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Le maurrassisme et la culture. Volume III

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Olivier Dard
, 
Michel Leymarie
, 
Neil McWilliam

Les Camelots du Roi. Une jeunesse contestataire et dérangeante dans le roman français : 1908-1914

The Camelots du roi: Contestatory Youth in the French Novel, 1908-1914

Francis Balace

Résumé

L’actualité des années 1908-1914 est remplie des « exploits » des Camelots du Roi qui agitent le Quartier Latin, conspuent ou giflent les hommes politiques et les intellectuels qui leur déplaisent et endommagent les statues élevées aux pontifes de la République et de la laïcité triomphante. Ce sont les milieux conservateurs et les organisations monarchistes traditionnelles (qui se contentaient d’exister sans agir) qui s’en émeuvent le plus, craignant que la réprobation ou la répression ne nuisent à leurs intérêts et à ceux du prétendant. La volonté de l’AF et des Camelots « d’aller au peuple » et de trouver des alliés dans d’autres milieux tout aussi contestataires de l’ordre établi, ses velléités de « socialisme monarchiste » les indignent encore plus. Il est remarquable de constater que le phénomène « Camelot » a débouché sur la publication pour la période envisagée d’au moins cinq romans « à clé » brodant à l’envi sur ces thèmes, sortis de la plume d’un prolixe auteur « bien parisien » comme Abel Hermant, d’une infatigable polygraphe comme Gyp (avec ses obsessions antisémites et bonapartistes) ou du tandem Landre-d’Abzac, auteurs moins connus mais qui ont le mérite de dresser un catalogue de ce que l’on pouvait, à droite, reprocher aux Camelots. L’AF et ces derniers sortiront vainqueurs, parce qu’indispensables, de la crise ouverte avec le prétendant et obtiendront, peut-être en renonçant aux provocations les plus voyantes, un monopole sur l’action royaliste, largement comme résultat de la médiatisation de leurs actions passées et de la fascination exercée par elles sur la jeunesse.

Texte intégral

  • 1 Brooke Stacey Ronsenblatt, Manipulating History : The Camelots du Roi’s campaign to quash Dreyfusa (...)

1Les « Camelots du Roi », issus d’une part des assez discrets « vendeurs volontaires » de l’Action Française devenue quotidienne, et de l’autre des Étudiants d’AF, attirent sur eux l’attention du public au cours de l’hiver 1908-1909 par des gestes spectaculaires : bruyantes manifestations tous les mercredis en Sorbonne contre Thalamas, « insulteur de Jeanne d’Arc », et qui sera fessé en public, monômes du Quartier Latin contre la « falsification de l’article 445 » ou hommages à la statue de Jeanne d’Arc, chahuts organisés contre des conférences ou pièces de théâtre dont les auteurs leur déplaisent. Et surtout une série d’« attentats » contre les statues élevées à Paris ou en province à la gloire des pontifes de la République et du dreyfusisme : Ludovic Trarieux, Scheurer-Kestner, Émile Zola et à Nîmes Bernard Lazare dont le nez brisé sera offert en trophée à Charles Maurras. Il est remarquable que cette campagne de destruction de statues est celle qui a le plus frappé l’imagination des contemporains et, un siècle plus tard, retenu l’attention des historiens avec la thèse de MA de Brooke Stacey Rosenblatt à l’Université du Maryland en 2005 et un article de Neil McWilliam1. Inculpations et condamnations judiciaires pleuvent, alternant souvent arbitrairement l’arsenal des délits de simple police (refus de circuler, cris injurieux) et ceux de droit commun, pour finir par la notion de délit politique (qui vaut une incarcération dans des conditions plus favorables et le droit à « la pistole »).

  • 2 Maurice Pujo, Les Camelots du Roi, Paris, Flammarion, 1938, p. 156-157.
  • 3 Ibid., p. 209-210.

2Ce sont les milieux « bien pensants », et non les républicains purs et durs, qui s’émeuvent le plus de la situation. La future « élite » sortie des Écoles ne va-t-elle pas, séduite par la perspective riante du chahut, de rosser le commissaire, de ridiculiser « la Gueuse » et ses thuriféraires, détruire par un « casier » malvenu la chance de « faire carrière », laissant dès lors les adversaires s’installer dans la magistrature et l’administration, tout comme l’Affaire des Fiches leur avait permis de s’infiltrer dans l’Armée ? Certes, les premières listes de Camelots ressemblent encore majoritairement à un armorial ou au bottin mondain : les trois frères Réal del Sarte, Henry des Lyons, Armand du Tertre, de Lauriston, Xavier d’Ercevillen, Guy de Bouteiller, Roger de Vasselot, Jean d’Orléans, Jean de Trincaud La Tour, mais on commence à y trouver de simples étudiants aux patronymes plus roturiers, des employés de bureau, des calicots, des garçons de café. Le lecteur de 2009 ne manque d’ailleurs pas d’être surpris de la liberté laissée au début du défunt siècle par leurs parents à de simples collégiens, à des mineurs d’âge. Après l’envoi à la Petite Roquette de Roger de Vasselot, quinze ans, puis son acquittement pour avoir agi « sans discernement sous l’influence des mauvais conseils et du mauvais exemple » de sa marquise de mère2, Maurice Pujo édictera début 1909 des règles plus strictes : 18 ans minimum, enquête sur le métier et les ressources : « Cela éloignait ceux qui étaient tentés de s’inscrire chez nous dans le seul espoir d’obtenir des secours matériels […] les paresseux, les chômeurs volontaires où la police recrute si facilement ses indicateurs ne faisaient pas long feu chez nous »3. En effet, ultime legs des tape-durs jadis soulevés par le populisme des Boulanger, Édouard Drumont, Jules Guérin ou du marquis de Morès, il y a aussi, par conviction sincère ou désir de pécher en eau trouble, des ouvriers descendus de Ménilmontant ou de Belleville et les fameux garçons bouchers de La Villette.

