse partie des produits intermédiaires et des pièces de rechange. Mais cette aptitude se révéla être un handicap dans une économie de marché, car les cadres supérieurs manquaient de ce fait des capacités nécessaires pour s’adapter au marché et pour réagir avec flexibilité aux nouveaux défis.

 

  • 34 Edward Vincent, Lawrence Peter, Management Change in East Germany. Unification and Transformation, (...)
  • 35 Sur ce qui suit : Martens B., « Der lange Schatten der Wende... », op. cit., p. 218-225.

29Vincent Edwards et Peter Lawrence se sont consacrés dès 1994 à la question de la continuité des cadres supérieurs34. Dans l’une des entreprises qu’ils ont étudiées, l’ancien directeur général du VEB est devenu le président directeur général de l’entreprise qui lui a succédé, la Pharma AG. Visitant d’autres entreprises, les chercheurs constatèrent, à leur grande surprise, qu’il ne s’agissait en rien d’une exception. Lorsque les anciens cadres avaient été licenciés, s’avançaient alors les cadres de la seconde génération. Ces résultats ont été pleinement corroborés par une étude empirique de Bernd Martens publiée en 2005. S’intéressant aux trajectoires professionnelles de citoyens de l’ex-RDA, l’auteur établit que, dans l’ensemble, les continuités l’emportent largement sur les ruptures35. Certes, le pourcentage des personnes ‘stables’, dont l’ascension vers un poste de direction s’est réalisée bien avant 1990 et qui sont ensuite restées à cette position, est relativement faible (8,1 pourcent de l’échantillon). Le plus grand groupe – un tiers du panel – est celui des cadres supérieurs restés au sein de leur entreprise mais qui ont fait carrière après la Wende. Le changement de régime leur a ouvert l’accès au sommet de l’entreprise. Une fois arrivés là, ils s’affirmèrent en général dans leur position, au moins jusqu’en 2002, date de l’enquête. Un autre groupe des « gagnants du changement » s’intègre dans ce schéma, à savoir celui des cadres qui changèrent d’entreprise dans les années 1980, du temps de la RDA donc, et se maintinrent ensuite à leur position de direction (13,3 pourcent). Ainsi, 53 pourcent des managers est-allemands ont, avant comme après le changement de régime, exercé sans interruption des fonctions de cadre supérieur au sein d’une même entreprise. À cela s’ajoutent les 20 pourcent de la jeune relève qui affiche une carrière déjà longue au sein du combinat mais à qui la Wende a donné l’opportunité de gravir les échelons vers les postes de direction. Les 27 pourcent restants se composent pour moitié chacun de deux types de cadres ayant réussi leur ascension : d’une part ceux qui se sont engagés dans une entreprise, généralement nouvellement créée, de l’autre ceux qui ont quitté leur entreprise pour en créer une.

30La recherche de Martens laisse malgré tout entrevoir une certaine rigidité des carrières en entreprise. Un grand nombre de cadres du système de l’économie planifiée a survécu sans dommage au changement de régime, même si un nombre presque comparable est parvenu à gravir les échelons consécutivement à la Wende. Mais même au sein de ce dernier groupe, l’ancienneté dans l’entreprise a souvent été un critère décisif. Manifestement, la privatisation n’a pas empêché les cadres de l’ancienne RDA d’exploiter leurs savoirs pour asseoir leur position dirigeante, connaissances qui étaient bien plus orientées sur le déroulement des opérations au sein de l’entreprise et sur leur connaissance intime de l’entreprise que ce n’est le cas dans une économie de marché. En cela, la typologie des trajectoires professionnelles de Martens concorde parfaitement avec l’hypothèse de l’aptitude des cadres supérieurs formés à l’économie planifiée.

  • 36 Smolny W., « Produktivitätsentwicklung in Ostdeutschland… », op. cit., p. 235-254.

