1. Voyage dans le temps à la quête de « l’espace »

1On observe actuellement en Allemagne des turbulences autour du concept « d’espace » (Raum), qui touchent la langue journalistique des pages culturelles des journaux et l’espace public de la discussion politique tout autant que les disciplines scientifiques. Il est patent de constater que l’espace est convoqué en référence à des théories – ou formes linguistiques – antérieures à 1945. Le boom que connaît actuellement le concept d’« espace » se présente comme un palimpseste de deux strates historiques1. Je n’observe pas en priorité la réalité géopolitique de deux espaces temporels mais davantage un type spécifique de leur observation. Je m’intéresse aux discours qui, par leurs énoncés sur « l’espace », défient le discours métathéorique des sciences du social. Je me concentre sur la manière dont ces discours génèrent leur évidence en s’appuyant sur la métaphore de « l’espace ».

2C’est ainsi, pour donner un exemple représentatif, que deux auteurs de la maison d’édition Suhrkamp entreprennent un « survol de l’histoire ». Ils veulent « montrer, expliquer et légitimer l’actualité de l’espace »2. En réalité, leur injonction d’apprendre s’adresse non pas aux acteurs politiques mais à une partie de la communauté scientifique. « L’espace » suggère de se positionner soi-même dans l’abstrait. Ce ne sont pas ici des intellectuels spécialistes de l’aménagement du territoire ou de la géographie qui parlent mais des intellectuels universels qui plaident pour la globalité ou pour des sciences qui se consacrent à l’articulation de la totalité. À plusieurs reprises, les auteurs adressent leurs explications à la sociologie systémique et aux discours « en vogue des sciences des médias et de la civilisation », c’est-à-dire à une catégorie de théorie que Jochen Hörisch a qualifiée un jour de « théorie fondamentale en usage »3. À ce niveau, ils énoncent une obligation : les sciences doivent se consacrer à l’espace car on ne peut ignorer le retour de « l’espace ». En disant cela, les deux voyageurs dans le temps convoquent des évidences a priori indiscutables. Il va de soi que ni l’espace ni le temps ne vont et viennent. Par conséquent, opposer le temps et l’espace n’est qu’une opération rhétorique4. « L’espace » doit donc être d’abord appréhendé comme une métaphore et être distingué des diverses formes irréductibles de matérialité et modes de réalité d’espaces (au pluriel) hétérogènes5.

