Léon Daudet pamphlétaire
Léon Daudet and pamphlets
p. 25-34
Résumés
Léon Daudet (1867-1942) occupe une place à part au sein de l’Action française. Attiré très jeune par le projet de société préconisé par les monarchistes, il met sa fougue au service du prétendant au trône de France, tout en adhérant aux perspectives théoriques des « nationalistes de raison » définies par Charles Maurras. Tribun reconnu, il arpente les tribunes électorales et utilise de manière frénétique sa plume pour propager les idées chères à ses deux mentors tout en prenant plaisir à brosser des portraits au vitriol de ses contemporains. Car le fils du célèbre Alphonse Daudet se délecte du genre pamphlétaire, comme en témoignent les cent-vingt-huit ouvrages et les milliers d’articles publiés dans de nombreux journaux. Ses souvenirs des années 1890 à la Grande Guerre présentent les ressorts d’une veine pamphlétaire qui se focalise de manière obsessionnelle sur les républicains, instrumentalisés à ses yeux par les juifs. Ses textes sont nourris par un antisémitisme haineux calqué sur celui d’Édouard Drumont, qu’il considère comme « un historien et critique génial des phénomènes sociaux ».
An emblematic figure within the Action française, Daudet was a prolific writer, publishing 128 books and thousands of articles. Defining himself as a “cultural historian” of his era, Léon Daudet paints a highly colored picture of political and cultural relations during the Third Republic. In this paper, which explores the years before World War One, we examine the early writings of Daudet (who was born in 1867), focusing particularly on the “Jewish question”. The Dreyfus Affair is an obsessive theme in which, like his friend Edouard Drumont, Daudet evokes a Jewish plot as a convenient key for understanding developments during “the Stupid Nineteenth Century”. In most of his work, he argues that the “Jewish race”, supported by anti-patriotic intellectuals, lent support to republican government in the virulent political campaigns against the church and the army that were so prominent during the Belle Epoque. The “butchery of 14-18” was said to be directly related to this evolution which Daudet condemned through his commitment to a mix of partisan action and literary attacks.
Texte intégral
1Personnage emblématique de l’Action française, Léon Daudet (1867-1942) est un auteur prolixe. Il a écrit cent-vingt-huit ouvrages. En 1891, dès l’âge de 24 ans, il commence à publier dans La Nouvelle Revue de Juliette Adam un feuilleton qui donne lieu à son premier roman : L’Héritier. Cette frénésie d’écriture va durer un demi-siècle. C’est en 1941 que paraît son dernier ouvrage : Sauveteurs et incendiaires. Les spécialistes de Daudet, comme Bernard Oudin, ne manquent pas de relever que ce foisonnement éditorial a pu entraîner des négligences. « La répétition systématique des idées, des anecdotes, des slogans politiques1 » frappe les observateurs attentifs de cet écrivain qui demeure également un journaliste très prolifique. Entre 1908, année de la fondation du quotidien L’Action française, et décembre 1941 quelques mois avant sa mort, le fils d’Alphonse Daudet aura donné au journal monarchiste un éditorial presque chaque jour. À cette production déjà considérable, il faut ajouter de multiples chroniques littéraires dans différents périodiques spécialisés.
2Durant ces cinq décennies, la plume insatiable de Léon Daudet brosse un portrait cruel de ses contemporains. La causticité rivalise sans cesse avec la furie, ce qui rend son inscription dans la veine pamphlétaire légitime. Pourtant, l’intéressé ne la revendique guère, préférant se définir dans Au temps de Judas, comme « un historien des mœurs » de son temps. Le regard porté sur cette personnalité haute en couleurs à la croisée des courants politiques, littéraires et journalistiques de la Troisième République demeure modeste. Il sera ici seulement question des récits qui mettent en scène ses souvenirs des années 1890 à la Grande Guerre2. En outre, la presse fournit des sources d’informations complémentaires pour mieux saisir une époque et un milieu politique imprégnés par le tumulte déclenché par l’affaire Dreyfus.
