1« Le vent est aux enquêtes » note Émile Henriot en 19131. À la suite de celle menée par Jules Huret en 1891, ces enquêtes, qui portent sur les sujets les plus divers, sont en effet très nombreuses, avant comme après la Première Guerre mondiale2. Certaines sont restées célèbres, comme l’Enquête sur la monarchie menée par Maurras (1900-1909) ou comme celle d’Agathon — Henri Massis et Alfred de Tarde – sur Les jeunes gens d’aujourd’hui (1913). Trois autres, sans doute moins connues, seront prises ici en considération afin d’évaluer le poids politique et culturel de Maurras et du maurrassisme : une dans les années 1910, deux dans les années vingt. Enfin, à ces trois ensembles sera adjoint l’hommage rendu en janvier 1937 à Maurras par la Revue universelle à l’occasion de son jubilé littéraire.

2C’est dans cette dernière revue que Gaétan Sanvoisin écrit : « la forme de l’enquête est la présentation moderne du circuit des opinions3 ». Certes elle renseigne sur le « circuit de l’opinion » des personnes sollicitées mais aussi sur l’opinion de l’enquêteur, qui choisit les questions puis ordonne les réponses. Dans nombre de cas, elle est partiale et l’on est loin de toujours connaître la liste de ceux qui n’ont pas répondu. De manière générale, il ne faut donc pas s’abuser sur la valeur de ces consultations dont le mérite est, selon Henriot, d’apporter « un nombre très abondant de points de vue et d’opinions et la réunion de renseignements divers, qui sont des documents et non des faits4 ». Le premier intérêt des enquêtes est de permettre de cerner des évolutions en cours et d’esquisser un bilan. Ainsi en va-t-il de celle qui est menée par la Revue française politique et littéraire en 1913.

L’enquête de la Revue française politique et littéraire (1913). Barrès, Bergson ou Maurras ? Barrès « intercesseur »

3Du 8 juin au 17 août 1913, cette revue publie une grande enquête sur « Maurice Barrès et la jeunesse ». Sont successivement interrogés des lycéens ou des étudiants, des représentants de la jeunesse catholique, littéraire, politique… Couplée avec la fameuse enquête d’Agathon5, celle de la Revue française politique et littéraire qui lui est contemporaine permet d’identifier les références majeures des personnes questionnées. Quels maîtres les jeunes se reconnaissent-ils alors ? Sont-ils toujours barrésiens ou bien sont-ils passés de Barrès à Maurras ou bien encore de Barrès à Bergson ? Partagent-ils le sentiment d’une des premières personnes interrogées par la Revue française politique et littéraire : « Maurras est le théoricien du nationalisme, Barrès en est le poète6 » ?

4Le choix est déjà fait pour Henri Lagrange : le secrétaire général des Étudiants d’Action française salue en l’auteur des Déracinés « le poète des idées françaises, l’intellectuel nationaliste7 » ; mais il juge que l’influence de Barrès ne peut désormais égaler celle d’un Maurras. C’est par Barrès que Jean Longnon, secrétaire de rédaction de la Revue critique des Idées et des Livres, a connu Maurras et la « petite revue grise » d’Action française ; pour lui, « Maurras complète Barrès dans le domaine des idées8 ». Robert Vallery-Radot, rédacteur en chef des Cahiers de l’Amitié de France, voit dans le romancier le « maître souverain du style » qui « a restitué tout leur prestige aux antiques valeurs d’autorité ». « Mais nous ne pouvons plus danser ainsi sur la corde raide : il nous faut la route royale, ses pavés dussent-ils être durs à nos pieds. C’est pourquoi d’une part les positivistes ont dépassé le nationalisme de Barrès jusqu’aux logiques conclusions de Maurras ; et d’autre part les jeunes littérateurs catholiques, maintenant que leur foi est plus éclairée, ne se contentent plus d’une transposition de valeurs du surnaturel à l’humain9. » Dans cette enquête, les frères Tharaud balancent : Barrès leur apparaît comme « un conseil, une sorte de frère aîné », avant d’ajouter : « Tel autre grand écrivain de ce temps [Maurras ?] soulève aujourd’hui autant d’admiration que Barrès, mais pas un autant d’amitié10. »

5Massis, alors secrétaire de rédaction de l’Opinion, attiré d’abord par Barrès et Bergson, dit se tourner désormais vers Maurras. S’il reconnaît sa dette envers le premier, - « avant tout un artiste »-, il voit dans ses livres de « longs exercices préparatoires de la foi, les gestes avant la grâce ». « Mais que Barrès ne nous demande pas d’en demeurer toujours aux gestes et de rester catéchumènes », ajoute-t-il. Bien des années plus tard, Massis, attiré alors par la pensée de Maritain, date de décembre 1913 sa rupture avec la philosophie de Bergson, après qu’il eut discuté avec l’auteur de Matière et mémoire, lors d’une rencontre inopinée, boulevard Exelmans à Paris11.

