1Dans ses souvenirs parus en 1936, le journaliste Lucien Corpechot notait :

« Si les écrivains de ma génération se sont donnés avec passion au journalisme, ils ont dépensé beaucoup de leur pensée juvénile aux pages de ces revues plus ou moins éphémères qui se sont multipliées à Paris dans les dernières années du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Elles s’amoncelaient sous des couvertures de couleur vive aux étalages des librairies, sous les galeries de l’Odéon : revues de poètes, d’artistes, de savants, de doctrinaires politiques […]. Que de fermentations d’idées, quelle prodigalité d’images, que de luttes d’opinions, de manifestes, de polémiques1 !…. »

2Petite revue bimensuelle, de couleur bleue, lancée au printemps 1908, la Revue critique des idées et des livres (RCIL) fut l’une de ces multiples revues. Œuvre de jeunes disciples d’AF, la Revue critique connaîtra son heure de gloire à la veille du premier conflit mondial, s’imposant, dans les années 1911-1914, comme l’une des principales instances de l’école « néo-classique » et de la critique littéraire française. Ce succès viendra consacrer l’activité d’un groupe d’intellectuels prometteurs réunis par la fréquentation du salon de la très influente comtesse de Courville et soudés derrière leur directeur Jean Rivain. Nés au milieu des années 1880, Pierre Gilbert, Henri Clouard, Jean Longnon ou Eugène Marsan appartiennent à la première génération des disciples formés par Maurras, la première à le considérer comme un « Maître »… et la première à se séparer de l’Action française après l’« excommunication » par ledit « Maître » en février 1914.

3Jeune homme ayant précocement fait fortune, fondateur de la Nouvelle librairie nationale (NLN) en 1906, Jean Rivain est l’un des principaux dirigeants de l’AF au début des années 1910. Proche de La Tour du Pin, il joue, dès 1901 (il a dix-huit ans), un rôle important de liaison entre l’équipe de la revue L’Action Française et les milieux catholiques et monarchistes traditionnels. Secrétaire de rédaction du Réveil français, c’est lui qui établit, en 1903, les premiers contacts avec le Sillon2 avant d’initier la fameuse discussion entre Maurras et Sangnier dans les colonnes de L’AF3. En 1910, Rivain est admis dans le Saint des Saints : il fait désormais partie des Comités directeurs de l’Action française, dont il est, et de très loin, le membre le plus jeune, aux côtés de Maurras, Moreau, Vésins ou Montesquiou4. Son fastueux mariage l’année suivante avec l’une des filles de la comtesse de Courville constitue un sommet : la RCIL connaît alors ses premiers succès et tout semble sourire du jeune homme. Mais la réussite monte un peu à la tête de l’intéressé et les rancœurs commencent à s’accumuler.

4Tant que Jean Rivain se contente de jouer au jeune et discret « Mécène5 » de la NLN (devenue un instrument fondamental de propagande pour l’AF, contre tous les pronostics pessimistes qui avaient accompagné sa naissance) et d’une RCIL totalement dans la ligne des travaux d’AF, sa personnalité conquérante est tolérée dans l’entourage de Maurras. Les succès de la revue et la concurrence exercée à l’encontre de l’historique Action Française d’Henri Vaugeois viendront réactiver, à partir de 1911, des tensions sous-jacentes dès l’origine. C’est que, avec l’esprit de décision hardie qui le caractérise, Rivain avait imprudemment pris acte de la disparition de la « vieille » revue à la création du quotidien d’AF en mars 19086 et lancé la RCIL afin de doter le mouvement d’un nouvel organe bimensuel7. Or, Vaugeois avait réussi à maintenir sa revue et l’essentiel de son autorité temporelle8… Exacerbées, ces tensions auront finalement raison des ambitions d’indépendance de la RCIL et de la « jeune génération » d’AF, et l’on peut avancer, comme hypothèse de travail, que la rupture finale de février 1914 traduit l’impossibilité d’une autonomie intellectuelle au sein d’un mouvement en pleine institutionnalisation et à côté d’un Maurras en voie de légitimation. En dehors des cercles d’AF, ce dernier n’a pas encore acquis cette renommée de « maître de la Pensée française » qui sera la sienne à partir de la Première Guerre mondiale : avant 1914, il n’est pas possible d’être maurrassien en dehors de Maurras…

Entre ambitions culturelles « générales » et impératifs de propagande d’AF (1908-1910)