  • 4 Ibid., p. 262-301 « Les vaines leçons du Baron Pié » reproduisant une série d’articles de Pujo dan (...)
  • 5 Pierre Pean, Le mystérieux Dr. Martin 1895-1969, Paris, Fayard, 1993, p. 17-19.

3Maurice Pujo utilise le personnage du Baron Pié (tiré de sa pièce Les Nuées) pour ridiculiser les royalistes de salon, les conservateurs « ralliés » à la République, les membres de L’Oeillet Blanc ou des comités orléanistes qui traitent par le mépris (« enfantillages », « barbouillages », « gamineries sans importance ») l’action des Camelots, s’indignent de leur très relative « violence » mais beaucoup plus de les voir s’en prendre, comme un Courbet ou un vil communard, à des « monuments », à la liberté de l’Art et de la plume, et plus encore de la promiscuité populacière qu’engendre forcément un enrôlement chez les Camelots4. Le père du futur Dr. Martin lui cassera sa canne sur le dos en l’ayant découvert, sur l’écran des actualités filmées, participant à l’âge de quinze ans à un cortège de Camelots5… Les ingrédients qui serviront plus tard à une partie de la condamnation de 1926 (indifférence pour l’apostolat religieux et les œuvres, éloignement des cadres classiques du magistère et de la famille, etc.), bref ce qu’on appellerait dans notre jargon actuel le « phénomène sectaire », se retrouvent dans toutes les critiques, de gauche comme de droite, en particulier dans Le Gaulois d’Arthur Meyer, Le Soleil para-légitimiste et la bonapartiste L’Autorité des Cassagnac. S’il faut en croire Maurice Pujo, la police de la IIIe aurait même tenté de salir les Camelots en les impliquant dans un scandale de mœurs de type homosexuel, auquel Paul Morand fera plus tard allusion dans son 1900.

  • 6 Eugen Weber, L’Action Française, Paris, Stock, 1962, p. 75.

4Comme le note spirituellement Eugen Weber, l’AF, par ses flirts poussés avec des milieux syndicalistes voire anarchistes, se situait à l’extrême-gauche du mouvement royaliste, au grand scandale des monarchistes de tradition qui n’avaient jamais « soupçonné même que le royalisme pût avoir une gauche ». Le recours à la violence, les promiscuités engendrées par des séjours en commun au poste de police ou à la Santé impliquaient un rapprochement avec des militants de gauche à condition qu’ils soient d’authentiques « révolutionnaires ». « Ces mêmes tendances étaient confirmées par leurs façons de briser les statues, de distribuer des coups de canne, d’interrompre les cérémonies, d’attaquer les hommes publics, leurs façons de voyous, en général6 ». On est alors, dans la droite conservatrice, fort éloigné de concéder aux Camelots une image de pieux et vertueux zélotes du « Parti de l’Ordre ».

Quand l’Abel se joue

5Il est frappant de constater que le domaine littéraire utilise immédiatement, à chaud, le phénomène « Camelot » par le vecteur du « roman de mœurs ». Certes, cette veine nouvelle ne produira pas de romans aussi nombreux que l’Affaire des Fiches, ses drames de conscience et ses retombées au sein de l’Armée (au moins quinze romans publiés sur ce thème entre 1903 et 1914, prenant comme modèle Petite Garnison de l’Oberleutant Bilse qui fit scandale en Allemagne). Le roman de mœurs ou « à clé » politique ne dispose pas d’un genre littéraire aussi « bien installé » que le « roman de caserne » depuis les années 1880 et l’incorporation comme « conditionnels » de jeunes intellectuels. Il eut ses lettres de noblesse avec Abel Hermant, Lucien Descaves, Paul Acker, Courteline ou même Georges Darien. Mais aussi ses tâcherons polygraphes comme l’antisémite Jean Drault, dont la série des Chapuzot sera rééditée par Gautier-Languereau dans sa collection Familia jusqu’au milieu des années cinquante, y compris des passages antisémites à la gloire de Drumont ou du marquis de Morès incompréhensibles pour les jeunes générations et en passant sur la condamnation de Drault comme directeur du brûlot Au Pilori sous l’Occupation.

  • 7 Sur Abel Hermant, voir la notice féroce, insistant sur ses palinodies politiques, que lui consacre (...)

6Abel Hermant7 (1862-1950), auteur du Cavalier Miserey (1887), que le colonel du régiment de chasseurs à cheval où il avait servi fera brûler « sur le fumier des écuries », n’était pourtant pas un auteur anti-militariste. Il avait consacré des pages émues à l’expulsion de l’armée et du commandement du régiment du duc de Chartres, ce qui explique peut-être la rage du successeur craignant d’être brimé dans sa carrière par la description des sentiments royalistes de son corps d’officiers. Dans sa Confession d’un Enfant d’Hier (1909), il consacrera aussi quelques pages à ce que le service militaire apporte, comme rite de passage vers l’âge adulte, tandis que dans Les Grands Bourgeois. Mémoires pour servir à l’Histoire de la Société (1908), il décochait quelques flèches à la presse populaire à scandale, prenant pour cible La Libre Parole de Drumont, devenue sous sa plume Le Franc Parler.

  • 8 Abel Hermant, Chronique du Cadet de Coutras, Paris, Arthème Fayard, 1912, p. 48-49.

7Abel Hermant s’empare du thème soudain d’actualité des « Camelots du Roi » pour publier chez Arthème Fayard en 1912 sa Chronique du Cadet de Coutras, suivie dans les premières semaines de 1914 de sa suite, Coutras, soldat. Roman picaresque sur l’itinéraire, entre Quartier Latin et caserne, passant de dévergondages en menues escroqueries, de demi-vierges en amitiés particulières, d’un jeune oisif. Le marquis Maximilien de Coutras, devenu chef de la branche cadette et désargentée de la famille par la mort de son père, est confié par son oncle le très traditionaliste duc de Coutras, à un précepteur, le normalien anarchisant Gosseline. Après diverses péripéties, ils rencontrent un certain René Fauchelevent. Qualifié d’énergumène par Hermant, il s’agit d’un tribun néocatholique, néomonarchiste, décentralisateur assaisonné d’antisémitisme, pique-assiette émérite, escroc, bretteur impénitent… mais qui se fait régulièrement blesser lors de ses duels politiques8. Signalons en passant que les illustrateurs des deux volumes sont différents : dans le premier, Georges Lepape dessine Fauchelevent comme une sorte de croisement entre Déroulède et Torquemada, dans le second l’illustrateur Félix Jobbé-Duval lui fait la tête de Maurice Pujo, indice de la notoriété grandissante de ce dernier et de l’AF. La fréquentation du trouble Fauchelevent va entraîner dans l’action politique, à leur corps défendant, Maximilien et surtout son cousin le comte Hubert de Coutras, fils du duc :

  • 9 Abel Hermant, Coutras Soldat, Paris, Arthème Fayard, 1914, p. 13-14.