6Bergson, cependant, apparaît alors comme une référence majeure pour nombre des jeunes comme pour certains aînés, tel Charles Péguy12. Philosophe de l’élan vital, il a réintroduit la liberté dans le monde moderne et certains de ses thèmes et de ses termes imprègnent les cultures et sensibilités du temps au sein d’un terrain qui est commun au barrèsisme, au maurrassisme et au bergsonisme. Parmi les droites nationalistes, montre François Azouvi, le bergsonisme « fonctionne comme une sorte de discriminant […] pour séparer les maurrassiens jusqu’au-boutistes des autres » ; dans le maurrassisme comme dans le bergsonisme, il semble que l’on a « affaire à des doctrines de l’effort, de la tension, et même de l’héroïsme »13.

7René Gillouin, auteur en 1913 d’un Essai sur la philosophie de M. Henri Bergson, professe des idées antidémocratiques ; cependant, il juge dans la Revue française politique et littéraire que de nombreux jeunes se sont « tournés vers Bergson qui, dans son ordre, appliquait avec une constante fidélité et une fécondité prodigieuse une méthode d’analyse intérieure très analogue à celle que Barrès avait préconisée14 ». Rappelons que dans l’enquête même d’Agathon comme dans sa conclusion, Bergson est cité élogieusement à plusieurs reprises15 ; dans les annexes, il est désigné comme un des « maîtres de la jeunesse », et pas seulement par les acteurs de la « renaissance du catholicisme » ; l’un des plus connus d’entre eux, Joseph Lotte, juge essentielle L’Évolution créatrice qui, publié en 1907, a connu un succès immédiat.

8Il serait donc erroné de croire que tous les jeunes gens interrogés sont alors passés de Barrès à Maurras et se sont convertis au néo-monarchisme de l’Action française. « La très grande majorité est très nettement et très franchement républicaine16 », écrit Émile Faguet. L’Action française ne représente pas tout le nationalisme et l’on ne saurait identifier nationalisme et patriotisme dans des années qui, selon Étienne Rey, sont celles de La Renaissance de l’Orgueil français. En 1913, Émile Faguet parle encore de « la France des grands B » : Brunetière, Bourget, Bazin, Barrès, Bordeaux, Bertrand, Boylesve17.

9Certes, selon Agathon, l’œuvre de Barrès ne paraît plus à un certain nombre de « jeunes gens d’aujourd’hui » que « de transition, la planche pour passer le gué ». Ils ajoutent toutefois : « Le dogmatisme d’un Charles Maurras semble, au premier abord, servir mieux leur besoin d’affirmation. […] Mais si tous l’admirent et révèrent le magnifique exemple de sa vie, ils ne le suivent pas tous dans la rigueur de ses déductions18 ». Massis et de Tarde, s’ils soulignent donc « la part que l’Action française a prise à ce réveil de la conscience nationale19 », marquent eux-mêmes la réticence des jeunes, des catholiques en particulier qui « ne reconnaissent à sa doctrine politique [de Maurras] aucune valeur proprement religieuse20 ». Ils disent l’attrait exercé par Georges Sorel qui, également hostile à la démocratie, se situe à l’autre extrémité de l’horizon politique. Selon les deux co-auteurs, « s’il n’y a de jeunesse, en effet, qu’ardemment patriote, il y a une jeunesse démocrate. C’est la plus nombreuse et, sinon la plus agitée, sans doute la plus réaliste21 ».

10Les jeunes gens interrogés sont donc plus souvent patriotes ; un certain nombre d’entre eux sont attirés par les thèses du « nationalisme intégral ». Beaucoup se retrouvent dans la conclusion de l’enquête de la Revue française politique et littéraire que donne Léon Gosset : « Barrès apparaîtra comme un des Pères de la patrie restaurée », Barrès à qui il confère le titre d’« intercesseur22 ».

L’Enquête sur les maîtres de la jeune littérature (1922-1923)

11Du 30 septembre au 30 décembre 1922, Pierre Varillon et Henri Rambaud publient dans la Revue hebdomadaire de François Le Grix une Enquête sur les maîtres de la jeune littérature reprise ensuite en volume. Deux questions ont été posées aux écrivains parvenus à la notoriété après la Grande Guerre : la première sur les maîtres dont ils se reconnaissent le plus les débiteurs ; la seconde – qui intéresse moins notre propos- sur les directions de la littérature contemporaine23.

12Une cinquantaine d’auteurs ont répondu ; d’autres, sollicités et nommés, -Rivière, Morand, Martin du Gard, Paulhan…-, ne l’ont pas fait. Certains apportent une réponse humoristique : Aragon affirme avoir lu Sade dès l’enfance24 ; Philippe Soupault juge que Bourget et Maurras sont, chez certains de ses confrères, à la mode pour des motifs qu’il ignore. « Je pense, ajoute-t-il, que beaucoup de jeunes littérateurs les aiment comme des pères nourriciers. Je n’ai pas les mêmes raisons alimentaires, et d’ailleurs je ne suis qu’un poète25. » René Benjamin dit avoir « une sainte horreur des questions »26. Roland Dorgelès cite Le Mendiant ingrat : « Je dois à tout le monde et ne m’en souviens plus. »27

13Le commentaire, placé en fin de volume, de quelques personnalités sollicitées n’apportent, à vrai dire, guère de neuf. Barrès écrit : « Je vois nos successeurs. Et pourtant je me tairai28. » Bourget avance que la jeune génération s’est détournée du scientisme et fait retour à l’Église29 avant de citer les noms de Barrès et Maurras. Gide élude30. Quant à Maurras, il se livre à une réflexion sur la jeune poésie, sans omettre de dire que « la liberté d’esprit n’est pas facile à défendre en régime électif » ou que « comme la poésie, la politique veut être ordonnée31 ».