31L’image d’une rigidité relative est étayée par un article de l’économiste Werner Smolny, qui s’est intéressé à l’évolution de la productivité en Allemagne de l’Est36. Il insiste sur les répercussions de la subvention de l’économie est-allemande. Manifestement, les modalités de transfert de capitaux de l’Ouest vers l’Est ont conforté l’inconscience des coûts chez les cadres supérieurs est-allemands. Après 1990, le taux d’investissement à l’Est a été trois fois supérieur à celui de l’Ouest. Or ce phénomène ne s’expliquait pas par un essor économique mais reposait en grande partie sur un soutien à l’économie, en d’autres termes sur des transferts de l’État. Le montant annuel de transfert de capitaux de l’Ouest vers l’Est a oscillé entre 150 et 200 milliards de marks par an. Cela a évidemment été utile à l’économie, toutefois se pose la question de l’emploi concret de cette somme considérable allouée aux investissements. Les finances publiques ont souvent été destinées à des secteurs dont la productivité et la compétitivité internationale étaient relatives, par exemple à la construction, secteur qui avait alors un fort besoin de rattrapage en investissements dans les domaines de l’infrastructure publique ou des services. Mais ces deux secteurs économiques n’ont guère généré d’effets de demande. Il en est allé de même pour les transferts opérés en faveur de l’industrie de production. On a investi en premier lieu dans des vitrines, des projets technologiques et à forte intensité de capital, dont la création de plus-value était réduite et qui n’ont pas généré beaucoup d’emplois. Certains secteurs industriels obsolètes ont bénéficié de fonds, à l’instar de l’industrie chimique, où l’on créa de nouvelles chaînes de production à forte intensité de capital. Mais ces grands établissements industriels n’ont procuré de travail qu’à une main-d’œuvre réduite. Dans l’ensemble, constate Smolny, les subventions n’ont pas été productives.

32De surcroît, la politique de subvention renferme un facteur psychologique qui a trait, une fois encore, à l’héritage économique de la RDA. Les fonds publics ont longtemps afflué aussi régulièrement qu’abondamment. Les instances de contrôle de l’utilisation locale des finances ont été – comme cela est souvent le cas pour le contrôle des dépenses publiques – d’une efficacité toute relative. Elles ont agi avec retard et n’ont eu aucun moyen de retracer l’ensemble des voies suivies par les capitaux. La contrainte budgétaire molle, bien connue du temps de l’économie planifiée, s’est ainsi perpétuée sous une autre forme dans les années 1990. Dans la perspective de la majorité des cadres supérieurs – dans la mesure où ils ne venaient pas de l’Ouest – il y a donc bien une continuité sur ce point : la politique de subvention, comme naguère l’économie planifiée, a mis à leur disposition des moyens suffisants pour atteindre les objectifs de l’entreprise, ce qui a contribué à entraver la prise de conscience des coûts.

4. Coûts sociaux subséquents

  • 37 Hübner Peter, « Zentralismus und Partizipation. Soziale Interessen im „vormundschaftlichen“ Staat » (...)
  • 38 Sinn G., Sinn H. W., Démarrage à froid..., op. cit., p. 155-161.

33Afin de déterminer la nature de l’héritage sociopsychologique, il faut revenir encore une fois à la période antérieure à la Wende. Aux yeux de la plupart de ses citoyens, la RDA se présentait comme un régime sécurisant, sentiment qui découlait notamment des maximes de l’ère Honecker. La RDA connaissait le plein-emploi et la sécurité de l’emploi. Les fonctions sociales de l’entreprise, sur lesquelles reposaient de grands pans du système social de RDA, disparurent avec la Wende. Les attentes envers l’économie sociale de marché et le système social de la RFA étaient donc élevées. Il est bien évident qu’une large protection sociale régnait en RDA37. Mais cette tutelle maternait aussi les citoyens, du berceau au tombeau. Ces expériences ont particulièrement marqué la génération de ceux qui sont nés en RDA et ont vécu toute leur vie dans le « socialisme réel ». À cela sont venus s’adjoindre des espoirs trop optimistes et imprudents dans l’avenir, aiguisés par les propos de certains hommes politiques ouest-allemands comme ceux du chancelier Helmut Kohl, qui promit l’épanouissement de « paysages florissants » à l’Est. Ce faisceau de facteurs permet de comprendre les fortes revendications salariales qui furent, pour certains auteurs, à l’origine des problèmes économiques émergeant après l’unification allemande38.

