1C’est dans une Angleterre victorienne en pleine expansion économique et en mutation sociale que le football moderne apparaît. En 1863, les responsables des premières équipes londoniennes fondent un organisme, la Football-Association, qui adopte les règles du « dribbling game », un jeu proscrivant l’usage des mains pour porter le ballon ou écarter un adversaire. En 1871, les partisans du football-rugby, le jeu rival, créent la Rugby-Union. Désormais, deux sports se distinguent : le football-association et le football-rugby. L’essor de l’« Association » dans les Îles britanniques puis son implantation sur le continent à la fin du XIX^e siècle sont étroitement liés à une époque marquée par le développement industriel et urbain et ses conséquences : démocratisation de la société, amélioration des conditions de vie, apparition d’un temps libre, essor des techniques et des moyens de transport, etc. Au tournant des XIX^e et XX^e siècles, le modèle sportif anglais commence à se diffuser hors des confins de la Grande-Bretagne et s’implante par voie directe en France et en Allemagne selon au moins trois modalités : d’abord dans les zones portuaires où existaient des entrepôts et des sièges de compagnies maritimes britanniques. C’est le cas du Havre (1872), Brème (1869), Hambourg (1879). Le jeu pénètre également dans ces deux pays par l’intermédiaire des élèves d’outre-Manche venus étudier dans des établissements scolaires. Ils fondent le Hertha BSC Berlin (1883) et le Standard Athletic Club de Paris (1892). Enfin, le football a été importé par des élèves et des enseignants continentaux ayant séjourné en Angleterre qui poursuivent la pratique en fondant par exemple le club de Stuttgart (1887) ou celui d’Amiens (1889).

2En raison des relations très étroites entre la Grande Bretagne et l’Allemagne, ce dernier pays connut le football-association plusieurs années avant la France. Et c’est ainsi qu’en dépit de l’éloignement, le football pénétra plus précocement, dès avant 1900, en Alsace et en dans une partie de Lorraine, qui avaient obtenu le statut de Reichsland à la suite de leur annexion en 1871. La question principale que se posent les historiens à ce propos c’est celle de la réussite ou de l’échec de la germanisation de la population entreprise par Berlin. On s’accorde en général pour distinguer deux phases : celle allant de 1871 à 1890 environ où la population du Reichsland a très largement campé dans une position farouche, refusant généralement toute relation avec les Allemands immigrés (les vieux-Allemands) ; à partir de 1890, deux tendances firent leur apparition : une certaine partie de la population demeura fidèle à la France tandis qu’une autre s’ouvrit à l’Allemagne et aux Allemands dans une mesure encore difficile à évaluer.

3Le moment et les conditions de l’introduction et de l’extension du jeu, celles de sa pratique qui a donné naissance à une vie associative riche et diversifiée, la présence de spectateurs en nombre croissant font que l’étude des débuts du football d’Alsace et de Lorraine peut s’inscrire dans cette problématique de la germanisation. Les Alsaciens et les Lorrains ont-ils accepté d’emblée cette pratique importée par les conquérants ? Y a-t-il eu des contacts avec la population immigrée par le biais d’une présence commune dans les équipes et les associations ou chacun est-il resté chez soi ? Le phénomène national et identitaire a-t-il joué un rôle ?

L’implantation du jeu

4Tout comme l’introduction du football dans le Reich ou en France, il existe sur ce point beaucoup d’incertitudes quant à la date et quant à la nature du jeu pratiqué : jeu de balle quelconque, sous la forme de lancers par exemple, le football-rugby ou football-association ou peut-être un jeu de type mixte aux règles incertaines.