14En revanche, de nombreuses autres réponses sont fort intéressantes. C’est la guerre qui est le premier maître, un maître dont la jeune génération ne peut s’affranchir. Francis Carco parle ainsi du « terrible carnage de la guerre », Gérard Bauër évoque « les secousses de la guerre et les agitations de la vie moderne [qui] ont créé un mal de même parenté que le mal romantique ». Benjamin Crémieux note qu’entre la génération née autour de 1890 et ses maîtres « la guerre a creusé un abîme » : « il s’agit de refuser des modèles périmés. Nous sommes d’un autre temps que France, Barrès, Gide, Maurras ou même Péguy. » André Maurois juge que le mouvement littéraire contemporain commence « une période de classicisme relatif » et que la cause en est d’abord politique : « la jeunesse française cultivée, dans sa très grande majorité, va plutôt aux systèmes politiques traditionnels et conservateurs. »32

15Pierre Benoît, emblématique de cette enquête, se reconnaît trois maîtres : Maurras, « le vrai pacifiste » ; Paul Bourget, l’auteur des Essais de psychologie contemporaine ; Maurice Barrès, « l’intercesseur »33. C’est précisément cette même expression d’un Barrès « intercesseur », rappelons-le, qui concluait l’enquête de 1913. Henry de Montherlant dit de l’auteur de Scènes et doctrines du nationalisme qu’il l’a révélé à lui-même, mais qu’il a aussi reçu la leçon de Bourget et celle de Maurras, nommé « le restaurateur ». « Je n’ai jamais lu, de Maurras, une bêtise », affirme-t-il ; aussitôt, cependant, il marque la différence entre la pensée de Maurras et celle de ses épigones, « en qui elle ne descend pas toujours sans se dégrader (le pied du phare est dans l’ombre) ». Montherlant juge également que « Barrès (sauf dans son œuvre de guerre) s’est prêté à la vie et servi d’elle. Maurras s’est donné à la vie et servi d’elle »34.

16« Tout a conspiré à me donner un enseignement réactionnaire », affirme Drieu La Rochelle, lecteur de Bourget, Maurras, Bainville, Sorel, Nietzsche et de Barrès, ce dernier étant pour lui « évidemment le prince de la littérature contemporaine35 » ; Drieu dit également avoir « salué les Dadas » et « mis la main sur des amis et sur de jeunes maîtres : André Breton, Louis Aragon entre autres »36. « La Nouvelle Revue française a marqué ma formation littéraire comme l’Action française a marqué ma formation politique », précise-t-il37.

« Pendant plusieurs années, j’ai échangé avec l’Action française un dialogue muet et continu. Fortement attiré par la qualité de ses hommes, avec qui je n’ai du reste aucune relation personnelle, je lutte péniblement pour me défendre contre ses idées qui me font violence. Ébranlé par sa critique de la démocratie, nullement ému par l’argument monarchique, je reste une manière de républicain qui croit que le capitalisme donnera naissance à une aristocratie pas mal communiste38. »

17Drieu distingue nettement les plans littéraire et politique : il refuse la critique radicale exercée par l’Action française contre le romantisme et le dix-neuvième siècle et dit ne pas se consoler que « le formidable effort » suscité par Maurras aboutisse, dans l’ordre littéraire, « au triomphe de Pierre Benoît »39 ! Se plaçant également sur le plan esthétique, François Mauriac lui fait écho quand il écrit qu’un romancier comme Féval « peut, dans son particulier, professer la doctrine Bourget-Barrès-Maurras, sans que ses livres en reflètent rien40 ».

18Certaines réponses sont attendues ; celle de Lucien Dubech, critique dramatique de l’Action française et collaborateur de la Revue universelle, qui se donne pour maîtres Anatole France, Barrès, Maurras et Bainville. Ou celle de Jean Longnon : si Barrès « enchantait [sa] sensibilité », Maurras l’a « introduit à la politique, à la dialectique et à la critique ». Sans surprise, Eugène Marsan, qui collabore aux mêmes revues ainsi qu’à L’Action française et à L’Opinion, présente « chronologiquement » les maîtres vivants à qui il doit le plus : Bourget, Barrès, Maurras41.

