Version classiqueVersion mobile

La Catho

 | 
Catherine Masson

Chapitre 3. Sous l’occupation allemande 1914-1918

Texte intégral

1C’est au moment où l’université reprend un nouveau souffle sous le rectorat de Mgr Margerin et que s’ouvre une ère nouvelle d’initiatives et de constructions, qu’éclate la guerre. Dès l’ordre de mobilisation le chantier est fermé, très vite l’hôtel académique est transformé en grande ambulance, tandis que maîtres et étudiants sont mobilisés. Dans une ville occupée et alors que s’ouvre la perspective d’une guerre longue, la vie universitaire tente tant bien que mal de reprendre ses droits. Il s’agit non seulement de survivre dans des conditions extrêmement difficiles mais aussi de continuer à répondre à la vocation éducative, intellectuelle, humanitaire et spirituelle de l’université : une forme de résistance tandis que nombre des siens tombent sur les champs de bataille.

L’état d’esprit face à la guerre

  • 1 Les jeunes aujourd’hui, Paris, Plon, 1913, 289 p. L’enquête de L’Opinion a surtout été menée auprès (...)
  • 2 Bulletin de guerre des facultés catholiques de Lille (BGFCL), 1913 p. 42. L’humanitarisme ici assoc (...)
  • 3 Henri Bazire (1873-1919), a fait des études de droit. Ancien membre du Sillon, 3e président de l’AC (...)
  • 4 Numéros de janvier, mars, avril et octobre 1913.
  • 5 Cf. le travail de Frédéric Gugelot, Conversion des intellectuels au catholicisme : 1885-1935, CNRS (...)
  • 6 Louis Delmasure, président de la Fédération générale des étudiants de l’Université catholique de Li (...)

2On sait que contrairement au mythe longtemps entretenu, les Français ne sont pas partis en guerre la fleur au fusil, pressés de prendre sur l’ennemi héréditaire la revanche tant attendue. Pas d’articles « va-t-en guerre » dans le Bulletin des Facultés catholiques, juste quelques indices d’une situation préoccupante. Le Bulletin fait écho à diverses enquêtes menées auprès de la jeunesse, en particulier à celle publiée par L’Opinion, signée Agathon1 et réalisée par deux jeunes intellectuels nationalistes Henri Massis et Alfred de Tarde. On y constate combien l’état d’esprit de la jeunesse a changé qui rompt « avec toutes les chimères de l’humanitarisme et de l’antipatriotisme »2. Un article d’Henri Bazire3, qui les cite, souligne un « réveil de la conscience nationale » et « un sens de l’action », tout en ajoutant que, s’il est légitime de tirer de l’enquête ces deux conclusions, il faudrait « y ajouter ces deux autres traits : Retour au catholicisme et travail de réorganisation sociale ». Plusieurs fois en effet le Bulletin des Facultés catholiques4 évoque ce retour au catholicisme, qui déborde le cercle somme toute très étroit des étudiants des écoles et facultés catholiques. Il y a eu, à cette époque, un certain nombre de conversions notables d’intellectuels5, et il se plait à espérer une « prochaine renaissance du catholicisme », citant d’ailleurs ce constat, peu suspect, de L’Opinion qu’un tiers des élèves de l’école normale supérieure sont des catholiques « de conviction et de vie » : « la jeunesse intellectuelle qui il y a vingt ans, semblait acquise aux doctrines anticléricales, incline aujourd’hui vers le catholicisme ». Ce thème, ainsi que l’annonce et les comptes-rendus des conférences et manifestations autour de la personnalité d’Ozanam, des conférences St Vincent de Paul et d’autres aspects du catholicisme social occupent davantage de place dans le Bulletin de ces mois précédant la guerre, que la situation internationale. D’aucuns, pourtant, sont à la Catho sensibles à l’idée de revanche et surtout à l’inéluctabilité d’un conflit européen, « au terme de l’âpre concurrence industrielle et commerciale, aggravée d’ailleurs par l’antagonisme des civilisations et la disparité des races ». Ainsi s’exprime Louis Delmasure6 dans un article publié dans Bulletin de guerre des facultés catholiques de Lille, et intitulé « L’Avant-guerre à l’Université catholique » (octobre 1915). Il y affirme que l’université est « mieux avertie, et surtout prémunie contre les somnolences du pacifisme par son enthousiasme naturel » et que le réveil y est moins brutal que chez « beaucoup de braves gens mollement calfeutrés dans la sérénité de leurs illusions ». Il donne quelques éléments de l’ambiance dans les différentes facultés et écoles, rappelant également certains événements dont on peut trouver aussi de brefs échos dans les Bulletins d’avant guerre.

  • 7 René Pinon, (1870-1958), historien et journaliste. Après la guerre il est chroniqueur à la Revue de (...)

3Plusieurs cours ont alors été axés sur l’imminence d’une guerre : ainsi celui d’Eugène Duthoit, pour l’année 1913-1914 à l’école des sciences sociales et politiques, intitulé « La vie internationale ». Une conférence de René Pinon7 sur « Les Alliances et la Paix armée », qui s’effraie de « la périlleuse instabilité de l’équilibre mondial » et une série de leçons sur le droit naturel de la guerre, donnée par le professeur Rothe à la faculté de droit, ont suscité un vif intérêt. De son côté Louis Selosse, convaincu de « l’inanité des conventions diplomatiques au regard de la brutalité souveraine » considère la guerre comme un « suprême et fatal arbitrage entre les peuples rivaux, unique ressource d’un Monde qui méconnaît la grande ouvrière de la paix, la plus sûre interprète de toute justice, l’Église Catholique » (Delmasure).

  • 8 Bulletin des Facultés catholiques, 1913, p. 95-96.

4« Le symptôme le plus significatif des patriotiques inquiétudes qui [règnent] au quartier Vauban » est aussi, selon Delmasure, dans le choix des conférences organisées par la Fédération générale des étudiants, dont il est le président. Il se souvient particulièrement de celle du général Maitrot qui a évoqué « l’éventualité d’une invasion par nos frontières du Nord… Prophétiques alarmes… ». Celui-ci a animé une séance jugée « réconfortante » tandis qu’un projet de loi militaire est à l’étude, revivifiant « les convictions patriotiques [des étudiants] par le stimulant de son impressionnante logique ». Le Bulletin de novembre 1913 évoque aussi parmi ces conférences d’actualité, celle de l’abbé David qui promène « son auditoire amusé dans l’original et poétique pays des Balkans, alors en pleine effervescence guerrière ». L’article est léger et cite cette causerie sur un ton badin au milieu des autres festivités et activités de la Fédération. Enfin le bulletin de juin 1914 fait écho à une conférence d’anthropologie, donnée le 20 février par le professeur Duret, sur le panceltisme, en réponse aux pangermanistes qui « mènent grand bruit, à propos du rôle joué par les races germaniques, dans la civilisation européenne ». Il s’appuie sur des découvertes archéologiques récentes pour montrer l’importance des races celtiques et opposer le panceltisme au pangermanisme. Il fait des Celtes des pionniers dans l’Europe centrale et occidentale et souligne le rôle de la Gaule au sein de cet ensemble, concluant : « Il n’a manqué aux Celtes ou Gaulois, pour résister, que la discipline, l’entente, et une culture intellectuelle plus avancée – Dans ces périodes proto ou pré-historiques, la Germanie était loin d’avoir réalisé des progrès comparables »8.

  • 9 Louis Baunard, Le Général de Sonis d’après ses papiers et sa correspondance, Poussiegue, Paris, 189 (...)

5Louis Delmasure évoque également la conférence donnée après la mort de Déroulède par son ami Marcel Habert, « qui vint nous retracer la vie et la mission du grand prophète de la revanche », ou le succès de la causerie du caricaturiste alsacien Zislin qui, après avoir exposé les revendications des Alsaciens et cultivé avec sa verve de polémiste l’esprit de revanche, a été porté en triomphe par des étudiants enthousiastes ; ou encore la société de préparation militaire appelée « La Sonis » du nom du général qui s’était illustré pendant la guerre de 1870 et dont Mgr Baunard a écrit la biographie9 ; ou enfin les diverses manifestations patriotiques organisées en temps de paix par les étudiants. Les occasions sont diverses dont la fête de Jeanne d’Arc qui voit marcher côte à côte étudiants de la Catho et des facultés et écoles officielles.

La mobilisation à Lille en août 1914

La mobilisation à Lille en août 1914
  • 10 Cf. sur ce sujet : JJ. Becker, Comment les Français sont entrés en guerre, Paris, FNSP, 1977, 638 p (...)

6Si l’esprit patriotique y semble donc particulièrement développé, il faut relativiser l’esprit belliciste des étudiants, comme de la majorité de la population française en 1914. J.J. Becker décrit toute une gamme de réactions allant de la consternation à la résignation au moment de la mobilisation10. Le Progrès du Nord, le 2 août 1914 évoque « une ardeur grave et réfléchie ». La mobilisation se fait, à Lille comme ailleurs, en plusieurs étapes, avec d’abord le rappel de la réserve de l’armée d’active et de l’armée territoriale. En août les classes 1896-1910 rejoignent les classes 1911, 1912 et 1913, sous les drapeaux au moment de la déclaration de guerre. Puis d’autres classes sont rappelées progressivement, tandis que les jeunes classes tout au long de la guerre seront incorporées par anticipation. Mais si le 2 septembre le préfet a ordonné l’évacuation de tous les mobilisables, après son occupation par les Allemands, Lille et les autres villes occupées ne peuvent connaître les mobilisations successives, ce qui laissera un certain nombre d’étudiants disponibles pour une reprise des cours. Mais revenons d’abord sur les heures tragiques de l’invasion et de l’occupation.

L’invasion et l’occupation11

  • 11 Alain Gérard, Les grandes heures de Lille, Perrin, 1991 ; Achille Liénart, « Le sort de Lille en 19 (...)

7Lille, comme ses voisines Roubaix et Tourcoing, pense être à l’abri des opérations militaires du fait de la neutralité de la Belgique et du Luxembourg. Depuis quelques années les effectifs militaires y ont été réduits et ces villes n’ont plus aucun système défensif. Lille est une place fortifiée, dont l’enceinte, qui comporte 13 forts, a été refaite après l’annexion de nouveaux quartiers en 1858. Mais la « reine des citadelles » érigée par Vauban est devenue obsolète. Considérée comme impuissante contre l’artillerie moderne elle sert de casernement au 43e régiment d’infanterie. Le 1er août 1914, le ministre de la guerre déclare Lille « ville ouverte », c’est-à-dire qu’elle ne sera pas couverte par des corps de troupes opérant à la frontière et ne recevra pas non plus de garnison pour sa défense propre. Lorsqu’il apparaît que toute la région du Nord est menacée par le mouvement tournant des armées allemandes à travers la Belgique, le général Joffre ordonne de créer une barrière de défense entre Dunkerque, Lille et Maubeuge. Mais le ministre de la guerre estime qu’il sera impossible de défendre une place si hâtivement équipée, que l’on risque d’attirer sur elle l’effort de l’ennemi et d’exposer sans profit sa nombreuse population. D’autre part le général Joffre a besoin de toutes les forces disponibles pour contenir le flot de l’envahisseur déferlant vers le cœur du pays. Lille reste donc « ville ouverte » et la garnison doit partir, avec ordre de détruire les pièces d’artillerie qu’elle ne peut emporter. Si dans un premier temps l’armée allemande se dirige vers la Marne où s’engage bientôt la bataille décisive, laissant Lille sur le côté, à partir du 11 septembre les villes situées au sud de Lille sont plusieurs fois menacées par des tentatives de débordement par le Nord de la droite allemande et de la gauche française. Après la victoire de la Marne, l’état-major s’inquiète d’en organiser la défense, ce qui provoque une attaque allemande à partir du 22 septembre. Finalement l’ennemi y pénètre le 10 octobre 1914 et Lille tombe, non sans résistance, le 12, après deux jours de bombardement intensif. Le 13, les Allemands entrent triomphalement par la porte de Douai. Le bilan est très lourd : 4600 obus ont été tirés sur la ville pendant ces trois jours, 882 immeubles et 1500 maisons sont détruits ; 80 civils ont été tués. Désastre humain et matériel qui pèse lourd sur le moral de la population, tandis que celle-ci est par ailleurs affectée par la mobilisation.

8L’Université catholique est évidemment marquée par ces événements : par la mobilisation d’abord, et peu nombreux sont les étudiants qui s’apprêtent à reprendre leurs études en octobre 1914. Puis, par les bombardements, l’université ayant été touchée par quelques obus, car la tour voisine, inachevée, de l’église du Sacré-Cœur, emplacement militaire stratégique, a été particulièrement visée par les batteries allemandes. Le bureau du vice-recteur, les toits de la chapelle en construction, un laboratoire de la faculté de médecine, la faculté des sciences et l’école d’électricité, ont reçu 17 obus qui, s’ils ont fait des dégâts, n’ont pas fait de victimes. L’université ne peut donc reprendre normalement ses activités.

La Croix Rouge de Lille, 1915-1916.

La Croix Rouge de Lille, 1915-1916.