5La pratique du football prôné par le professeur Konrad Koch, le père du football allemand apparaît en Alsace et plus particulièrement à Strasbourg en 1882 par l’intermédiaire des élèves du collège et du gymnase protestant suite à un décret du ministre de l’instruction publique Gustav von Gossler rendant obligatoire dans les établissements scolaires du Reich les exercices de plein air avec un ballon. S’agissait-il de football ? Cela n’est pas certain. Néanmoins selon un quotidien strasbourgeois, la « Straßburger Post », des élèves des gymnases de Strasbourg auraient pratiqué le football dès 1887 sur la Place Lenôtre. Strasbourg a peut-être connu une forme d’implantation directe. Dès 1890, un Gallois, F.W. Mormann, ancien capitaine de l’équipe de football de l’University College of Wales, a animé un club éphémère, le Celeritas Football Club. C’est également au cours de cette année que des étudiants strasbourgeois, sous l’impulsion de Walter Bensemann, déjà à l’origine de la naissance de deux clubs similaires à Karlsruhe (1889), et des frères Ivo et Wini Schricker, fondent un cercle qui prend le nom de Straßburger Fußball Club et occupe le terrain de jeu du Wacken. Juif allemand né en Suisse, à Montreux, Walter Bensemann, alors étudiant, est le personnage-clé de la diffusion du football en Allemagne du sud-ouest. Son club fusionna ensuite avec le Celeritas pour devenir le Straßburger Fußball Verein, peut-être en 1892. En 1903, cette association comptait dans ses rangs des étudiants en droit et des joueurs plus âgés, déjà insérés dans la vie active, membres de professions libérales, avocats, architectes ou encore des industriels comme Claude de Wildersbach, Glazmann de Barembach et Thormann de Saint-Blaise.

6Toutefois, il est avéré qu’une ville d’Alsace, Mulhouse, a connu la forme d’implantation directe à partir de la Grande-Bretagne. En 1892, deux étudiants britanniques de l’École de chimie (Oskar Alliston et John Kearns) ayant apporté dans leurs bagages un ballon ont initié au football leurs camarades, les fils d’industriels du textile de la ville. Le groupe fut ensuite rejoint par les élèves de l’École professionnelle, de sorte qu’une véritable association a été fondée en 1893, le Football-club de Mulhouse. L’année suivante, l’équipe-type comptait encore huit joueurs britanniques et des fils des grandes familles de la ville. C’est d’ailleurs un membre de la famille Mieg, alors étudiant au Polytechnikum de Zurich, qui organisa une rencontre internationale entre le FC Mulhouse et les Grasshoppers.

7Chronologiquement ces implantations directes sont postérieures à celles survenues dans le Reich et quasi contemporaines des premières implantations en France. Ainsi, le phénomène de transplantation du jeu vers le Reichsland a pour origine des ressortissants du Reich : des étudiants venus d’autres villes universitaires comme Francfort, Freiburg, Heidelberg etc. C’est du Reich aussi que sont venus les professeurs des collèges et lycées, les véritables initiateurs du football avec les fonctionnaires allemands. C’est bien l’annexion qui a valu au football alsacien son antériorité par rapport à presque toutes les villes françaises continentales.

8Les débuts du football en Lorraine allemande sont sensiblement plus tardifs. On y retrouve principalement l’action des vieux-Allemands. À Metz, le football apparaît dans le cadre de tournois scolaires organisés par des professeurs immigrés des écoles de la ville. En 1897, les élèves du lycée affrontent ceux du collège sur un terrain militaire situé au Ban-Saint-Martin. L’année suivante, des étudiants de Sarreguemines découvrent le football lors d’une rencontre entre les potaches de Sarrebrück et leurs homologues de Malstatt-Burbach sur un terrain à Sankt-Arnuald. Ils décident d’imiter les phases de jeu observées et propagent la pratique dans leur lycée. Ainsi, les élèves et des professeurs des collèges et des lycées pratiquaient des jeux de balle dans le cadre de l’emploi du temps de l’établissement et sans doute le football. Comme en Alsace, ce sont des professeurs vieux-Allemands qui ont implanté le football en l’intégrant dans le système éducatif avec l’appui des autorités municipales et celui des médecins qui y voyaient un moyen de lutter contre la dégénérescence physique, l’une des grandes préoccupations du temps.