5Comme toute revue aux ambitions intellectuelles affirmées, la RCIL publie son manifeste. Celui-ci, apparaissant dans le cinquième numéro de la revue, est reproduit tel quel au verso de la couverture jusqu’en janvier 1914. Autant profession de foi que note programmatique, elle se conclut par une affiliation sans ambiguïté à la doctrine maurrassienne, non sans snobisme conceptuel : « Un de nos maîtres, qui est un maître de la Pensée française, a donné à cette méthode un beau nom : l’Empirisme organisateur. C’est la formule qui nous guide dans nos travaux. » L’ambition générale de la revue est ainsi formulée : « Faisant alterner l’histoire avec la littérature et l’art ou les études de critique politique et sociale, la Revue n’est point une revue d’érudits ou d’esthètes ou de sociologues, mais, comme son nom l’indique, un recueil de critique générale. »

6Le mot « érudits » renvoie à l’esprit de la nouvelle Sorbonne, des Lanson, Lavisse, Seignobos, Aulard, Langlois, qui prônent, dans les travaux littéraires et historiques, la rigueur bibliographique et de l’analyse des textes ; « sociologue » vise plus précisément Durkheim, incarnation de l’« esprit sorbonnard » et moderne pris pour cible par l’AF, plus particulièrement connu pour sa défense de la spécialisation scientifique au détriment de la formation générale de l’esprit9. Le sociologue, qui fut l’un des principaux avocats de la réforme du baccalauréat en 1902 (création de la série D sciences-langues, mettant un terme à la suprématie du latin), avait d’ailleurs envoyé quelques flèches à la « culture générale » : « L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante10. » Enfin, le mot « esthètes » vise les auteurs décadents, romantiques, romanciers réalistes, poètes symbolistes, tels qu’Émile Verhaeren, archétype du « mauvais maître » pour la RCIL, dont la « forme est plus belge que française, plus barbare que civilisée », assènera Clouard dans une dénonciation virulente du vers libre et de la « décadence du système poétique français11. »

7Dans un contexte de dévaluation des écoles littéraires nées au XIX^e siècle, favorable à un renouveau des auteurs régionalistes (dont la NLN et la RCIL assurent la promotion), le but de la revue est de susciter l’« amour du passé », le « culte des lettres et des arts », bref de « proposer des disciplines » à l’« honnête homme » dans tous les aspects de sa vie sociale et culturelle :

« Le dessein de la Revue critique est précisément de provoquer ces esprits cultivés qui se désintéressent ou se défient de l’action publique et de leur proposer une discipline sur tous les terrains où ils se retranchent. Quels que soient l’objet qui les attache ou la passion qui les anime, la Revue critique doit les joindre, juger avec eux ce qui est digne d’examen, ce qui est digne d’attachement, débrouiller le chaos des impressions confuses et des préférences aveugles, distinguer les vérités générales, leur soumettre les justes appréciations du détail et remplir de concert la fonction de l’intelligence qui est de comprendre pour ordonner […].
Une revue de critique générale ne prépare pas seulement les esprits aux lendemains d’une restauration positive ; en leur proposant les diverses conditions de l’ordre, elle les oriente vers les plus sûrs chemins du salut public. Les idées de composition, de compétence et de choix sont faiseuses d’ordre partout, et l’esprit qui s’y soumet est prêt à transposer en politique ce qu’il sait être sain et vrai dans sa partie12. »

8L’attaque en règle contre le romantisme, qui est portée depuis la fin du XIX^e siècle par l’école romane et dont Maurras est le principal théoricien, s’inscrit dans ce souci de défense sociale, de lutte contre l’individualisme et l’émotion déréglée13. La réaction contre le « scientisme », la « nouvelle Sorbonne », le symbolisme, participe du même combat pour la défense de la civilisation, du « génie français » et, au final, de l’intérêt national. Comme Gisèle Sapiro l’a analysé, « en identifiant ce combat contre le romantisme à la défense du " génie français", les néoclassicistes proches de l’Action française importaient au cœur même du débat critique la question du moralisme national et celle de la responsabilité sociale de l’écrivain. » Ce sont eux, en effet, qui parviennent alors à imposer les termes du débat : dès les premiers numéros de la NRF en 1909, André Gide se doit d’aborder de front la problématique « nationalisme et littérature »14…

9Mais ces conditions favorables à la RCIL ne suffisent pas à garantir son succès. Il faut un contenu séduisant, et force est de constater que celui-ci n’est, durant les premières années, pas totalement à la hauteur des ambitions de Rivain et de ses jeunes camarades. Ainsi, en 1908-1909, les pages sont encombrées par de nombreux articles historiques (ainsi une longue série sur la question bretonne par le comte de Lantivy) et surtout par l’interminable et rébarbative « Enquête sur la monarchie et la classe ouvrière » de Georges Valois. La rubrique la plus prisée, « Les Nuées », est placée sous la responsabilité du polémiste Pierre Gilbert, qui ferraille notamment contre le « sémitisme au théâtre »15. Enfin, la partie littéraire comprend la plupart du temps des extraits d’ouvrages à paraître à la NLN dans la collection des écrivains régionaux, d’une qualité littéraire relativement médiocre.