Au premier rang, les docteurs Carlos Lepoutre, Henry Duret, Albert Calmette, Émile Camelot et Joseph Delépine

9On pense que l’occupation sera de courte durée. En fait elle va durer quatre ans, sans discontinuer, soit au total 1 465 jours, et être particulièrement traumatisante pour la population. En outre la ville reste exposée toute la durée de la guerre à cause de la proximité du front qui n’est jamais à plus de quelques dizaines de kilomètres. Ceci génère une forte présence militaire allemande, avec toujours plusieurs milliers de soldats. Les cinq casernes sont occupées. Des soldats logent également chez l’habitant.

Des locaux transformés en hôpital

10Dès les premiers jours de la guerre, la Croix-Rouge française transforme en une sorte de vaste ambulance les locaux de l’Université catholique. Le mobilier scolaire est déménagé et les salles de cours des facultés de lettres, droit et théologie sont transformées en salles pour accueillir les blessés et équipées de lits récupérés dans les maisons de familles ou au séminaire académique. Des soldats blessés y sont accueillis. Toute une organisation est mise en place assurant les liens entre les services, leur gestion, les approvisionnements etc. Le chanoine Buns, intendant de l’université apporte un concours actif à ces installations tandis que des directeurs de séminaire remplissent des fonctions d’aumônier. Les services médicaux sont installés à la maison Saint-Louis. La plupart des bâtiments sont un peu à la fois laissés aux services d’assistance militaire et civile.

11La faculté de médecine crée trois services de chirurgie confiés aux professeurs Duret, Delassus et Camelot, des salles d’opération sont installées à l’entrée de la rue du Port, ainsi qu’un service de radiographie et une pharmacie. De nombreuses infirmières ou des religieuses prodiguent des soins aux blessés. En 1905, le professeur Duret a contribué au développement à Lille de la Société de secours aux blessés militaires (fondée en 1864 par Henri Dunant) : il a crée, avec M. Ronflet, délégué régional de la Croix Rouge française, un dispensaire-école, situé rue de la Barre, pour former aux soins aux malades et aux blessés. L’enseignement est assuré par les professeurs de la faculté libre. Ce dispensaire au moment de la déclaration de guerre compte 300 diplômées. Il donne aussi aux dames volontaires des rudiments de secourisme et de soins aux blessés. Les cours se poursuivront tout au long de la guerre et permettront aux médecins de disposer d’un important vivier d’infirmières, secouristes, brancardiers. C’est indispensable mais le personnel reste insuffisant. En témoigne un courrier non daté du recteur au commandant de la Pass-Zentrale pour qu’il permette à des religieuses de Seclin de venir à Lille à l’Université catholique car, écrit-il, « plusieurs de nos maisons de santé manquent actuellement de personnel : les malades sont nombreux, plusieurs sœurs sont mortes et n’ont pu être remplacées ; beaucoup sont fatiguées par suite de la surcharge de travail ».

12Un hôpital territorial est installé dans les locaux même du dispensaire, un autre hôpital au collège Saint-Joseph tenu également par des professeurs de la faculté de médecine, avec des services de chirurgie, médecine, ophtalmologie et pharmacie, d’autres au collège Notre-Dame de la Treille, à Blanche de Castille, ou à la gare centrale. Les professeurs Duret, Faucon et Thilliez sont chefs de service… Dès le 10e jour de mobilisation, selon les règlements ministériels, ces hôpitaux devaient être prêts à entrer en action. Ils l’ont été… Environ un millier de blessés, venant du Cambrésis, de l’Artois et de Lille y sont soignés. Sept soldats (originaires du Royaume Uni et de France) sont enterrés dans le jardin de la faculté de médecine et ne seront exhumés qu’en novembre 1919. On note des réussites médicales assez remarquables dans quelques cas graves (gangrène gazeuse, extraction de projectiles, etc.). Au professionnalisme de nombre de ces médecins s’ajoute l’expérience chez ceux qui ont déjà vécu cela en 1870.

Tombes de soldats français et britanniques décédés à l’hôpital installé dans les locaux des facultés catholiques

Tombes de soldats français et britanniques décédés à l’hôpital installé dans les locaux des facultés catholiques

13Mais bientôt arrivent des chirurgiens et ambulances allemandes qui évacuent de plus en plus de lits et de salles et prennent peu à peu toute la place. À partir du printemps 1915, l’université est presque complètement dépossédée de ses locaux, avec interdiction de pénétrer dans les services, réquisition du matériel, des pansements, du linge, des médicaments, ce qui évidemment entrave le travail du personnel français. Les rapports avec les confrères allemands sont des plus réservés, rapports d’autorité, sans courtoisie, avec des collègues qu’au mieux ils ignorent.

14La situation évolue cependant tout au long de la guerre. Les locaux du séminaire académique sont rendus par les autorités allemandes et de nouveau mis à la disposition des enseignants et étudiants de la faculté de théologie, la maison Saint-Michel qui abrite d’abord des religieux allemands, puis en 1915-16 accueille le séminaire, devient ensuite un asile de convalescents mis à la disposition de l’administration des hospices de la ville que les exigences allemandes ont placée dans un embarras inextricable. De même la maison Saint-Louis peut accueillir des vieillards de l’hospice général, mis à la porte par ces mêmes autorités, et la maternité Sébastopol ou l’asile des Cinq-Plaies ouvrent plus largement leurs portes aux femmes malades ou aux enfants. L’hôpital de la Charité, de son côté, n’a plus d’internes. Ce sont des étudiants de la faculté d’État qui en assurent les fonctions. Il accueille une foule de blessés civils des bombardements, l’hôpital Saint-Sauveur ayant été réquisitionné par les Allemands. En juillet 1916 il est notifié à la faculté libre de médecine, par les autorités municipales, que le pavillon Olivier, attenant à l’hôpital de la Charité, est désormais réservé aux médecins de la faculté d’État. Le doyen Agile Delassus (1859-1940) proteste vainement. En avril 1917, l’asile d’aliénés de Lommelet est également réquisitionné par les Allemands et ses pensionnaires évacués.

  • 12 « Journal du 6 mai 1914 au 5 février 1930 », document inédit.

15Dans ces conditions, les services d’assistance et d’hospitalité qu’assure la faculté de médecine, réduits du fait de l’occupation allemande, sont encore possibles. Il faut dire que les Allemands craignent pour eux-mêmes le développement des maladies infectieuses qui aggravent la mortalité dans une ville où les cas de tuberculose, fièvre typhoïde, dysenterie font des ravages et ordonnent des campagnes de vaccination. Les hôpitaux et les personnels de la faculté de médecine sont évidemment mis à contribution. Mais leurs services ne peuvent plus profiter qu’à la ville de Lille, ses portes étant difficilement franchissables par des malades venant du dehors. Les médicaments se font rares et il est impossible de faire des distributions gratuites. Par contre le dispensaire Saint-Camille continue à assurer des consultations de même que Saint-Antoine ou le dispensaire Saint-Raphaël. Ils ouvrent toujours leurs portes aux indigents : on comptabilise, pour ce dernier, 40 602 consultations entre octobre 1915 et juillet 1919. La supérieure mère Hélène fait face aux Allemands qui, en avril 1916, veulent installer un poste d’observation sur les toits de l’hôpital et réquisitionner le premier étage. Elle évoque dans son journal12 les difficultés de toutes sortes : trouver de la nourriture, subvenir aux frais de service, trouver des médicaments. Elle bénéficie de dons en nature, quelques rares dons en espèces et la famille Feron-Vrau continue de la soutenir (Paul et sa femme, Germaine). Le docteur Deherripon succède au docteur Augier, mort en 1917.

16Enfin, et malgré la baisse de la natalité en temps de guerre, il y a 450 naissances à la maternité de la place Sébastopol, pendant ces quatre années, mais seulement 84 en 1915, 18 en 1916, 15 en 1917, 36 en 1918 à la maternité Sainte-Anne alors qu’elle accueillait auparavant entre 300 et 400 accouchées indigentes. L’Université catholique poursuit donc, coûte que coûte, cette mission de soins et de service qui a été la sienne depuis l’origine et qu’ont voulue ses fondateurs. On s’attache également à poursuivre la mission universitaire.

Une mission à poursuivre malgré tout

Reprise des cours

17La mobilisation a lieu en pleines vacances universitaires, tandis que beaucoup d’étudiants et de professeurs sont absents de Lille. Parmi les absents, les mobilisés ou ceux qui sont partis en vacances et n’ont pas pu ou souhaité revenir après l’invasion. Ces événements ont bien évidemment empêché la reprise normale des cours en novembre 1914, mais avant l’occupation par les Allemands et tandis que se déroulent les premiers combats on espère bien, en dépit des alarmes, reprendre quelques cours dans les locaux restés libres. Au lendemain de la bataille de la Marne, Mgr Margerin l’annonce avec l’accord de Mgr Hautcœur et des administrateurs. Mais bientôt la ville est bombardée. La nécessité de se mettre à l’abri, les mouvements incessants des blessés et des infirmiers, tout cela est peu propice au travail intellectuel. Il n’y a, en outre, que quelques rares inscriptions pour l’année universitaire 1914-1915. Tant qu’on espère une cessation rapide des hostilités on pense pouvoir ouvrir… au début de l’hiver, au printemps… Dans une lettre aux professeurs, le 5 janvier 1915, Mgr Margerin indique que les événements ne permettent plus de croire en un dénouement heureux et rapide et rendent difficile la reprise des activités universitaires. Mais on est aussi convaincu que, si l’occupation comme la guerre doivent durer longtemps, on ne peut, quelles que soient les conditions, laisser la jeunesse « sans maîtres » : c’est un devoir envers ceux que la fin de la guerre mettra devant des responsabilités auxquelles il faut les préparer ; devoir envers les familles aussi qui n’ont cessé de soutenir l’université depuis son origine ; c’est enfin une question de survie pour l’université elle-même d’autant que l’Université publique a rouvert ses portes en février 1915.

18Il est vrai que l’Université de Louvain, bombardée et incendiée par les Allemands, et les autres universités belges voisines ont choisi de rester closes pendant toute la durée du conflit, dans un pays traumatisé par la violation de sa neutralité, répondant à ce crime par l’abstention. « Quatre ans durant, l’arche sainte de la science fut muette et ne rendit d’oracles que par les protestations de son silence », lit-on dans le Bulletin de guerre des Facultés catholiques en 1919. Mais reprendre les cours est considéré, à Lille, comme une forme de résistance morale et intellectuelle. Le maintien d’une structure universitaire catholique, doit préserver l’activité intellectuelle. Ce même Bulletin, après la guerre, justifie ainsi cette reprise :

« Mais nous, victimes d’une haine et de convoitises ataviques et connues, d’une invasion dont la forme était traîtresse mais qu’on attendait depuis quarante ans, notre devoir à nous Français, était de tenir comme de l’autre côté des lignes, d’y aider notre jeunesse, la population lilloise. »

  • 13 Certificat d’études physiques, chimiques et naturelles, en abrégé le PCN, délivré par la faculté de (...)

19La première année, toutefois, seuls les hôpitaux, maisons de santé et maternités peuvent poursuivre leur travail. Malgré la carence de professeurs et la baisse du nombre d’étudiants, la vie universitaire reprend finalement, le 4 novembre 1915. Le recteur, à cette occasion, invite étudiants et professeurs à la messe du Saint Esprit. Pour Margerin qui montre à des étudiants un platane qu’un obus a décapité mais dont la tête revit au printemps « le pays qui a les meilleures écoles est le meilleur et s’il ne l’est pas il le sera bientôt ». Mais les demandes formulées auprès des autorités pour faire venir à Lille des professeurs établis hors des zones occupées ou même dans d’autres zones occupées que Lille-Roubaix-Tourcoing échouent, et le champ de rayonnement de l’université est réduit à ces trois villes et aux localités incluses dans le cercle qu’elles forment. Pour l’année 1915-1916, il n’y a que quelques dizaines d’étudiants, alors qu’avant guerre l’université en comptait entre 500 et 600. Leur nombre progresse cependant au long de la guerre avec 134 inscrits en 1916, 195 en 1917, dont 56 en droit (4 années et 3 étudiants en doctorat), 15 en médecine (sur 5 années), 1 en pharmacie, 43 en lettres (2 années), 56 sciences dont 8 PCN13, 55 en école, pour atteindre près de 200 en 1918. Toutes les facultés fonctionnent : la faculté de médecine sous la férule du doyen Agile Delassus qui succède à Ernest Baltus et sur des programmes à la demande ; la faculté de droit dont le corps professoral, des plus réduits, s’adjoint des volontaires, tels Bonduel, administrateur de l’université, Dolez, bâtonnier, puis Joseph Danel et Hippolyte Derveaux.

20En faculté de théologie, il y avait 41 étudiants au moment de la déclaration de guerre. La plupart sont mobilisés. Les quelques étudiants restants sont envoyés compléter les effectifs des collèges ecclésiastiques de la région universitaire. Pendant l’année 1914, avec quatre enseignants sur dix présents à Lille, la faculté se contente de continuer à diriger les études en allant faire passer les examens aux étudiants répartis dans les collèges. Lorsque les cours reprennent pour l’ensemble des facultés, les professeurs de théologie apportent leur concours au séminaire diocésain installé à la maison Saint-Michel. Les quelques étudiants que la faculté a pu conserver et retrouver (anciens prisonniers par exemple) les rejoignent. En même temps des prêtres de l’agglomération lilloise continuent à préparer leurs grades universitaires.