9C’est encore par le biais des professeurs immigrés que se créent plusieurs associations scolaires au tournant du siècle. Certains enseignants ramènent un ballon dans leurs bagages après avoir séjourné dans une grande ville allemande où le football était déjà implanté. Ces professeurs inculquent les rudiments de la pratique à leurs élèves, parmi les fils des fonctionnaires allemands et de la bourgeoisie locale. C’est ainsi qu’est née la Fußball Realschule Vereinigung à Forbach en 1900.

La fondation des clubs de football

10À l’issue de cette brève phase où le jeu scolaire, voire universitaire, l’emporta largement, le cadre associatif se généralisa, à l’image des premiers clubs de Strasbourg et de Mulhouse. Avant la fin du siècle apparurent d’autres clubs à Strasbourg dont le F.C. Donar formé en partie de vieux-Allemands et le F.C. Frankonia, le club des fonctionnaires vieux-Allemands (1898). Au début du XX^e siècle les fondations de clubs furent encore l’œuvre des immigrés allemands ou d’étudiants ayant achevé leurs études et qui voulurent continuer la pratique, ce qui les amena tout naturellement à fonder des associations civiles. En Alsace, apparut le F.C. Hagueneau (Vereinigung zum Fußballspiel Haguenau) en 1900, formé surtout de jeunes accomplissant le service militaire d’un an, c’est-à-dire des fils de la bourgeoisie déjà diplômés et des lycéens. En 1903, ce fut le tour du F.C. Union de Mulhouse. À Colmar, des Allemands immigrés fondèrent deux clubs en 1905. La même année, on vit naître un club à Bischheim (Fußball Klub Mars Bischheim). L’année suivante, ce fut le tour d’un autre club de banlieue, Koenigshoffen puis de Sélestat, d’Altkirch, Thann et de Saverne. Ce dernier doit son existence au professeur Bücking, un vieil-Allemand qui enseignait les mathématiques au collège. En 1907, le football s’implanta encore à Bischviller. En Lorraine annexée, le premier club qui vit le jour fut le F.B.C. Wodan de Sarreguemines fondé en 1903 par des professeurs du lycée de la ville. Le capitaine était Curt Neumann, fils d’un fonctionnaire allemand des chemins de fer. Comme ailleurs, le club pratiquait le football en hiver et bien d’autres sports en été. En 1904, des Allemands fondèrent le premier club à Metz « Luft und Sonne 04 ». L’année suivante, il y avait déjà trois clubs à Metz, le FC Métis, le FC Lothringen et le Metzer Verein für Bewegungspiel, tous fondés par des professeurs immigrés. Apparaît encore en 1905, le FC Thionville par l’intermédiaire de Emile Muller, ancien étudiant à la faculté de médecine de Strasbourg.

11L’armée a joué également très tôt un rôle dans la diffusion du football. C’est elle qui a introduit le jeu à Haguenau en Alsace (1899) au sein du 137^e régiment d’Infanterie. Le club civil apparut un an plus tard. Le même processus se déroula à Colmar mais également à Bitche en Lorraine annexée où l’équipe du 166^e régiment d’Infanterie remporta à plusieurs reprises le titre de champion militaire d’Allemagne de l’ouest. Les autorités militaires jugeaient le football comme un moyen de préparer le combat car le jeu enseigne la discipline, le respect du capitaine d’équipe, forme des hommes robustes, sains et résistants à la fatigue. Les soldats trouvaient régulièrement des partenaires parmi les fonctionnaires et les lycéens de la ville qui fondèrent en 1906 le Bitscher Fußball Verein. On jouait encore entre soldats dans les villes de garnison comme Mohrange, Dieuze et Saint-Avold. Metz, siège du commandement du XVI^e Corps d’Armée, abritait alors une quinzaine d’équipes militaires.