10Il faut dire que jusqu’à la fin de 1910, Rivain se soumet aux impératifs de l’intérêt général de la propagande d’AF, et la RCIL est largement accaparée par Valois et ses amis, qui tentent de faire de la revue la tribune du rapprochement entre antidémocrates de gauche et antidémocrates de droite. Dans ses souvenirs, Georges Valois note de manière lénifiante :

11« Le centre de nos travaux était à la Revue critique des Idées et des Livres. […] Mais, vers 1910, il nous apparut que la Revue Critique ne pourrait demeurer le centre de nos études et de notre action, à l’intérieur de l’Action Française ». La revue « devenait presque exclusivement littéraire » et c’est pour cela qu’ils durent se résoudre à quitter ses pages et à créer le cercle et les Cahiers Proudhon, afin de réaliser un « large développement à [leurs] études16 » !

12À la vérité, une lutte d’influence particulièrement violente s’est engagée entre le groupe Valois et le groupe Rivain au sein de l’AF : elle oppose deux tendances, la tendance « sociale », favorable à un hypothétique rapprochement avec le monde ouvrier et syndical, à la tendance « néo-classique », qui fait l’admiration des habitués du salon de la comtesse de Courville. En somme, un conflit intragénérationnel (avec comme enjeu celui d’incarner la « relève » au sein de l’AF) et une forme de querelle de classes (le « monde du réel » contre le « monde des salons »), qui tourneront finalement en faveur de l’« ouvrier » Valois…

Recentrage littéraire et essor de la Revue critique (1911-1913)

13À la fin de l’année 1910, Jean Rivain reprend la main sur la RCIL avec le dessein d’en faire une revue de haute tenue littéraire et intellectuelle ; la revue passe à 128 pages puis se dote d’une couverture de couleur blanc écru plus élégante. Le directeur-gérant René de Marans, proche de Valois et malade des nerfs, est remplacé par Henri Clouard. Au début de 1911, Rivain prend officiellement la direction de la revue, avec Clouard au secrétariat de rédaction (remplacé un an plus tard par Longnon) et Marsan comme administrateur. Le contenu de la revue devient plus cohérent et ambitieux – ainsi, le numéro spécial « À la mémoire de Richelieu » en octobre 191117, qui fait date. La ligne politique est recentrée sur la défense de la tradition et du classicisme.

14En un an, le nombre d’abonnés est multiplié par deux. Le succès croissant de la revue amène Charles Maurras à souhaiter une fusion avec la revue d’AF, devenue mensuelle, dirigée par Vaugeois et Lasserre. La belle-mère de Rivain, la comtesse de Courville, s’empare fougueusement du dossier, lequel soulève d’emblée nombre de difficultés et de susceptibilités personnelles, ainsi que l’atteste cette lettre adressée par ses soins à Maurras :

« C’est parce que vous m’aviez paru désirer la fusion que j’ai fait tous mes efforts pour la faire désirer par les autres… Je n’ai pas besoin de vous redire que je ne veux que ce que vous voulez… Mais si je suis très triste et très inquiète de ce qui se passe ou de ce qui ne se passe pas, chez nos amis, c’est parce que, malgré la fidélité absolue de ces caractères et de ces intelligences […], j’ai cru sentir une certaine dépression, un peu de découragement. Or je crois l’enthousiasme, la confiance et l’amitié indispensables à l’Action française18. »