21Mais l’année 1917 donne un coup de frein au recrutement : évacuations de Pâques, tandis que les Allemands commencent à pratiquer, en avril 1917, des enlèvements en masse dans la population civile, puis suppression des laissez-passer entre Lille et Roubaix-Tourcoing, le 25 octobre 1917, qui prive l’université des étudiants de ces deux villes, soit à peu près la moitié des effectifs. Qu’à cela ne tienne, chacun des deux tronçons s’organise de son côté. Le chanoine Leleu, supérieur du collège du Sacré-Cœur de Tourcoing, y met en place quatre séries de cours universitaires auxquels peuvent participer des étudiants des facultés officielles empêchés eux aussi d’aller à Lille. Il donne, à tous ces étudiants réunis, un cours d’apologétique, Eugène Delepoulle donne des cours de droit, secondé par Hippolyte Derveaux, Étienne Maillard et Joseph Leroux. Mais les Allemands inscrivent le chanoine Leleu sur la liste des otages, ce qui lui vaut d’être déporté en Pologne où il fait six mois de captivité. À Roubaix Marie-Thérèse Willot ouvre aux étudiants le laboratoire de son mari après l’arrestation de celui-ci. Une section PCN s’y établit dirigée par l’abbé Moronval. Autant que d’enseignement, il s’agit, dans le contexte d’une occupation très dure, d’entretenir le moral et le patriotisme des populations et singulièrement des étudiants.

Quelques nouveautés

22Ces conditions n’empêchent pas quelques initiatives qui continueront à porter des fruits par la suite, comme la création, en 1916, à l’école des hautes études industrielles, d’une section de chimie qui propose un enseignement, à la fois théorique et pratique, donné en faculté des sciences mais rattaché à l’école et ouvrant au diplôme d’ingénieur chimiste de l’Université catholique de Lille. La perspective du développement intense de l’industrie chimique rend cette ouverture nécessaire. En effet, le 22 avril 1915, les Allemands ont utilisé pour la première fois l’arme chimique dans la région d’Ypres, qui donne son nom à cette arme nouvelle, l’ypérite : 5000 morts et quelque 10 000 soldats alliés mis hors combat. Or dans les années qui ont précédé la guerre, les Allemands ont beaucoup développé leur industrie chimique et les recherches en ce domaine, alors que les scientifiques français font figure de parents pauvres. Henri Colin dans un article paru dans le BGFCL (1918), souligne cette faiblesse et en appelle aux pouvoirs publics, pour qu’ils favorisent les recherches scientifiques dès le lendemain de la guerre, et à la « bienfaisance privée », pour qu’elle ne se désintéresse pas « des Facultés libres qui apportent à la science une contribution si originale ». Cette section de chimie est d’emblée très attractive et le restera.

23Une autre nouveauté de cette période est l’ouverture plus large aux jeunes filles des écoles préparant aux carrières libérales qu’elles sont susceptibles d’embrasser. Sans doute prend-on encore beaucoup de précautions de langage, s’assure-t-on de l’accord des évêques et du conseil supérieur, pose-t-on des conditions quant à leurs qualités, mais le pas est franchi. Mgr Lesne présente cette nouveauté, dans son discours de rentrée en 1919, comme « une de ces nécessités inéluctables dont il faut s’accommoder », en vue de leur « protection morale et religieuse ».

Et toujours des conférences publiques

24De même avant que ne puissent reprendre les cours pour les étudiants, les conférences fondées en 1897-1898 pour les dames et jeunes filles de plus de 16 ans sont de nouveau données à l’instigation de l’abbé Looten. Elles s’ouvrent aussi aux hommes de Lille-Roubaix-Tourcoing, qui de fait accompagnent souvent leur femme. Elles ont lieu une fois par semaine tous les mardis matin et permettent, sous le voile de l’histoire, de traiter, malgré la censure, de questions plus brûlantes en même temps que de soutenir le moral d’une population très éprouvée. Elles sont données sur invitation, sous le patronage de l’évêché, à Lille rue Négrier dans les locaux du diocèse ou à l’église du Sacré-Cœur, à Tourcoing et à Roubaix. Il y aurait eu toutes conférences confondues jusqu’à 736 auditeurs inscrits pour l’année 1916-1917, parmi lesquels quelques dizaines d’étudiants. Le programme de l’année 1915-1916 est intitulé « Il y a un siècle » (1815-1816). L’année 1916-1917 s’intéresse à « La monarchie de juillet : les faits et les idées ». En 1917-18 on traite du « Second Empire », en 1918-19 de « L’Angleterre sous le règne de Victoria ». À chaque fois ces cours font intervenir des professeurs des différentes disciplines traitant de religion et philosophie, politique, lettres et arts, sciences… On repère parmi les conférenciers les noms de Looten (lettres), Selosse (droit), Witz (sciences), Leman (théologie, histoire), Thamiry (théologie), Delépine (sciences), Bayard (lettres), Boulenger (lettres), Dubrulle (lettres) et Delassus (médecine), Lesne (lettres), Pannier (théologie), Duret (médecine), Margerin,… Dans cette même perspective certains professeurs réussissent à publier sous l’occupation allemande pour combler la disette de littérature classique.

Rapprochement avec l’université publique

25Parmi les effets positifs de cette période il faut noter les liens tissés avec le recteur de l’académie, Georges Lyon, qui saluera en Mgr Margerin, à sa mort en juillet 1928, un « patriote au grand cœur ». Une véritable estime réciproque caractérise leurs rapports, en particulier dans la lutte contre les déportations d’étudiants. En 1917, la faculté de médecine de l’État accepte de fournir ses programmes à la faculté libre qui n’est pas préparée à l’enseignement de la pathologie générale et de la médecine expérimentale par suite d’une réforme des études décrétée en 1911 et applicable depuis 1913. Qu’il s’agisse des examens, des problèmes liés à la coupure entre Lille et Roubaix-Tourcoing, des problèmes de locaux réquisitionnés, etc.… il y a diverses occasions de se rencontrer et de se connaître… jusqu’à la coexistence sur la liste des otages. Cela n’est toutefois pas sans friction lorsque, par exemple, l’institut de physique et la bibliothèque de l’État sont installés en faculté libre des sciences dans des conditions (chauffage, éclairage…) meilleures que celles de HEI, en 1917.

26Les conférences d’extension universitaire contribuent également à ce rapprochement entre les professeurs des deux universités libre et publique : organisées de concert, elles sont données à la Maison des étudiants, rue de Valmy. En effet, le souci est aussi de s’adresser à un plus large public au-delà du nombre nécessairement réduit des étudiants. Sous l’occupation, nombreuses sont les personnes désœuvrées, sans journaux, revues, lieux d’assemblées, à qui la nourriture intellectuelle manque tout autant que l’autre.

27Tandis que se multiplient les réquisitions de main d’œuvre et l’enlèvement de jeunes collégiens et étudiants, Mgr Margerin utilise aussi l’université comme lieu d’asile pour une jeunesse qui peut être, dans une certaine mesure, épargnée par les réquisitions de main d’œuvre. En accord avec le recteur Lyon, il obtient des sursis jusqu’aux jours d’examens que l’on fait traîner en longueur. Quelque 100 jeunes, par exemple, échappent aux travaux forcés, Margerin avalisant l’initiative du chanoine Leleu, évoquée ci-dessus.

Face aux réquisitions de main d’œuvre

28Tout cela a le soutien de Mgr Charost particulièrement soucieux de défendre son clergé, surtout les prêtres les plus jeunes menacés par la réquisition de main d’œuvre. Pour ce faire il négocie un statut spécial et privilégié concernant tous les clercs à propos de l’inscription et de la revue d’appel :

  • 14 Lettre de Mgr Charost au clergé lillois sur l’inscription globale, 11 avril 1915, ADL 1D1, document (...)

« J’ai obtenu de l’autorité allemande les trois points suivants :
1  Les membres du clergé de la ville de Lille, y compris les séminaristes de 17 à 20 ans ne seront pas astreints à s’inscrire personnellement. Une inscription globale dont je me charge moi-même suffira […]
2  Seuls les jeunes gens de 17 à 20 ans seront appelables à une revue d’appel. L’évêché leur donnera une attestation en forme qu’ils sont destinés à l’état ecclésiastique.
3  Quoique l’éventualité d’un transfert en Allemagne ne se pose pas, si elle venait à être envisagée dans une mesure quelconque, elle ne toucherait ni à mes prêtres, ni à mes séminaristes […] J’ai voulu épargner à mes prêtres un sentiment perpétuel de qui vive […]14

29Les autorités civiles et religieuses qui unissent leurs protestations n’ont en fait qu’une faible marge de manœuvre. Une ordonnance d’octobre 1915 stipule que toute personne susceptible de travailler peut y être contrainte. Des réquisitions massives ont lieu et ni les adolescents ni les personnes âgées ne sont épargnés. Sans doute les Allemands qui ne veulent pas passer pour une nation « barbare », affichent-ils leur volonté de ne pas briser la vie intellectuelle : ils accordent donc des sursis aux étudiants, leur laissant terminer leur année voire leur cycle d’études. Mais des réquisitions ont lieu à l’insu des autorités universitaires. Des étudiants sont raflés malgré tout, que l’on tente de récupérer. Dans une lettre non datée Mgr Margerin proteste contre des rapts de collégiens et étudiants.

30Une correspondance avec le Saint-Siège en date du 10 mai 1918 atteste à la fois de ces difficultés et de la recherche de solutions. Le cardinal secrétaire d’État, Gasparri, transmet à Mgr Julien, évêque d’Arras, une communication du ministre de Prusse près le Saint-Siège :

  • 15 « Communications aux professeurs au cours de la guerre » ACUCL, K5Bg.

« Votre Éminence a bien voulu s’intéresser dans la note du 29 janvier dernier (no 53.622) à l’Université catholique de Lille. À ma demande, mon Gouvernement me répond que les autorités militaires font tous leurs efforts pour épargner des difficultés à l’Université surtout en ce qui concerne le logement des troupes et les réquisitions. Je me permets d’ajouter copie d’une lettre du Recteur de l’Université dans laquelle ce dernier donne des informations plus précises sur l’enseignement actuel dans les cinq Facultés de l’Université. »15

31La lettre de Mgr Margerin décrit effectivement le fonctionnement des facultés en cette année et exprime l’espoir du retour de la paix :

  • 16 Note de Mgr Margerin, 10 mars 1918, au 1er adjudant de la kommandantur de Lille, ibid.

« Malgré les difficultés de toutes sortes […] mes professeurs rivalisent d’efforts et de dévouement. […] Nous espérons que bientôt la tranquillité de la paix nous étant rendue, nos maîtres revenus – ceux que la mort n’aura pas fauchés – nous pourrons reprendre notre vie studieuse et nos travaux scientifiques. »16

Des difficultés de toutes sortes

32« Des difficultés de toutes sortes »… écrit Margerin. De fait tout cela se déroule dans les conditions les plus difficiles créées par une occupation lourde et traumatisante.

Cours dans des locaux occupés et peu chauffés

33Lorsque les cours reprennent en novembre 1915 les facultés de droit et lettres, dont les locaux sont occupés par les hôpitaux allemands émigrent à Albertle-Grand où les étudiants peu nombreux peuvent tenir dans les chambres. La faculté de médecine a dû fermer les portes de ses laboratoires et s’installer au dispensaire Saint-Raphaël. Seule la faculté des sciences a pu garder ses locaux mais elle y grelotte l’hiver. Parfois un groupe d’étudiants est reçu dans quelque maison accueillante. Le froid est terrible et l’on décide de reprendre les cours plus tôt en octobre pour pouvoir s’arrêter lorsque l’hiver est trop froid. La bibliothèque ne peut qu’entrebâiller ses portes le temps d’une consultation rapide ou pour emprunter un ouvrage, ce qui gêne d’autant le travail des étudiants à qui la lecture est conseillée pour compenser l’absence de certains enseignements.

34Lorsque les cours peuvent se dérouler dans leurs locaux ils sont sans cesse interrompus par des inspections ou des recherches. On imagine en effet l’incommodité de ces locaux occupés : outre l’hôpital, les Allemands ont installé des bureaux voire des écoles en vue de sessions pour des militaires qui préparent l’équivalent du baccalauréat français ; des capucins d’Outre Rhin se sont installés dans la maison Saint-Michel ; des postes d’observation occupent la coupole de l’observatoire afin de repérer le passage d’avions anglais ou français. « Plusieurs locaux universitaires furent transformés de temps en temps en casernes allemandes, c’est-à-dire en écuries », peut-on lire dans le Bulletin de guerre. Seules les facultés de médecine et de sciences échappent à ces menaces de logement de troupes, ce qui permet de sauvegarder laboratoires et collections : par d’habiles stratagèmes, ils échappent aux inspections et inventaires allemands soucieux de récupérer tout ce qui a valeur marchande ou peut être utilisé dans la fabrication d’armements. Le professeur Witz, d’origine alsacienne, par exemple, parvient à détourner l’attention des policiers allemands à travers le dédale des couloirs et escaliers, mais les machines de l’école d’électricité qui ne peuvent être dissimulées sont saisies.

