1On connaît les vivats poussés par Maurras à la disparition de la III^e République, ainsi que le peuplement des allées de Vichy par des maurrassiens, qui a donné à croire que le nouveau régime était né de l’Action française. On connaît aussi les personnalités qui, en dépit de leur appartenance à l’Action française, ont choisi le combat contre l’occupant allemand : Rémy, Jacques Renouvin, Daniel Cordier, Claude Roy, Louis de La Bardonnie, Paul Dungler, Hubert de Lagarde, Henri d’Astier, Jacques Perret par exemple. De Gaulle n’est-il pas dépeint, en 1940, comme un sympathisant de l’AF ? Maurras a d’ailleurs pu contribuer à ancrer dans les esprits la nécessité d’une résistance par sa campagne de 1939-40, où il dépeint la France qui serait vaincue par le Reich comme une terre d’esclavage et de misère1.

2Toutefois, plutôt que de parler de mouvements ou d’actions militaires, plutôt que d’évoquer la présence, au sein de le Résistance, d’un royalisme de rodomontades comme celui de Pierre Bénouville, qui consiste pour une large part à ponctuer les réunions des MUR du cri d’« À bas la Gueuse ! », pour provoquer ses partenaires-rivaux de gauche, j’ai choisi d’évoquer un maurrassisme de journaux, journaux souvent clandestins pendant et après l’Occupation, qui, à côté de L’Action française officielle, posent en termes évolutifs et contrastés la question du rapport à l’autorité, au nationalisme et à la fidélité des engagements. Cette évocation aura quatre temps : celui de l’illusion d’une convergence, celui des ruptures publiques, ceux, enfin, des reclassements de l’épuration selon qu’ils resteront ou non attachés à l’orthodoxie maurrassienne.

Le double jeu rêvé de Charles Maurras

3On sait que bien des Français de bonne foi, rassurés et convaincus par le pedigree de Pétain, ont passé une partie plus ou moins longue de l’Occupation à fouiller les textes et les déclarations du chef de l’État pour y déceler des consignes en vue de la préparation de la revanche. Ils ont voulu voir, parfois désespérément, dans chaque ambiguïté (dont il était friand), dans chaque silence même, la promesse d’un combat futur et un encouragement à s’engager2. Beaucoup de proches et d’admirateurs de l’Action française ont appliqué à Maurras, à ses articles, à ses conférences de 1940-1944, cette grille de lecture surinterprétative consistant à lire les textes « entre les lignes ». C’est-à-dire où il n’y a que du blanc…

4Cette démarche qui peut le plus souvent être purement personnelle ou limitée à un cercle d’intimes à la recherche des soulagements que procure l’espoir, a été également systématisée et diffusée dans des documents clandestins. Raoul Girardet a évoqué les deux « numéros » des Documents nationalistes français improvisés par lui en 1941 : « Nous ne serons en repos que lorsque le maréchal Pétain sera entré en vainqueur à Cologne et à Mayence »3. Mais c’est surtout en zone occupée, où L’Action française est interdite, que ces initiatives prennent tout leur sens. On en retrouve une trace concrète avec le modeste périodique Entre nous. La France, la France seule…, dont le titre constitue une référence et un programme très explicites, qui a paru entre mars 1941 et janvier 1942 (32 numéros). Dans une stricte orthodoxie maurrassienne, cette feuille assure en zone occupée la diffusion d’articles ou de conférences de Maurras, et dans une moindre mesure d’autres rédacteurs de L’Action française, ce qui est déjà conçu comme un acte de désobéissance et de militantisme. Les extraits choisis répondent aux normes pétainistes du nationalisme (certains discours de Pétain sont d’ailleurs cités) : « aux jeunes de ne pas se laisser égarer par l’impétuosité de leurs sentiments à des actes indignes de leur patriotisme » (14 mai 1941) ; il faut « apporter aux problèmes posés par la question juive des solutions françaises » (20 avril 1941) ; « un concours sans réserve à l’œuvre de rénovation nationale entreprise par le maréchal Pétain » (14 mai 1941) ; « ne pas débattre publiquement de la collaboration sous peine de trahir les intérêts du pays » (26 avril 1941). En même temps, la présentation tend toujours à suggérer une manière de double sens, quitte à forcer la main aux auteurs originels. Entre nous, comme beaucoup de feuilles nationalistes de 1940 ou 1941, se complaît à relater la démarche de Fichte après Iéna et à commenter ses célèbres écrits. Dans le propre « éditorial » de ce journal clandestin en mai 1941 (« Chronique des jours d’épreuve »), on lit : « Rien, absolument rien ne nous oblige à perdre l’espérance » ; « à l’exemple du Maréchal, gardons intacte notre foi dans le destin de notre Patrie, intact aussi notre espoir d’un avenir meilleur »4. Or, ce qu’on lit dans L’Action française depuis juillet 1940 est bien moins un sourd appel à la revanche que le panégyrique véhément d’un régime dont les rédacteurs attendent beaucoup et qui leur donnera bien peu. Ce dont ils se contenteront pourtant, poussant leurs amis à y participer au-delà de toute prudence5.