8« Le hasard ou la Providence le conduisirent derrière l’École de médecine, et il se trouva tout d’un coup au milieu d’un rassemblement formé de jeunes gens et d’hommes qui paraissaient mûrs […] Hubert traversa la cour de l’école sans que ses pieds touchassent la terre. Il gravit de même un escalier, dont il ne tâta pas trois fois les marches, et il se trouva dans un amphithéâtre où les adolescents et les hommes d’âge brisaient des bancs et des tables en criant des choses inintelligibles pour lui. Comme il ne savait que crier, il se tut ; mais, pour s’occuper, il se mit à briser les quatre pieds d’une chaise. Il n’en avait encore démoli que trois quand le même flot, qui l’avait apporté, le remporta, et il se retrouva dehors sans pouvoir absolument rien comprendre à ce qui lui était arrivé. Il souffla et fit quelques pas, dans la direction du boulevard Saint-Michel. Au moment où il s’y attendait le moins, il fut de nouveau pris dans une foule, cette fois uniquement composée de tout jeunes gens. Ils brandissaient des cannes et criaient « Hou ! hou ! ». Hubert cria comme eux, pour ne pas de faire remarquer et se glissa au premier rang. Il vit, à une assez grande distance, un autre groupe de jeunes gens, tout pareils, qui faisaient les mêmes gestes, mais qui criaient « Vive le roi ! » et « Vive Jeanne d’Arc ». Ces cris lui parurent plus convenables que celui de « Hou ! hou ! ». Il traversa vivement l’espace libre, se joignit au second groupe, et cria de tout son cœur « Vive Jeanne d’Arc ! Vive le roi ! ». Il reçut un bon coup de canne sur son chapeau […] Mais cependant qu’il tirait à grand’ peine sa tête de son chapeau, il se sentit encore entraîné, et quand il recouvra l’usage de la vue, il vit qu’il prenait part, bien malgré lui, à un monôme. Il traversa deux ponts, suivit la rue de Rivoli jusqu’à la place des Pyramides, autour de laquelle il tourna quatorze fois9… »

  • 10 Ibid., p. 15.
  • 11 Ibid., p. 35-36.
  • 12 Ibid., p. 42-46.
  • 13 Ibid., p. 66-67.

9Ravi d’apprendre par Fauchelevent qu’on avait décidé de crier « Vive Jeanne d’Arc » tous les mercredis, Hubert devient un prosélyte ardent. « Au bout de quarante-huit heures, il était aussi capable que n’importe qui de discourir à tort et à travers sur la tradition, l’erreur révolutionnaire, les forfaitures de la Cour de cassation, et le respect qu’on ne doit pas aux magistrats ni aux professeurs de la République, et le charivari dans la rue, qui est le plus catholique des devoirs10 ». Hubert s’en ira donc chahuter la pièce Le Foyer à la Comédie-Française, hurler dans la rue le mercredi suivant et, ayant frappé un policier « en bourgeois », écopera de deux ans de prison après avoir traité de crapule le président… ce qui vaut à son cousin l’incorporé Maximilien la sympathie des officiers de son régiment. Nouveau passage ironique avec la description d’une réception en l’honneur d’un « « héros en culotte courte » qui a fait un jour de prison pour avoir crié « la barbe ! » sur le passage du président de la République : « Les enfants, fort excités, dansaient des rondes en chantant « Vive Henri IV ! ». Les uns avaient des voix célestes, les autres avaient des voix rauques, qui muaient, et la plupart chantaient horriblement faux. Les plus voisins de l’adolescence se contentaient de crier des choses qu’on lit ordinairement sur les murs11. » Hubert, gracié, entraîne Maximilien à une conférence de salle Wagram sur un sujet d’une actualité brûlante « Philippe le Bel et l’antisémitisme au XIVe siècle » par Fauchelevent qui leur propose ensuite d’aller dégrader la statue de Lavoisier « un chimiste, un libre-penseur, une espèce de Berthelot. » Ils y renoncent car « Nous devons regretter que l’on ait placé derrière une église la statue d’un libre penseur, mais nous ne devons pas barbouiller une victime de la Révolution ». Finalement, ils décident de s’en prendre au coin de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain à la statue de Chappe. « Fauchelevent considérait l’inventeur du télégraphe comme un personnage représentatif du progrès, et il éprouvait le besoin de manifester hautement tout ce que le progrès en général lui inspirait de mépris », d’où nouvelle arrestation du comte Hubert12. La conclusion à laquelle arrive Abel Hermant, par la bouche de Gosseline qui chapitre le vieux duc réactionnaire, c’est que les « révolutionnaires d’aujourd’hui se moquent de la République. Ils accueilleraient peut-être la restauration d’aussi bon gré que vous même […] Rien ne prouve que le roi, s’il revient ne sera pas le roi des syndicats » et le duc d’opiner à propos des Camelots : « Tous ces jeunes gens sont pleins de zèle, j’admire leur foi et leur enthousiasme, mais ils nous feront pendre aux lanternes. Ils sont bien dangereux13 ! » Bref, pour Abel Hermant, les Camelots sont des adolescents oisifs et jobards, entraînés par des rhéteurs exaltés et qui nuisent non seulement aux idées mal digérées qu’ils croient défendre mais avant tout aux intérêts de la classe dont ils sont issus.