12En Alsace et en Lorraine annexée, le mouvement des fondations s’accéléra après 1906. L’introduction de la loi sur les associations de 1908 n’est pour rien dans cette croissance accélérée des fondations de clubs. Le rythme est semblable en France et dans toute l’Europe occidentale. Jusqu’en 1914, une dizaine de clubs suivirent en Alsace comme à Huningue, Kronenbourg (1908), Dornach, Guebviller, au Neuhof à Strasbourg (1910), Illkirch-Graffenstaden, Hégenheim, Lingolsheim, Saint-Louis (1911), Wittenheim (1913) et Schiltigheim (1914). En Lorraine allemande, de nombreux clubs virent le jour à proximité de Forbach et d’Hayange où l’industrie était en pleine expansion. En 1909, la ville de Forbach abritait déjà trois clubs, le Triumph, la Hansa, le Germania. On jouait également à proximité des puits de mines à Stiring-Wendel, Merlebach, Petite-Roselle et des sites sidérurgiques d’Algrange, Audun-le-Tiche, Moyeux et Amnéville. Les premiers clubs civils présentaient une composition sociale identique à celle des pratiquants d’origine. Le club de Saverne était présidé par l’industriel Demange, le FC Thionville par un architecte alors que l’industriel Humbert de Wendel contrôlait les destinées du club d’Hayange.

13Les clubs civils cherchèrent aussitôt à organiser des matchs. En raison du faible nombre de partenaires disponibles sur place, ils prirent l’habitude d’opérer des déplacements lointains, dans le cadre de visites à grand renfort de manifestations d’amitié. C’est ainsi que les équipes de Mulhouse se rendirent volontiers à Paris et invitèrent leur adversaire d’un jour à venir jouer dans le Reichsland. C’était l’occasion de réactiver de vieux liens avec l’ancienne patrie. Tel fut moins le cas des équipes strasbourgeoises davantage composées de vieux-Allemands qui se rendaient plus volontiers à Karlsruhe ou encore à Bâle pour des matches internationaux. Les clubs lorrains rencontrèrent de nombreuses équipes de la Sarre et du Palatinat. Ainsi, les équipes de Sarrebrück et de Kaiserlautern rendirent de nombreuses visites sportives et conviviales aux clubs messins.

14Peu d’années après la pénétration du football en milieu bourgeois, une évolution se fit jour. Des jeunes instituteurs, initiés dans les écoles normales diffusèrent le jeu auprès de leurs élèves. Par ce biais la démocratisation commença. Dès 1906, on vit naître le S.V. Altkirch en Alsace, fondé par l’instituteur Joseph Steinmetz. La même année, des écoliers de Neudorf, un faubourg de Strasbourg, jouèrent dans la rue, sous la direction d’un autre instituteur. Deux années plus tard le FC Neudorf vit le jour et les joueurs du club venaient des milieux populaires. L’Église catholique s’empressa d’imiter le pas. Elle créa des activités sportives au sein des patronages et choisit d’encourager tout particulièrement le football-association avec pour objectif prioritaire la reconquête de la jeunesse des milieux populaires. En Alsace, les curés fondèrent et animèrent des équipes de football de patronage : ainsi l’abbé Hauss pour le FC Dornach en 1910. En Lorraine allemande, des équipes confessionnelles furent constituées à Metz (Saint-Eucaire, Notre-Dame), Fameck (Saint-Martin) et rassemblées au sein de la Fédération diocésaine des œuvres de jeunesse alors présidée par un jeune avocat, Robert Schuman.