Foyer des étudiants, rue Meurein, réquisitionné par les Allemands

Foyer des étudiants, rue Meurein, réquisitionné par les Allemands

35En effet, pendant l’occupation allemande la population de Lille et d’une manière générale des régions occupées est astreinte à fournir toutes sortes d’objets aux occupants. Ceux-ci réquisitionnent en particulier les métaux (zinc, cuivre, bronze…) pour la confection d’armes et les facultés n’y échappent pas. Tous les objets des plus volumineux aux plus petits sont ainsi réquisitionnés : bronzes divers, rampes d’escalier, portes, grilles, candélabres, poignées de porte, tringles à rideaux, casques de pompiers, monuments urbains, ou encore cloches des églises, à l’enlèvement desquelles s’oppose aussi Mgr Charost. Les Lillois tentent de se soustraire à cette obligation en cachant ces objets. Des inventaires sont dressés, des réquisitions violentes ont lieu. C’est ainsi que le chanoine Leclercq, curé-doyen de Saint-Christophe à Tourcoing, proclame en chaire qu’il ne faut pas faire la déclaration demandée sur les métaux. Il est condamné à 10 ans de réclusion et emmené en Allemagne. D’autres protestations émanent du maire de Lille, du préfet ou de l’évêque auxquels les autorités allemandes répliquent en leur opposant les conventions internationales et leurs propres règlements. Mgr Charost défend à ses curés de livrer l’inventaire.

Le problème des traitements

36Une autre difficulté majeure porte sur les finances de l’université. Dès le 30 septembre 1914, Mgr Margerin adresse un courrier aux professeurs pour leur faire part de ces difficultés. Il n’est plus possible de verser pensions et salaires. La rentrée universitaire est encore prévue pour le 5 novembre 1914 et Mgr Margerin promet que, dès la fin des hostilités, chacun retrouvera son dû. La situation financière de l’Université est saine et doit « inspirer une entière confiance », les réserves sont suffisantes pour faire face à toutes les obligations pendant plusieurs années et l’on peut espérer passagères les difficultés.

« Mais à l’heure actuelle, vous le pensez bien, nous n’échappons point à la gêne générale. Nos ressources normales sont taries et resteront longtemps amoindries. Nous ne pourrions nous en créer que par des moyens ruineux auxquels notre sage conseil d’administration ne croit pas que nous devions recourir. C’est aussi l’avis de M.M. les doyens que votre bonne volonté suffira à nous faire triompher de ces difficultés passagères en nous faisant crédit pendant un certain temps… ».

37Mgr Margerin annonce alors que toutes les mensualités de l’année scolaire qui finit seront payées aux ayant-droit le plus tôt possible mais en toute hypothèse pas avant la fin des hostilités et que les traitements de celle qui commencera le 5 novembre ne seront payés que fin octobre 1915. Le 5 janvier, alors que la rentrée n’a pu avoir lieu, l’incertitude se fait plus grande quant à la date de reprise des cours et la possibilité de verser aux professeurs leurs salaires. Devant ce cas de « force majeure », le CA suspend tout versement de salaire aux professeurs jusqu’au 25 mai 1915. À cette date il décide de leur verser leur dû pour les six derniers mois de l’année universitaire 1914-1915 mais il leur demande cependant, de ne pas accepter, s’ils le peuvent, cet argent nécessaire par ailleurs à l’université. Il est, d’autre part, précisé qu’aucun engagement ne peut être pris pour la prochaine année universitaire. Faute d’étudiants (env. 10 % de l’effectif d’avant-guerre) l’université voit fondre ses ressources financières, dans un contexte de réduction générale des moyens de paiement, d’autant que l’autorité allemande exerce de fortes pressions financières sur la ville : les ressources normales sont taries, on ne voit pas comment elles pourraient alors se reconstituer. Mais tous ne peuvent se permettre de renoncer à leurs appointements…

  • 17 Les membres du CA en juin 1916 d’après un courrier adressé à celui-ci par H. Dutoit (Limoges, 15 ju (...)

38Une somme de 60 000 F pour l’université est obtenue par la quête annuelle de 1916 dans les paroisses non envahies des diocèses de Lille et Arras. Des suggestions d’attribution sont faites par le CA17 aux anciens professeurs, à leurs veuves ou à ceux que la guerre met dans la plus grande gêne, d’une somme de 1000 F. Quelques lettres de remerciements de professeurs témoignent de leurs difficultés. Le doyen Vareilles-Sommières remercie le 7 juillet 1916 pour la somme reçue de l’université, en soulignant : « Ayant laissé toutes mes ressources à Lille et ma ferme de Sommières se trouvant abandonnée, je tâche avec bien de la peine, à faire cultiver moi-même, ma propriété et me demande avec inquiétude si la récolte couvrira mes frais… ». Le chanoine Bourgeat, retraité, remercie également de cette somme de 1000 F, mais avec cette réserve :

« Je suis disposé à supporter la gêne pour cette chère Université qui est si éprouvée. Mais je ne voudrais pas que l’acceptation de 1000 F soit interprétée comme l’acceptation de principe que le conseil d’administration a seul droit de résoudre après la guerre le [illisible] des retraites liquidées. Il n’en est pas des retraites comme des traitements. Celui qui accepte le traitement est libre d’aller offrir ses services ailleurs. Celui qui est à la retraite à 67 ans ne peut pas recommencer une carrière… »

39Le problème dure toute la guerre et au-delà. Il est évident que la situation en 1919 reste très difficile et de nouveaux sacrifices sont demandés aux enseignants. Dans une lettre qu’il leur adresse, le 3 avril 1919, Mgr Margerin rend compte de la situation financière de la Catho telle qu’elle a été évoquée au dernier conseil d’administration :

« D’une façon générale ses ressources et notamment celles provenant des quêtes, souscriptions ou dons de la Charité catholique, ont diminué de plus d’un tiers. Sans doute elles recouvriront leur importance d’autrefois quand renaîtra la prospérité de notre région ; mais les plus optimistes ne prévoient pas cette résurrection avant quelques années. D’ici là nous nous servirons de nos réserves ; pour les maintenir et les augmenter même, nous recourrons à tous les moyens que nous suggéreront notre foi, notre volonté de vivre, notre invincible confiance dans la nécessité et la vitalité de notre œuvre. Encouragés et secondés par le Souverain Pontife, par NNSS les évêques, nous demanderons leur aide charitable à la France, à l’opulente et généreuse Amérique, et nous voulons croire que notre voix ne restera pas sans écho.
Mais l’espérance la plus légitime dans l’avenir ne suffit pas à parer aux nécessités du présent. Pour cela nous avons besoin, chers Professeurs, de votre concours à tous.
La grande majorité d’entre vous – et nous leur redisons notre reconnaissance – nous a déjà donné une preuve touchante de dévouement désintéressé : les uns en renonçant à tout traitement pour la dure période de guerre, les autres en consentant à une réduction de leurs appointements.
Malgré cela si l’Université devait à l’heure présente acquitter tout ce que chacun se croirait peut-être en droit de lui demander, elle serait mise dans une grande gêne et qui pourrait avoir pour elle et pour tous de très fâcheuses conséquences.
C’est pourquoi, tout en vous donnant l’assurance raisonnée que cette crise ne sera que passagère, que son avenir n’est aucunement en danger, l’Université prie chacun de vous de demander seulement pour le passé ce qui lui est indispensable pour pourvoir actuellement à ses obligations personnelles. Qu’il le dise avec autant de netteté que de confiance à Mgr le Recteur ; cette demande sera examinée avec la plus grande bienveillance par le Conseil d’Administration qui partage toutes vos préoccupations au sujet des nécessités du présent et de l’amélioration de votre avenir… »

40Les réponses à un questionnaire envoyé aux enseignants sur leur situation, indiquent une grande diversité des situations individuelles. Les enseignants de la faculté de médecine ont en général une rémunération (dans le cadre de la mobilisation ou dans travail hospitalier). Mais la plupart soulignent l’insuffisance de leurs ressources et souhaitent que, dans la mesure du possible, l’université leur verse l’arriéré de leur traitement.

41Dans une lettre collective du 11 avril 1919, de la main d’Émile Lesne, des professeurs de la faculté des lettres reconnaissent « l’esprit de bienveillance et de justice » de la démarche du CA mais tiennent à exprimer leur point de vue :

« Nous ne considérons pas le fait d’avoir accepté des acomptes comme renonciation à l’intégralité de notre traitement. On ne doit pas, nous paraît-il, liquider l’arriéré en ayant simplement égard à des conditions personnelles qu’il pourrait être pénible d’exposer. Nous demandons que cette liquidation soit opérée suivant des règles générales, conformes à l’équité, avec les modalités d’application qu’exigerait la situation financière de l’Université ».

42De son côté, Louis Selosse écrit une lettre que nous citons presque totalement car elle nous semble un bon résumé de la situation des enseignants présents à Lille et de leur famille pendant la guerre :

« Monseigneur,
[…] À lire entre les lignes, le Conseil d’Administration nous propose ce que dans le langage juridique on peut appeler une sorte de concordat à meilleure fortune avec cette singularité que le taux du dividende dépendrait de l’appréciation du débiteur et qu’au lieu que ce soit lui qui expose son bilan, ce sont les créanciers qui sont invités à exposer le leur.
Puisque nous sommes conviés à faire l’étalage de nos misères, je vais vous faire le compte des miennes en toute simplicité.
J’ai le droit de faire figurer à l’actif le montant des arriérés de mon traitement depuis septembre 1914 jusque février 1919. Je n’ai pas eu le temps matériel de l’établir définitivement, mais, sauf erreur ou omission il m’est dû 19000 F environ, non compris les retenues ou prélèvements qui auraient dû être faits pour la Caisse des Retraites.
Abandonner cette somme est incontestablement au dessus de mes moyens. Si l’on se reporte aux listes des souscripteurs de l’Université, on voit que des libéralités de cette importance n’ont été faites que par des millionnaires. Mon devoir de père de famille m’interdit une pareille prodigalité.
D’autre part mon passif comporte des dettes pressantes dont le règlement m’est déjà ou me sera prochainement réclamé.
I. Je dois sous peine de déchéance, à la Société Le Nord pour primes arriérées d’une police d’assurance sur la vie : 3173.75
II. Je dois à mes domestiques pour gages arriérés, 2150
III. Je dois à mon propriétaire pour loyers 10500
Et je n’ai à faire valoir devant la commission arbitrale aucune raison qui puisse me faire espérer une exonération même partielle.
IV. Il me faut rembourser un prêt que j’ai dû contracter 2500
Total de mon passif 18326.75
En présence de ces chiffres voici la combinaison que je propose. Étant donné qu’il m’est dû 19000, je demande que l’on me fournisse maintenant de quoi subvenir à mes dettes les plus urgentes soit 12000. Il restera à mon crédit la somme de 7000. Ce solde serait payable en 10 annuités à partir de l’année scolaire prochaine, mais en cas de décès avant l’extinction de la créance, les annuités non payées deviendraient immédiatement exigibles.
Vous vous demanderez alors en quoi consiste ma générosité à laquelle il est fait appel. Elle consiste dans l’atermoiement lui-même, puisque je perdrai les intérêts, 2e dans l’abandon que je fais du supplément de traitement qui me serait dû pour avoir rempli pendant la guerre la besogne de trois et même, pendant la dernière année, de quatre professeurs, 3e dans la renonciation à ces conditions à toute prétention sur l’indemnité de vie chère que l’on accorde partout ailleurs aux emplois les plus infimes.
Veuillez croire, Monseigneur, qu’il m’en coûte beaucoup de rappeler mes services, qu’il m’en coûte encore plus de blesser peut-être par la rudesse des chiffres votre paternelle bienveillance. Mais ce que je retiens surtout de votre communication, c’est la confiance que vous témoignez dans l’avenir. Elle m’est un précieux réconfort. Béni sera le jour où chacun de nous, débarrassé du souci pécuniaire pourra, malgré ses deuils, se consacrer intensivement à la culture scientifique qui rendra à l’Alma Mater sa fécondité et son éclat. Veuillez agréer… »

43Rares sont, en fait, les professeurs qui renoncent totalement à réclamer leur arriéré comme Maurice Vanlaer, l’abbé Léon Mahieu qui rappelle qu’avant la guerre et dès sa nomination il a fait à l’université l’abandon provisoire de son traitement ou Maurice Gand, mobilisé dès le 1er août comme lieutenant au 5e territoriale d’infanterie, et qui a touché une solde pendant toute la guerre « à peu près équivalente à son traitement de professeur ». La plupart cependant suggèrent des arrangements et acceptent des délais.