2. « L’espace » comme métaphore

3Il existe en Allemagne des critères particuliers de pertinence qui sous-tendent cet intérêt porté aux effets d’évidence de la métaphore de l’espace. Raum, avec une connotation positive, était l’un des termes les plus fréquemment usités dans l’idéologie nazie. C’est ce qui explique que le concept fit son entrée dans le „Wörterbuch des Unmenschen“ (Dictionnaire de l’inhumain) après 1945, l’une des plus célèbres œuvres de critique linguistique de l’après-guerre, qui a rencontré un large et durable écho public. Gerhard Storz, auteur de l’article „Raum“, a ainsi qualifié l’usage linguistique nazi de « culte de l’espace » et son mode central d’argumentation – à juste titre – de « démonisation (Dämonisierung) » de l’espace. Gerhard Storz souligne déjà également la transversalité méta-thématique et méta-disciplinaire, ainsi que la métaphoricité basique du concept. Les acquis et réflexions de l’histoire des concepts, qu’il faudrait d’ailleurs revoir aujourd’hui, l’amènent à expliquer que l’espace a été hissé au rang de culte par les discours visant à commenter le système artistique moderne. Les « scientifiques de l’art (Kunstkünder) », raillés par Gerhard Storz, et les manifestes d’architecture des années 1920 ont d’abord autonomisé l’espace sur le plan rhétorique. « En somme, dans le domaine des muses, l’espace devint un sujet prodigieusement actif, un deuxième Prométhée. L’espace ainsi autorisé, ‘démonisé’, ne put bientôt plus se satisfaire de mettre poètes, compositeurs et architectes dans tous leurs états. Il se dilata encore pour s’engouffrer dans la pensée et les émois politiques : il emporta d’abord la science de la géopolitique vers des hauteurs majestueuses. Ses victimes n’étaient plus désormais uniquement les matériaux de construction, les ouvriers et les architectes mais des chefs d’État et des peuples entiers : ils devaient faire ou subir ce que l’espace voulait »6. Ainsi que l’écrit Gerhard Storz, la métaphore de l’espace renforce « l’automatisation de la pensée et de la parole […] et lui alloue en outre une sorte d’effet poétique ». Dans la mesure où il est impossible d’assigner le culte de « l’espace » à un domaine de pratiques ou à une terminologie spécifiques ou encore à un milieu social ou un groupe particulier, Gerhard Storz put trouver une échappatoire : imputer la responsabilité aux « scientifiques de l’art », voire à la langue ou au terme lui-même. C’est évidemment insatisfaisant sur le plan théorique. Seule la fonctionnalisation dans le cadre de modes d’argumentation spécifiques fait de « l’espace » une métaphore. Les sciences ont autant pluralisé l’espace que le temps. Elles parlent d’espaces et de temps hétérogènes et doivent spécifier les diverses formes de matérialité respectives. Les objets de la connaissance de chaque science ne sont par conséquent pas l’espace mais des formes diverses et irréductibles de matérialité qui, toutes, possèdent leur propre localisation (et temporalité). Cela s’étend de la géomorphologie inerte ou de l’espace surrationnel de la matière atomique7 aux formes de matérialité, de plus en plus dynamiques, des phénomènes sociaux de la modernité, en passant par les cycles lents et stables de la reproduction biologique, corps humain y compris. « L’espace » ne peut donc être pensé comme une entité uniforme. L’espace est déjà constitué métaphoriquement lorsque le concept renvoie certes de manière homogène, mesurable et comparable à une étendue purement géométrique et géographique, mais qu’aucune distinction n’est opérée en ce qui concerne l’ordre de grandeur et donc le mode de détermination ou encore l’expérimentabilité subjective des espaces. Un salon, une ville et un territoire national ne sont pas « espace » au même sens du terme. Les idéologies de l’espace reposent souvent sur une assimilation métaphorique de ces espaces de qualité différente. Dans la configuration d’une société globalement médiatée, l’espace de la société mondiale, qui paraît de prime abord politiquement si concret, est pourtant un espace surdéterminé dans son interdiscursivité, qui ne peut en réalité se reproduire sans concepts spatiaux, sans visions spatiales et sans projets spatiaux verbalisés avec succès. Les espaces imaginaires eux aussi, en tant que grilles d’interprétation du social, sont pertinents pour le social lui-même. Les sociétés modernes se décrivent elles-mêmes à l’aide d’une sémantique cinétique. Leur vision spatiale du monde comporte donc toujours un axe temporel. Il faut ainsi adjoindre un index temporel à toute analyse spatiale, l’État national stable est lui aussi en réalité à tout instant le produit d’un processus social dynamique. La reproduction statique d’espaces n’est pas moins un processus que sa transformation.

3. La geodoxa de la géopolitique allemande classique

4C’est principalement après la première guerre mondiale que ce concept en soi si abstrait et neutre a été contextualisé par des chaînes d’argumentation complexes au point de se voir conférer à terme la fonction d’un concept central chargé d’une valeur politique. L’aura de lourd destin spirituel qui entourait le concept permit par exemple à Alfred Rosenberg de donner à son « Union de la lutte pour la culture allemande » (Kampfbund für die deutsche Kultur), fondée en 1929, la mission de rénover la culture au nom de « l’espace »8. La terminologie de la géographie politique et de la géopolitique a figé l’horizon sémantique dominant. « L’espace », pris dans cette acception, est l’argument privilégié dès lors que le discours géographique et politique se lance dans des réflexions philosophiques ou métathéoriques. Il ne s’agit donc pas d’affirmations presque exclusivement discursives spécialisées au sens strict mais de modes d’argumentation dans lesquels le langage des spécialistes « est porté aux nues », dans lesquelles sont recherchées des généralisations rhétoriques et des mises en exergue philosophiques. La carrière phénoménale de la métaphore de l’espace dans ces usages précis s’est effectuée alors (aujourd’hui encore pour part) dans une « geodoxa » pré et post-scientifique9, qui gagne en importance dans le discours politique et connaît un large écho à l’échelle publique.