15Après 1910, l’apparition des clubs ouvriers confirma la rapide diffusion qui s’opérait à l’intérieur des couches sociales. Des mineurs fondèrent le Sport Club « 1911 » à Stiring-Wendel. D’autres ouvriers s’empressèrent de suivre le mouvement. Ainsi furent constituées de nombreuses formations comme le FC Zession à Morsbach, le Thalia Rosbrück ou encore le Victoria Schöeneck. Dans la région du fer, des sidérurgistes et des mineurs de fer fondèrent le Phönix d’Uckange, la Hoffnung d’Amnéville, le Victoria d’Hagondange. En 1912, les ouvriers et les employés des forges d’Ars sur Moselle et ceux de la verrerie de Götzenbrück lancèrent leur équipe.

16Comme ailleurs cette période fut marquée par l’instabilité des associations. De nombreuses restructurations, scissions et dissolutions caractérisaient encore la vie des associations avant 1914. En définitive le Reichsland doit peut-être à son intégration dans le Reich d’avoir connu le football plus précocement que les départements de l’est de la France. En Lorraine demeurée française, où le danger semblait plus pressant et la germanophobie plus vive, les sociétés sportives et notamment celles pratiquant le football furent moins nombreuses avant 1914 – moins de cinquante – et nettement postérieures aux associations de gymnastique, de tirs et de préparation militaire, éléments de résurrection de la patrie.

La cohabitation entre vieux-Allemands et Alsaciens-Lorrains

17C’est sans véritable preuve que l’on a répété inlassablement cette idée que la bourgeoisie locale a toujours récusé toute fréquentation avec les immigrés venus du Reich. Or les données abondent qui attestent que l’association sportive et le terrain de football étaient devenus des lieux où les deux communautés cohabitaient, voire nouaient des liens moins superficiels. À partir de ce constat, il est permis de s’interroger sur le rôle du football comme facteur d’intégration du Reichsland dans le Reich allemand.

18Le fait que le football se soit développé dans les universités, les lycées et les collèges est la preuve même que les immigrés et les autochtones se mêlaient au sein des premières équipes scolaires. Ainsi Émile Muller, fondateur du club de Thionville en 1907 et Georges Ahreiner, médecin et futur président de l’U.S. Forbach côtoyèrent des vieux-Allemands dans les équipes de Strasbourg alors qu’ils poursuivaient leurs études à la faculté de médecine. Il est vrai que certaines équipes comme le Frankonia de Strasbourg comptaient peut-être exclusivement des fonctionnaires allemands alors que le F.C. Union de Mulhouse se voulait un club plus francophile. D’autres clubs comme le FC Donar de Strasbourg avaient sans doute un caractère hétérogène, dès l’origine, avant la fin du siècle. À côté des membres de la bourgeoisie allemande immigrée, on trouvait par exemple Charles Frey, futur maire de la ville de Strasbourg, l’artiste peintre Jacques Gachot et le docteur Alfred Schahl.

19Le Straßburger Fussball Verein, le club de Walter Bensemann à l’origine, a très vite pris une allure mixte. Les vieux-Allemands y étaient toujours présents à la fin du siècle, avec notamment Yvo Schricker, fils d’un professeur de l’Université et futur secrétaire général de la FIFA. Au début du siècle, la liste des membres du club compte de nombreux notables locaux, les industriels de la vallée de la Bruche mais aussi des étudiants, c’est-à-dire beaucoup de vieux-Allemands. À Colmar un vieil Allemand nommé Muller et l’Alsacien Maechling, futur membre fondateur de la Ligue d’Alsace de Football ont collaboré au sein du comité du club local dès 1905.