Des gens infréquentables, ma chère…

10Beaucoup plus intéressant est Camelots du Roy publié chez Michaud en 1911, avec une couverture frappante : une couronne et une main de justice enveloppées de toiles d’araignée. Remarquons aussi le y de Roy considéré alors comme insultant et qui ne se trouve pas dans le corps du texte. Ce roman épistolaire, style Liaisons dangereuses, est assez indigeste et multiplie les intrigues amoureuses compliquées, les adultères, les amours quasi ancillaires et le détournement de jeunes filles naïves au sein de la noble famille des Latour-Jancey, de tradition légitimiste. Le personnage essentiel est l’intrigant et peu scrupuleux comte Tancrède de Latour-Jancey, président des Camelots du Roi, domicilié rue Saint-Dominique (comme d’ailleurs les Coutras d’Abel Hermant). Il est flanqué de son adjoint le baron de la Martinière, du secrétaire de sa ligue Francis Courtois et du folliculaire Tartel de L’Energie Française, allusion transparente, alors que, par oubli de cette convention, l’AF est citée en toutes lettres dans d’autres passages, et l’on précise bien que ses réunions se tiennent salle Wagram ou aux Sociétés Savantes.

  • 14 Gilles Picq, Laurent Tailhade ou de la provocation considérée comme art de vivre, Paris, Maisonneu (...)

11Les auteurs de ce roman assez agressif sont deux « femmes de lettres », alors assez connues dans la couche moyenne inférieure du monde littéraire. Jeanne Landre (1874-1936), qui fut aussi journaliste et collaboratrice de la revue de Merlet Propos, est connue comme auteur prolixe de romans pour le moins légers (Plaisirs d’Amour, Échalote et ses amants) et de chroniques de la vie montmartroise. Elle fut l’amie très proche de Jehan Rictus, l’auteur des Soliloques du Pauvre, et de l’anarchisant Laurent Tailhade dont le journal intime abonde en passages fort croustillants sur les mœurs très libres de la romancière et ses obsessions sexuelles14. L’autre est l’authentique comtesse Xavier d’Abzac qui avait publié quelques romans sous le pseudonyme de Mayac (un des fiefs de la famille) et qui livrera à des revues françaises et belges des chroniques littéraires, notamment sur Barbey d’Aurevilly, jusqu’au début des années trente. On peut se demander si Jeanne Landre ne fit pas appel à sa collaboration pour la description d’une vie mondaine et aristocratique qu’elle ne connaissait sans doute que d’assez loin.

  • 15 J. Landre et Comtesse Xavier d’Abzac, Camelots du Roy, Paris, L. Michaud, 1911, p. 270.

12Aux amours compliquées se mêlent les intrigues politiques. Suzanne Mancillois, épouse d’un riche homme d’affaires, est séduite par Tancrède qui guigne ses subsides « pour la cause », comme il l’a déjà fait pour une comtesse de Saint-Chamassy et une Mme Le Hurpé. Autre bienfaitrice, une duchesse d’Uriage, allusion claire à la duchesse d’Uzès. Envoyée à Saint-Lazare après avoir blessé un policier lors d’une manifestation, sacrée ainsi « héroïne », Mme Mancillois se rend à Londres auprès du prétendant où « elle se voit déjà grande favorite, une Montespan au petit pied15 ».

  • 16 Ibid., p. 145-146.

13Les Camelots en prennent pour leur grade. Sous la plume de Bernard d’Arjelles, jeune légitimiste qui hait les Orléans, on trouve des dénonciations virulentes de ces derniers et de l’action des Camelots à l’aube de leur existence, une sorte de récapitulatif des griefs « bien-pensants » : « Ces Camelots, bruyants et encombrants, ces « m’as-tu-vu » de la royauté qui cassent le nez aux statues, agacent mes nerfs. Il y a mieux à faire dans un pays comme le nôtre que d’écornifler la pierre dont le sang ne jaillit pas. Et puis ce cri de « Hardi les gars ! » qui va, enflant les poitrines, me semble inventé pour des apaches ou pour des potaches en mal de pensum16 ». En miroir, le jeune et vertueux républicain Vernhac, dont la sœur a été séduite par un Latour-Jancey officier de cavalerie, tient à peu près le même langage :

  • 17 Ibid., p. 265-266.

14« Nous, les bourgeois, nous ne sommes pas des cabotins. C’est bon pour la noblesse, ces orgies que les journaux racontent, ces rencontres sensationnelles qui parent d’une auréole le front des adversaires. De même, les coups de canne qui s’échangent aux portes des églises, les polémiques devant le buste de quelque politicien mort, les coups de sifflet aux conférences dont le sujet froisse leur opinion, et ce cri de « Hardi les gars ! » qui les fait monter à l’assaut d’illusoires forteresses. Nous, les fils de la Révolution, nous avons plus de dignité17. »

  • 18 Ibid., p. 183.
  • 19 Ibid. p. 131
  • 20 Ibid., p. 59-60. Dans une lettre d’« instructions » de Tancrède à Francis Courtois (p. 62-63), on (...)
  • 21 Il s’agit de la transposition de l’affaire Lucien Lacour, Camelot ayant giflé Aristide Briand lors (...)