5Le Raum n’a pas simplement été un instrument cousu de fil blanc de la propagande expansionniste nazie, il a été simultanément un concept dont l’intelligentsia s’est emparée pour donner des lettres de noblesse intellectuelles et une assise idéologique (weltanschaulich) au nazisme. Pour fonder son idéologie, toute politique impérialiste ou nationaliste est forcée de se référer implicitement à l’espace en tant que réalité. En Allemagne s’est cependant développée une tradition spécifique de la pensée politique spéculative qui a fait de « l’espace » un thème explicite et qui l’a sublimé sur le plan philosophique. La métaphore de « l’espace » n’a pas été uniquement mobilisée dans le cadre d’une politique linguistique mais également dans celle d’une politique théorique (Theoriepolitik), qui fut une composante essentielle du discours géopolitique en Allemagne. Du point de vue de la politique scientifique, des stratégies fondamentalement divergentes ont sous-tendu la production de discours sur l’espace. L’histoire de l’espace ‘démonisé’, entendu comme une métaphore philosophiquement pertinente, est à mettre en contraste de la dérive moderne des concepts de substance vers ceux de fonction10. Dans la sociologie de Simmel, le système spatial possédait déjà une contingence métaphysique, un arbitraire sémiotique et pouvait, en principe, s’organiser politiquement. Ce syndrome des perspectives a notamment été utile aux efforts de professionnalisation de la sociologie. Les théories économiques libérales ont également contribué à dénaturer l’espace. À l’inverse, la géopolitique et l’aménagement du territoire allemands ont fait de « l’espace » leur concept ultime de légitimation. Il fut intégré dans des argumentaires complexes et décliné sous de multiples formes. C’est pourquoi je parle d’un projet de « resubstantialisation » pour désigner ce syndrome argumentaire. Il sous-tendait une stratégie théorique tout à fait délibérée. Les sciences, comme le débat public sur la culture, cherchaient par ce biais à dépasser un ordre capitaliste ou libéral qui paraissait sans substance et dont la modernité opérative devait être hissée à un niveau plus élevé de développement dans une entité organique et völkisch11. En 1905, Alfred Hettner, l’un des principaux représentants de la géographie allemande de l’époque12, a avancé que la géographie incluait certes une « diversité concrète des objets géographiques » mais qu’en tant que science de l’espace ou « chorologie » (« tout autant que l’histoire est une science du temps ») elle traitait d’un objet unique. La méthode chorologique, c’est-à-dire « l’espace », ne constituait ni un aspect ni une perspective, « non pas la voie mais le but, l’objet de la géographie lui-même »13. Grâce à cet objet, la géographie n’était ni « une science physique ni une science humaine […] mais les deux à la fois »14. Il n’était hier, pas plus qu’aujourd’hui, prescrit que la géographie liât son critère scientifique à l’espace, que le discours philosophique considère comme un concept universel. Dans la mesure où c’est ce qu’elle fit ou fait, la critique idéologique de la métaphore de l’espace tend à devenir une critique de l’épistémologie de la géographie en général. Gerhard Hard a démontré de manière convaincante que depuis Carl Ritter l’existence de la géographie repose sur la substitution d’une sémantique complexe par une sémantique plus simple et que le « substrat théorique » de la géographie sociale « s’enracine dans une sémantique esthétique de l’espace ». La géographie sociale discourt donc « sur le social à l’aide d’un corpus linguistique spatial ». Elle est donc non seulement l’héritière, selon Gerhard Hard, de traditions esthétiques mais aussi des discours religieux qui en découlent. Certains de ses concepts centraux, tels que « l’équilibre », la « stabilité », le « système géoécologique », etc. sont des « topoï » transformés « de la théologie physique des XVII^e et XVIII^e siècles »15. La légitimation que les discours sur les sciences géographiques ont apportée à la dimension spatiale de l’idéologie nazie n’est, au bout du compte, que le sommet de l’iceberg d’une vaste idéologisation de la science.

