1Alors qu’il vient de quitter ses fonctions, Mgr Leclercq, recteur honoraire, secrétaire général de la FIUC donne, en août 1971, une conférence à Allessandria, en Italie, organisée par l’Université catholique de Milan, intitulée « L’idée d’Université catholique aujourd’hui »1. Il rappelle, en schématisant, qu’au XIX^e siècle « l’objectif principal des universités catholiques était la défense de la foi » avec deux tâches essentielles l’encadrement des jeunes afin de les protéger des mauvaises influences et l’apologétique afin de montrer aux savants que la foi peut s’accorder avec la science. Cette image de l’université catholique reste encore très présente à cette époque et contribue parfois à accréditer l’idée chez les catholiques eux-mêmes que cette institution est dépassée. Si les parents restent soucieux de protéger leurs enfants, les jeunes sont de plus en plus allergiques à cette idée. On attend des études supérieures qu’elles fournissent aux jeunes les moyens de préparer leur vie professionnelle et leur insertion dans la société. Il s’agit, d’autre part, moins de défendre la foi que de l’approfondir, moins de montrer son accord avec la science que de trouver en elle « une inspiration et une lumière qui aident à mettre les conquêtes scientifiques et techniques au service de l’homme ». Telle est la perspective dans laquelle les universités catholiques inscrivent alors leur réflexion sur elles-mêmes. L’une des premières pistes est celle du caractère institutionnel de la présence et de l’activité chrétiennes face aux grands problèmes de la société contemporaine. À une époque où l’on se méfie de plus en plus des institutions chrétiennes, Mgr Leclercq défend celles-ci, à la condition qu’elles « se convertissent », en se purifiant de tout esprit de domination, en proposant les exigences de l’Évangile sans atténuation, tout en misant sur la liberté. Elles ont, dit-il, à exercer une fonction critique et spirituelle vis-à-vis de la société dans une démarche interdisciplinaire dans laquelle la théologie intervient de façon significative. La liberté de la recherche comme celle de la foi ont été affirmées par le concile Vatican II. Il ne peut y avoir de vraie recherche, y compris théologique, sans véritable liberté. Dans cette perspective le rôle attendu du Magistère est davantage de susciter et encourager celle-ci, que de surveiller et condamner, même si le Magistère garde sa fonction de veille.

2Ceci ajouté aux transformations de la société a amené à redéfinir le caractère propre, tandis qu’il n’est plus possible ni même souhaitable que tous les membres de la communauté universitaire soient des catholiques convaincus et pratiquants. On considère la diversité comme une source d’enrichissement, à condition que cette communauté soit animée par un noyau de croyants convaincus et actifs, résolus à faire passer dans la réalité l’idée qu’ils se font de l’université catholique et que les enseignants, dans leur ensemble, acceptent cette orientation et soient prêts à y collaborer, même s’ils appartiennent à une autre famille spirituelle. Les étudiants de leur côté ont aussi à être informés de ce caractère propre et à l’accepter sans équivoque. On estime surtout nécessaire de créer les conditions d’un climat humain en harmonie avec les principes affirmés, en particulier en favorisant la participation des étudiants.

3L’Église elle-même dans sa hiérarchie, tandis que le nombre de prêtres diminue et que la vie universitaire se fait de plus en plus démocratique, est engagée sur le plan universitaire dans un processus de décléricalisation, même si à l’aube des années 70, il n’y a pas encore de recteur laïc en France. L’université catholique « vivra si elle sait apporter au monde le message original et irremplaçable qu’on attend d’elle. Ce qui fait son originalité, ce ne sont ni les facultés ecclésiastiques, ni les disciplines profanes prises en elles-mêmes isolément mais l’effort de synthèse dont parle Paul VI2. Celui-ci en 1971 estime qu’au :