20En Lorraine aussi, les autochtones et les vieux-Allemands se mêlaient dans les premières associations scolaires. Eugène Zapp, futur membre de la Ligue Lorraine de Football qui joua au Metzer Sport Verein avant 1914 et Raymond Herlory, futur président du FC Metz ont débuté respectivement dans les équipes des lycées de Metz et de Thionville qui regroupaient majoritairement des étudiants issus de la bourgeoisie locale immigrée. Les deux communautés se fréquentaient également dans les premiers clubs qui virent le jour au début du siècle. C’est ainsi qu’en 1903, le club de Sarreguemines comptait parmi ses membres onze Lorrains et dix immigrés dont trois Bavarois, un Hessois, un Palatin, un Wurtembourgeois et plusieurs Sarrois, presque tous des fonctionnaires et des enseignants. Parmi les membres du comité du Diedenhofener Fußball Club (FC Thionville), on relève des cheminots et des douaniers ainsi que des professeurs du collège, sans doute en majorité des vieux-Allemands. Le FC Métis regroupait douze ressortissants du Reichsland, soit huit Lorrains et quatre Alsaciens ainsi que huit ressortissants des autres États du Reich (trois Badois, deux Prussiens, un Bavarois, un Hessois et un Westphalien), c’est-à-dire que les vieux-Allemands conservaient une place éminente, même s’il est parfois peu aisé de déterminer l’origine nationale exacte des personnalités en place. Au sein du Sport Verein d’Hayange, les immigrés et les autochtones, souvent des cadres et des ingénieurs de la sidérurgie, nouèrent également des liens étroits. En 1906, le club était présidé par un vieil-Allemand, directeur des forges locales et financé par l’industriel lorrain Humbert de Wendel.

21À partir de 1907/08, l’on observe un élargissement de la base sociale du milieu des joueurs et des dirigeants. Dès lors, les autochtones prirent une place numériquement plus significative. La croissance du nombre des clubs de patronage après 1910, des clubs corporatifs et socialistes a sans doute correspondu à une régionalisation accélérée des pratiquants. Néanmoins, dans le bassin houiller mosellan, les clubs tels que Merlebach, Stiring-Wendel et Petite-Roselle ont encore connu jusqu’en 1914 une forte présence de vieux-Allemands d’origine sarroise venus travailler dans les mines de charbon.

22Toutefois, la catégorie des cadres politiques et administratifs du Reichsland continua d’exercer une influence dans les clubs du Reichsland. En 1914, le Metzer Sport Verein comptait dans ses rangs le Dr. Ludwig Albrecht, un avocat de la ville, le directeur du Lycée, le conseiller du Reichsland Fiedler, tous immigrés et aussi le professeur Bücking, le fondateur, huit auparavant du F.C. Saverne en Alsace.

Les rencontres de football et la vie associative

23L’organisation des premières rencontres a traduit une volonté de dépasser les cadres nationaux et donc les contentieux nationaux, comme si le monde du football cherchait à se situer hors du champ des affrontements du moment. Si l’on comprend aisément le sens de la rencontre du Football Club de Mulhouse avec une équipe des Grasshoppers de Zurich dès 1894, il est moins banal de voir des équipes strasbourgeoises et mulhousiennes se rendre à Paris, pour affronter des équipes françaises. Ces dernières venant ensuite jouer dans les « provinces perdues ». Ce qui pourrait signifier que les clubs alsaciens des grandes villes voulaient ainsi manifester leur sympathie envers l’ancienne patrie. Les nombreux matchs réalisés par les équipes de la Lorraine allemande contre des formations parisiennes mais aussi de la Lorraine demeurée française conduisent aux mêmes conclusions.

24Or, les équipes des grandes villes du Reichsland comptent dans leurs rangs des vieux-Allemands pour qui les matchs de Paris ou Nancy n’ont pas le même sens que pour leurs coéquipiers du Reichsland. Affirmation de fraternité du sport chez les uns, nostalgie chez les autres, peut-être, mais équivoque sûrement. Ces mêmes équipes du Reichsland prirent aussi le chemin de l’Allemagne et recevaient en de nombreuses occasions des équipes allemandes. C’était le cas surtout pour les équipes lorraines sans doute à caractère plus germanique que celles de l’Alsace. C’est ainsi que les rencontres amicales abondaient entre les équipes de Sarreguemines, de Metz ou de Thionville d’une part et celles de Sarrebrück, Kaiserslautern ou Karlsruhe de l’autre.