Les difficultés de la vie quotidienne

44Une autre difficulté est liée à la question du gîte et du couvert des enseignants ecclésiastiques normalement logés à l’université. Pendant la guerre quelques-uns continuent à prendre leur repas à Albert-le-Grand. Quatre d’entre eux y sont logés (L. Bayard, É. Thamiry, G. Delépine et A. Leman). Mais bientôt, pour raisons financières, la commission permanente ferme le restaurant. Il est demandé aux professeurs que leur pension soit réglée en déduction de leur traitement. Le climat est assez lourd sur ces questions : des enseignants protestent contre les sacrifices qui leur sont demandés et dénoncent ce qu’ils considèrent aussi comme des manœuvres malhonnêtes. Une résistance est menée par les abbés Bayard, Thamiry, Delépine ou Leman contre le chanoine Buns, intendant de l’université, dont ils dénoncent les modes de calcul. Celui-ci, en février, estime à 457,10 F l’état des dépenses du mois (ravitaillement par les comités hollandais et américain, viandes, légumes, lait, bière, gaz, charbon, blanchissage) pour les professeurs alors qu’ils paient 384,40 F de pension. Entre mars et avril 1918 une enquête est menée sur six semaines pour comparer les dépenses de l’administration pour le ravitaillement des professeurs et les sommes qui leur sont demandées. Ceux-ci dénoncent de devoir prendre en charge la part du chanoine Buns, de quatre religieuses et d’un domestique. Ils protestent des sacrifices qu’ils font déjà pour l’université qui mériteraient davantage de reconnaissance. Les archives conservent un dossier assez important de correspondance où tous les chiffres sont discutés par les uns et les autres, jusqu’au poids des légumes utilisés pour le potage qui fait débat… Les professeurs incriminés rétorquent qu’ils font au contraire gagner de l’argent à l’université dans la mesure où ils prennent leur part de frais généraux incompressibles. En 1918 ces quatre professeurs rédigent un texte de six pages dactylographiées répondant à toutes les observations faites par l’économe sur la semaine du 31 mars au 6 avril 1918 et contestant un certain nombre des chiffres donnés : « l’administration se serait, me semble-t-il, honorée en témoignant quelque égard au lieu de leur chercher noise à des professeurs qui acceptent avec abnégation cette vie de moines pour se donner davantage à l’œuvre intellectuelle qu’est l’Université. ». Mgr Lesne évoquant cette période à la mort du chanoine Buns rappelle que « l’énervement général des esprits, auquel lui-même n’échappait pas, soulevait dans la vie quotidienne de petits conflits irritants. »

45Dans le même temps la maison Saint-Michel a dû accueillir les étudiants du séminaire diocésain. Diverses récriminations s’expriment quant au paiement du chauffage, de l’eau, des réparations mais aussi à propos du linge et des divers matériels pour lesquels le chanoine Buns réclame que soit fait un inventaire. Bref, en apparence des mesquineries mais qui disent bien les difficultés de la vie quotidienne tandis que les conditions de l’occupation s’alourdissent et que les problèmes de ravitaillement se multiplient. Les jardins de la faculté de médecine sont transformés en potagers, malgré les protestations du chanoine Buns qui estime que cela génère plus de frais que de profits. Professeurs et étudiants pêchent dans la Deûle (assainie du fait qu’il n’y a plus de rejets industriels). Une lettre du chanoine Buns à Mgr Margerin, 12 décembre 1916 expose dans le détail ces difficultés :

« Monseigneur,
Obligé de clôturer les comptes de l’exercice 1915-1916 et de mettre au point différentes questions, j’ai l’honneur de vous demander dans quelles conditions est le séminaire diocésain vis-à-vis de l’Université catholique depuis qu’il est installé dans une de nos maisons.
Dans une séance de la Commission permanente vous avez annoncé que le séminaire avait pris possession de la maison Saint-Michel avec charge de payer le chauffage, l’éclairage, l’eau et les réparations. Mais est-ce à dire pour cela que tout ce qui s’y trouvait indépendamment du mobilier mis ainsi à leur disposition, devenait la propriété de ces Messieurs, au besoin sous forme de réquisition ? Dans ce cas, nous aurions dû être prévenus et faire un inventaire 1e pour le linge (draps, essuie-mains, serviettes, tabliers, torchons, rideaux, etc.) dont on se sert couramment paraît-il, 2e pour les victuailles (beurre, vin, conserves), 3e pour les couverts, la vaisselle, la batterie de cuisine, etc.
Nous aurions d’ailleurs déclaré qu’il nous était impossible de nous dessaisir de ce qui était de première nécessité pour l’alimentation de nos différents établissements. C’est ainsi que l’ordre a été donné dès le début à M. Merlen de ne pas céder de beurre de St Michel au séminaire qui en avait abondamment dans ses caves au séminaire académique. En ce moment ces Messieurs prétendent réquisitionner le vin que la sœur Marie gardait pour l’Université (services hospitaliers) en cas d’absolu besoin et qu’elle n’a pas consenti à donner. Pour ma part j’estime qu’elle a une fois de plus défendu nos intérêts. Depuis un certain temps, malgré mon état de santé, je ne prends plus de vin. Au séminaire on a eu récemment et on a encore la facilité de se procurer du vin. Pourquoi toujours nous mettre à contribution ?
Il y a aussi la question du poulailler qui n’est pas moins importante que celle du vin, surtout en ces circonstances. Un jour chez Monseigneur, prenant un repas auquel assistaient Messieurs Pajot et Dewailly on se demanda à qui appartenaient les poules laissées à la maison St Michel lors de l’installation du Séminaire. Sans hésiter M. Dewailly répondit : elles sont la propriété de l’Université ; et si pendant quelques mois le Séminaire les a nourries, il en tiré aussi un bénéfice par les œufs. Des trente poules qu’il y avait à l’arrivée de ces Messieurs, il n’en reste plus que dix, au dire de la sœur Marie toute disposée à nous les rendre dès qu’elle aura reçu un ordre. Cet ordre qui le lui donnera ? Personnellement grâce à des envois de volailles faits par des membres de ma famille, j’ai installé et contribué à augmenter ce poulailler, mais je ne désire pas revendiquer mes droits tandis que je dois défendre énergiquement ceux de l’Université. J’ose donc vous prier, Monseigneur de trancher aussi cette question.
E. Buns.

46Il est un autre problème majeur, celui de l’énergie : gaz, charbon, bois… tous les combustibles sont rigoureusement réglementés et les restrictions se font de plus en plus fortes. L’éclairage devient un luxe, tandis que les Allemands réquisitionnent tous les stocks de pétrole. Le prix de la bougie est également prohibitif. Les hivers 1916-1917 et 1917-1918 sont particulièrement longs et rigoureux. À la veille de l’hiver 1917-1918, le gaz dont la consommation est restée libre jusqu’alors, est lui aussi l’objet de restrictions. La mairie organise l’abattage d’arbres pour que la population puisse se chauffer mais la demande est beaucoup trop importante. L’université doit faire l’inventaire de ses ressources en charbon et coke et indiquer quelle est sa consommation totale de combustible. On constate une diminution importante. Si la maternité et le dispensaire Saint-Camille continuent à se chauffer à peu près normalement, l’hôtel académique et les facultés n’en ont pas assez, les maisons de famille non plus. Dès lors il devient parfois impossible de donner des cours dans des salles trop froides, et des déménagements ont lieu qui permettent d’héberger des étudiants dans des unités où il y a un peu de chauffage.

  • 18 Chiffres des docteurs Calmette et Ducamp cités par P. Trochon, Lille avant et pendant l’occupation (...)

47Pendant toute la guerre la ville de Lille est aussi confrontée à des problèmes de salubrité publique. Des dispositions législatives en termes d’hygiène publique sont appliquées rigoureusement pour faire face aux risques engendrés par la présence de nombreux contingents militaires. Globalement il n’y a pas de véritable problème de santé publique tant qu’il n’y a pas de réel problème d’alimentation. On voit même s’atténuer quelques affections comme la goutte ou le diabète ainsi que les problèmes liés à l’alcoolisme. Mais lorsque les denrées se font plus rares et que les prix montent, les enfants, vieillards et malades supportent de moins en moins les restrictions. Des carences alimentaires sont causes de décès et la mortalité passe de 20,65 à 41, 55 pour 1000 entre 1914 et 191818. La tuberculose fait des ravages sur une population affaiblie. Le scorbut apparaît en 1917. Des épidémies génèrent une surmortalité : une épidémie de typhoïde, entre novembre 1915 et mai 1916, est à l’origine de 245 décès ; une épidémie de dysenterie bacillaire, en octobre 1918, entraîne 15 % de décès sur 1607 cas déclarés. Les Allemands se sentant eux-mêmes menacés ordonnent des campagnes de vaccination, l’isolement des typhiques, la désinfection des locaux, mesures sans doute nécessaires mais qu’ils appliquent avec une certaine brutalité.

Prises d’otages et représailles

48Comme si tout cela ne suffit pas, la prise d’otages fait peser sur la population une menace permanente. C’est une des premières exigences d’un occupant obsédé par les risques d’attaques de francs-tireurs. Les personnalités de la ville sont quotidiennement incarcérées à la Citadelle. Parmi elles, l’évêque de Lille et chancelier de l’université, Mgr Charost, le recteur de l’académie Georges Lyon, le préfet Trépont, le maire Charles Delesalle, etc. : par groupe de dix, ils doivent, à tour de rôle, dormir dans la chapelle, insalubre et humide de la Citadelle. Sous pression de la mairie ce régime est bientôt remplacé par la signature d’une feuille de présence, puis supprimé en octobre 1915. Il a au moins comme conséquence positive de favoriser des rencontres imprévues comme celle de Mgr Charost et du recteur Lyon.

  • 19 Lettre d’Hubert Caron, datée de Caen le 12 août 1918. Pas mobilisable immédiatement au début de la (...)

49Il y a aussi des déportations en Allemagne ou en Lituanie à titre de représailles. Des enseignants en ont été victimes. Parmi eux Joseph Willot sur lequel nous reviendrons, Jean Bernard président du CA, Paul Feron-Vrau, ou encore Hubert Caron, professeur à la faculté des sciences, dont les archives conservent cette lettre19 :

« Au début de janvier 1918 je fus enlevé moi-même comme otage pour la fameuse question des Alsaciens-Lorrains. Vous avez appris que 600 hommes et 400 femmes des régions occupées furent ainsi emmenés en captivité. Les hommes furent déportés en Lituanie, près de Wilna et soumis au traitement le plus barbare qu’on puisse imaginer. Logés dans une étable infecte, privés de tout secours médical, des soins les plus élémentaires, dévorés par la vermine, soumis à un régime de famine nous avons vécu là des mois inoubliables. Les facultés catholiques furent particulièrement frappées par ces représailles puisque M.M.J. Bernard, Feron-Vrau, Bonduelle figuraient aussi parmi les otages. Le clergé ne fut pas davantage épargné, une quarantaine de prêtres étaient avec nous en particulier l’abbé Leleu, supérieur du collège de Tourcoing qui, malgré les difficultés des conditions, l’hétérogénéité du milieu, sut prendre une place prépondérante comme prêtre, comme conférencier et même comme professeur de philosophie.
Les privations auxquelles nous fûmes soumis causèrent 24 morts, que l’Allemagne peut enregistrer comme de véritables assassinats ; d’autre part plus de 150 otages rentrent malades de cette triste aventure.

Après la convention de Berne nous eûmes le choix de demander à rentrer en France libre ou occupée. Je crus en raison de mon âge devoir prendre la première solution. Arrivé en France le 15 juillet dernier j’ai été dirigé sur le dépôt du 19e à Rouen où un congé de convalescence d’un mois m’a été octroyé. À son expiration il sera statué sur mon sort. Mais d’après ce qui m’a été dit je ne serai pas incorporé car je fais partie des services auxiliaires de la classe 90. Et c’est pourquoi je vais chercher à me créer une situation qui me permette d’attendre la fin de la guerre et de faire revenir, si possible ma famille restée, hélas ! en pays occupé… ».

50Pendant ce temps-là, l’Université catholique de Lille survit également en pays non occupé, grâce en particulier à l’action menée par son vice recteur Henri Dutoit.

À Limoges et à Paris

51Si le recteur, Alfred Margerin, est l’âme de l’université en territoire occupé, le vice-recteur Henri Dutoit anime l’institution en territoire libre où elle trouve un autre moyen de subsister hors du joug allemand. Mobilisé en 1914 et fait prisonnier le 8 septembre au lendemain de la capitulation de Maubeuge, H. Dutoit a passé huit mois en captivité, au château de Celle. Évacué par la Suisse il gagne Limoges, et retrouve Mgr Quilliet, ancien étudiant et enseignant de la Catho, devenu évêque de cette ville et de nombreux autres collègues et amis qui y ont trouvé asile. C’est là que se sont réfugiés les régiments lillois, comme lieu d’instruction des groupes d’infanterie du Nord. C’est aussi un centre d’hospitalisation et de ravitaillement où s’opère la liaison de l’Est à l’Ouest, du Midi à la capitale et où s’organisent les formations sanitaires en partance pour l’Orient.

Henri Dutoit, vice-recteur

Henri Dutoit, vice-recteur
  • 20 Plus de 400 lettres conservées aux archives diocésaines de Lille.