« niveau même de la recherche, l’Université Catholique doit d’abord manifester l’hommage que l’Église entend témoigner à la culture, par une étude et un enseignement loyaux qui s’efforcent de cerner le vrai, le bien, le beau, à chaque niveau scientifique : littéraire, artistique ou philosophique, avec la méthode propre qui convient, et sans se laisser détourner par des systèmes a priori qui hypothèquent l’analyse et la synthèse authentiques dont les hommes ont tant besoin. La culture ainsi comprise stimule le croyant en tant que tel. Car elle est la science de l’œuvre du Créateur, de sa Sagesse répandue dans le cosmos et dans le cœur des hommes. En même temps qu’à cette contemplation, elle contribue au développement de l’homme, à sa maitrise sur la nature, au progrès de la vie sociale. Enfin, par la connaissance de plus en plus universelle de la vérité naturelle à laquelle elle initie, elle ouvre les voies à une rencontre fructueuse avec la vérité révélée. Car le croyant ne saurait faire l’économie d’une synthèse harmonieuse entre les deux domaines… »

4Le rôle de l’université catholique est ici capital rappelle Mgr Leclercq, même si « les difficultés ne manquent et donnent parfois l’impression d’une aventure. Mais cette aventure est de celles qui attirent des hommes lucides et courageux. »

5Sans doute le sont-ils, en ces années 1970, les acteurs des transformations que connaît alors la Catho de Lille. Très affaiblie à la fin des années soixante, elle a connu, à partir de là, une véritable renaissance, grâce à l’action d’hommes comme Norbert Segard, Michel Falise, Christian Vittu, Gérard Leman… qui ont encouragé et mis en œuvre le processus de refondation qui en a fait ce qu’elle est aujourd’hui. Bien sûr d’importants changements ont encore, depuis, marqué cette histoire là où nous la laissons, un siècle après sa fondation, et les trente dernières années ont accéléré encore ces bouleversements, et on peut aujourd’hui se poser légitimement la question : la Catho se porte bien mais, quelle est sa spécificité ? son caractère propre ?

6Il est vrai que Philibert Vrau, Camille Feron-Vrau, Mgr Hautcœur, Amédée de Margerie, Gabriel de Vareilles-Sommières, Jules Didiot et quelques-uns des illustres fondateurs de la Catho de Lille, ne reconnaîtraient sans doute pas leur œuvre dans l’institution qui aujourd’hui accueille plus de 20 000 étudiants dans plus de 130 filières de formation et au sein de laquelle la réputation des écoles a souvent pris le pas sur celle des facultés. La Catho a changé comme le monde a changé, comme l’Église elle-même a changé. La perspective n’est plus apologétique, tandis que le contexte n’est plus celui d’une laïcité militante et agressive. L’objectif n’est plus de protéger l’étudiant contre les dangers du monde mais au contraire de l’y sensibiliser et de l’ouvrir aux appels de la solidarité, dans la liberté. Le regard sur le monde a changé et chacun est invité à plonger au cœur de celui-ci conformément à l’appel de Jean XXIII à s’ouvrir aux « signes des temps ». « Il est évident que le caractère strictement et rigoureusement catholique qui existait au départ a disparu à peu près complètement » même s’il est toujours fait « référence aux valeurs évangéliques de charité, de respect d’autrui, de respect de la vie qui sont fondamentales3. La Charte de l’Université catholique, affirme que son « existence est fondée sur la proposition des valeurs humaines et chrétiennes qui l’animent depuis l’origine ». L’adhésion à une foi commune, n’est plus au cœur des projets, même si celle-ci reste la référence que chacun est appelée à respecter. Il est vrai que la faculté de médecine, unique en son genre, avec son groupe hospitalier de 700 lits, tente toujours de répondre à l’objectif de former des médecins soucieux de promouvoir une éthique fondée sur les valeurs de l’Évangile. On retrouve ce souci dans les diverses filières, visant à former des hommes et des femmes, compétents professionnellement, moteurs de développement économique, engagés dans les services de la société, dans les actions de solidarité et dans la coopération internationale, et ouverts à la « question du sens ». Cette expression, qui reste neutre quant à la question de Dieu et celle de la recherche de la vérité, traduit sans doute une évolution importante que les recteurs qui se sont succédé depuis la guerre, tandis qu’étaient remises en cause les institutions chrétiennes et que la Catho vivait les profondes transformations que nous avons étudiées, ont, chacun à leur façon, perçue tout à la fois comme un danger mais aussi un défi. Il s’agit toujours de proposer la foi aux étudiants, dans un contexte de liberté. « On est passé d’une petite université qui était catholique dans le sens ancien du terme – dans ses étudiants comme dans son corps professoral – pour arriver à une Catho qui est, du point de vue de l’Église, une terre de mission » dit Jean Boulangé4, « représentative de la société d’aujourd’hui et pas représentative d’un microcosme chrétien. »