Ceux qui croyaient au roi et ceux qui n’y croyaient pas

5Après deux ans et demi de lecture d’une Action française sans équivoque, après les événements décisifs de novembre 1942, après l’instauration du STO, après la création de la Milice, un certain nombre de maurrassiens, comme d’autres Français d’opinions différentes, découvrent avec plus ou moins de violence l’incompatibilité totale de leur volonté de se battre contre l’occupant avec les positions de Maurras. Le discours du leader de l’AF apparaît soudain pour ce qu’il est. Rencontrant l’équipe de L’Action française à Lyon, Philippe Ariès y éprouve « une de [ses] grandes désillusions » : « ils ne voient pas que la guerre est perdue, leurs conseils sont dérisoires, il n’y a rien à attendre d’eux. J’étais émancipé de mes anciens maîtres6. » Au moins de manière circonstancielle, des maurrassiens se retrouvent en contradiction complète avec leur ancien mentor. Ainsi que cela peut être observé dans les phénomènes d’éloignement vis-à-vis de Pétain qui se produisent au même moment, la rupture est plus ou moins brutale, consciente, vindicative. De même que des maréchalistes « repentis » éprouvent le besoin d’une proclamation, des royalistes souhaitent revendiquer et expliquer leur rupture avec Maurras. « Royaliste, c’est un nom que j’ai toujours porté, écrit Bernanos en 1943. Aujourd’hui, malheureusement, ramasse ce nom-là qui veut et nous le voyions depuis quelques années planté de travers sur certaines têtes de traîtres qu’il faudra décoiffer d’un soufflet avant de les couper ». Et Robert d’Harcourt pronostique également : « La collaboration devenait la soumission au réel. Soumission au réel, on ne fait pas mieux, vraiment, comme périphrase de lâcheté. Le mot vous a un petit air Fustel de Coulanges qui fait très bien dans le paysage […] Toutes les valeurs auxquelles la défaite aura servi de passage, qui se seront glissées derrière l’ennemi, seront marquées d’une flétrissure7. »

6Certains éprouvent le besoin de le faire au sein même de leur mouvance d’origine. C’est le cas du groupe (dont l’ampleur et l’identité sont hélas non identifiés pour le moment) qui rédige et diffuse en 1943 une modeste feuille clandestine appelée La Nouvelle Action française. Documents nationalistes, dont le slogan est Non possumus : nous ne pouvons plus suivre la politique de Révolution nationale parce qu’elle conduit à abandonner le véritable nationalisme qui est, pour l’heure, de se battre pour la libération du pays. Se désignant à plusieurs reprises comme « dirigeants de la nouvelle Action française », les rédacteurs se posent comme les refondateurs de la tradition nationaliste. « Aujourd’hui comme disait Déroulède, Républicains, Bonapartistes, Royalistes se sont plus que des prénoms. Nous devons tous être unis sous le grand nom de Français8. »