Les ressorts de la verve pamphlétaire
3Comme son père était le fameux romancier Alphonse Daudet, le jeune Léon connaît les milieux littéraires dès sa naissance ; puis il se range au sein de la nébuleuse des « patriotes » qui choisissent la voie néo-monarchiste dans la perspective tracée par l’Action française. Dans les nombreux textes évoquant l’avant-guerre, Léon Daudet distille des commentaires sur divers aspects et personnages de son époque, tout en faisant des parallèles historiques et en revenant en permanence sur son propre itinéraire politique. L’année 1897 lui paraît cruciale. C’est alors, au cœur de l’affaire Dreyfus, qu’il manifeste son attirance pour la monarchie. Trois aspects ressortent de son argumentation. De manière récurrente, il insiste sur l’importance de ses racines familiales. Il parle à plusieurs reprises de son « vieux sang nîmois », de son appartenance au « bon peuple royaliste du Languedoc3 ». Il assure que « son esprit » aurait été modelé par cet ancrage au cœur des « « blancs » du Languedoc et de l’Ardèche4 ». Ce qui signifie qu’à ses yeux, il est par essence « un clérical, un blanc » opposé aux mutations sociales qui se sont produites depuis la Réforme et, bien sûr, depuis la coupure de 1789. Durant cette période de découverte de la sensibilité politique qu’il juge enfouie au plus profond de lui, il rencontre le duc d’Orléans, prétendant au trône de France dont le charisme le « happe » véritablement. Il revient à plusieurs reprises dans son œuvre sur cet élément qui constitue le deuxième point marquant.
« Le duc est grand et mince, d’une élégance unique, et il vous happe avec ses yeux, où se mélangent le ciel et l’eau […], rapporte Daudet dans Au temps de Judas. Sa voix est chaude, directe, sans apprêt, en constant accord avec son regard. On le sent tout de suite méfiant et bon, dédaigneux des balivernes, ami de l’essentiel5 ». Dans Vers le roi, il ajoute : « Les larmes me brûlaient la gorge devant tant d’intelligence […], de noblesse d’âme et de bonté. Je me jurai de le servir de toutes mes forces, de toute mon âme […]. Il m’aurait dit : « Sautez par la fenêtre », que je l’eusse fait immédiatement […]. Il ravissait le cœur et l’esprit. Il donnait envie de courir, de sauter, de chanter… et de mettre en menus morceaux le régime qui le maintenait en exil6 ».
4Seul Charles Maurras est placé sur le même piédestal. Il s’agit du troisième aspect important à ses yeux. Là encore, on pourrait multiplier les citations. On se bornera de noter qu’en faisant l’éloge de la sagacité politique du duc d’Orléans, Léon Daudet fait un parallèle avec Maurras : « le prince voyait et saisissait tout, un peu à la façon de Maurras7. » Plus loin, il revient sur l’émergence de l’Action française en indiquant : « je ne me dissimulais d’ailleurs nullement les difficultés de l’entreprise, irréalisable, si nous n’avions eu et senti parmi nous, à la direction des opérations, le pilote génial, le guide unique : Charles Maurras. Du jour où je rencontrai Maurras, où je reçus le choc de son esprit-le plus puissant, le plus complet que j’aie rencontré ici-bas-il m’apparut que cette réalisation ne devait être qu’une question de temps8. » Ailleurs, il insiste sur le fait que Maurras fut « l’âme du mouvement9 ».