15Au fil des lettres du roman s’additionnent les critiques, ce qui en fait un catalogue plaisant de la façon dont les premiers Camelots étaient perçus par leurs contemporains. On se gausse du faire part par lequel de nobles parents annoncent la naissance de leur fils « Camelot du Roi », on souligne les promiscuités, quand « on veut répandre la semence royaliste de Ménilmontant à Belleville, à l’instar de Jean de Sabran18 », qu’engendre le recrutement d’hommes de main en dehors des beaux quartiers : « Ceux-ci, à la vérité, ne sont pas invariablement très recommandables par leur manière de vivre, mais une armée demande-t-elle à ses soldats d’allier la pureté de la conscience à l’impétuosité du caractère ? Tout est bon quand il faut batailler, et Bonaparte, bien avant nous, utilisa des hommes de sac et de corde […] Nous rencontrâmes un chef de groupe de Ménilmontant, homme d’assez mauvaise mine, mais qui a le bon esprit de choisir pour ses enfants des parrains utiles à leur avenir. Tancrède fut celui du dernier rejeton. La duchesse d’Uriage et le prince Pantagreuze tinrent les aînés sur les fonts baptismaux19. » On reproche aussi aux chefs, dont le type est Tancrède, de n’avoir au fond que mépris pour les Camelots et de les manipuler (« Tâchez qu’ils ne fassent pas trop de bêtises en mon absence. Il y a parmi eux des personnalités bruyantes et maladroites qui m’effrayent […] Les gaffes de certains « jeunes » sont de nature à nuire au parti, et depuis l’incident du Gaulois et de l’Action Française, on a les yeux sur nous. Il faut surveiller de près les agitateurs sans toutefois ralentir leur zèle20.) Dans la suite du roman, un naïf Camelot, l’ébéniste Georges Lemeunier, prenant le silence de Tancrède pour un ordre, s’en va gifler le président de la République et se retrouve à la Santé, geste qui force in fine le duc d’Orléans à rompre avec les Camelots21. Il est frappant de trouver alors – le roman est rappelons-le de 1911-des réflexions de Tancrède qui rassemblent à s’y méprendre à ce que l’on trouvera dans L’Action Française plus de 25 ans plus tard, au moment de la rupture avec le comte de Paris :

  • 22 Camelots du Roy, p. 268-269.

16« Monseigneur le duc d’Orléans, abusé par des rapports faux ou erronés, a cru devoir se séparer de nous ; c’était son droit, le nôtre est de demeurer à notre poste d’honneur […] Nous avons osé crier : « Vive le Roi ! », et le plus surprenant, c’est que partout, l’écho a redit notre cri. Maintenant des milliers de bouches l’ont appris et le répètent après nous, alors que depuis vingt ans, on n’osait plus nommer « le Roi » sans baisser le ton […] Si nos cœurs appartiennent à Monseigneur le duc d’Orléans, qui porte dans ses mains royales l’espoir de la France et des Français, c’est du Roi que nous relevons et non du Prince. Le prince nous désavoue, mais le roi ne saurait parler avant d’être investi du titre qui consacre […] notre jeune armée, ardente et convaincue, l’heure venue, elle marchera droit au but, sans s’embarrasser des fantoches qui assiègent de leurs récriminations audacieuses, ou de leur pusillanimité alarmée, celui que nous nommerons désormais le Roi, afin d’éviter au Prince un blâme dont nos adversaires se pareraient comme d’une victoire22. »

Une comtesse antisémite qui n’aime pas « les petits polissons »

  • 23 Sur Gyp, voir Willa Z. Silverman, Gyp, la dernière des Mirabeau, Paris, Perrin, 1998 et Olivier de (...)

17Un cas particulier est celui de Gyp (1849-1932), née de Riquetti de Mirabeau et devenue par mariage comtesse de Martel de Janville. Romancière plus que prolixe, on ne retient plus guère d’elle aujourd’hui que la bluette Le Mariage de Chiffon qui date de 1894, mais qui connaîtra jusqu’à nos jours de fort nombreuses éditions, y compris dans « Le Livre de Poche » et des adaptations au cinéma. Chroniqueuse et « intervieuweuse » redoutable, qui couvrit de ridicule le général de Gallifet, elle est une figure centrale des polémiques de l’Affaire Dreyfus car elle nourrit, et ne s’en cache pas, « une aversion physique semblable à celle que l’on éprouve pour certains animaux » (sic) à l’égard des Juifs. Cet antisémitisme « de peau » la conduira à succéder en août 1896 à la journaliste Séverine comme signataire de l’éditorial dominical de La Libre Parole de Drumont. Mais, « les scènes dialoguées et le sabir fatigant mis dans la bouche de ses personnages juifs, avaient fini par lasser les lecteurs » et elle sera remplacée en novembre 1900 et pour près de sept ans par Léon Daudet23.

  • 24 Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008, p. 425-428.

18Politiquement, Gyp n’a aucune sympathie pour le duc d’Orléans auquel elle reproche la tiédeur de ses sentiments antisémites et, à mots couverts et parfois très clairs, une gaillardise rappelant celle de son ancêtre Henri IV. Elle oscille entre catholicisme de combat auto-proclamé, bonapartisme déclaré, nostalgies boulangistes et vagues tentations plébiscitaires à la Déroulède. Ce qui ne l’empêche pas, avant 1914, d’entretenir et maintenir, en dépit des polémiques, des relations épistolaires courtoises avec Maurras. Sans doute faut-il les insérer dans ce que le plus récent biographe de Drumont, Grégoire Kauffmann, appelle le « rendez vous manqué » avec l’AF24 : Drumont fut tenté en 1907 de se rallier à l’AF et fut retenu par son disciple Gaston Méry, puis ce sera l’échec, à la veille du lancement de L’Action Française quotidienne en mars 1908, de pourparlers pour la reprise de La Libre Parole, dont les ventes étaient en chute libre.

  • 25 La bonne fortune de Toto, Paris, Calmann-Lévy, 1911, p. 78 et 166.
  • 26 Le Grand Coup, Paris, Flammarion, 1912, p. 10.
  • 27 La bonne fortune…, p. 91-92 et196-98.
  • 28 Ibid., p. 92, 96, 198. Gyp reproduit divers discours de Flambart-Daudet dont, p. 56-57 « vous êtes (...)