15On ne peut pas dire, en effet, que ces vertus président au projet de fusion, qui avance malgré tout. Une maquette est préparée, la nouvelle revue ou plutôt la double revue comprendrait deux directeurs, Vaugeois et Rivain, ainsi que deux rédacteurs en chef, Lasserre et Gilbert. Ce dernier propose une fusion des deux titres : L’Action et la Critique Françaises. Henri Vaugeois préfère un sous-titre nouveau, proposant puis rejetant L’Avenir de l’Intelligence, à laquelle Pierre Lasserre est d’emblée hostile mais qui enthousiasme l’équipe de la RCIL… Pour Vaugeois, rien ne doit venir estomper le nom glorieux de L’Action Française ; la jeune génération accepte, en conséquence, que la future revue porte comme titre principal L’Action Française et, en dessous, La Revue critique des idées et des livres. Mais, pour Vaugeois, même placé en position inférieure, le sous-titre ne doit pas être du même niveau, et, dans l’esprit de Lasserre, le maintien de l’équipe rédactionnelle de la RCIL n’est pas envisagé. Face à l’impérialisme des « anciens », le groupe de la RCIL discute ardemment le moindre détail de préséance et de typographie19.

16Quatre jours avant le Congrès annuel de décembre 1911, Rivain émet une ultime proposition, ouverte aux concessions mais défendant bec et ongles l’identité de la revue : « La Revue Critique accepte de figurer en sous-titre sur la couverture de la nouvelle revue par rapport au titre " l’Action Française" dans des conditions telles que suivant une expression de Maurras, ce sous-titre figure le titre de l’espèce, l’Action Française figure le titre du genre (Ainsi les Camelots du Roi, organe direct d’Action Française ont leur titre particulier dont ils sont justement fiers. Nous demandons le même traitement). » Il insiste pour que titre et sous-titre aient des surfaces équivalentes et pour qu’une disposition typographique avantageuse soit accordée à la Revue critique, afin de compenser le fait qu’elle se trouve placée en second rang, par exemple un tirage en rouge20 !

17La proposition est rejetée, Henri Vaugeois préférant de toute évidence maintenir le statu quo. Le projet de fusion est définitivement enterré. Dans le numéro du 25 décembre 1911, Jean Rivain annonce la parution prochaine de la RCIL dans un format agrandi, sous une couverture tirée en noir et rouge sur papier simili-japon. Réaffirmant son attachement à l’AF et aux « méthodes de ses maîtres : l’Empirisme Organisateur », ainsi que la « gloire du lien intellectuel qui nous unit à nos aînés », il insiste sur les « sentiments de piété » qu’il éprouve pour la revue d’AF, avec un hommage appuyé (et tout à fait de nature à complaire à l’intéressé) à Vaugeois :

« À l’origine du mouvement, nous avons été portés par l’intransigeante et lucide colère d’un éducateur patriote. Pour ma part, je n’oublie pas que j’ai lu Henri Vaugeois avant Charles Maurras, et qu’en préparant Saint-Cyr j’ai feuilleté, sous les galeries de l’Odéon, les ‘ Notes politiques’ de l’Action française avant de connaître l’Enquête sur la Monarchie. »
C’était en pleine crise dreyfusienne. Les preuves de l’invasion juive, de la conquête de l’étranger, nous pressaient21. »

18Ce premier numéro de la RCIL agrandie illustre les contraintes liées au statut de « jeune » par rapport à celui d’« aîné »/« maître » ainsi que les stratégies de citations et d’hommages qui leurs sont liées. Le premier article, de Jean Rivain, « Le sens de l’ordre », est un parfait condensé d’« empirisme organisateur » : « En se réglant sur le bonheur et l’échec de ce qui a été tenté avant nous, la tradition nous révélera l’ordre qui préside au succès22. » Suit un article d’Henri Clouard sur Sainte-Beuve, dont les vues sur Chateaubriand et les poètes romantiques annoncent, note le critique, celles de Maurras et de Lasserre, représentants du « vrai classicisme. » Jean Longnon (sous le pseudonyme de Jean Herluison) et Pierre du Colombier se sont, pour leur part, laissés inspirer par le domaine de Chantilly et ses magnifiques jardins23. Le clou du numéro est un éreintement de Madame Bovary par Pierre Gilbert. Vaugeois a, à nouveau, l’honneur de la citation de complaisance, ayant un jour traité Flaubert d’« imbécile ». Cette « plate histoire […] ne prend pas aux entrailles », juge Gilbert, qui reproche à l’auteur son incapacité à choisir un point de vue et à s’y tenir : « Il faut à l’œuvre d’art un point de vue qui ordonne la composition et se soumette les détails24. » La critique de la forme, du style de Flaubert, encore plus corrosive, est suffisamment brillante pour attirer l’attention, et Pierre Gilbert livre là un article appelé à faire débat. La partie périodique est, quant à elle, considérablement enrichie. Ainsi une nouvelle rubrique, « Notes de théâtre », tenue par André du Fresnois, comporte des propos peu amènes (et peu originaux dans les pages de la RCIL) sur les dramaturges juifs Porto-Riche et Bernstein. Enfin, avant la dernière partie intitulée « La place de Grève » (comprenant différents commentaires d’humeur signés « Le Bourreau »), les rubriques « Revue des revues » et « Les Livres » rendent compte de plusieurs articles (notamment de Pierre Lasserre dans la revue d’AF) et ouvrages historiques, d’art et politiques.