6Après la première guerre mondiale, ce sont les grilles d’interprétation des géographes qui trouvèrent un public réceptif à l’idée de déhistoriciser les raisons du conflit et de leur substituer un paradigme spatial. Dans le discours politique public, le concept sensé aux accents monistes a laissé la place à « l’espace » ‘démonisé’. Il a permis non seulement à la conscience missionnaire de l’élite impériale au pouvoir mais aussi à celle de l’élite intellectuelle de l’Allemagne de lui conférer des atours de scientificité. « L’espace » est devenu le sésame de la renommée scientifique d’un modèle conservateur d’interprétation du politique. La géographie s’est mise au service du conservatisme et s’est avant tout avérée compatible avec les modèles interprétatifs de la « révolution conservatrice », précisément parce qu’elle était traversée par le même syndrome argumentatif que cette dernière. Aussi défendait-elle « une forme spécifique d’adaptation à la nature comme processus d’émancipation à son égard […]. ‘L’espace’, dans ce paradigme classique, signifie ‘espace concret’, et le concept recouvre l’idée d’une nature concrète, réelle, tangible et, cela en découle, d’une nature humaine ‘interne’ concrète (formes de travail et formes sociales). Les sujets et leur société sont civilisés et ont de la culture s’ils suivent intelligemment les règles de leur espace ; c’est ‘l’autonomie’ par subordination délibérée – le cœur paradoxal de la théorie sociale conservatrice »16. Dans ce contexte, la métaphore de l’espace représente l’organicité völkisch. Après la première guerre mondiale, le critère et l’instrument discursif de l’autonomisation de la géographie donne simultanément ses lettres de noblesse au terme extrêmement usité dans le discours politique. Les idéologues de l’espace héritent d’un pathos géographique du concret qui, réinterprété en termes politiques, figure alors la promesse de fonder la politique sur une sorte de structure profonde, en vertu d’une connaissance des lois de la course du monde.

4. « L’espace » après la fin des grands récits

7Bien que les usages actuels de la métaphore de l’espace se produisent dans des cadres référentiels politiques foncièrement différents de ceux du « culte de l’espace » d’avant 1945, c’est pourtant fréquemment à la même grammaire métaphorique qu’il est fait référence. Aujourd’hui, le discours sur « l’espace » témoigne surtout du désir de rectifier des formes théoriques qui, à l’instar de la théorie des médias et de la théorie des systèmes, dissolvent complètement la réalité sociale dans les actes de communication ou de textualité multimédiatée, qui confèrent ainsi à la société un statut dépourvu d’espace et de destinataire, empêchant de localiser et de nommer les acteurs sociaux. Elles s’efforcent en même temps de ne pas trop s’approcher du matérialisme historique. « L’espace » revêt dans ces configurations une fonction narrative qui, dans les « grands récits »17, était occupée par l’humanité, la raison, le peuple ou le prolétariat, entendus comme les vecteurs du progrès. Le « système » fonctionnait lui aussi comme un acteur mythique, et ce, la plupart du temps, dans des grandes histoires de désillusion. Karl Schlögel estimait ainsi que « le système expliquait tout, presque tout. Il y avait un haut et un bas […] le système agissait » et le point d’orgue de son explication est que « le système qui se désintègre devient espace »18. Il fait ici référence à la fois à l’objet de la théorie des systèmes et à l’effondrement de la concurrence systémique globale. Le nouveau grand récit de « l’espace » se heurte lui aussi à la difficulté de rendre compte de façon adéquate des sujets empiriques et de leurs activités autrement que par un « espace » entendu comme grand sujet spéculatif.