7Tout serait donc d’une parfaite limpidité, si quelques écarts rhétoriques ne faisaient tiquer le lecteur habitué à la presse clandestine. Ces « en avant pour l’union de toutes les forces françaises contre les envahisseurs hitlériens » qui concluent La Nouvelle Action française sentent beaucoup plus le communisme que le maurrassisme. Ce qui suggère deux hypothèses. Soit les communistes ont jugé le terrain royaliste assez mûr pour tenter une opération d’acclimatation comparable à celles que le Front national déploie depuis 1941 en direction de groupes sociaux dont on peut estimer qu’ils n’appartiennent pas – et c’est un euphémisme – au champ d’action des communistes (les médecins, par exemple). Soit ces textes ont été rédigés de façon autonome par des anciens AF, emportés par le zèle des néo-convertis. Pour qui connaît l’histoire intellectuelle de ces années, ce n’est pas une pure fantasmagorie.

8Seule l’hypothèse la plus immédiate est au fond la moins probable. En effet, La Nouvelle Action française ne préfigure pas le Mouvement socialiste monarchique de 1944, dont la rhétorique est totalement différente. Nous y reviendrons.

9Pour illustrer ces ruptures des maurrassiens avec leur maître à penser, on dispose d’ailleurs de documents signés, mi-clandestins, mi-publics, qui posent on ne peut plus clairement les termes du débat.

10Je fais par exemple référence à la lettre ouverte de Raymond du Jonchay à Charles Maurras, datée du 18 octobre 1943. Du Jonchay est un officier de carrière qui, avant guerre, écrivait dans la page militaire de l’AF sous le pseudonyme de Cassagne. Après l’armistice, il a été nommé chef du 2^e bureau à Oran. Il s’est signalé à ce poste non seulement par sa lutte acharnée contre les francs-maçons, les communistes français et les « Espagnols rouges », œuvrant à une épuration de l’administration et de la police, mais encore par une hostilité si violente contre la III^e République et les partis politiques (de gauche) qu’il s’en est physiquement pris à Pierre Mendès France à Rabat en août 1940. En 1941, du Jonchay est chef régional des Chantiers de la jeunesse en Auvergne. Quand les Chantiers deviennent le réservoir de main-d’œuvre où puise le Reich, il démissionne. Il est démarché par d’anciens collègues militaires et accepte le poste de chef départemental de l’Armée secrète dans la Vienne, puis de chef régional de la région R5. C’est alors qu’à la lecture de son quotidien toujours préféré, il « découvre » les foudres répandues par Maurras sur l’action de la Résistance. Cela fait des mois que le maître multiplie les appels féroces à une intervention des « bons Français » contre les résistants, aux côtés voire à la place des forces de police trop molles. Il vante la méthode des otages à titre de représailles et encourage la mise en place d’une justice expéditive du type des cours martiales. C’est un article du 16 octobre 1943 qui révèle soudain à du Jonchay que Maurras voue au poteau les maquisards, terroristes, communo-gaullistes dont, au fond, lui-même fait dorénavant partie. Laissons-le décrire cette épiphanie qu’on peut estimer tardive :

Ma réaction est celle de la stupeur ! Pour la première fois, sans doute, de mon existence, je me trouve en opposition formelle avec ce grand écrivain, gloire de la pensée française : il est dans l’erreur, ça ne fait pas de doute, tant en ce qui concerne les buts profonds de la Résistance, aboutissement de ce « nationalisme intégral » toujours prôné par son journal, autant que le déroulement des événements eux-mêmes9.

11Il croit donc bon de lui écrire pour lui démontrer son erreur et le convaincre qu’il existe une résistance nationale, héritière de l’armée, qui sauvera la France du communisme. Il le met en garde contre son « intransigeance » à son égard.

Croyez-vous ne pas desservir, ce faisant, l’idée monarchique pour laquelle vous combattez si vaillamment depuis 40 ans ? Imaginez combien précaire sera votre position personnelle lorsque la résistance aura triomphé, ce qui ne saurait tarder maintenant.