19La conclusion est tout aussi attendue : l’enquête est dédiée par ses promoteurs à ces trois figures majeures. Rambaud et Varillon affirment que Bourget-suivi par Maurras et Barrès, France, Loti et Boylesve, Gide et Proust-est le maître dont se réclament la plupart des romanciers avant de conclure :

« Ce que Maurras représente pour eux, c’est la défense du nom français en face d’une Europe insolente ravie de trouver dans le rappel de nos désastres et de notre anarchie intérieure des prétextes pour nous mépriser. […] C’est le philosophe du Politique d’abord qui a enchaîné les chimères dont nous avons failli mourir42. »

20Trois appréciations diverses, portées hors des colonnes de la Revue hebdomadaire, méritent l’attention. D’abord celle de Massis dans la Revue universelle en octobre 1922 : les écrivains interrogés, écrit-il en substance, se sont formés avant 1914 : « c’est avant la guerre qu’ils ont subi l’influence des maîtres dont ils se disent les disciples »43. On notera sans s’attarder qu’Albert Thibaudet achève alors avec Trente Ans de vie française ses études sur Maurras, Barrès et Bergson, les trois influences majeures qui se sont exercées sur cette génération44. Ensuite il faut retenir le jugement d’Émile Henriot ; l’auteur de l’enquête À quoi rêvent les jeunes gens avance que « Bourget, Barrès et Maurras sont aimés, admirés et suivis de ces jeunes gens les meilleurs, non pas seulement à cause de leur prestige personnel et de leur talent, mais à cause de ce qu’ils représentent45 ». Enfin, Benjamin Crémieux n’accepte pas la conclusion de l’enquête, à savoir que Bourget, Maurras et Barrès sont les trois maîtres incontestés de la jeune littérature. « Pour Barrès, c’est certain. Pour Bourget et Maurras, beaucoup moins. » Le critique de La NRF relève que les deux promoteurs de l’enquête sont l’un et l’autre catholiques, que Varillon est d’Action française et que « les seuls représentants de la génération de 20 à 30 ans qui aient été interrogés sont des catholiques et des royalistes, tous traditionalistes en art ». Selon Crémieux, « Bourget, Maurras et Barrès ne sont pas désignés par leurs disciples comme leurs modèles littéraires, mais comme des animateurs, des maîtres de vie ». Et il interroge : « Il y a bien un fossé – la guerre-entre eux et les générations suivantes. Sans parler de Maurras, prisonnier d’une doctrine, quelles découvertes littéraires Bourget et Barrès ont-ils faites parmi les jeunes ? » Puis il conclut avec force : « Après la halte pieuse devant le reposoir où les fleurs déjà se fanent [i.e. le groupe Bourget – Barrès-Maurras-], le cortège reprend sa marche, sans se retourner46. »

L’Enquête sur le nationalisme de Maurice Vaussard (1923)

21Maurice Vaussard, proche de Luigi Sturzo47, livre les résultats de son enquête sur le nationalisme dans la revue Les Lettres, lieu de la « renaissance littéraire catholique » qui se veut « un juste milieu entre le classicisme de Maurras et le romantisme renouvelé des Cahiers de l’Amitié de France »48. Il entend répondre à distance, en quelque sorte, à l’Enquête sur la Monarchie en montrant que le nationalisme, en particulier maurrassien, est un danger pour l’universalisme de l’Église et en rappelant aux catholiques « le caractère impératif de l’enseignement pontifical49 ». Dans son avant-propos, il dit avoir été frappé par la formule de l’abbé van den Hout dans une revue belge, la Revue catholique des idées et des faits : « le nationalisme sera la prochaine hérésie condamnée. » Il formule deux questions : la première porte sur le nationalisme en général et « son contenu doctrinal par rapport au catholicisme » ; la seconde sur « ses répercussions morales et religieuses »50.

22Pour son enquête internationale, Vaussard a sollicité 160 personnes ; 62 ont répondu : des théologiens et des philosophes, des juristes et des historiens, des économistes et des sociologues, des hommes politiques et des écrivains ; parmi ces nombreuses personnalités figurent des hommes que l’on retrouvera dans l’orbite maurrassienne au cours des années trente ; d’autres, au contraire, sont déjà ou seront des opposants au « nationalisme intégral ». Dans la liste, reproduite dans le volume, des personnes n’ayant pas répondu, se trouvent Jacques Maritain, Louis Marin, Mgr Baudrillart, Paul Claudel, Henri Massis.

23Les ecclésiastiques sollicités jugent souvent, comme Mgr Chollet, qu’« on pervertit l’idée religieuse en nationalisant la religion », en en faisant « un instrument de son action et un moyen d’atteindre ses buts politiques » : « le nationalisme est une force légitime et nécessaire, mais c’est une force dangereuse »51. L’académicien Georges Goyau désigne, sous le vocable de nationalisme, deux variétés d’individualisme : l’un est chrétien ; l’autre, qui « s’affiche et se démène comme étant lui-même un absolutisme, supérieur à la loi morale », est païen. Le baron Ernest Seillière, de l’Institut, évoque « l’hérésie naturiste qui, sous divers noms, dont le Romantisme est le plus récent, tient aujourd’hui tant de place ». Selon René Pinon, chroniqueur politique de la Revue des Deux Mondes, « le nationalisme français, quoi qu’en disent les étrangers, est de tous le moins exclusif, celui qui a au plus haut degré l’esprit international ou pour mieux dire, universel, catholique ». Émile Baumann – que l’on retrouvera à la Revue universelle- affirme que « le nationalisme proteste contre les forces internationales52 ».