8Dès lors que l’on a recours à « l’espace » pour faire des déclarations sur l’état du monde en général, pour formuler des impératifs politiques ou pour vanter globalement la progression du réalisme, la méfiance est de rigueur. Karl Marx utilisait déjà occasionnellement la métaphore de l’espace. « En même temps que le capital se sent obligé d’un côté d’éliminer tout obstacle à la circulation, c’est à dire aux échanges, et de conquérir la terre entière pour en faire son marché, il aspire de l’autre côté à détruire l’espace par le temps; c’est-à-dire à réduire à son minimum le temps que coûte le déplacement d’un lieu à l’autre. Plus le capital est développé, plus le marché où il circule est étendu, constituant l’espace de sa circulation, et plus il aspire à augmenter encore l’extension spatiale du marché et à détruire l’espace par le temps »19. Toutefois Karl Marx n’autonomise pas la métaphore au point de lui faire définir la trame de l’argumentation. Les métaphores relèvent toujours d’une rhétorique de façade, dont la véracité est limitée lorsque Karl Marx écrit que « les progrès des moyens de communication et de transport diminuent de manière absolue la durée du transport des marchandises, mais ils ne suppriment pas les différences relatives entre le temps de circulation des divers capitaux-marchandises […] Les bateaux à voile et à vapeur perfectionnés, par exemple, raccourcissent le voyage, autant pour les ports rapprochés que pour les ports éloignés, mais la différence entre les éloignements de ces ports persiste »20.

9Les diagnostics contemporains totalisants de la théorie des médias et de ses discours sur « l’espace » suivent des modes d’argumentation foncièrement différents. On peut rattacher ces formes discursives aux formulations de Marshall McLuhan, qui a parlé de disparition ou d’implosion de l’espace engendrée par les relations entre les médias dans ce qu’il appelle le « village global ». « Ce qui compte dans l’accélération que produisent la roue, la route et le papier, c’est le prolongement du pouvoir dans un espace toujours plus homogène et continu […] L’accélération que nous connaissons aujourd’hui n’est pas une lente explosion du centre vers la périphérie, mais une implosion instantanée et une fusion de l’espace et des fonctions. […] C’est le monde nouveau du village global »21. « Positivement, l’accélération de la succession temporelle a eu pour effet d’abolir le temps, tout comme le télégraphe et le fil ont aboli l’espace »22. Ces propos sont souvent mis en relation avec la thèse de Paul Virilio selon laquelle la localisation géographique perd sa valeur stratégique et la « topopolitique », c’est-à-dire la disposition de l’espace, est remplacée par une « chronopolitique », c’est-à-dire par la disposition du temps23. Chez Marshall McLuhan comme chez Paul Virilio, le discours sur « l’espace » est la transcendance ultime des recherches riches en matériel sur le mode de fonctionnement et sur les conséquences des techniques véhiculaires et communicationnelles pour dépasser l’espace24. Dans l’autonomisation métaphorique, leurs formulations sont transformées en légitimation discursive. C’est ainsi que Peter Weibel et d’autres théoriciens des médias ont renchéri dans leurs explications, souvent insuffisamment fondées, par des propos hautement spéculatifs sur la « disparition » ou « l’implosion » de l’espace25. Les effets d’évidence de la métaphore de l’espace servent alors des modes d’argumentation qui déduisent d’un principe central une multitude de phénomènes hétérogènes sur le modèle de la totalité expressive26. Le discours du « retour de l’espace » ou du « topographic turn »27 promet certes de corriger de façon réaliste la narration postmoderne de la « disparition » de l’espace. Mais du point de vue de la fonction métaphorique, les deux tendances sémantiques sont exactement en miroir l’une de l’autre.