12Je ne m’attarde pas davantage sur le contenu de cette lettre, mais plutôt sur l’objet lui-même. Appelant toujours Maurras « maître », du Jonchay s’inscrit dans une démarche de dialogue respectueux. Il se fait connaître, paraissant ignorer ce que montre la lecture de L’AF, que Maurras dénonce nominalement des personnes, donne leurs coordonnées, et propose de prendre en otages la famille des résistants en cas d’attentats… D’autre part, du Jonchay semble espérer une publication de sa lettre dans une sorte de courrier des lecteurs ou, au moins, une discussion de son propos dans son éditorial. La réponse paraît effectivement quelques jours plus tard sous la forme d’une brutale condamnation. « C’est un entêté. Il est évident qu’il va à sa perte », commente du Jonchay qui fait partie de ces maurrassiens qui ont constaté l’erreur « ponctuelle » du maître, sans en rejeter pour autant la doctrine et l’enseignement. D’autant moins, d’ailleurs, que le nationalisme intégral leur paraît la matrice même de la Résistance (Rémy reprendra cet argument à partir de la fin des années 40). Dans un chassé-croisé, en juin 1944, Maurice Pujo découvre, au fort Montluc où les Allemands l’ont jeté quelques jours, des compagnons dans ces résistants « qui étaient classés « terroristes »10 », tandis que du Jonchay se bat pied à pied, au sein de l’EMFFI, contre la mainmise des communistes qu’il estime prêts à toutes les traîtrises…

Un héritage à l’encan ?

13Il y a donc eu des maurrassiens résistants. Et cette affirmation peut être soutenue sans avoir besoin de recourir aux contorsions de ceux qui rêvent de faire de l’Action française « l’autre Résistance ». Mais l’existence de ces résistants à titre individuel, laisse intacte à la Libération, la question de l’attitude de l’AF et de ses dirigeants sous l’Occupation. Dès la Libération, Maurras et Pujo sont inculpés d’intelligence avec l’ennemi. L’Action française, en tant que journal, est interdite en vertu de l’ordonnance du 22 juin 1944 sur la presse, tandis que l’AF, en tant que mouvement, est stigmatisée, même si elle ne compte pas parmi les partis recensés par l’ordonnance établissant le crime d’indignité nationale. L’Action française est à l’étiage, ne laissant subsister que les faibles restes d’un maurrassisme « des catacombes », qui affecte la persécution au moins autant qu’il ne la subit. La condamnation de Maurras par la cour de justice de Lyon, le 27 janvier 1945, libère les initiatives maintenues jusque là sous la chape de plomb de l’autorité du maître. Une nébuleuse disparate se révèle, réunie par la formation au laminoir maurrassien, et par l’attachement au « Roi », mais traversée de profonds clivages selon les réponses apportées aux questions jaillies des nouvelles circonstances : jugements sur la Résistance, ralliement à de Gaulle ou antigaullisme, attachement à Pétain ou refoulement honteux, fidélité à Maurras, reniement ou choix sélectifs dans sa biographie et sa doctrine.

14Dans ce secteur de l’opinion, la période de l’épuration semble à certains égards plus douloureuse et déchirée que celle de l’Occupation. Mais en se posant en victime, en vaincu, voire simplement en incompris, il travaille à se refaire une identité. Pleurer ses morts, célébrer ses martyrs (de l’épuration) dispense d’avoir à rendre compte de ses erreurs, démarche qui serait une négation du principe tant de fois proclamé : « Notre force est d’avoir raison ».

15Le temps entier du colloque ne suffirait peut-être pas à détailler les surgeons du maurrassisme qui apparaissent dès l’automne 1944, sous des formes disons semi-clandestines. On ne sera pas étonné d’apprendre qu’il s’agit bien souvent de prendre la défense de Maurras, de justifier la validité des choix faits sous l’Occupation par la direction de l’AF, d’associer cette « défense et illustration » à celle de Pétain. À cet égard, Georges Calzant – dont on sait qu’il a été depuis les années 1930 l’un des hommes clés de l’appareil de l’AF – se lance le premier avec Les Documents nationaux (n^o 1, dactylographié, septembre 1944). Ronéoté, puis imprimé à partir d’octobre 1945, portant divers sous-titres dont La seule France, Les Documents nationaux paraissent jusqu’en février 1947. Ils répètent une thèse essentielle : de Gaulle est un usurpateur qui a substitué sa « résistance » à la seule vraie résistance, celle de Pétain. Cette interprétation est de stricte orthodoxie maurrassienne puisqu’elle figure dans une lettre privée de Maurras, écrite le 8 septembre 1944, quelques heures avant son arrestation : « De résistant, il n’y en a pas eu de plus ferme que lui [Pétain] en France, ni certes hors de France11. » Dans le même ordre d’idées, on trouve des tracts diffusés au moment du procès Pétain, qui mêlent les sempiternelles prétendues preuves de la résistance de Pétain (en particulier ses lettres à Hitler) à des documents sur Maurras et Pujo. Ils illustrent une confusion des causes Vichy/AF promise, pour le meilleur ou pour le pire, à une grande postérité12.