19Dans ses romans de type humoristique La bonne fortune de Toto (1911) et surtout Le Grand Coup (2 éditions chez Flammarion en 1912 et 1913 et une réédition en 1928 sans doute liée aux remous provoqués par la condamnation pontificale), Gyp ridiculise les prétentions aristocratiques des milieux d’AF, où pour certains bourgeois l’adhésion à la ligue sert de savonnette à villains. La trame des deux romans, publiés sous forme de saynètes dialoguées, est la suite de mésaventures des bourgeois Dubreuil, qui rêvent de s’appeler du Breuil, et dont le fils Anatole dit Toto, cancre et paresseux, croit avoir trouvé dans un royalisme ostentatoire la clé de la promotion sociale et des bonnes fortunes amoureuses. Le parti carlovingiste (sic) qui rêve de restaurer le duc d’Aquitaine, prétendant exilé, sur le trône de ses pères sous le nom de Pépin II est bouleversé par les activités d’un journal et d’une ligue que Gyp appelle La Volonté Franque pour souligner l’archaïsme, à ses yeux, de ses vues politiques. Elle les accuse, tout comme Hermant Erreur ! Signet non défini., Landre et d’Abzac de « bouleverser des intérieurs jadis paisibles et familiaux25 » et « ce méridional groupement de ficher par terre un parti plus très résistant et qui ne se ramassera pas26 ». La « VF » est dirigée par le « grand » écrivain provençal Jacques Peyrolles (« songe creux qui habite dans les nuages et qui, s’il lui arrive de descendre sur terre, n’y vient que les yeux bandés. Il est d’ailleurs en train d’abîmer, à ce gros métier, son, merveilleux talent qui n’était pas fait pour l’injure et les personnalités grossières ») alias Maurras dont on souligne l’hermétisme des articles27, le gros polémiste Jules Flambart qui « nage dans la boue avec agilité » (Léon Daudet), dépeint comme « plus large que haut, un mélange de pion et de portefaix » au langage tonitruant et creux, mais « il n’y en a pas un comme lui pour l’injure28 », sans compter l’agitée baronne O’Klokracy (marquise de Mac Mahon).

  • 29 Willa Z. Silverman, op. cit., p. 203.
  • 30 La bonne fortune…, p. 155.
  • 31 Ibid.

20Les Camelots du Roi, rebaptisés par Gyp Les Mégottiers du Prince, y sont décrits comme une bande d’adolescents stupides obsédés par la théorie du « coup de force » mais le concevant comme une grosse farce de collégiens, comme des éphèbes très pâles si on les compare à leurs aînés autrement « sérieux » des ligues du temps du boulangisme et de l’Affaire Dreyfus, où l’on risquait bien plus29 et qui se contentent de barbouiller les statues et de donner des coups de poing aux sergents de ville. Elle les traite de fumistes et de « petits polissons » complices inconscients du régime, et même enjuivés comme l’affirme le marquis de Latude, président d’un comité carlovingiste ancien style : « leurs agissements profitent aux francs-maçons et aux Juifs qu’ils affectent de combattre bruyamment mais qu’ils détestent peut-être moins réellement que je ne les déteste moi-même. Ils ont, d’ailleurs leurs francs-maçons et leurs Juifs d’élection, auxquels ils font, qui de la réclame, qui des articles nécrologiques superbes30. » Mais surtout, pour ce conservateur de Latude, il est déplorable que la VF encourage des grèves, choisisse de « misérables alliés » et affiche « des sympathies plutôt louches » pour la gauche contestataire31. C’est aussi le détournement de l’ancien vivier de recrutement de Morès et Guérin que dénonce Gyp :

  • 32 Ibid., p. 229.

21« Il y a, parmi les Mégottiers, des braves petits types qui adorent flanquer des coups et qui ne redoutent pas d’en recevoir… Des petits costauds meublants et sympathiques qui sont venus là parce qu’ils recherchent la casse et les gnons et qu’ils ont espéré y trouver l’un et l’autre… Ceux-là marcheraient avec nous demain si nous provoquions à notre tour des bagarres, comme ils ont marché avec Dubuc et Guérin, à un moment donné… Ҫa, c’est des bonnes et solides petites troupes, qui se font casser la figure avec entrain, sans battage et sans réclame, pour le plaisir uniquement… Mais c’est toujours ceux-là qui se dont tuer !….Les autres, c’est des Toto et des Montsoreaux, c’est-à-dire des Mégottiers par roublardise… pour tirer des carottes à la famille… ou par snobisme… pour se faufiler dans le voisinage de la baronne d’O’Klokracy et autres femmes du monde32. »

  • 33 Le Grand Coup, p. 123, 141, 151, 164, 202, 220-221, 288-289, etc…
  • 34 La bonne fortune…, p. 267-268
  • 35 Idem, p. 188
  • 36 Le Grand Coup, p. 310-312.

22Gyp dénonce aussi le côté fangeux des campagnes contre le président du Conseil Thémistocle Luisant (Aristide Briand), accusé par des caricatures et des articles d’être un ancien souteneur, ce qui ne peut que troubler les âmes virginales des jeunes filles des Comités féminins carlovingistes. D’ailleurs, le « mégottier » plébeïen Flavien Letrône est désigné par ses chefs pour cracher sur Luisant lors de l’inauguration d’une statue (à Trarieux dans Toto, à Darwin dans Le Grand Coup car la polygraphe Gyp s’emmêle quelquefois dans ses propres livres, le prénom de Peyrolles étant Jacques dans le premier roman, Auguste dans le second), ce qui conduira, comme chez Jeanne Landre, à la rupture avec le prétendant, influencé par son délégué Louis de Lexception (le vicomte Henry de Larègle). Suivant de près la polémique Mayer-Maurras et les soubresauts de l’affaire Larègle, Gyp décrit le voyage dans un premier temps inutile auprès du prétendant, qui refuse de les recevoir, de Peyrolles, Flambart, Combescassiou (de Montesquiou) et Joco (Pujo), et le « lâchage télégraphique » de la VF par le Prince33. Ses obsessions antisémites ont introduit dans les deux romans, qui se font suite, l’usurier Mardochée et sa fille Sarah et le mégottier Gontran Mamers (« le type sémite dans toute sa pureté, le dos un peu voûté, les oreilles écartées, les cheveux frisés et les yeux malins »). Des pages entières du Grand Coup sont consacrées à se moquer des listes de souscriptions en faveur de Letrône emprisonné, qu’elle affirme être inventées dans les bureaux mêmes de La Volonté Franque dans le but de faire croire au ralliement à la cause carlovingiste de bonapartistes déçus. Ses penchants personnels pour la dynastie corse et la solution plébiscitaire lui font espérer la prise de conscience de l’aristocratie « carlovingiste de naissance qui deviendra impérialiste de raison34 » à cause des activités des Mégottiers qui, sans le savoir, « rendent au parti impérialiste l’immense service de le faire désirer » tout simplement en ayant « nui énormément à Monseigneur le duc d’Aquitaine35 », quitte à s’indigner dans la préparation du « grand coup » des louches accointances de la VF avec les anarcho-bonapartistes du Combat Concordataire36 dirigés bien entendu par un Juif camouflé en bon chrétien.