24Le nationalisme intégral de l’Action française ne trouve guère de défenseurs que chez le Père de la Brière, René Johannet ou Louis Le Fur ; ceux-ci voient dans les théories d’Action française « un patriotisme éclairé, actif », subordonnant les intérêts particuliers à l’intérêt national53. René Johannet établit ainsi un distinguo entre le nationalisme et le « nationalitarisme ». Il juge que « de braves gens qui détestent l’Action française se sont empressés de gorger, malgré Minerve, le mot nationalisme de tous les péchés d’Israël pour pouvoir égorger Maurras et Daudet en toute sûreté de conscience54 ».

25La position de Maurice Blondel vaut d’être relevée : le philosophe voit dans le nationalisme « l’exaltation méthodique de la nationalité, de l’esprit national et des intérêts nationaux, promus en rang suprême ». Pour lui, le nationalisme n’est pas seulement une hérésie particulière : « il s’agit d’un “antichristianisme” foncier, d’un “inhumanisme” impitoyable, quoique dissimulé sous des apparences contraires »55.

26La plupart des textes se situe dans une condamnation d’un « mauvais » nationalisme exclusif et agressif, incompatible avec le catholicisme, et dans une défense d’un « bon » patriotisme, à distance des positions d’un Marc Sangnier, jugé être un « humanitaire » internationaliste56. Gaétan Bernoville, le directeur de la revue Les Lettres, apporte un éclairage qui intéresse aussi le débat sur le prétendu « fascisme français » :

« Si l’Action française est la manifestation culminante du nationalisme français, écrit-il, elle n’est pas tout le nationalisme français. […] Le fascisme n’est pas l’Action française, pas davantage le nationalisme irlandais, ni le mouvement flamingant. L’Action française est une éruption singulièrement active et intéressante du nationalisme, mais il faut la considérer […] comme un des cratères en activité d’un système volcanique très étendu57. »

27Dans sa conclusion, Maurice Vaussard souligne l’insuffisance et le danger du principe nationalitaire « partout où il est appliqué sans discernement58 ». Cette enquête annonce d’importants débats sur les rapports entre nationalisme et catholicisme. Au « Politique d’abord » des maurrassiens s’oppose ici le « Catholique d’abord » de Vaussard et de ceux qui vont fonder en juin 1925, le Bulletin catholique international. Les lignes de force, les priorités et les clivages se précisent, qui vont aboutir, quelques années plus tard, à la condamnation de l’Action française et à la « primauté du spirituel » cher à Maritain. Cette même année 1925, une autre enquête, celle des Cahiers de la Jeunesse catholique (belge) classe, parmi les maîtres des jeunes intellectuels catholiques, d’abord Maurras (174 voix), Bourget (123 voix) puis Barrès (91 voix). Ce résultat suscite, on le sait, quelques réactions. Dans son commentaire de cette dernière enquête, le Belge Paul Dresse – présent, lui aussi, dans le numéro d’hommage de la Revue universelle de 1937-y voit précisément le « lointain prodrome » de la condamnation pontificale de 192659.

La Revue universelle du 1^er janvier 1937 : L’hommage à Charles Maurras pour son Jubilé littéraire

28Contrairement aux trois ensembles précédents, le numéro d’hommage à Charles Maurras pour son jubilé littéraire ne constitue pas à proprement parler une enquête, à moins de souligner d’emblée ses limites ; la Revue universelle, publication alliée de l’Action française, n’accueille en effet le 1^er janvier 193760 que des textes laudateurs et favorables ; Maurras avait fait ses débuts littéraires en 1886 dans les Annales de philosophie chrétienne et dans L’Instruction publique. Leur vingt-cinquième anniversaire avait été célébré le 24 avril 1911 par la Revue critique des Idées et des Livres, « certainement une des filles les plus authentiques de la pensée de Maurras », écrivait alors Paul Bourget61. À ce premier jubilé fait donc écho, vingt-cinq plus tard, le numéro d’hommage de janvier 1937, qui permet de prendre la mesure de l’audience dont jouit le doctrinaire d’Action française, surtout au sein d’un mouvement dont il est le centre et l’inspirateur.

29D’emblée, il faut établir trois constats. Le premier concerne les auteurs des contributions. Contrairement à ce que dit Léon Daudet, ils ne sont pas venus « de tous les points de l’horizon62 » ; quelques-uns, rares, assurent ne pas partager les opinions esthétiques, politiques ou éthiques de Maurras. Ainsi Claude Farrère, qui dit cependant avoir « toujours été profondément remué par n’importe laquelle de ses œuvres ». Saint-Georges de Bouhélier « persiste à aimer la République, du moins quand elle s’accorde avec la liberté ». Georges Lecomte qui rappelle ses convictions républicaines et affirme n’avoir aucune des idées politiques ou littéraires de Maurras, lui reconnaît un « génie ordonnateur » et se dit « hostile aux paroles de haine »63. En effet, comme l’écrit Jean Paulhan dans la Nouvelle Revue française, « Maurras n’a jamais été le conservateur de tout repos que l’on tente ici ou là de nous montrer ». Il s’est révélé « plus subtil que sage, plus intolérant qu’équitable »64.