  • 39 Berié, Statistische Übersichten, op. cit., p. 120-121.
  • 40 Chiffres de la fin septembre 1999, Cf. Statistisches Jahrbuch Deutschlands 2000, Wiesbaden, Statist (...)

34Mesurée à l’aune des attentes, la réalité sociale s’est chargée de dégriser les Allemands de l’Est en un temps extrêmement bref. Les impacts de l’unification se firent sentir de façon fort différente à l’Est et à l’Ouest du territoire. Un an après l’unification – c’est-à-dire en 1991 – le chômage en Allemagne de l’Ouest touchait 6,3 pourcent de la population active, ce qui, avec 1,69 million de chômeurs enregistrés, correspondait au taux le plus bas depuis 198239. Dans les nouveaux Länder en revanche, le nombre de chômeurs crût à une vitesse vertigineuse. Un an à peine après l’unification, les statistiques de l’emploi des nouveaux Länder recensaient un million de chômeurs. Le chômage dans l’Allemagne unie ne cessa d’augmenter jusqu’au pic record de 1997, récemment dépassé d’ailleurs. Au seuil de l’an 2000, l’Allemagne comptait environ quatre millions de chômeurs, avec une disparité régionale considérable qui recoupait largement les limites des anciens États. À l’Ouest, le taux de chômage s’élevait à 9,9 pour cent, à l’Est il atteignait 17,7 pourcent40.

Le bilan de l’unité à ce jour

  • 41 Sinn Hans-Werner, « Zehn Jahre deutsche Wiedervereinigung – Ein Kommentar zur Lage der neuen Länder (...)

35Le processus de convergence entre les deux parties de l’Allemagne s’est arrêté en 1997. Le processus de rattrapage de l’économie est-allemande s’est enrayé : à partir de cette période, elle a crû plus lentement que l’économie ouest-allemande. En comparaison, le niveau de consommation est encore relativement élevé. À l’Est, l’excédent de consommation est le plus important du monde, plus de 40 pourcent du produit régional n’est pas réalisé dans la région. L’Est reste donc fortement tributaire des transferts financiers. En 2000, 4,5 pourcent du produit régional brut réalisé à l’Ouest affluaient dans la région orientale du pays. Des auteurs comme Hans-Werner Sinn analysent la crise économique en termes de Mezzogiorno41. Ils considèrent que les accords salariaux sont trop élevés par rapport au développement de la production. Au seuil du millénaire, le revenu moyen d’un ménage d’Allemagne de l’Est correspondait à 90 pourcent de celui d’un ménage équivalent en Allemagne de l’Ouest. Mais, nous l’avons montré, il faut corréler toute une série d’autres arguments à ce résultat.

36Peu à peu, d’autres recherches sociologiques et économiques défrichent des pistes permettant de cerner de nouvelles spécificités du processus d’unification allemande. Cette contribution s’est attachée à montrer l’importance des continuités structurelles. Malgré la rapidité du changement institutionnel, les défaillances inhérentes au système de l’économie planifiée se sont pérennisées après le changement de régime. À cela s’est ajoutée une continuité dans les têtes qui a compliqué le passage vers une économie de marché. Il est manifeste que certains des anciens cadres ont su asseoir leur position au sommet de leur propre entreprise ou à en gravir les échelons. Il est aussi notable à cet égard que la politique de subvention a contribué à perpétuer les déficiences de l’économie planifiée. En considérant d’un point de vue général le changement historique, on peut noter que les processus de transformation des systèmes économiques et sociaux – hormis en cas d’élimination physique des acteurs clés – sont des processus de longue durée. Cela s’applique particulièrement à l’unification allemande parce que la situation économique mondiale ne permettait plus d’avoir des taux de croissance à même de masquer les déficits internes de la transformation.