52Afin de maintenir l’activité de l’institution tout en assurant les liens entre ses membres dispersés est créé, en novembre 1915, Le Bulletin de Guerre des Facultés Catholiques de Lille. L’ambition est de reprendre la publication interrompue en août 1914 du Bulletin des Facultés catholiques. Alexandre Maupetit, imprimeur, permet cette publication à faible coût et le bulletin paraît chaque mois pendant toute la durée du conflit. Non seulement il est pour nous aujourd’hui, en lui-même, une précieuse source d’informations mais en outre il donne lieu à une abondante correspondance de la part de ses lecteurs et abonnés à l’attention d’Henri Dutoit20. Le Bulletin peut être l’expression de cette vie d’exil et de combat grâce à de nombreuses collaborations. Il constitue un ensemble de près de 1500 pages, avec des listes de morts au champ d’honneur mais aussi des listes d’adresses, des nouvelles des uns et des autres, enseignants comme étudiants, des informations, difficiles à obtenir sur ce qui se passe à Lille, Roubaix ou Tourcoing. À travers ses rubriques régulières, « Chroniques », « Décorations et citations », « Morts pour la France », « Comment ils sont morts », le lien est maintenu entre les membres de l’Alma Mater. Des poésies, des articles divers évoquent la guerre et son cortège de souffrances ou d’actes héroïques. Parmi les signatures celles d’Eugène Duthoit, de Mgr Vanneufville ou de l’abbé Léon Mahieu reviennent plusieurs fois. Le patriotisme en est le leitmotiv, tandis que les événements sont relus à la lumière du droit, de la morale et de la foi catholique. Un « catéchisme de la guerre » incite à la résistance morale. « L’Annuaire de guerre des Facultés catholiques de Lille » est lancé simultanément. Également imprimé à Limoges, il donne des statistiques, reprend des listes de morts ou disparus, les distinctions, les deuils en marge de la guerre, des adresses. Ces éléments régulièrement publiés par le bulletin y sont rassemblés en 8 éditions successives jusqu’en 1918.

53Ce bulletin trouve rapidement ses lecteurs, en même temps que s’opèrent des regroupements d’étudiants et d’enseignants. Au premier appel il y a 300 noms rassemblés en moins de 15 jours, leur nombre atteint au total 1250. Déjà des petits regroupements partiels ont eu lieu, des professeurs comme Eugène Duthoit ou François Guermonprez ayant un important carnet d’adresses. La 2e année de médecine a été regroupée par Camille Lermigeaux que sa santé retient éloigné de l’armée ; la dernière promotion de l’école des hautes études industrielles est pour la moitié de ses effectifs rassemblée autour de Pierre Tigeot, les séminaristes autour de l’abbé Mahieu. Certains sont dans les mêmes régiments et faciles à contacter dès lors qu’on a retrouvé un seul d’entre eux. La diffusion du bulletin se fait aussi par le biais d’autres parutions, qui permettent de retrouver des membres de la Catho parmi leurs lecteurs (bulletin de l’école Saint-Joseph, de l’institution Saint-Jean, des brancardiers de Lourdes). La Croix de Paris, La Libre parole et La Dépêche rendent également ce service.

Bulletin de guerre des Facultés catholiques de Lille, première page du no 2, septembre 1915

Bulletin de guerre des Facultés catholiques de Lille, première page du no 2, septembre 1915
  • 21 Abbé Michel, Questions de Guerre, qui étudie les problèmes de la guerre moderne à la lumière des en (...)

54Le centre de diffusion est d’abord à Limoges puis à Paris qui offre en outre un local pour la réunion des étudiants, au voisinage de l’Institut catholique. Au début de l’année 1918, H. Dutoit s’installe lui aussi à Paris, rue de Vaugirard, grâce aux bons offices des responsables de l’Institut catholique. Il est ainsi plus proche du front et de Lille, qui apparaît alors comme une sorte de « terre promise ». Une première réunion des étudiants fixés à Paris est organisée avec une douzaine d’entre eux en février 1918. Quelques professeurs et étudiants s’y retrouvent. Pendant la guerre des enseignants des facultés catholiques donnent des cours, qui à l’école Sainte-Geneviève comme l’abbé Annycke, aux facultés catholiques d’Angers ou de Paris comme l’abbé Carpentier ou l’abbé Liévin. D’autres interviennent sous d’autres formes, parmi lesquels il faut citer Constant Groussau au Parlement, l’abbé Michel, Pierre Bayart, Antoine Redier, Tancrède Rothe par leurs écrits, auxquels le BGFCL fait plusieurs fois écho21, sans oublier évidemment l’action outre Atlantique d’Eugène Duthoit ou de Charles Thellier de Poncheville.

55Il faut aussi trouver des financements et le CA de l’université est sollicité : en juin 1916 une somme de 1500 F est demandée par H. Dutoit pour le bulletin en raison du service gratuit à bon nombre d’étudiants, des numéros distribués en propagande aux collèges les plus fidèles à l’université, des deux cent exemplaires de chaque numéro tenus en réserve pour ceux qui sont restés à Lille. Ces 1500 F correspondent au minimum au déficit à prévoir sur le budget de la première année de rédaction qui expire le 31 juillet 1916.

56Sans doute, à Limoges ou à Paris, n’a-t-on pas alors vraiment conscience des difficultés de la vie quotidienne sous l’occupation mais, au lendemain de la guerre, le bulletin peut souligner non seulement ces difficultés mais aussi la part que l’université, ses enseignants et ses étudiants ont pris dans les combats comme dans les diverses formes de résistance que connaît la ville de Lille pendant toute la durée de l’occupation : « Des chefs, des savants, des propagandistes, disons mieux des apôtres : telle est la triple contribution de l’Université catholique à la victoire de la France ».

« Contribution de l’Université catholique à la victoire de la France »

Morts pour la France

57En août 1914, les plus jeunes ont gagné leur régiment dans un état d’esprit de résignation conforme à celui de la majorité de la population française. On peut l’évaluer dans la correspondance qu’ils entretiennent avec le vice-recteur Henri Dutoit. Il y aurait eu parmi les mobilisés venant de l’Université plus de 500 officiers de tout ordre dont les grades s’échelonnent de l’aspirant au lieutenant-colonel, avec une centaine de sous-officiers. Beaucoup n’en sont pas revenus… et sans doute les deuils sont-ils sa plus grande souffrance.

58Certains de ses deuils, « en marge de la guerre », n’en sont pas moins douloureux pour elle. Ainsi la mort de Mgr Hautcœur, le 22 mai 1915, un des fondateurs les plus insignes de l’Université, son premier recteur, devenu chancelier en 1888. Les manifestations de sympathie sont nombreuses tandis que les difficultés de communications ne permettent pas à tous ceux qui l’auraient souhaité de participer à la cérémonie des funérailles.

L’abbé Constantin Lecigne

L’abbé Constantin Lecigne

59Cette période voit également la disparition du chanoine Lecigne (1864-1915), grand érudit et conférencier réputé, qui est pris dans une violente rafle allemande tandis qu’il revient d’une cure au Mont-Dore et tente de gagner Gravelines ; arrêté et pressé de questions par les Allemands, il est finalement remis en liberté et soigné à la maison Saint-Camille où il meurt peu après ; du chanoine Dewaulle (1854-1916) vice-recteur honoraire qui a succédé au chanoine Henri Didio en 1903, personnage très charismatique, véritable « sergent recruteur de l’Université ». Le professeur Bouchaud, ancien directeur de l’asile de Lommelet, qui a continué à collaborer à des revues scientifiques, meurt pendant l’été 1917 tandis que des soldats allemands qu’il est obligé de loger troublent sa retraite dans sa maison de Marquette. Le professeur Gonzague Augier, qui travaillait surtout à Saint-Antoine, meurt d’une chute dans un escalier du dispensaire le 17 novembre 1917. Mgr Monnier, évêque de Lydda, ancien auxiliaire de Cambrai, un des fondateurs et promoteurs de l’Université, son premier chancelier, meurt à l’âge de 97 ans, le 28 novembre 1916, et Mgr Lobbedey, évêque d’Arras depuis 1911 et dont le courage n’a pas faibli face à l’invasion allemande, meurt à la fin de l’année 1916, âgé de seulement 60 ans.

60Bien sûr c’est sur les champs de bataille que l’université paie son plus lourd tribut. Toutes les facultés sont atteintes, la faculté de droit étant celle qui a eu le plus grand nombre de décès. Le Bulletin de guerre, dès le début, rend hommage aux disparus, étudiants ou personnalités liées à l’Université. Sans doute tous ne peuvent-ils pas être évoqués et H. Dutoit reçoit et sélectionne les témoignages qui sont publiés sous la rubrique « Morts pour la France ». Pour certains on évoque « comment ils sont morts » : Paul De Clerck, ancien étudiant en droit de l’université entré récemment au CA, père de 6 enfants, surnommé « lieutenant brave-tout » meurt dans une attaque, à la tête de sa troupe, au nord de Verdun le 3 octobre 1914 ; Louis Selosse, jeune professeur de droit, ils du doyen de la faculté, adjudant, meurt tandis qu’il s’efforce de reprendre un pont, le long du canal de l’Aisne à la Marne, ce même 3 octobre 1914 ; Maurice Tréca, est victime du typhus le 31 octobre 1914, alors qu’il pense être guéri après une blessure reçue dans les combats du mois d’août près de Lille…

Mgr Hautcœur, entouré des évêques de la province ecclésiastique, Mgr Lobbedey (Arras), Chollet (Cambrai) et Charost (Lille) en 1913 ou 1914

Mgr Hautcœur, entouré des évêques de la province ecclésiastique, Mgr Lobbedey (Arras), Chollet (Cambrai) et Charost (Lille) en 1913 ou 1914

Les funérailles de Mgr Hautcœur, en mai 1915

Les funérailles de Mgr Hautcœur, en mai 1915

61Ces morts endeuillent la faculté en 1914, et la guerre ne fait que commencer… Les listes ne cessent de s’agrandir des noms de jeunes étudiants pleins d’avenir, fauchés dans les combats. Les ecclésiastiques ne sont pas épargnés non plus, qu’ils aient été mobilisés comme soldats ou qu’ils soient prêtres infirmiers, brancardiers ou aumôniers : ces derniers animant de véritables paroisses de guerre, sont proches des soldats à qui ils proposent messes, communions, confessions et rendent quantité de services (courses, courrier…). Ils montrent un grand courage apportant souvent leur aide aux services infirmiers pour ramasser les morts et les blessés sur les champs de bataille et accompagnant les blessés et les mourants. Plusieurs sont ainsi blessés eux-mêmes ou tués : une trentaine de clercs de la faculté de théologie, par exemple. Une plaque commémorative sur le palier de la faculté de théologie rappelle toujours leur sacrifice.

62Au total l’Université catholique compte 242 « Morts pour la France » et parmi les distinctions reçues, enseignants et étudiants confondus ont obtenu 70 croix de la Légion d’honneur (non compris les décorations posthumes), 26 médailles militaires, 460 croix de guerre, ce qui représente 905 citations dont 162 à l’ordre de l’Armée. Il y a aussi 15 médailles des épidémies.

63Les témoignages rendus expriment souvent la dimension sacrificielle que l’on donne à l’Université catholique à ces deuils. Sans doute s’agit-il d’endiguer le danger germanique mais il s’agit aussi d’un devoir envers Dieu. La guerre est vécue par certains comme une forme d’expiation par la douleur, après le vote des lois anticléricales. Il faut rechristianiser la France. Cet état d’esprit affleure très souvent dans les lettres écrites au chanoine Dutoit et se retrouve dans les Chroniques qu’il rédige pour le Bulletin :

Étudiants de la faculté de droit « Morts pour la France »

Étudiants de la faculté de droit « Morts pour la France »

plaque visible aujourd’hui dans le couloir du 60 Bd Vauban.

Photo G. Leroy-ICL

« Notre jeunesse a fait face à l’ennemi magnifiquement : quarante neuf morts, trente blessés, vingt prisonniers, tel est le bilan d’une première enquête très brève et fatalement incomplète. De tant de sang généreusement versé germent des énergies nouvelles. Bien des santés s’affermissent, les caractères se trempent, la foi renaît plus vive, les âmes se renouvellent, les utopies s’envolent, les fautes se réparent, le rayonnement des bons exemples protège et transfigure la France d’aujourd’hui et, comme une aurore splendide, nous annonce la France de demain » (1915).

Étudiants de la faculté de théologie « Morts pour la France »

Étudiants de la faculté de théologie « Morts pour la France »

plaque visible aujourd’hui au premier étage de l’hôtel académique.

Photo G. Leroy-ICL

64Cette « France de demain » des membres de l’Université catholique travaillent également à la construire dans d’autres formes de lutte et de résistance. Médecins, juristes, ingénieurs, ils mettent leurs compétences au service de la France sur le front ou à l’arrière, sans oublier le rôle de Constant Groussau au Parlement.

Consultations données à la mairie de Lille par les professeurs Selosse et Jacquey

Consultations données à la mairie de Lille par les professeurs Selosse et Jacquey

Aide juridique à la municipalité

  • 22 Ces consultations ont été publiées : Consultations données à la mairie de Lille, Société anonyme du (...)