23Notons toutefois que la satire de Gyp n’osera s’en prendre aux cadres de l’AF et à son prophète Maurras qu’après leur condamnation religieuse, dans Le Chambard (1928) et surtout Le Coup du Lapin (1929). Ce dernier roman était annoncé comme suite du Grand Coup mettant fin à la saga de Toto Dubreuil et annoncé par Flammarion comme « sous presse » dès 1913. La guerre avait sans doute retardé sa publication. Les signes avant-coureurs du conflit d’ordre religieux ne manquaient pourtant pas avant 1914 :

  • 37 La bonne fortune…, p. 270-271.

24« Les vrais carlovingistes sont des catholiques et des croyants […] ils ne peuvent pas considérer comme régulières des troupes commandées par des athées et des sauteurs… Parce que, précisément, le décorum et la correction sont de première nécessité pour représenter certaines traditions qui, quoi qu’on fasse, ne peuvent pas être modernisées et accommodées à la moralité du jour !….Pour incarner l’intransigeance, il faut avoir de quoi se montrer intransigeant37. »

  • 38 Le Grand Coup, p. 318.

25Gyp se gausse d’un candidat provençal à la députation qui pour faire passer, sans qu’elle lui nuise, l’éviction du royaliste local traditionnel qui est protestant, prétend se présenter sous l’étiquette « catholique-agnostique » : « ça serait un non sens, comme si, par exemple, vous vous présentiez comme catholique-athée […] N’écoutez rien de ce qu’on vous dira au sujet de La Volonté Franque, en tant que journal catholique. Monsieur Peyrolles s’intitule lui même agnostique, ce qui signifie qu’il considère que l’esprit humain ne doit pas accepter l’absolu38. »

  • 39 Ibid., p. 253.

26Bref, comme l’écriront bien plus tard les dissidents de l’AF depuis Louis Dimier jusqu’à la dérive fascisante des Valois, Vallat, Deloncle et autres Brasillach, les rêves maurrassiens de « coup de force » possible, de providentiel général Monk, ne servent qu’à entretenir le mythe du Grand Coup, celui que La Volonté Franque « annonce toujours et qu’elle ne fait jamais39 ».

Conclusion

27Les divers romans que nous venons d’analyser se concentrent tous sur une phase bien particulière de l’histoire de l’AF et des Camelots du Roi, celle qui va des « attentats » contre les statues ou les personnalités à l’épique conflit avec le Prétendant et le vicomte de Larègle, conflit dont la ligue maurrassienne sortira victorieusement en avril-juin 1911 obtenant du duc d’Orléans la défenestration de Larègle et l’octroi d’un monopole qu’elle exercera pendant vingt-cinq ans sur le mouvement royaliste.

  • 40 Laurent Joly, Darquier de Pellepoix et l’antisémitisme français, Paris, Berg International, 2002, (...)

28Ces livres bien oubliés, à la lecture rebutante voire carrément incompréhensible pour le lecteur actuel un peu ignorant des choses et des hommes de 1909-1911 et peinant à décrypter patronymes à clé et jeux de mots, fournissent cependant à l’historien un fascinant résumé des divisions du monarchisme français à l’aube du XXe siècle et surtout des inquiétudes provoquées par la radicalisation politique et les outrances d’une jeunesse jusqu’alors aseptisée, encadrée et contrôlée tour à tour par des pions de collège, des directeurs de conscience en attendant les adjudants de casernement. Cette volonté de chambard tendant au chambardement, ce plaisir d’avoir raison contre les aînés et les moralisateurs ne risquent-ils pas de déboucher sur la promiscuité sociale et des alliances tactiques contre nature avec d’autres contestataires ? C’est là la peur des bien-pensants d’alors en un combat douteux qu’ils perdent en 1911 sur le terrain politique avec le ralliement du Prétendant à l’AF, mais qu’ils gagneront en 1926 sur le terrain religieux, à peine effleuré avant 1914. C’est une revanche qui permet de contrebalancer le fait que l’incontestable patriotisme ambiant, l’Union Sacrée, l’appui à Clemenceau ont incontestablement abouti à ce que, comme l’écrit Laurent Joly, « après la Première Guerre mondiale, l’Action Française s’est institutionnalisée et respectabilisée40 ».

29Mais le succès grandissant de l’AF, le ralliement du Prétendant et le développement rapide des Camelots à travers toute la France ne viennent-ils pas précisément de ce que leurs sentencieux aînés leur reprochaient : la fascination qu’en tout temps exercent sur les jeunes « les gens qui s’foutent des lois », le goût du chambard, la volupté qu’avait le « jeunisme » avant la lettre à déboulonner les statues du conformisme bourgeois et de l’éphémère et changeant politically correct, et surtout ce vieux fond gaulois qui a toujours fait applaudir Guignol rossant le gendarme…

Notes

1 Brooke Stacey Ronsenblatt, Manipulating History : The Camelots du Roi’s campaign to quash Dreyfusard monuments, M.A. thesis, University of Maryland, 2005 ; Neil McWilliam, « Commemoration and the Politics of Iconoclasm : The Battle over « Les Statues Dreyfusardes » 1908-1910, in Memory & Oblivion ; Proceedings of the XXIXth International Congress of the History of Art held in Amsterdam 1-7 September 1996, Amsterdam, Kluwer Academic, p. 581-586.