30Le deuxième point a trait au fait que certains des noms présents dans l’hommage de 1937 se trouvent déjà dans le manifeste « Pour la défense de l’Occident » de 1935, refusant les sanctions contre l’Italie qui a envahi l’Éthiopie65. Plusieurs, qui figurent aussi dans l’Hommage à Jacques Bainville de la Revue universelle du 1^er mars 1936, sont absents de l’hommage à Maurras. Ainsi, François Mauriac, Louis Gillet ou Paul Valéry, hostiles à sa candidature à l’Académie66.

31Dans l’hommage à Bainville, les académiciens ne bénéficiaient pas d’une faveur spéciale. Ici, en revanche, en tête des quarante-cinq contributions sont placés quatre académiciens, particulièrement proches de l’Action française : Henry Bordeaux, Pierre Benoît, Abel Bonnard, André Bellessort. Les textes d’autres académiciens, certains parfois non moins proches, -André Chaumeix, Claude Farrère, Edmond Jaloux, Georges Lecomte, Joseph de Pesquidoux-, sont insérés à leur place dans l’ordre alphabétique. Plus de la moitié des textes émanent de collaborateurs passés, présents ou à venir de la revue. À ces textes de longueur et de nature différentes, qui éclairent de façon univoque diverses facettes de l’activité littéraire et politique de la personnalité que l’on célèbre, il faut ajouter, insérés dans la rubrique « Les idées et les faits », les articles d’hommes acquis à la cause nationaliste, ceux de Léon Daudet, Saint-Brice, André Rousseaux, Thierry Maulnier, Louis Salleron, Robert Havard de la Montagne et Robert Brasillach67.

32Enfin, il faut garder présent à l’esprit deux éléments du contexte : d’abord, la condamnation pontificale de 1926 qui empêche Mgr Baudrillart – et sans doute Georges Goyau-, tenu par l’interdit romain, de se manifester. La condamnation n’est ici que furtivement évoquée68. Ensuite, le fait que Maurras est alors en prison : condamné à quatre mois pour provocation au meurtre69, il a vu sa peine aggravée parce qu’il a réitéré ses menaces contre Blum70. Le 29 octobre 1936, après le rejet de ses appels par la Cour de Cassation, il doit purger les peines infligées. Dans le quartier des politiques à la Santé, Maurras peut continuer à écrire sous pseudonyme et recevoir des visites, celles de Bordeaux, de Benjamin, de Daudet, entre autres. Pour ses amis et admirateurs, cet emprisonnement apparaît « inique », « injuste et imprévoyant »71 ; cette incarcération est « un scandale » pour Léon Daudet et Francis de Miomandre72. Marcel Jouhandeau dit que « le Juste » subit un « martyre ». Selon Georges Le Cardonnel, « l’intelligence française est en prison »73, alors que le Front populaire est au pouvoir et que le Front populaire, martèle l’Action française, c’est la guerre.

L’hommage à l’homme de lettres et au journaliste. « L’éclat du Phare » (Guy Mazeline)

33Dans cet « hommage à Charles Maurras pour son jubilé littéraire », c’est bien évidemment d’abord l’homme de Lettres qui est unanimement célébré, aussi bien le prosateur que le poète. Mariant en lui « la poésie politique et le courage civique », il est aux yeux de René Benjamin, « le premier des écrivains français vivants ». Pour André Chaumeix, il a « la triple force du patriote, du puissant esprit, du grand écrivain ». Le lien est très fréquemment établi entre ses activités littéraires et politiques. André Bellessort parle ainsi de « sa grande polémique » ; selon lui, « c’est le plus bel acier de la langue française »74.

34On évoque souvent la « clairvoyance » de l’homme lui-même, son « désintéressement » comme Claude Farrère, son « esprit familial » et sa « gaieté naturelle », comme Léon Daudet75. Il est fait rapidement allusion à sa surdité. Si la date de la rencontre avec l’œuvre ou la personne même de Maurras est parfois rappelée, rares sont ceux – à l’exception de Daudet ou Lucien Dubech76 - qui livrent des notations personnelles ou disent ici l’importance de son ancrage dans sa Provence natale, comme Bernard Grasset ou Georges Lecomte77.

35Est également honoré le journaliste qui vit « quatorze heures par jour dans nos bureaux et à l’imprimerie » et qui « n’a pas eu à sa disposition d’autre tribune que son journal »78. « Chaque jour, depuis cinquante ans, il écrit « une page musclée comme un acte », juge Daniel Halévy. « Le quotidien est sa véritable nourriture », note Bernard Grasset79. Pierre Gaxotte, ancien secrétaire de Maurras, a pu lire sur épreuves l’hommage de la Revue universelle ; dans Je Suis Partout du 9 janvier 1937, il rappelle l’importance du Politique d’abord et affirme que « les auteurs ont très bien défini le travail du polémiste dur et généreux80 ».