65Pour l’aider dans ses relations avec les autorités occupantes, le maire de Lille, Charles Delesalle, sollicite l’aide juridique de professeurs de la faculté de droit. Louis Selosse, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Lille, doyen de la Faculté libre de Droit et professeur de droit international et son collègue J. Jacquey, doyen de la faculté d’État de droit et également professeur de droit international, dans une collaboration fructueuse, mettent leurs compétences au service de la municipalité à chaque fois que se pose un problème avec une autorité peu encline à la conciliation. Il s’agit de se prononcer sur la légalité des exigences quotidiennes de l’occupant afin de pouvoir éventuellement opposer le droit à la force. Ceci se fait à l’insu des occupants qui s’étonnent à l’occasion des compétences du maire en droit international !22

66C’est ainsi que face aux réquisitions de métaux, en vue de la fabrication d’armes de guerre, la protestation des autorités civiles et religieuses s’appuie sur une note de Louis Selosse. Celui-ci consulté également sur la fabrication des sacs de terre et d’objets pouvant être utilisés dans l’équipement des tranchées, utilise le droit de la guerre allemand et le droit international pour affirmer qu’ils coïncident quant aux droits des populations à ne pas participer à des opérations directes ou indirectes de guerre contre leur propre patrie. Il conseille d’utiliser le flou juridique en ce qui concerne d’autres travaux auxquels pourrait être soumise la population. Si la charge des travaux publics incombe à l’envahisseur celui-ci a le droit d’y faire concourir les habitants. L’habilité allemande face à cela est de ne pas indiquer la destination guerrière des travaux pour lesquels ils réquisitionnent de la main d’œuvre. Sur d’autres points, comme les contributions de guerre, Selosse et Jacquey concluent, après avoir en particulier épluché la Convention de La Haye, qu’il « n’y a pas un terrain solide de résistance aux prétentions de l’autorité allemande ».

67Sans doute peut-on noter les limites de cette action, les articles de loi, recevables en temps de paix sont le plus souvent ignorés des autorités allemandes qui répondent par la force, mais cette aide pour laquelle les deux professeurs courent des risques personnels alimente l’esprit de résistance.

Le Bulletin de guerre et l’appel de Benoît XV

68Le Bulletin de Guerre que nous avons abondamment cité est une de ces formes de résistance et nombreux sont ceux qui lui prêtent leur plume. Place y est faite à des protestations comme, par exemple, celle du chroniqueur qui s’indigne, en ce mois de février 1917, contre le vote de l’amendement Sixte-Quenin qui prévoit la possibilité pour les clercs d’être incorporés dans des unités combattantes et souligne la ferme intervention de Groussau contre le vote de ce texte. Le ton est évidemment patriotique comme l’est celui des poèmes qui sont publiés dans le Bulletin de guerre. Par ailleurs, celui-ci énumère « les charitables interventions » de Benoît XV en faveur des victimes de la guerre, des malades, blessés, prisonniers et des populations envahies, intervenant en particulier en faveur de l’Université catholique auprès des occupants. Il fait écho aux documents pontificaux et prises de parole du pape, publiés par Mgr Vanneufville regroupés dans la rubrique « Benoît XV et la Guerre »… L’état d’esprit qui émane de ces articles, s’il donne un écho favorable à l’esprit de paix du pape et regrette que sa « note aux belligérants » d’août 1917 ait pu être mal interprétée et mal comprise, en donne en même temps un résumé et une analyse, en réponse aux critiques faites à la note, qui laisse apparaître un état d’esprit assez conforme à celui qu’il dénonce.

Le pape Benoît XV

Le pape Benoît XV

69Le texte est lu dans un sens favorable à la France et l’éditorial sous le titre « Vers la victoire ! » conclut à propos des Alliés qui sans doute ont le droit de discuter les propositions du Saint-Père : « Leur plus grand honneur sera d’avoir servi, de concert avec le Pape, la cause du droit et les intérêts de la France et de l’humanité ». « La parole du Pape doit résonner aux oreilles allemandes comme une invitation très claire au repentir, elle doit faire naître au cœur des Alliés un sentiment de modération qui est l’indispensable condition d’une œuvre de justice » peut-on lire dans ce même numéro, dans un article non signé, dont l’auteur est sans doute Henri Dutoit. Un autre article, signé Léon Mahieu, dans le numéro de juillet-août 1918 est sans ambiguïté sur les droits de la France par rapport à l’Alsace-Lorraine qui n’aspirent qu’à être « désannexées ». Sa note ne dit rien des responsabilités de guerre, comme le reprochent les pays de l’Entente au pape… C’est, dit-il, parce le pape veut « provoquer une conversation entre les belligérants » : peut-il d’emblée désigner un coupable ? « Il fait mieux que condamner, il met le coupable dans la nécessité de se déclarer lui-même ».

70En 1919, H. Dutoit regrette encore que n’aient pas été mieux compris, les propos du pape qui « s’appliquait pour sa part, si désarmée que fût son autorité, à faire accepter et pratiquer des principes de justice, de charité, de compassion chrétienne, dont nous, Français, nous étions appelés par la nature même des événements à bénéficier plus que tout autre peuple. » Il considère que les journaux de l’Entente ont détourné de leur vrai sens le document pontifical. Il importe pour lui de défendre le pape victime de nombreuses attaques et de faire preuve de piété filiale à son endroit. Les propositions de Benoît XV, peut-on lire, portent des coups aux conceptions politiques des austro-allemands qui se sont toujours montrés hostiles aux propositions d’arbitrage et le document consacre sur ce plan la défaite morale des empires centraux. Concernant la question des indemnités de guerre et les questions territoriales si le pape demande le renoncement réciproque aux indemnités, il laisse cependant toute liberté pour introduire la question des responsabilités et des sanctions qu’elles entraînent. Sur le plan des annexions territoriales, l’auteur estime que le pape laisse ouvertes toutes les revendications territoriales des Alliés, en posant, par exemple, sans la résoudre, la question de l’Alsace-Lorraine, que les Allemands refusent même de poser, mais qu’il y a un abîme entre ces propositions et les prétentions allemandes. Lorsque Benoît XV demande qu’on tienne compte des aspirations des peuples, c’est l’Allemagne qu’il vise, celle qui méprise le plus cette considération, peut-on encore lire dans cet article. On le voit l’appel à la paix est difficile à entendre à la Catho comme ailleurs

Journal clandestin

71L’un des problèmes importants des régions occupées est l’isolement. « Poids écrasant sur l’esprit et le cœur » (Mgr Baunard), le silence absolu qui plonge les habitants dans l’ignorance de ce qui se passe au-delà de la ligne de feu, accentue l’impression d’abandon.

Le BGFCL publie plusieurs articles intitulés « Le pape et la guerre » pendant et après celle-ci.

Le BGFCL publie plusieurs articles intitulés « Le pape et la guerre » pendant et après celle-ci.

Première page du numéro de mars-avril 1919

  • 23 Sophie Vandendrische, L’occupation de Lille et la vie quotidienne de ses habitants à travers le Bul (...)

72Les journaux indépendants ont cessé leur parution dès le 10 octobre 1914 pour éviter de tomber sous tutelle allemande. Le Bulletin de Lille23, journal local bihebdomadaire qui paraît à partir du 15 novembre, joue un rôle utile au sein de la population mais il est évidemment soumis à la censure allemande, comme les autres titres qui paraissent pendant cette période.

73C’est donc dans la clandestinité, et en courant des risques très importants (peine de mort), que quelques courageux publient un journal clandestin sous un titre changeant : Les Nouvelles Françaises, L’Écho de France, la Voix de la Patrie, l’Hirondelle de France, le Courrier de France, la Prudence, L’Oiseau de France ou La Patience et qui pendant 22 mois à partir du 22 février 1915, parvient à donner des nouvelles du front au nez et la barbe des Allemands furieux de ne pas maîtriser la situation.

L’abbé Jules Pinte, Joseph Willot et Firmin Dubar

L’abbé Jules Pinte, Joseph Willot et Firmin Dubar

extrait du Monde Illustré, 5 mars 1923

  • 24 Poldhu, dans les Cornouailles : première station d’émission transatlantique où a été reçu en 1901, (...)

74Au premier rang des animateurs et rédacteurs, Joseph Willot, directeur du journal. Ce professeur de pharmacie de l’Université catholique, aide-major à l’hôpital de la Croix-Rouge installé dans les locaux de l’université met, dès le début de la guerre, ses compétences au service des blessés. En même temps, il contribue à « professionnaliser » le Journal des Occupés… inoccupés, lancé par l’abbé Jules Pinte et Firmin Dubar. Le premier, professeur à l’institut technique roubaisien a établi, aux premiers jours de l’occupation, un poste de télégraphie sans fil qui lui permet de capter les informations émises de la tour Eiffel et de la station anglaise de Poldhu24. Soutenu par le docteur Calmette et quelques collègues de l’Université catholique, Joseph Willot donne un élan à cette publication. Pour pallier les imprudences des lecteurs ou les délations, elle change de nom et n’a aucune régularité. Joseph Willot court de grands risques et le sait : « c’est ma tranchée, j’en accepte le risque », dit-il. Il refuse de se soumettre aux injonctions de Mgr Margerin qui estime qu’il ne doit pas exposer lui-même et sa famille à de tels risques. Sa femme les accepte également, qui est impliquée dans la publication. Le matériel de presse, prêté par Le Journal de Roubaix, est installé dans les locaux de la faculté libre de sciences. L’abbé Delépine apporte son talent de cartographe pour reproduire les cartes du front militaire. Le journal a un objectif d’information quant à la situation militaire et diplomatique, ou économique et financière, il reproduit des discours patriotiques, donne quelques brèves nouvelles qui permettent de garder le contact avec les mondes littéraire, scientifique, artistique et religieux. Des protestations sont publiées, par exemple, lorsque les cuivres sont réquisitionnés. Simultanément le journal invite au calme et à la résignation, lorsque les vexations allemandes accablent une population innocente.

Le Courrier de France, L’Oiseau de France, L’Hirondelle de France, La Patience, Les Nouvelles, quelques uns des titres sous lesquels paraît le journal clandestin dirigé par Joseph Willot…

Le Courrier de France, L’Oiseau de France, L’Hirondelle de France, La Patience, Les Nouvelles, quelques uns des titres sous lesquels paraît le journal clandestin dirigé par Joseph Willot…

75Quelque 300 exemplaires sont distribués à Lille. Joseph Willot aidé de son ami Soubricas, un artiste, parcourt la ville à pied (les transports en commun sont surveillés) pour en assurer la distribution. Il fait chaque jour les 11 km qui séparent Lille de Roubaix. Le 10 mars 1916, le journal peut ainsi contrarier la propagande allemande à propos de Verdun.

  • 25 Gérard Lenôtre, Dossiers de Police, Grasset, 1935, cité par Emmanuel Fontaine, op. cit.

76Chancelier intérimaire de la Catho depuis la mort de Mgr Hautcœur, Mgr Charost est sans doute au courant sans qu’il soit possible de dire à quel point ni de connaître son rôle éventuel. Gérard Lenôtre, dans Dossiers de Police25, affirme qu’au tout début « les renseignements que [l’abbé Pinte] recueillait étaient polygraphiés à quelques rares exemplaires : l’un était remis à l’évêque, un autre au préfet du Nord ; on en distribuait quelques-uns à des patriotes sûrs […]. »

77Mais le 21 octobre 1916, l’abbé Pinte est arrêté. Joseph Willot sort un dernier numéro pour le mettre hors de cause. Les autorités ne parviennent pas à faire parler l’ecclésiastique mais, lorsque le journal reparaît deux mois plus tard (décembre 1916), Joseph Willot est arrêté à son tour, les bâtiments de l’université fouillés ; habilement guidés par des professeurs présents, les Allemands visitent tous les laboratoires sauf celui du professeur Willot où ils auraient trouvé trois collections de La Patience et un certain nombre de journaux français. Cela n’empêche pas d’autres perquisitions au domicile des Willot, d’autres arrestations dont celle de Mme Willot, de Soubricas, de Firmin Dubar. Soumis à la torture, Joseph Willot est considérablement affaibli mais ne parle pas, tandis que son épouse libérée après 15 jours de détention rétablit un poste de télégraphie sans fil chez elle et continue le travail de son mari. Celui-ci condamné à 10 ans de forteresse, libéré à la faveur de l’armistice, ne survivra que quelques semaines.

78Un buste érigé dans le jardin de la faculté de médecine rappelle cet acte héroïque de Willot. Lui-même et quelques autres professeurs, qui ont pris part à cette entreprise courageuse, ont contribué à maintenir le moral d’une population soumise à une occupation particulièrement odieuse. Ces journaux étaient reçus comme une « boufée d’air pur » et salués depuis Limoges par H. Dutoit qui écrit dans le Bulletin de guerre des Facultés catholiques de Lille de juin 1917 : « L’Université catholique en est fière et envoie au martyr de la vérité et de la Patrie l’hommage de sa profonde admiration et de son affectueuse sympathie. »

  • 26 Alexandre Bonnet-Laborderie meurt à l’âge de 38 ans après de lourdes épreuves ; il a vu sa maison i (...)
  • 27 Joseph Peter (1879-1937), premier directeur de HECN en 1920, ancien étudiant de la faculté des lett (...)