16En avril 1946 reparaît le premier journal ouvertement maurrassien, L’Indépendance française, emmenée par Jean-Louis Lagor (en fait Jean Arfel qui fut sous l’Occupation le secrétaire particulier de Maurras, et par ailleurs décoré de la francisque). Suspendu en octobre 1946, L’Indépendance française voit son directeur (Marcel Justinien) emprisonné pour infraction à la législation sur la presse. Il est défendu en correctionnel par Jacques Isorni, qui vient d’acquérir la notoriété que l’on sait en défendant Brasillach et surtout Pétain, parmi bien d’autres inculpés d’intelligence avec l’ennemi. Le temps est à la réunion de tous ceux qui s’estiment les vaincus de la Libération. L’Indépendance française survit jusqu’en juin 1951, en dépit de la naissance de l’héritier explicite de l’AF, Aspects de la France (et du monde) dirigé par Calzant à partir de juin 1947, rejoint par Pujo qui bénéficie en octobre d’une libération conditionnelle.

17En dépit, ou à cause, des circonstances exceptionnelles de l’épuration, ces périodiques ne se distinguent pas fondamentalement de la presse maurrassienne d’avant-guerre, surtout pas par la virulence qui correspond à la certitude de Maurras que l’avenir national dépend du sort de l’AF. Ils ne se distinguent pas non plus des revues qui font florès pour fustiger l’épuration, les résistants avides de prébendes, la menace communiste, et pour réhabiliter Vichy (Perspectives, Questions actuelles, Écrits de Paris, Réalisme…). Ce qui est d’autant moins surprenant que l’on retrouve sous bien des signatures un groupe restreint de rédacteurs, plus ou moins rescapés des cours de justice, des chambres civiques ou des comités professionnels d’épuration, dont une partie est ou fut maurrassienne. Ce qui n’empêche certes pas divergences, dissidences et dissonances.

Êtes-vous plus français que lui ?

18La nébuleuse maurrassienne « des catacombes » est illustrée avec beaucoup plus d’originalité et de nouveauté par des groupes qui, tout en conservant la matrice maurrassienne et la proclamation monarchiste, cherchent à s’adapter aux circonstances nouvelles autrement que par l’imprécation et le dénigrement systématique.

19Je passe rapidement sur le Mouvement socialiste monarchique, né en novembre 1944, qui a eu son heure de célébrité de par la provocation même de cette association de termes. En effet, il n’est pas animé par des maurrassiens – même s’il en accueille – et ne fait jamais référence à Maurras, et non pas seulement par une prudence opportuniste. Il est en dehors. Quand, après avoir présenté deux candidats à Paris aux élections d’octobre 1945 (et recueilli 13 000 voix), il disparaît bien vite, c’est pour se fondre dans les comités monarchistes que vient de créer le comte de Paris.

20Profitant lui aussi de l’éclipse maurrassienne, le prétendant s’efforce en effet de regagner l’exclusivité du label royaliste et d’ouvrir son audience au-delà de sa clientèle traditionnelle. En mai 1947, il fait de son bulletin intérieur Ici France, un hebdomadaire destiné au grand public, en fait très anticommuniste et très marqué à droite13. Il laisse pourtant craindre aux maurrassiens une liquidation de leur doctrine au profit du « démocratisme » du comte de Paris. Ils se livrent à une gymnastique casuistique selon laquelle il est possible d’être en désaccord politique avec le prétendant que l’on veut restaurer. Sur l’épuration aussi, le choc est frontal. À Gabriel Marcel, qui proteste contre l’amalgame entre royalisme et pétainisme, L’Indépendance française répond : « Nous croyons qu’en réhabilitant le Maréchal, nous préparons les voies du Roi »14. En fait, Pétain est la première préoccupation de ce journal de maurrassiens, qui ne ménage donc pas les polémiques avec les royalistes moins ou non vichystes. Depuis sa prison, Maurras éprouve le besoin de rappeler Lagor à plus de nuance et de circonspection dans ses exposés sur des positions de l’AF pendant l’Occupation à propos des maquis, du gaullisme, des Alliés. Après avoir souligné qu’aucun nationaliste ne peut bouder les victoires de Leclerc, ou de Lattre, il conclut :