Notes

1 Par ex. : Hertle Hans-Hermann, « Staatsbankrott. Der ökonomische Untergang des SED-Staates » in : Deutschland-Archiv, vol. 25, 1992, p. 1019–1030.

2 Hertle Hans-Hermann, « „Das reale Bild war eben katastrophal.“ Gespräch mit Gerhard Schürer », in : Deutschland-Archiv, vol. 25, 1992, p. 1031-1039. Schürer fut membre du Comité central du SED à partir de 1963 et président de la Commission centrale de planification à compter de 1965. Il a exercé ces deux fonctions jusqu’en 1989.

3 Buchheim Christoph, « Die Wirtschaftsordnung als Barriere des gesamtwirtschaftlichen Wachstums in der DDR » in : Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, vol. 82, 1995, p. 194-210, ici p. 206-209.

4 Smotkine Henri, Le développement industriel de la République Démocratique Allemande, Paris, Masson, 1981, p. 66 suiv.

5 Gutmann Gernot, « In der Wirtschaftsordnung der DDR angelegte Blockaden und Effizienzhindernisse für die Prozesse der Modernisierung, des Strukturwandels und des Wirtschaftswachstums“ in : Kuhrt Eberhard et al. (dir.), Die Endzeit der DDR-Wirtschaft. Analysen zur Wirtschafts-, Sozial- und Umweltpolitik, Opladen, Leske & Budrich, 1999, p. 1-60, ici p. 39.

6 Gutmann G., « In der Wirtschaftsordnung der DDR… », op. cit., p. 39. Sur les taux d’innovation : Maier Charles S., Das Verschwinden der DDR und der Untergang des Kommunismus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1997, p. 148.

7 Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 124 et 145.

8 Statistisches Jahrbuch der DDR 1990, Berlin, Haufe, p. 277. Des données parfois divergentes dans : Danylow Peter, « Die wirtschaftliche Verflechtung der DDR im RGW : Konsequenzen für einen einheitlichen deutschen Wirtschaftsraum », in : Nötzold Jürgen (dir.), Europa im Wandel : Entwicklungen nach der Ära des Ost-West-Konfliktes, Baden-Baden, Nomos, 1990, p. 239-259, en part. p. 245.

9 Statistisches Jahrbuch der DDR 1990, op. cit., p. 279. Steiner André, Von Plan zu Plan. Eine Wirtschaftsgeschichte der DDR, Munich, Deutsche Verlags-Anstalt, 2004, p. 203.

10 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 178.

11 Ibidem, p. 226.

12 Steiner André, « Leistungen und Kosten : Das Verhältnis von wirtschaftlicher Leistungsfähigkeit und Sozialpolitik in der DDR », in : Hoffmann Dierk, Schwartz Michael (dir.), Sozialstaatlichkeit in der DDR. Sozialpolitische Entwicklungen im Spannungsfeld von Diktatur und Gesellschaft 1945/49-198, Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, numéro spécial, Munich, Oldenbourg, 2005, p. 31-45, ici p. 39 suiv.

13 Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 355-378.

14 Sinn Gerlinde, Sinn Hans Werner, Démarrage à froid. Une analyse des aspects économiques de l’unification allemande, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1994, p. 66-70.

15 Pour plus de détails : Maier C., Das Verschwinden der DDR…, op. cit., p. 362 suiv.

16 Traité entre la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande relatif à l’établissement de l’unité allemande – Traité d’unification, Bonn, 6 septembre 1990.

17 Selon les termes même du traité, publié in Documents. Revue des questions allemandes, numéro spécial, 1990, p. 6-35 (NDT).

18 Danylow P., « Die wirtschaftliche Verflechtung der DDR... », op. cit., p. 258.

19 Smolny Werner, « Produktivitätsentwicklung in Ostdeutschland. Bestandsaufnahme und Ansatzpunkte einer Erklärung » in : Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, vol. 223, 2003, p. 249.