25Les rencontres amicales, puis celles de championnat commençaient à attirer des spectateurs plus nombreux, hors du cercle familial. Un comportement identique se fit jour au sein des partisans de l’une ou l’autre équipe, qu’ils soient immigrés ou autochtones. Ils vibraient en commun ce qui créait des liens spontanés et momentanés. C’est l’un des canaux qui pouvait ouvrir la voie à une cohabitation plus positive, voire même chaleureuse, le temps d’un match au moins.

26Le football de rue qui se développait alors dans les villes conduisait fréquemment à une interpénétration des jeux de jeunesses plus volontiers dépourvues de la méfiance caractérisant par les adultes. L’habitude d’organiser des matchs de football à l’occasion de fêtes religieuses, locales ou officielles produisait les mêmes conséquences. Lors de ces manifestations, l’atmosphère de fête favorisait la naissance de contacts chaleureux. Tout cela multipliait les rapports qui existaient déjà du fait du fonctionnement normal de la vie associative : réunion de comité, assemblées générales dans les cafés et brasseries et aussi les fameuses troisièmes mi-temps arrosées. Ces formes de convivialité conduisaient à une forme de rapprochement entre les deux communautés de beaucoup de clubs ; avec pour conséquence, une esquisse d’intégration des autochtones dans le Reich mais aussi des vieux-Allemands dans le Reichsland.

27Faute de données quantitatives significatives, de biographies, l’historien est encore réduit à émettre des hypothèses à propos de cette interpénétration autour du football et de ses conséquences. Ainsi, l’expression des relations chaleureuses et sincères autour de cette pratique n’a-t-elle pas été un phénomène instantané, une sorte de parenthèse dans une vie quotidienne marquée davantage par d’autres repères ?

28Le refus a existé et s’est aussi exprimé ; ainsi le Football Club Union de Mulhouse, demeuré exclusivement alsacien et francophile ou l’équipe de football de la Lorraine Sportive, la plus célèbre des sociétés hostiles à l’Allemagne constitué à Metz en 1908 et interdite par le Président de Lorraine en 1911. La cohabitation était également mal vue par la presse francophile de Lorraine, tel le Courrier de Metz qui se réjouissait des défaites infligées à une équipe messine par des clubs lorrains français et dénonçaient avec virulence la manie allemande pour les associations et les sports. Le Lorrain, journal catholique francophile quant à lui ignorait délibérément les manifestations des patronages messins sous l’influence des vieux-Allemands.

L’organisation et la structuration du football

29Le football alsacien et lorrain n’a pas organisé de structure à base régionale ou de championnat propre. Dès l’origine, les regards se sont portés vers le Reich où le jeu était structuré et avait une certaine avance. F.W. Morman, le Gallois de Strasbourg semble avoir tenté d’ériger une Union du Football d’Allemagne du sud dès 1893. En 1897, les grands clubs de ce secteur ont fondé le Verband Süddeutscher Fußball Vereine. Les clubs strasbourgeois ont semble-t-il adhéré aussitôt puisque le Straßburger Fußball Verein a conquis le titre de champion de cette organisation en 1898 et 1899. Dès lors plusieurs joueurs de souche strasbourgeoise et furent sélectionnés, avant le début du siècle, dans l’équipe fédérale d’Allemagne du sud qui rencontra en match amical la Suisse. En 1910, des Alsaciens participent encore à des rencontres internationales contre la Belgique et l’Angleterre. Ces mêmes joueurs disputèrent les rencontres de la Kronzprinzenpokal, la coupe d’Allemagne, réservées aux seules équipes fédérales du Reich. En 1912, cette fédération qui comptait alors trois cent trente six clubs a organisé un championnat marqué par la participation de quatre vingt trois clubs alsaciens et quarante sept clubs lorrains régulièrement affiliés. Cette même année, le Metzer Sport Verein accéda à la demi-finale du championnat d’Allemagne du sud.