19Les mois passant, la revue de Rivain fait de plus en plus parler d’elle. Elle apparaît plus « à la page » que l’historique revue bleue d’Henri Vaugeois, et prend une place et une autonomie croissantes. Dans une lettre à Maurras en décembre 1911, Gilbert écrivait : « La Revue Critique ne porte préjudice à personne. Vous nous avez affirmé, Vaugeois nous a confirmé la fidélité des abonnés de l’Action française. D’ailleurs nos abonnés sont à peu près les mêmes. Alors ? Et puis notre prix est double ; il sera peut-être triple25 ». Il est clair que la concurrence représentée par la RCIL vis-à-vis de l’autre grande revue d’AF est moins matérielle que symbolique : le succès d’estime obtenu par l’équipe Rivain et le parfum de jeunesse triomphante qui l’entoure agacent de plus en plus dans les rangs de la vieille garde.

20La RCIL n’est pas la seule revue de la Belle Époque à défendre le « classicisme », l’exigence d’ordre, de sobriété, de clarté et de pureté du style dans la littérature, la poésie et le théâtre, contre les « excès » du romantisme et des écoles symbolistes et naturalistes. La NRF, par exemple, défend des orientations voisines, quoique plus ouvertes à l’innovation. Mais la RCIL incarne une position plus ferme, qui a le vent en poupe au début de ces années 1910 marquées par la prédominance des idées nationales sur la jeunesse et l’élite intellectuelles. Elle s’impose donc comme l’organe officiel du « néo-classicisme ». Si toute une mythologie post-maurrassienne s’est développée depuis autour de la RCIL26, il n’en reste pas moins vrai que la revue fondée par Jean Rivain bénéficie d’un rayonnement considérable dans les années 1912-1914 – rayonnement qui sera brutalement brisé par la Grande Guerre27. Luxueusement éditée, tirant à plus de 3000 exemplaires, la RCIL est assurément, avec la NRF et le Mercure de France, l’une des plus importantes revues littéraires de son temps. Plusieurs numéros spéciaux font date, notamment un « Stendhal », qui marque le début des études stendhaliennes en France. Dans son Enquête sur la jeunesse littéraire parue en 1913, Émile Henriot salue, comme d’autres observateurs, l’importance prise par la Revue critique depuis l’année précédente28.

21Outre la fermeté des partis pris littéraires, l’insolence et l’originalité du ton attirent l’attention des commentateurs, suscitant débats et polémiques à succès. Au début de 1914, Henri Clouard revient sur les critiques émises à l’encontre des « néo-classiques » de la RCIL par Gil Blas, le Mercure de France ou La NRF. Non, les néo-classiques ne réduisent pas la tradition française à Racine, La Fontaine et aux seules œuvres du Grand siècle, assène le critique : la RCIL a fait l’éloge de Lamartine, Musset, Stendhal, Gérard de Nerval, pourtant qualifiés de romantiques dans les manuels officiels. De même, Rousseau a fait l’objet de commentaires élogieux par certains collaborateurs de la revue. De telles positions, sciemment anticonformistes, détonnent dans le paysage intellectuel de l’AF. Maurras lui-même déteste ou goûte peu Rousseau, Musset et Stendhal – qui seront, avec Georges Sand et Charles Baudelaire, les cibles privilégiées du pamphlet de Jean Carrère contre les « mauvais maîtres » paru au début des années 192029…

22Quant à l’amour de la tradition, poursuit Clouard, il n’est guidé que par le mépris vis-à-vis des médiocrités immédiates et « l’admiration pour les têtes les plus belles de la lignée éternelle » : « Le traditionalisme des néoclassiques […] n’est absolument rien s’il n’est une révolte, tout d’abord. » Afin de déjouer la critique habituelle relative aux positions politiques d’AF affichées par l’équipe de la RCIL, Henri Clouard affirme, sous forme de pirouette : « En littérature, il n’y a ni droite ni gauche […]. La seule critique littéraire désormais utile sera celle qui, prenant conscience de tout ce que les lettres présentes ont de neuf, y fera le tri du vivant et de l’avorté, avec un ferme sentiment de sa responsabilité devant le génie traditionnel de la France. » Le combat de la Revue critique se limite, par conséquent, à flétrir « l’esthétique qui oublie que l’œuvre d’art est une traduction ou une transposition des réalités, celles-ci ayant à passer de l’ordre de la vie à celui de la géométrie. »