79Outre ces quelques exemples, il faudrait aussi évoquer de nombreux actes de résistance, moins spectaculaires, moins connus mais non moins courageux, et pour lesquels les risques encourus sont également importants. Des médecins comme Maurice D’Halluin, radiologue, Henri D’Hour, Alexandre Bonnet-Laborderie26, assistant à la maternité Sainte-Anne, père de huit enfants, sont condamnés par les tribunaux allemands à de la prison, notamment pour production de certificats de complaisance qui permettent aux prisonniers civils d’éviter le travail obligatoire. L’abbé Joseph Peter27, directeur de la maison Saint-Louis (1912) conférencier à l’école des sciences sociales et politiques en 1914, dessert la paroisse de Maroilles, après avoir réussi à échapper à la captivité. Il est alors en liaison secrète avec les services de renseignements des armées alliées et le réseau d’évasion mis en place par une infirmière anglaise, Édith Cavell. Eugène Duthoit s’illustre également dans l’action de propagande au service de l’université et de la France, dans le cadre d’une mission Outre-Atlantique.

Le buste de Joseph Willot dans les jardins de la faculté de médecine

Le buste de Joseph Willot dans les jardins de la faculté de médecine

La mission d’Eugène Duthoit

  • 28 Jules Lamoot, Eugène Duthoit, Éd. Spes, 1955, Paris.
  • 29 Charles Flory (1890-1981) sera président de l’ACJF de 1921 à 1926, des Semaines sociales après la S (...)

80Eugène Duthoit a 45 ans lorsque la guerre éclate. Il est mobilisé à la 3e compagnie du 7e régiment d’infanterie territoriale avec le grade de capitaine, cantonnée pendant la première année de guerre dans la région de Calais où elle effectue des travaux de défense et d’organisation. Une inaction relative dans cette vie de cantonnement qui lui pèse et amène ce « bourreau de travail » (J. Lamoot)28 à organiser, avec les moyens du bord, bibliothèque, salle de lecture, salle de jeux, cantine et foyer du soldat. Des conférences presque journalières sur les sujets les plus divers tentent de pallier l’ennui et de combattre les méfaits de l’oisiveté. À partir d’août 1915, il est heureux de pouvoir enfin se battre sur les fronts de Belgique, de Verdun et de la Somme, jusqu’en 1917. Il s’y fait remarquer par son dévouement à ses hommes et son attention à chacun. La Légion d’honneur reçue le 14 juillet 1917 reconnaît ses mérites tout en mettant fin à son activité combattante. C’est non sans déchirure qu’il accepte une mission d’ambassadeur aux États-Unis, qu’il rejoint après un voyage en paquebot avec Charles Flory29 et le sergent Dobelle, en novembre 1917 : mission aux USA et au Canada à la demande d’un gouvernement soucieux d’effacer l’image d’une France massivement athée. Il s’agit de « stimuler l’opinion et galvaniser les énergies » (J. Lamoot) outre Atlantique. Sa mission intellectuelle et diplomatique amène E. Duthoit à donner de nombreuses conférences. De retour en Europe et après un passage à Paris il se rend à Rome, puis fait une nouvelle tournée de conférences aux États-Unis accompagné de sa femme et de son fils. Nous reviendrons sur ces voyages qui ouvrent de nouveaux horizons. La découverte des universités américaines, où règne en particulier l’initiative privée, influencera la mise en œuvre de la réforme universitaire prônée par la Catho en 1920.

*

81Le 17 octobre 1918 l’armée alliée pénètre, au son des fanfares, dans la ville de Lille délivrée du joug allemand. S’ouvre alors le temps de la reconstruction, après quatre années d’occupation, tâche urgente et lourde au regard des dégâts considérables subis par des locaux bombardés puis réquisitionnés et sans entretien pendant tout ce temps, au cœur d’un pays lui-même exsangue. Et que dire des coupes sombres que la guerre a faites dans ses rangs, tant chez les étudiants que chez les enseignants. Lorsque l’Université rouvre ses portes, en janvier 1919, elle n’accueille que 150 étudiants au lieu des 600 qu’elle comptait en 1914.

82Mgr Margerin, vicaire général du nouveau diocèse de Lille depuis 1913 et qui a cependant poursuivi sa mission à la tête de l’université pendant toute la guerre, est légitimement déchargé de ses fonctions de recteur et c’est au chanoine Émile Lesne qu’est confiée la rude tâche de reconstruction. Au début de l’année 1918, le vice-recteur Dutoit s’est rendu à Rome, accompagné des abbés Depape et Mahieu au nom de l’université. Il y a été reçu en audience, le 26 mars 1918, par Benoît XV qui souligne le rôle des universités catholiques qui contribuent à faire évoluer « le monde intelligent et savant […] vers une sympathie de plus en plus vive pour la religion ». Sans doute la guerre a-t-elle quelque peu apaisé les luttes anticléricales, et l’institution, reconstruite, peut-elle s’acheminer sereinement vers la célébration de son cinquantième anniversaire, avant que d’autres nuages ne s’amoncèlent à l’horizon.

Notes

1 Les jeunes aujourd’hui, Paris, Plon, 1913, 289 p. L’enquête de L’Opinion a surtout été menée auprès d’étudiants des facultés de droit, âgés de 18 à 25 ans, qui ne sont sans doute pas représentatifs de toute la jeunesse française.

2 Bulletin de guerre des facultés catholiques de Lille (BGFCL), 1913 p. 42. L’humanitarisme ici associé à l’antipatriotisme se réfère entre autres au socialisme et aux « disciples de Jaurès », ibid. p. 43.

3 Henri Bazire (1873-1919), a fait des études de droit. Ancien membre du Sillon, 3e président de l’ACJF (1899-1904), il est député de Vendée, journaliste à la tête de Peuple français et de La Libre Parole. Adversaire de l’Action française il dénonce l’antichristianisme de ses chefs. C’est lui qui lance en 1900 devant les jeunes de l’ACJF la formule « Sociaux parce que catholiques ».

4 Numéros de janvier, mars, avril et octobre 1913.

5 Cf. le travail de Frédéric Gugelot, Conversion des intellectuels au catholicisme : 1885-1935, CNRS éditions, 1998, 533 p.

6 Louis Delmasure, président de la Fédération générale des étudiants de l’Université catholique de Lille.

7 René Pinon, (1870-1958), historien et journaliste. Après la guerre il est chroniqueur à la Revue des Deux Mondes. Il publie, dès 1916, un ouvrage intitulé : La suppression des Arméniens, méthode allemande, travail turc, Perrin.

8 Bulletin des Facultés catholiques, 1913, p. 95-96.

9 Louis Baunard, Le Général de Sonis d’après ses papiers et sa correspondance, Poussiegue, Paris, 1890.

10 Cf. sur ce sujet : JJ. Becker, Comment les Français sont entrés en guerre, Paris, FNSP, 1977, 638 p. ou JJ. Becker et S. Berstein, Victoire et frustration, 1914-1929, Paris, Seuil, 1990.

11 Alain Gérard, Les grandes heures de Lille, Perrin, 1991 ; Achille Liénart, « Le sort de Lille en 1914 », Revue du Nord, T. XLVII, 1965, 462-486.

12 « Journal du 6 mai 1914 au 5 février 1930 », document inédit.

13 Certificat d’études physiques, chimiques et naturelles, en abrégé le PCN, délivré par la faculté de sciences après une année d’études avant d’entrer en faculté de médecine.

14 Lettre de Mgr Charost au clergé lillois sur l’inscription globale, 11 avril 1915, ADL 1D1, document 121, cité par E. Fontaine, op. cit. p. 138.

15 « Communications aux professeurs au cours de la guerre » ACUCL, K5Bg.

16 Note de Mgr Margerin, 10 mars 1918, au 1er adjudant de la kommandantur de Lille, ibid.

17 Les membres du CA en juin 1916 d’après un courrier adressé à celui-ci par H. Dutoit (Limoges, 15 juin 1916) sont : Ernest Béhagel, Henri Delcourt, les chanoines Guilmant et Jourdin, A. de Monnecore, Gustave Théry, Louis Toulemonde, Fernand Vinchon.

18 Chiffres des docteurs Calmette et Ducamp cités par P. Trochon, Lille avant et pendant l’occupation allemande, Éd. Duvivier, Tourcoing, 1922, 334 p.

19 Lettre d’Hubert Caron, datée de Caen le 12 août 1918. Pas mobilisable immédiatement au début de la guerre, jusque 1915, il aide à installer les services pharmaceutiques de l’hôpital auxiliaire fondé au collège Saint-Joseph. Il donne un enseignement ordinaire à la faculté des sciences après la réouverture des cours en novembre 1915 et tout au long de l’année 1916-1917.

20 Plus de 400 lettres conservées aux archives diocésaines de Lille.

21 Abbé Michel, Questions de Guerre, qui étudie les problèmes de la guerre moderne à la lumière des enseignements de saint Thomas, Pierre Bayart dans Trois leçons philosophiques de la guerre, Antoine Redier Méditations dans la Tranchée.

22 Ces consultations ont été publiées : Consultations données à la mairie de Lille, Société anonyme du recueil Sirey, Paris, 1927. Elles sont également consultables sur le site commun de documentation de Lille 3 http://nordnum-univ-lille3.fr

23 Sophie Vandendrische, L’occupation de Lille et la vie quotidienne de ses habitants à travers le Bulletin de Lille (1914-1918), Mémoire, Master 1, histoire, 2006.

24 Poldhu, dans les Cornouailles : première station d’émission transatlantique où a été reçu en 1901, le premier message radio émis par Marconi depuis Saint-Jean de Terre Neuve au Canada.

25 Gérard Lenôtre, Dossiers de Police, Grasset, 1935, cité par Emmanuel Fontaine, op. cit.

26 Alexandre Bonnet-Laborderie meurt à l’âge de 38 ans après de lourdes épreuves ; il a vu sa maison incendiée lors des bombardements, a perdu un enfant et a été condamné par les Allemands à trois mois de prison pour un certificat « peut-être un peu trop pessimiste, arraché par un malade à sa bonté » (L. Thilliez)

27 Joseph Peter (1879-1937), premier directeur de HECN en 1920, ancien étudiant de la faculté des lettres et du séminaire académique, docteur ès-lettres depuis 1912, avec deux thèses, la première sur L’abbaye de Liessies en Hainaut depuis les origines jusqu’après la réforme de Louis de Blois, 764-1566, l’autre sur L’enseignement secondaire dans le département du Nord pendant la révolution, sous la direction de l’abbé Lesne.

28 Jules Lamoot, Eugène Duthoit, Éd. Spes, 1955, Paris.

29 Charles Flory (1890-1981) sera président de l’ACJF de 1921 à 1926, des Semaines sociales après la Seconde Guerre mondiale. Il fera partie des fondateurs du MRP.

Table des illustrations

URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre La mobilisation à Lille en août 1914
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 512k
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 460k
Titre La Croix Rouge de Lille, 1915-1916.
Légende Au premier rang, les docteurs Carlos Lepoutre, Henry Duret, Albert Calmette, Émile Camelot et Joseph Delépine
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 448k
Titre Henry Duret
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Titre Agile Delassus
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 172k
Titre Émile Camelot
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 88k
Titre Tombes de soldats français et britanniques décédés à l’hôpital installé dans les locaux des facultés catholiques
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 340k
Titre Foyer des étudiants, rue Meurein, réquisitionné par les Allemands
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 360k
Titre Henri Dutoit, vice-recteur
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 116k
Titre Bulletin de guerre des Facultés catholiques de Lille, première page du no 2, septembre 1915
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 872k
Titre L’abbé Constantin Lecigne
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Titre Mgr Hautcœur, entouré des évêques de la province ecclésiastique, Mgr Lobbedey (Arras), Chollet (Cambrai) et Charost (Lille) en 1913 ou 1914
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-13.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
Titre Les funérailles de Mgr Hautcœur, en mai 1915
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 204k
Titre Étudiants de la faculté de droit « Morts pour la France »
Légende plaque visible aujourd’hui dans le couloir du 60 Bd Vauban.
Crédits Photo G. Leroy-ICL
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-15.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Étudiants de la faculté de théologie « Morts pour la France »
Légende plaque visible aujourd’hui au premier étage de l’hôtel académique.
Crédits Photo G. Leroy-ICL
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-16.jpg
Fichier image/jpeg, 1,3M
Titre Louis Selosse
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-17.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre Consultations données à la mairie de Lille par les professeurs Selosse et Jacquey
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-18.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Le pape Benoît XV
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-19.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre Le BGFCL publie plusieurs articles intitulés « Le pape et la guerre » pendant et après celle-ci.
Légende Première page du numéro de mars-avril 1919
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-20.jpg
Fichier image/jpeg, 904k
Titre L’abbé Jules Pinte, Joseph Willot et Firmin Dubar
Crédits extrait du Monde Illustré, 5 mars 1923
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-21.jpg
Fichier image/jpeg, 140k
Titre Le Courrier de France, L’Oiseau de France, L’Hirondelle de France, La Patience, Les Nouvelles, quelques uns des titres sous lesquels paraît le journal clandestin dirigé par Joseph Willot…
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-22.jpg
Fichier image/jpeg, 1,3M
Titre Le buste de Joseph Willot dans les jardins de la faculté de médecine
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-23.jpg
Fichier image/jpeg, 328k
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/45156/img-24.jpg
Fichier image/jpeg, 127k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search