Nos positions de mai 1944 étaient bonnes pour leurs dates, mais s’ils ne s’en étaient pas raisonnablement écartés, ils [les maurrassiens avec lesquels Lagor est en conflit] auraient trahi leurs devoirs de nationalistes d’Action française15.

21Lagor n’en refuse pas moins la fusion avec Aspects de la France auquel il trouve « un certain gaullisme » dont serait responsable le rédacteur chargé de la rubrique « vie politique », Pierre Le Roy, de son vrai nom Pierre Boutang, qui publiait d’ailleurs aussi dans Ici France. Il a effectivement écrit : « Nous n’avons pas de querelles à faire au gaullisme militaire, à la résistance militaire. Nous avons avec tous ceux-là différé sur les moyens, pas sur les fins »16. Voilà qui marque une évolution par rapport aux Documents nationalistes de Calzant qui refaisaient sans cesse l’histoire de la guerre et critiquait la IV^e République naissante, en s’en prenant davantage aux gaullistes et à la démocratie-chrétienne qu’au communisme.

22Journaliste très prolixe, présent dans de nombreux journaux, fédérateur d’amis maurrassiens, Boutang est une figure centrale des années 40, pour ce milieu. Sa présence « multicarte » comme l’expérience tentée avec sa propre revue, La Dernière Lanterne, découlent de l’impossibilité d’un certain maurrassisme à trouver sa place tant au sein de la droite classique que dans la totale identification aux vaincus de la Libération.

23Pour en parler, il faut faire un détour par un hebdomadaire parfaitement autorisé et à fort tirage, Paroles françaises, né en novembre 1945. Ce journal est dirigé par André Mutter, ancien représentant au CNR du mouvement CDLL maintes fois décapité par la répression et résistant au parcours assez peu lisible. Pétri d’ambitions, qui le porteront d’ailleurs au gouvernement, Mutter est aussi l’un des fondateurs du PRL, un parti dont le projet sidérant est de rassembler toute la droite, des libéraux parlementaires aux comploteurs héritiers des ligues, en passant par les nationalistes de toutes tendances. Dès le printemps 1945, Mutter s’est fait une spécialité de la défense des victimes des excès de l’épuration et du combat corollaire contre le communisme, sur le grand air de la réconciliation nationale. Il espère s’en faire un tremplin, mais ces outrances lui vaudront en mai 1947 exclusion du PRL, qui ne craint rien tant que de passer pour vichyssois.

24Pour soutenir son combat et sa personne, Mutter crée et finance Paroles françaises, dont il confie la rédaction à Pierre Boutang, qui s’entoure d’anciens de l’AF (Robert Havard de La Montagne, Philippe Ariès, Antoine Blondin, François Brigneau, à cette époque Julien Guernec), cohabitant avec des pétainistes et des collaborationnistes. « Je m’engageai dans Paroles françaises, explique Ariès, pour entretenir la flamme, pour retrouver le climat sentimental, celui de ma jeunesse, pour rétablir une continuité et sortir du ghetto17. » Au bout de six mois, la rupture est consommée sur la cause ponctuelle de laquelle, les souvenirs divergent. La lecture de Paroles françaises, à la ligne politique disparate et éclatée, alors que l’on est en pleine bataille électorale pour le PRL préoccupé avant tout par la lutte contre le communisme, incite à y voir tout simplement une recherche de mise en ordre et de cohérence. Quelques semaines plus tard, Boutang crée, sans autorisation, une revue « clandestine », La Dernière Lanterne.