23Il ne s’agit donc pas de combattre le romantisme en soi ; au contraire, l’émotion est bien la source première de l’art et il ne s’agit pas de dessécher celle-ci, pas plus qu’il ne s’agit d’imposer un ordre, un seul, à tous les écrivains. En revanche, plaide Clouard, chaque écrivain doit avoir son ordre : « Personne ne peut savoir ce qu’est que l’ordre en littérature, si l’on entend autre chose que le respect des nécessités d’expression et la dignité des genres ; mais on sait que tout grand poète a son ordre. Il l’a conquis sur les " désordres" qui constituent toute vie intérieure un peu riche. » Plus particulièrement en poésie, le « respect d’un certain ordre vital […] s’oppose à l’ordre formel des parnassiens, des naturalistes et de la plupart de nos poètes faussement traditionnels » : « le grand poète est celui en qui le vivant, c’est-à-dire le neuf, l’instable et le fuyant trouvent la conciliation avec le durable et le déterminé30. »

24Avec les années, les plumes des jeunes rédacteurs de la RCIL se sont affirmées. Il existe désormais un positionnement littéraire propre à la revue, qui constitue son identité et le sépare de plus en plus des outrances et des polémiques quotidiennes de l’Action française.

La rupture de février 1914

25Dans le même temps que la RCIL acquiert reconnaissance et visibilité dans le champ littéraire, les rapports entre Jean Rivain et les principaux chefs de l’AF s’aigrissent. Après l’échec de la fusion entre les deux revues d’AF, qui a mécontenté Charles Maurras, Rivain a dû céder la Nouvelle librairie nationale à Georges Valois. En février 1913, une affaire mineure31 est prise comme prétexte, par Vaugeois, Maurras et Montesquiou, pour exiger la démission de leur jeune camarade des Comités directeurs de l’AF ; Jean Rivain ne fait plus partie des quatorze dirigeants du mouvement. On lui reproche ses manquements à l’esprit d’entente, tandis que Rivain considère que ses amis n’ont pas vraiment fait preuve de solidarité en prenant le parti de Valois contre le sien dans l’affaire de la NLN. D’autre part, l’écho obtenu par le numéro « Stendhal » a suscité bien des agacements dans l’entourage d’un Maurras dont on connaît les réserves à l’égard de l’auteur des Chroniques italiennes : il le juge trop romantique par ses sujets choisis et déplore ses orientations politiques (bonapartistes et anticléricales). Il y a aussi les articles de Gilbert Maire, collaborateur de la RCIL favorable à Bergson, qui apparaissent comme d’autant plus scandaleux qu’au début de l’année 1914 L’AF quotidienne mène, par Daudet interposé, une campagne d’une violence inouïe contre le philosophe « de ghetto » élu à l’Académie française32…

26Le 22 février 1914, dans son éditorial quotidien, Charles Maurras publie une petite note intitulée « Éclaircissement », sonnant comme une véritable excommunication de la Revue critique des idées et des livres. Trois griefs sont formulés par le « maître du nationalisme intégral » : le bergsonisme de certains rédacteurs ; un point de vue trop favorable à l’Allemagne ; l’abandon du texte-manifeste d’allégeance à l’« empirisme organisateur » apparaissant au verso de la couverture depuis juin 1908. L’auteur de L’Enquête sur la monarchie estime que ce retrait est significatif, l’« empirisme organisateur […] se trouva [nt] correspondre de moins en moins aux tendances que développait la Revue critique33. »

27De justesse, Jean Rivain parvient à insérer une « Mise au point » dans le numéro de la RCIL du 25 février. S’il peut, de manière convaincante, contester les deux premiers griefs34, il est beaucoup moins persuasif quant au troisième : « Cette annonce, qui eut son temps d’utilité, disait moins que nous n’avons fait : elle était donc incomplète. Au bout de cinq ans d’existence, la revue a pris devant le public une figure assez claire et définie pour se passer de cette carte de visite tant soit peu solennelle : " Faisant alterner l’histoire" ; elle était donc devenue inutile. » S’il réaffirme son « persistant attachement aux principes de l’empirisme organisateur qui ont fait la fortune intellectuelle de notre publication et demeurent la formule exacte de [ses] travaux », Jean Rivain peut difficilement masquer la portée symbolique de la suppression de cet affichage maurrassien : il s’agit incontestablement d’un acte d’indépendance vis-à-vis de l’AF, d’une prise d’autonomie par rapport à l’ombre envahissante du « Maître ». La chose n’a pas échappé à l’intéressé et le dernier grief formulé par Maurras constitue bel et bien la source principale de son courroux. Rivain conclut en regrettant que le communiqué de Maurras, composé à l’« insu » de la revue, renferme des « inexactitudes qui obligent à cette mise au point35. »