7Nous citions en introduction le cardinal Newman et il ne semble pas anachronique de faire encore appel à lui en conclusion de cette histoire. Il affirmait que l’Université, lieu du savoir universel doit, sans crainte, ni préjugés, au nom de la Vérité, laisser le champ libre à la réflexion, à la recherche et à l’érudition dans tous les domaines de la pensée. Toutes les sciences avec leurs méthodes propres sont en interrelations, chacune ne jouant son rôle que si elle est intégrée dans une culture conçue comme une totalité organique. Ainsi, selon « man, une dialectique s’instaure entre les inquiétudes religieuses et les progrès de la recherche scientifique, entre les hommes qui font avancer les « arts utilitaires » du droit, de la médecine ou de la science et ceux qui pratiquent les « arts libéraux » et entreprennent de cultiver l’esprit. La compréhension de cette interrelation relève, pour Newman, de la philosophie qu’il considère comme « la science des sciences » et, même si le contexte est différent, il n’est pas sans intérêt de s’interroger aujourd’hui encore sur la place centrale qu’il donne dans le système universitaire à la faculté des arts et des lettres, noyau initial à partir duquel devrait se développer l’ensemble universitaire. La formation de l’esprit compte tout autant que l’acquisition des savoirs, une formation qui éclaire la culture profane de la lumière de la foi, et permet à l’étudiant de grandir intellectuellement et spirituellement. Raison et foi, science et religion ne s’opposent pas. « La vérité ne peut contredire la vérité » écrit-il.

8Ces questions étaient présentes dans quelques-uns des débats qui ont marqué l’Université catholique de Lille et présidé aux transformations des années 1970, avec le souci d’une formation qui tienne compte de l’intégralité de la personne humaine et ne vise pas à répondre seulement à la demande économique dans une conception purement utilitariste et cloisonnée de l’enseignement supérieur, ni à se disperser au nom d’une vague culture générale. Elles restent d’actualité pour l’Université catholique aujourd’hui, toujours appelée à être ce lieu de résolution de la problématique foi et raison, au service de la Vérité comme le rappellera Jean-Paul II, un siècle après Newman (†1890), dans la constitution apostolique Ex corde Ecclesiae publiée en 1990 : « La tâche privilégiée des Universités catholiques est d’unifier essentiellement, dans le travail intellectuel, deux ordres de réalité qu’on a trop souvent tendance à opposer comme si elles étaient antithétiques, la recherche de la vérité et la certitude de connaître déjà la source de cette vérité ». Commentant ce texte Michel Falise écrit : « Service de vérité : quête de ce qui pour elle est l’Unique Vérité en cherchant à unifier existentiellement les deux voies qui y conduisent, celle de la rationalité scientifique et celle de la rationalité éthique éclairée par la vision de la Foi : telle est bien la haute mission de l’Université Catholique comme aussi sa difficile exigence. Elle y avance pourtant, avec confiance et détermination car, pour tous ceux qui s’y aventurent, ce cheminement n’est pas seulement fécond, il est source surtout d’admiration, de contemplation, de joie »5.