25Né en 1916, normalien, agrégé de philosophie, Boutang a appartenu à la rédaction de l’AF depuis 1936, assurant par exemple la revue de presse. En 1940, il était à Vichy, apparemment persuadé que c’était le meilleur endroit pour refonder la France. Il a participé comme propagandiste à l’aventure typiquement pétainiste (tant par sa doctrine que par son inefficacité) de l’association « Les Amis du Maréchal ». Il a eu la chance de partir travailler au Maroc, ce qui lui a permis, d’une part d’éviter d’être compromis dans le naufrage final des Amis devenu une officine de l’Abwehr, d’autre part de se trouver sur place au moment du débarquement anglo-américain de novembre 1942. Embarqué dans le cabinet de Jean Rigault au temps du « gouvernement » Giraud, il essuie les vicissitudes de son patron et finit au 4^e régiment de spahis tunisiens. En dépit ou à cause de ces état de service, il est révoqué de l’enseignement par la commission professionnelle d’épuration. Ce parcours le place dans une situation atypique, car il appartient un peu à tous les camps. Malgré sa condamnation globale du principe et des modalités de l’épuration, il est tenu, dans le milieu épuré, pour quelqu’un qui n’est pas du sérail et manque de combativité. Parce qu’il n’a connu ni la France de 1944 (il était en AFN), ni la prison18. Il rejoint pourtant, pour une part, les restrictions de Maurras et des maurrassiens les plus orthodoxes qui voudraient voir châtier les collaborationnistes (et dénoncent certains d’entre eux), ainsi, il est vrai qu’un certain nombre d’hommes politiques de la III^e République tenus pour responsables de la défaite.

26Tandis que son compagnon de La Dernière Lanterne, Antoine Blondin, se forge une vision de l’histoire empreinte de ressentiment et de désir de revanche, règle ses comptes avec la III^e République, la défaite, Vichy et la Résistance dans une optique caricaturale, provocatrice et vengeresse, Boutang fait évoluer sa réflexion au fil des événements et se trouve des interlocuteurs dans tous les camps.

27En janvier et février 1947, alors que La Dernière Lanterne est supposée être une feuille clandestine et interdite, Boutang entame avec l’hebdomadaire communiste Action une controverse relativement courtoise où chacun pèse ses propres mérites résistants. Boutang redit alors que, sous l’Occupation, la primauté était évidemment à la lutte contre les Allemands, y compris par rapport à la lutte contre les juifs. On imagine évidemment la consternation de certains de ses compagnons.

28En juin 1948, alors que la revue sort officiellement de la clandestinité (la couverture porte les noms de Boutang et Blondin), Boutang tente une synthèse du maréchalisme et de la Résistance. Il se réclame d’une identité résistante à la façon de Bénouville (converti bruyamment au gaullisme et très discret au contraire dans son best-seller Le Sacrifice du matin sur son passé maurrassien). En même temps, il professe une position modérée sur Pétain, non seulement pour demander sa libération humanitaire, mais pour affirmer qu’il y a eu de bons vichyssois comme il y a eu de bons résistants19. La doctrine maurrassienne, se maintient à la crête, avec d’autant plus de fidélité au maître que le roi, pour le coup, a disparu corps et biens du débat.

29Les années 1940 sont en définitive pour l’Action française une période de déchirements, mais aussi de foisonnement. À cause de ce dynamisme en vase clos, les maurrassiens ont cru, malgré l’adversité de l’épuration, avoir encore un avenir pour eux et leurs idées. Mais l’AF ne sera plus jamais qu’une survivance folklorique et marginale. Ses partisans ont, pour certains, mis des années à comprendre qu’elle ne se relèverait pas de s’être laissée entraîner dans les crimes de Vichy. Il ne suffisait pas de le comprendre, d’ailleurs, pour pouvoir aller contre le cours des choses. Fustigeant les « monarchistes autoritaires » qui rêvaient à une revanche et avaient coulé ses projets, le comte de Paris leur avait prédit qu’à leur tour, « les faits et l’histoire se chargeraient de leur infliger de cinglants démentis »20. La revanche de Dreyfus n’était pas là où Maurras avait voulu la voir.