28Contrairement à ce qui a souvent été dit par la suite, il y a bien eu rupture entre l’AF et la Revue critique, qui constitue la première dissidence dans l’histoire du mouvement maurrassien. Clouard et Maire démissionnent immédiatement de l’Action française et toute l’équipe de la RCIL se solidarise avec Rivain. La lettre envoyée par Jean Longnon à Maurras, dès le 22 février 1914, traduit ce sentiment grisant de rupture :

« Vous n’attendez pas de moi, je pense, que je garde aucun rapport avec l’Action française, après la note de ce matin ; ni non plus que je discute les prétextes allégués par cette note. Ce qui devait arriver depuis l’échec du malheureux projet de fusion est arrivé. Quelques envieux s’en réjouiront peut-être ; une part de leurs désirs est réalisée : la Revue critique est séparée de l’Action française. […] Un acte comme celui de ce matin achève de m’écœurer : je sais trop quelle personne on vise depuis deux ans, et pour quelle raison " la guerre" a été faite sourdement à la Revue critique. »

29L’allusion aux « envieux » vise la revue de Vaugeois ainsi que, surtout, le groupe Valois, lequel, depuis deux ans, mène une campagne visant la « personne » de Jean Rivain… Longnon déplore ces « méthodes de division qui règnent depuis deux ans » et qui « ne sont pas celles qui sauveront la France », regrettant, accusation lancinante de la jeune génération « néoclassique » à l’endroit de Charles Maurras, qu’il ait découragé les bonnes volontés : « de jeunes gens qui vous suivaient avec ardeur […] vous ont vu avec tristesse ces temps derniers réduit à servir les intérêts et les passions personnels de trois ou quatre personnes, et la haute tenue intellectuelle qui caractérisait l’AF n’existe plus ». Avec l’audace de ses vingt-six ans, Jean Longnon estime que cette opinion a été recueillie dans les milieux de la jeunesse les plus divers ! C’est dire combien l’équipe de la RCIL éprouve le sentiment d’incarner, plus que les médiocrités abritées derrière Maurras, les exigences d’une « haute tenue intellectuelle ». Les dernières phrases traduisent toute l’ambivalence de son geste, tuant le père mais gardant une dette incomparable à son égard : « Évitez-vous donc, évitez-moi une réponse, qu’au demeurant je ne lirais pas », préférant garder ses souvenirs « au fond du cœur » et restant son « disciple toujours affectionné36. »

30Pendant quelques jours, cette lettre sera affichée dans le bureau de Maurras comme « témoignage de l’Asservissement de l’intelligence par l’argent » – raccourci calomnieux qui résume parfaitement toute la rancœur accumulée contre Rivain. La rupture est vécue sur le mode tragique, digne d’un drame shakespearien, par la comtesse de Courville, l’ardente avocate de son gendre auprès de Maurras : « vous devinez ce que j’éprouve […], j’espère bien que mon supplice ne sera pas trop long… […] Comment avez-vous fait cela ? Vous m’aviez demandé d’être" le dernier lien"… Pouvais-je m’attendre à ce nouveau coup ? Je vous avais supplié de ne rien faire d’irrévocable, de ménager l’avenir, de rendre les réconciliations possibles. […] Vous brisez tout ! Quel malheur. » Dans le flot de ses émotions, elle écrit justement : « il était si facile de vous dégager sans blesser mortellement des amis qui ne servent pas tout à fait comme vous voudriez mais qui servent quand même37 ! »