36Maurras est successivement comparé à Antigone par Marie de Roux : « Il a élevé devant ses juges la revendication d’Antigone » ; à Tacite par Edmond Pilon : « le Tacite de nos jours, que n’a fait reculer aucun tyran » ; à Ulysse par Xavier de Magallon, « l’homme qui à travers les pires épreuves ne se sent jamais vaincu » ; à Cassandre par Saint-Brice81. Mais c’est surtout à Socrate que Maurras est comparé, par sa dialectique qui « de l’observation des phénomènes, s’élève d’un vol à la contemplation des essences », dit Henri Rambaud, ou « par sa prose, où Platon dialogue avec Démosthène », selon Xavier de Magallon ; « injustement emprisonné comme Socrate », il offre « un spectacle de haute liberté » aux yeux de René Benjamin. Jacques Boulanger ne recule pas devant la flagornerie et affirme : « Les Platon sont rares, mais Maurras n’a pas besoin du sien : il écrit lui-même »82.

37On voit donc que de nombreux auteurs ne craignent pas le dithyrambe. Chez eux, l’hommage devient panégyrique : Abel Bonnard le qualifie de « maître et héros », John Charpentier de « Maître de raison et de beauté », André Bellessort d’« exemple de ce que peut faire une volonté, une intelligence, un homme »83 ; Maurice Constantin-Weyer l’appelle « le constructeur », Marcel Jouhandeau un « directeur d’hommes », André Chaumeix, le « Génie de la raison française ». Henri Ghéon voit en lui « un moment capital de la pensée humaine », Alfred Dron, « un porteur de flambeau », Saint-Aulaire, la « vigie de jour et de nuit sur la plus haute tour de l’esprit », Guy Mazeline, « l’éclat du Phare », « le point fixe où se cristallisaient des énergies, des sentiments »…84

L’audience de Maurras. Vers la réconciliation avec Rome et vers l’Académie française

38L’audience nationale et internationale de Maurras est largement commentée, ses thèses rappelées et vantées : l’hostilité au libéralisme, à l’individualisme, au « socialisme démocratique qui dégrade l’autorité politique » (Thierry Maulnier)85 ; Ramon Fernandez loue le fait d’avoir recréé « la souveraineté monarchique comme alternative à la souveraineté populaire86 ». Lucien Corpechot parle de son influence aussi bien dans les lettres qu’en morale ou en politique. Souvent ses conceptions esthétiques et politiques sont données comme liées ; ainsi par Léon Daudet, selon lequel « sa critique littéraire s’est attaquée au romantisme, alors que sa critique politique s’attaquait à la Révolution ». André Chaumeix dit que le doctrinaire a fait « pour la monarchie ce que Chateaubriand a fait pour la religion : il a écrit le Génie de la Monarchie comme Chateaubriand avait écrit Le Génie du Christianisme ». Selon Saint-Aulaire, « le “maurrassisme” se dresse contre l’antimarxisme et contre l’antiencyclopédisme ». « Il nous a remis sur la route royale », résume André Bellessort87.

39À lire les contributions de la Revue universelle, « Maurras, plus qu’aucun autre Français d’aujourd’hui, a agi sur notre temps ; il a imprégné de ses idées ceux mêmes qui croient ne rien lui devoir », dit Abel Bonnard. Son audience, en France, est jugée supérieure à celle de ses contemporains : alors que Bourget est « un écrivain qui pense sur un seul plan », avance Gabriel Brunet, la pensée du doctrinaire « suscite derrière elle force harmoniques, force prolongements ». Gide revendiquait une fonction d’« inquiéteur » ; mais pour Brunet, Maurras est véritablement « celui qui a empêché les contemporains de dormir »88. Selon Jacques Bardoux, il « a presque toujours ramé contre le courant […] créé des équipes, fondé un mouvement, défini une doctrine, marqué son temps ». Pour les frères Tharaud, son audience dépasse « de beaucoup le cercle de ses amis et de ses partisans, pour toucher ses adversaires eux-mêmes »89.

40C’est à Saint-Aulaire qu’il revient de célébrer « l’universalité de Maurras » ; l’ancien ambassadeur remercié par le Cartel des gauches voit en lui « l’archétype du grand diplomate » qui a « des disciples dans le monde entier. Pour ne parler que de l’Europe du Sud au Nord, de Salazar à Degrelle, il est le ferment de l’ordre nouveau. » Mais René Gillouin tempère ce jugement :

« C’est un sujet d’orgueil mêlé d’amertume, pour un Français patriote, de suivre sur une carte d’Europe les étapes victorieuses de la pensée maurrassienne. […] Mais, comme nous avions devancé les autres dans l’ordre de l’intelligence, nous aurions dû les devancer dans l’ordre de l’action au lieu de les suivre »90.