30Sous contrôle du Deutsche Fußball Bund (fondé en 1900), le S.D.F.V., présidé un temps par Albert Ludwig, un vieil Allemand, organisa les compétitions à l’intérieur de quatre zones : l’est, l’ouest, le sud et le nord de l’Allemagne du sud. L’Alsace s’est retrouvée au sein de la zone sud et la Lorraine de la zone ouest. En 1904, une refonte des championnats a conduit à la mise en place de plusieurs « Gaue », à l’intérieur de chaque zone. C’est ainsi que les clubs alsaciens se retrouvèrent à partir de cette date au sein de l’Oberrheingau, présidé par le vieil-Allemand Hermann Graf puis le Séléstadien Charles Kobler. En 1910, l’Alsacien Charles Belling, futur président du Racing Club de Strasbourg y siège comme représentant des clubs strasbourgeois. Les clubs lorrains dépendaient du comité du Saargau. En 1912, on compte dans cette organisation neuf lorrains et douze vieux-Allemands.

31De 1905 à 1906, le secrétariat de la zone sud était assuré par le Mulhousien Mennecke, un cadre de l’industrie textile. Cette présence atteste qu’il existait plus qu’une cohabitation. Deux autres Alsaciens, Jeffke et Maechling y jouèrent également un rôle, le premier a occupé le poste de secrétaire de l’Oberrheingau en 1907, circonscription qui réunissait aussi des clubs localisés de part et d’autre du Rhin et le second siégeait au comité d’organisation des championnats.

32En Lorraine allemande, il y eut certainement plus qu’une simple cohabitation. Les clubs ont intégré le Saargau du Westkreis en 1905 seulement. Le poste de président était détenu par Carl Batsch, un vieil-Allemand de Sarrebrück alors que les deux vices présidences étaient assurées par Conrad Floeck, un Allemand immigré et le Messin Emile Feigel. À partir de 1911, le comité qui prend le nom de Sarre et Moselle (Saar und Mosel Gau) est présidé le vieil-Allemand, Otto Wagner qui réside Metz, la responsabilité du secrétariat, des arbitres et des juniors échoit au Lorrain Lucien Poinsignon, membre du Metzer Sport Verein, futur initiateur de la Ligue Lorraine de Football et fondateur du Cercle Athlétique Messin. Les clubs lorrains participèrent à un championnat réunissant des clubs de Sarre et de la région de Trèves. Au sein de ce comité, les Lorrains et les immigrés allemands ont également collaboré étroitement pour coordonner les matchs amicaux, favoriser le développement du football en milieu scolaire, établir les listes des meilleurs joueurs pour les sélections de l’équipe fédérale d’Allemagne du sud, pour contrôler les tournois, les challenges locaux, organiser la Coupe du Prince Schaumbourg-Lippé (le Prince héritier) qui se déroulait chaque année à Metz et réunissait les grands clubs allemands, luxembourgeois, belges hollandais et parisiens.

33Ainsi, la mise en place de compétitions régulières opposant des équipes du Reichsland souvent formées de vieux-Allemands et d’autochtones à des équipes du Reich, la gestion des championnats, des matchs de coupes et des rencontres amicales internationales ont suscité une collaboration, habituant les joueurs et les dirigeants, leurs aînés, à se parler, à travailler ensemble. Le football constituait ainsi l’une des bases d’une intégration de nature fonctionnelle dans le Reich.

34L’historiographie régionale répète depuis des décennies que des milieux a priori opposés, les autochtones et les vieux-Allemands des couches moyennes et élevées avaient connu un développement séparé au cours de la période de l’annexion au Reich. L’étude de la pratique du football montre que cette thèse est très exagérée. Au contraire, le football a été à l’origine de contacts réguliers et même d’une certaine forme d’interpénétration, elle-même source d’intégration des autochtones dans le Reich. Le retour à la France n’a pas permis de vérifier si le début de l’intégration était plus qu’une réalité superficielle.