31Au bout du compte, cette affaire traduit une évolution certainement inévitable, découlant de la progressive institutionnalisation de l’AF mais aussi de l’atmosphère de cour entourant Maurras. Dans une lettre franche envoyée à son « Maître » en août 1913, Henri Clouard déplore qu’autour de lui ne se trouvent désormais pratiquement plus que ces « représentants d’une sorte de primarisme d’A.F. » : « L’A.F. telle que vous l’aviez orientée devait rallier tous les esprits réfléchis. Les esprits réfléchis sont en train de devenir maurrassiens hors de l’A.F. mais je vois bien qu’ils se demandent avec angoisse si Maurras se laissera enfermer dans l’A.F. » Pour prévenir les saillies faciles visant Rivain et son argent, Clouard précise qu’il n’est « pas domestiqué par la Revue critique », pas plus qu’il ne l’est « par ce pauvre Cercle Proudhon », ajoutant qu’il n’est « pas bergsonien », que son adhésion à l’AF est autant de raison que de cœur… et qu’enfin : « je vous aime comme mon maître véritable38. »

32Sur le mode apaisé et lucide, cette lettre annonce celle, de rupture, de Longnon : elle reflète le sentiment que l’organisation AF constitue de plus en plus un carcan fermé, fait d’intrigues mesquines et rapetissant les intelligences ; que la vraie fidélité à Maurras, c’est à la RCIL et dans les lieux plus ouverts à l’intelligence qu’elle se trouve ; qu’être véritablement maurrassien, c’est demeurer libre de sa pensée…

Conclusion

33Ainsi, la Revue critique des idées et des livres, née au sein de l’Action française et qui représentait pour le mouvement monarchiste une instance d’intervention de choix dans les débats littéraires des années 1911-1914, a été publiquement désavouée par Maurras et s’est séparée de l’AF. Par le fait même de son essor et de ses succès, la RCIL représentait un danger de plus en plus grand pour l’équilibre des pouvoirs au sein du mouvement. Cette dynamique n’est pas sans annoncer la campagne contre Georges Valois engagée par Maurras au milieu de la décennie suivante à la suite du tonitruant lancement du Nouveau Siècle.

34Dans cette rupture, ont joué avant tout des logiques de générations et de fidélité. Âgés de quinze à vingt ans de moins que Maurras, les membres de la RCIL constituent la première génération de disciples formés aux doctrines maurrassiennes. Dans les décennies suivantes, d’autres intellectuels nourris par les lectures du « maître » pourront quitter les rives du « nationalisme intégral » sans les pertes et les fracas de la RCIL, emportant avec eux un héritage et une formation politique. Au début de l’année 1914, Maurras n’a pas encore acquis son statut de maître de la « Pensée française » qui lui permettra de représenter un pôle d’attraction et de fidélités au-delà de l’organisation. Henri Clouard sent bien déjà cet enfermement de l’entourage de Charles Maurras autour de fidèles et d’hommes d’appareil sans relief, qui sera moqué par la plume corrosive de Rebatet près de trente ans plus tard39. D’autre part, la génération de Rivain devait presque tout mais pas tout à Maurras ; elle avait d’autres maîtres, La Tour du Pin, Barrès, et aspirait naturellement à trouver sa propre voie.

35Les prétextes politiques et philosophiques mis en avant par Maurras au moment de la rupture de février 1914 cachaient cette inévitable tension générationnelle et un affrontement de personnes se cristallisant autour de Jean Rivain, jeune homme riche, arrogant et jalousé, dont le goût pour l’indépendance alla jusqu’à éliminer de sa revue la déclaration d’allégeance à l’« empirisme organisateur »… Le geste de trop.

36Si la Grande Guerre favorisera une réactivation de certaines relations personnelles, la rupture intellectuelle n’en persistera pas moins. Même Jean Longnon, pour lequel Charles Maurras avait le plus d’affection40, écrit à son « maître » en mars 1915 (Maurras lui a proposé un petit emploi à L’AF à la « revue de la presse ») : « très heureux de collaborer avec vous en un moment où toute divergence ou tout dissentiment personnel doit disparaître. Quelques heurts sans importance mais significatifs, par lesquels j’ai vu que subsistait une interprétation que je conteste de certains évènements, m’ont montré la nécessité de reprendre après la guerre l’indépendance que je souhaite de voir accorder à la Revue critique ; en ce moment il ne s’agit que de s’unir plus étroitement et c’est pourquoi je tâcherai dimanche d’aller vous serrer la main à l’A. F.41 ». De même, Jean Rivain sollicitera Maurras pour le dernier numéro de la Revue critique en février 1924, dix années exactement après la rupture42. Malgré ce témoignage de fidélité, il n’en demeure pas moins qu’intellectuellement, il se sera largement éloigné du mode de pensée maurrassien, approfondissant les enseignements de La Tour du Pin et découvrant l’œuvre de Bergson…