41Dans ce numéro de la Revue universelle l’emprisonnement de Maurras est, on l’a vu, dénoncé avec une certaine véhémence, moindre cependant que dans le quotidien ou des publications alliées. Mais l’essentiel n’est pas là : il réside dans l’occultation des raisons judicaires, légales qui ont conduit Maurras en prison et dans la reconstruction de l’histoire par les fidèles. Selon eux, la raison de son incarcération ne tient pas aux menaces de mort qu’il a proférées mais à ses positions en matière de relations internationales, à sa lutte constante contre la double menace communiste et allemande. La raison alléguée est donc son opposition à la politique des gouvernements de la III^e République qui, si elle avait été suivie, aurait conduit à la guerre. Déjà, le 15 novembre 1936, Henri Massis jugeait que l’auteur de L’Avenir de l’Intelligence était en prison « pour avoir, par les seules violences de la raison, sauvé deux fois la paix du monde ». Gonzague Truc avance qu’on a mis Maurras en prison « pour avoir menacé d’un supplice truculent deux ou trois centaines de parlementaires pâles, qui, eux, envisageaient d’envoyer au massacre quelques autres millions de jeunes Français, afin de consolider l’assise de leurs sièges électoraux ». Selon Henry Bordeaux, qui préside le comité constitué pour faire lever les sanctions contre l’Italie et qui, avec Bonnard, Hermant, Goyau, Madelin, a pris position pour Franco, contre les républicains espagnols, il est « détenu pour avoir rappelé aux parlementaires qu’ils ne sont pas irresponsables et qu’il peut être dangereux d’entraîner un pays dans une guerre absurde ». Saint-Brice juge qu’il est « captif pour avoir puissamment contribué à préserver la France de la guerre », d’abord de la guerre en Éthiopie contre l’Italie – à laquelle vont les sympathies des maurrassiens-, ensuite de celle d’Espagne91.

42Somme toute, on trouve dans ce numéro de la revue peu de traces de la violence verbale dont peuvent faire preuve les maurrassiens. Quand Saint-Brice, un des collaborateurs réguliers de la revue, dénonce le parlementarisme, « qui n’est qu’une façade derrière laquelle se déchaînent les caprices des classes, de la CGT et les remous des masses », ou quand Gonzague Truc rappelle combien il « exècre la démocratie », ils ne font là que reprendre un air connu. Il faut attendre la contribution de l’obscur Pierre Camo pour retrouver la virulence de l’extrême droite :

« Quand l’Internationale de l’ordre aura triomphé, il s’agira de dégager la France du monceau de décombres qu’auront entassés sur elle les Juifs, les Moscovites, les Métèques et la canaille de toute espèce »92.

43À l’exception de cette contribution donc, le numéro d’hommage se caractérise par une euphémisation générale, par un discours lissé et policé, un discours respectable et acceptable par un lectorat conservateur. Cette modération a plusieurs causes. Elle tient d’abord au ton spécifique de la Revue universelle, longtemps dirigée par Bainville. Elle s’explique aussi par le fait qu’évoluent alors les relations entre Maurras et le Vatican et que changent les rapports de force au sein de l’Académie française.

44Les académiciens, Bordeaux, Goyau, Chaumeix, ou le fidèle Massis s’emploient à favoriser le rapprochement entre l’Action française et Rome93. Ce dernier, dans Maurras et notre temps, rapporte les échanges entre Pie XI et Maurras94 et rend compte des efforts de convergence qui sont menés. Mais c’est une convergence politique qui est avancée par ses amis car n’est nullement envisagée la soumission religieuse du doctrinaire ; celui-ci est présenté non pas comme catholique, mais comme défenseur de la cause catholique. Dans l’hommage de la Revue universelle, une des rares références à Rome est faite par André Chaumeix, qui dit de lui qu’il « est Romain, c’est-à-dire qu’il a le culte de la Rome antique, faiseuse de lois, et de la Rome pontificale qui a le sens de l’organisation et de l’autorité95 ». La levée de la sanction pontificale, on le sait, est effective à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en juillet 1939.

45Dans sa réponse à l’enquête de Rambaud et Varillon de 1923, Paul Bourget rapporte les termes de la lettre que lui adressa Taine quand il publia Le Disciple : « Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé et que ma génération est finie96. » Bourget meurt en janvier 1935, douze ans après Maurice Barrès, dont Henri de Montherlant dit très vite qu’il « s’éloigne »97. Dès le milieu des années vingt, plus encore dans les années trente, le goût change, effectivement ; les références à Bourget et à Barrès, figures majeures des trois enquêtes de 1913, 1922 et 1923, sont alors moindres que dans les deux décennies précédentes. La magistrature de Bergson est toujours éminente, mais le philosophe est déjà devenu un classique.

46Les années de l’entre-deux-guerres sont certes des « années Gide ». Mais l’élection de Maurras à l’Académie française le 9 juin 1938, préparée de longue date par l’aile conservatrice de l’institution, très présente dans le numéro d’hommage du 1^er janvier 1937 de la Revue universelle, est une victoire pour l’Action française. Si elle dit peu sur l’influence politique du mouvement, elle constitue indéniablement une victoire idéologique et culturelle, précédant le second apogée de l’Action française98.