10Les nombreuses publications sur la théorie des systèmes parues à la suite des travaux de Niklas Luhmann montrent un intérêt tout particulier pour l’usage stratégique de la théorie. « L’espace », qui est censé optimiser le schéma de la théorie des systèmes, désarticule la réalité des choses de la société mondiale : la différenciation stratifiée, l’exclusion sociale et la domination de l’économie. « L’espace » évoqué au début de cet article, avec ses attributs éminemment physiques, déplace, pour le dire en des termes psychologiques, le malaise suscité par les faiblesses conceptuelles de la théorie des systèmes et promet de laisser sa place à la matérialité physique « dure ». Mais pourquoi un discours sur les détroits et les lieux est-il plus « dur » que d’autres discours ? Cela ne dépend-il pas plutôt de l’orientation que l’on donne au discours sur l’espace ? Le discours hégémonique sur le « maintien des sites économiques » (Standortsicherung) n’est-il déjà pas devenu l’ultime concept politique pour désigner des entailles majeures opérées dans les « acquis sociaux » ? Ne poursuit-on pas ici l’écriture de l’idéologie hégémonique de la mondialisation et de la force des choses ? La banalisation actuelle de la « dureté » dans la classe médiatico-politique, la demande même de cette dureté, ne pourra s’expliquer que par l’analyse de la « mollesse » (de l’idéologique). Il devient immédiatement patent que la critique de l’économie politique reste une tache aveugle de la manière dont la théorie des systèmes présente la découverte de l’espace, pour peu qu’on la mette en perspective avec un genre différent, mais tout aussi intéressé, de présentation géopolitique. Dans sa préface de l’Atlas publié par le Monde diplomatique, Ignacio Ramonet explique que la synthèse cartographique permet de montrer que « la prédominance de la raison économique sur le politique ressort toujours plus clairement »28.

11La littérature scientifique internationale en sciences de la culture contraste également fortement avec le discours sur l’espace de la théorie des systèmes. C’est à elle que l’on doit le topographic turn, car elle analyse les implications spatiales des produits littéraires ou culturels. Elle est impliquée dans des luttes anticolonialistes ou anti-impérialistes. La déconstruction d’une « géographie imaginaire » de l’Orient par Edward Said, son analyse « de l’empire, de la géographie et de la culture », les lieux de la culture de Homi K. Bhabha, ou la géographie postmoderne d’Edward W. Soja traitent des problèmes consécutifs à la formation théorique d’inspiration marxiste29. Ces analystes ne sont pas particulièrement fascinés par les faits prétendument « durs » mais considèrent les discours et les idéologies au sein du champ culturel comme des facteurs pertinents de la constitution spatiale. Frederic Jameson élabore même une « esthétique géopolitique » en analysant les « visions du monde » dans le cinéma international. (« L’espace » est cependant également pour lui la métaphore de l’état du monde dans son ensemble et décrit une tendance qui « s’exprime » par causalité expressive aussi bien dans l’économie que dans l’architecture ou encore dans d’autres phénomènes culturels.) Ces théories ont-elles tendance à surestimer le culturel et donc paradoxalement à reproduire les faiblesses du « marxisme occidental » ? Nous devons nous contenter ici de soulever la question.

5. Conclusion

12Il existe, et il continuera d’exister, un intérêt pour les discours diagnostiquant et pronostiquant les évolutions des espaces urbains, des territoires politiques, des mouvements migratoires des personnes, des marchandises et du capital, ou encore celles des sphères d’influence et visions du monde. Karl Schlögel a intitulé « Dans l’espace, nous lisons le temps » son ouvrage sur « l’histoire de la civilisation et de la géopolitique ». Dans le titre, dans les limites paratextuelles de l’ouvrage et, dans une certaine mesure, dans sa surface publicitaire, l’auteur recourt à la métaphore. L’un des chapitres consacré à ses descriptions locales de l’histoire culturelle s’intitule en revanche : « L’espace est entre les lignes. Contre une pensée isolée de l’espace »30. Tous les modèles de géopolitique sont nécessairement aussi des projets de représentation (cartographique) destinés à un public. Il semble donc utile de renvoyer à un théorème non hégémonique de la vision du monde : « La carence principale de l’ensemble du matérialisme à ce jour (y compris celui de Feuerbach) réside dans le fait que l’objet, la réalité, la sensibilité, sont appréhendés sous le seul aspect de l’objet ou de la vision du monde mais non comme une activité, une pratique humaine sensible, c’est-à-dire sous une forme subjective. » Il faut toujours interroger les projets à la lumière des objectifs qu’ils poursuivent. Lorsque la théorie des systèmes et celle des médias parlent aujourd’hui de corps et de détroits dans le but de faire apparaître à nouveau la matière comme pertinente, elles accordent trop de respect à ce qu’il y avait autrefois de néfaste dans le sens commun. Une science qui campe sur ses acquis est capable de penser sans fondement.