2 Maurice Pujo, Les Camelots du Roi, Paris, Flammarion, 1938, p. 156-157.

3 Ibid., p. 209-210.

4 Ibid., p. 262-301 « Les vaines leçons du Baron Pié » reproduisant une série d’articles de Pujo dans L’Action Française d’avril 1908 à août 1910.

5 Pierre Pean, Le mystérieux Dr. Martin 1895-1969, Paris, Fayard, 1993, p. 17-19.

6 Eugen Weber, L’Action Française, Paris, Stock, 1962, p. 75.

7 Sur Abel Hermant, voir la notice féroce, insistant sur ses palinodies politiques, que lui consacre Pascal Ory dans Jacques Julliard et Michel Winock, dirs., Dictionnaire des Intellectuels Français. Les personnes, les lieux, les moments, 2e éd., Paris, Seuil, 2002, p. 707-708.

8 Abel Hermant, Chronique du Cadet de Coutras, Paris, Arthème Fayard, 1912, p. 48-49.

9 Abel Hermant, Coutras Soldat, Paris, Arthème Fayard, 1914, p. 13-14.

10 Ibid., p. 15.

11 Ibid., p. 35-36.

12 Ibid., p. 42-46.

13 Ibid., p. 66-67.

14 Gilles Picq, Laurent Tailhade ou de la provocation considérée comme art de vivre, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 544 et 559.

15 J. Landre et Comtesse Xavier d’Abzac, Camelots du Roy, Paris, L. Michaud, 1911, p. 270.

16 Ibid., p. 145-146.

17 Ibid., p. 265-266.

18 Ibid., p. 183.

19 Ibid. p. 131

20 Ibid., p. 59-60. Dans une lettre d’« instructions » de Tancrède à Francis Courtois (p. 62-63), on trouve la base des mêmes accusations de recours cynique aux classes populaires : « J’oubliais de vous dire qu’il serait urgent de faire relever sur le Bottin les adresses des petits commerçants, afin de leur faire, pendant quelques jours le service du journal. C’est parmi ces gens-là que se recrutent les plus actifs dévouements. L’usine est aussi un foyer où il faut absolument pénétrer, par ruse ou ouvertement selon les cas. Ne pas manquer de faire crier le journal dans les quartiers réputés mauvais. Nous avons là des accointances précieuses en cas de mouvement. Ces gars des faubourgs savent « y faire… »

21 Il s’agit de la transposition de l’affaire Lucien Lacour, Camelot ayant giflé Aristide Briand lors de l’inauguration de la statue de Jules Ferry. Arthur Meyer, par le biais d’une interview du duc d’Orléans par le journaliste de Maizière publiée dans Le Gaulois du 29 mars 1910, lance la polémique et annonce le vif déplaisir du prétendant et le proche désaveu de l’Action Française. Maurras, de Montesquiou et le commandant Cuignet se rendirent aussitôt à Séville mais le duc d’Orléans refusa de les recevoir, tout en édulcorant les propos tenus à l’envoyé du Gaulois. La polémique rebondira quand l’Action Française se laissera aller en octobre 1910 à soutenir les grèves de cheminots pour attaquer Briand qui les avait mobilisés et que Henry de Larègle, ami de Meyer, en profitera pour obtenir du prétendant une lettre de désaveu (voir E. Weber, op. cit., p. 76-80 et Odile Carasso, Arthur Meyer, directeur du Gaulois. Un patron de presse juif, royaliste et antidreyfusard, Paris, Imago, 2003, passim.)

22 Camelots du Roy, p. 268-269.

23 Sur Gyp, voir Willa Z. Silverman, Gyp, la dernière des Mirabeau, Paris, Perrin, 1998 et Olivier de Brabois, Gyp, comtesse de Mirabeau-Martel 1849-1932, passionaria nationaliste, homme de lettres et femme du monde, Paris, Publibook, 2003.

24 Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008, p. 425-428.

25 La bonne fortune de Toto, Paris, Calmann-Lévy, 1911, p. 78 et 166.

26 Le Grand Coup, Paris, Flammarion, 1912, p. 10.

27 La bonne fortune…, p. 91-92 et196-98.

28 Ibid., p. 92, 96, 198. Gyp reproduit divers discours de Flambart-Daudet dont, p. 56-57 « vous êtes un goitreux, incapable de rien comprendre aux beautés du socialisme royaliste et intégral… Vous voulez nous faire sombrer dans votre ordure, mais je vous promets qu’au cas où le sabre franc-maçon voudrait installer l’Empire Juif, il nous trouverait en face de lui, moi, l’admirable Peyrolles, l’irréductible Lailayve, l’érudit Combescassiou et tous les énergiques champions du carlovingisme… » Il s’agit là d’un pastiche des articles de l’été 1910 de soutien aux cheminots victimes du « sabre juif » des généraux en service commandé (E. Weber, op. cit., p. 79).

29 Willa Z. Silverman, op. cit., p. 203.

30 La bonne fortune…, p. 155.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 229.

33 Le Grand Coup, p. 123, 141, 151, 164, 202, 220-221, 288-289, etc…

34 La bonne fortune…, p. 267-268

35 Idem, p. 188

36 Le Grand Coup, p. 310-312.

37 La bonne fortune…, p. 270-271.

38 Le Grand Coup, p. 318.

39 Ibid., p. 253.

40 Laurent Joly, Darquier de Pellepoix et l’antisémitisme français, Paris, Berg International, 2002, p. 42.

Auteur

Professeur ordinaire à l’Université de Liège, Francis Balace est l’auteur de nombreuses publications sur l’histoire politique, diplomatique et militaire de la Belgique ; il a consacré d’importants articles à La droite belge et l’aide à Franco (1986), Le tournant des années soixante. De la droite réactionnaire à l’extrême-droite révolutionnaire (1994), et, plus récemment, Les Maurrassiens belges après 1945 et Le Réseau Dr. Martin en Belgique. De la contre-subversion à l’intoxication (2008-2009).

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