20 Buchheim Christoph, « Wirtschaftliche Folgen der Integration der DDR in den RGW » in : Buchheim Christoph (dir.), Wirtschaftliche Folgelasten des Krieges in der SBZ/DDR, Baden-Baden, Nomos, 1995, p. 341-361, ici p. 360-361.

21 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 194 et 226.

22 Heering Walter, Schroeder Klaus, Transformationsprozesse in ostdeutschen Unternehmen. Akteursbezogene Studien zur ökonomischen und sozialen Entwicklung in den neuen Bundesländern, Berlin, AkademieVerlag, 1995, p. 149.

23 Martens Bernd, « Der lange Schatten der Wende. Karrieren ostdeutscher Wirtschaftseliten » in : Historische Sozialforschung, vol. 30, 2005, p. 206-230, ici p. 206.

24 Schabowski Günter, « Die Abstoßung der Utopie. In der DDR erlitt der Marxismus sein deutsches Fiasko » in : Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, vol. 43, 1992, p. 459-476, ici p. 462.

25 Schürer Gerhard, « Planung und Lenkung der Volkswirtschaft in der DDR – ein Zeitzeugenbericht aus dem Zentrum der DDR-Wirtschaftslenkung » in : Kuhrt Eberhard (dir.), Endzeit der DDR-Wirtschaft, Oplade, Leske & Budrich, 1999, p. 61-98.

26 Gutmann G., « In der Wirtschaftsordnung der DDR… », op. cit., p. 43-44.

27 Berghoff Hartmut, « Abschied vom klassischen Mittelstand. Kleine und mittlere Unternehmen in der bundesdeutschen Wirtschaft des späten 20. Jahrhunderts » in : Berghahn Volker, Unger Stefan, Ziegler Dieter (dir.), Die deutsche Wirtschaftselite im 20. Jahrhundert. Kontinuitäten und Mentalitäten, Essen, Klartext, 2003, p. 93-113, ici p. 113.

28 Sinn G., Sinn H. W., Démarrage à froid..., op. cit., p. 103-105.

29 Best Heinrich, « Cadres into Managers. Structural Changes of East German Economic Elites before and after the Reunification » in : Historische Sozialforschung, vol. 30, 2005, p. 6-24, ici p. 18.

30 Best H., « Cadres into Managers... », op. cit., p. 19.

31 Pour aller plus loin sur cette question : Schmidt Rudi, « Die zwei Welten der ostdeutschen Manager » in : Historische Sozialforschung, vol. 30, 2005, p. 231-237.

32 Steiner A., Von Plan zu Plan…, op. cit., p. 226.

33 Schabowski G., « Die Abstoßung der Utopie... », op. cit., p. 464.

34 Edward Vincent, Lawrence Peter, Management Change in East Germany. Unification and Transformation, Londres, New York, Routledge, 1994, p. 109-110.

35 Sur ce qui suit : Martens B., « Der lange Schatten der Wende... », op. cit., p. 218-225.

36 Smolny W., « Produktivitätsentwicklung in Ostdeutschland… », op. cit., p. 235-254.

37 Hübner Peter, « Zentralismus und Partizipation. Soziale Interessen im „vormundschaftlichen“ Staat » in : Hoffmann D., Schwartz M. (dir.), Sozialstaatlichkeit in der DDR..., op. cit., p. 115-133.

38 Sinn G., Sinn H. W., Démarrage à froid..., op. cit., p. 155-161.

39 Berié, Statistische Übersichten, op. cit., p. 120-121.

40 Chiffres de la fin septembre 1999, Cf. Statistisches Jahrbuch Deutschlands 2000, Wiesbaden, Statistisches Bundesamt, p 120-121.

41 Sinn Hans-Werner, « Zehn Jahre deutsche Wiedervereinigung – Ein Kommentar zur Lage der neuen Länder » in : Ifo-Schnelldienst, vol. 26/27, 2000, p. 10-22.

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