5Ces deux figures majeures dans la vie de Léon Daudet se rejoignent pour exalter la monarchie et façonner un schéma d’explication du monde centré sur le complot juif. Daudet s’inscrit pleinement dans cette interprétation de l’histoire. Le discours de San-Remo (22 février 1899) est vécu comme une révélation10. Il cite l’allocution du prétendant destinée aux représentants royalistes des Bouches-du-Rhône, du Rhône, du Gard, du Vaucluse, du Var et de l’Hérault venus lui témoigner leur fidélité. Les premiers mots sont lourds de signification : « Oui il y a une question juive. Il serait puéril de le nier. Si sa manifestation est récente, son origine est déjà ancienne11. » Il poursuit en analysant les « causes » de celle-ci. Pour Daudet, qui fait paraître Au temps de Judas sitôt après la Grande Guerre, « ces paroles, au bout de vingt ans, n’ont rien perdu de leur actualité ». Charles Maurras ne dira pas autre chose. Cette vision fantasmagorique de l’histoire construite autour de la « question juive » et de l’affaire Dreyfus le hante. Quel que soit le thème abordé dans ses souvenirs, il y fait référence :
« Il semble aujourd’hui formidable que la personnalité d’un Dreyfus ait cristallisé, en quelque sorte, ou mieux polarisé, une haine du drapeau et de ses défenseurs, qui passa de la Banque et de la Synagogue aux conseils du gouvernement, aux facultés, et descendit des rhéteurs parlementaires dans les milieux ouvriers. Cela dix-sept ans c’est-à-dire cinq minutes-avant la plus sanglante des guerres européennes. C’est que cette haine était incluse dans le principe même de l’individia démocratique, dans la thèse absurde de l’égalité entre les citoyens, et dans les souvenirs mal étouffés de la répression de la Commune de Paris12. »
6L’évocation de la naissance de la démocratie représentative s’apparente en quelque sorte au péché originel. Il revient de manière continue sur cet événement pour lui traumatisant qui a permis la coagulation des ennemis de la patrie. Il les désigne ainsi : « cette Antifrance, ces manieurs d’argent, ces sémites, ces métèques, qui, au cours de notre histoire, et surtout depuis la Révolution, luttent contre notre destinée civilisatrice, contre notre honneur, contre notre prospérité13. » Tous ces vecteurs de la discorde ont œuvré pour fonder la Troisième République. Les cadres de ce régime, qualifié d’« abject », sont également soumis, selon lui, à l’influence allemande. Le climat de revanche si particulier après la guerre de 1870 est un autre élément prépondérant dans l’imaginaire de cette figure nationaliste. Pour Daudet, le résultat politique de cette mécanique implacable réside dans l’anticléricalisme et l’antimilitarisme. Il estime que « l’affaire Dreyfus en mettant à leur disposition le capitalisme juif et l’influence politique allemande, les a faits14 ». Il poursuit en estimant que cette politique émane d’un moment historique particulièrement néfaste. « Aucun régime, y compris celui de la Terreur, n’a été plus funeste à la France que celui qui va de l’automne de 1897 (début de la campagne dreyfusienne) à la première victoire de la Marne (septembre 1914)15. » À l’instar de bien des contempteurs de son temps, le fils d’Alphonse Daudet associe la franc-maçonnerie à l’entreprise destructrice fomentée par les défenseurs de l’État républicain16. Bien entendu, ce discours tranchant puise largement dans les écrits d’Édouard Drumont.
La plume : une arme politique contre la « race juive »
7Dans La France juive, Édouard Drumont a ouvert une brèche dans laquelle s’engouffrent les nationalistes17. Léon Daudet le fréquente et apprécie cet « historien et critique génial des phénomènes sociaux18 ». Il participe aux campagnes de dénigrement des juifs, milite au sein de la Fédération nationale antijuive, fondée en 1903, et La Libre Parole lui ouvre ses colonnes. Le succès de son livre Le pays des Parlementeurs (1901) lui apporte une légitimité très forte au sein des milieux antisémites. Toutefois, il se détache de Drumont sur un point fondamental. Le chantre de l’antisémitisme avait comme « idée derrière la tête que la France descendait irrémédiablement à l’abîme, et que rien ne pouvait l’en tirer19 ». Léon Daudet fustige le directeur de La Libre Parole en considérant qu’il « n’était ni un politique, ni un homme d’action20. »
8On touche ici à une particularité de la veine pamphlétaire dans laquelle se situe ce boulimique de l’écriture. Le discours ne doit pas être vain ; il doit avoir une efficacité politique et sociale. Pour l’accompagner, l’engagement partisan s’avère indispensable. Il estime, dans un premier temps, que la dictature peut être une option acceptable, si « on voulait éviter des désastres immanquables21 », avant d’adhérer aux aspirations monarchistes en rencontrant le duc d’Orléans puis Maurras. Ce type de prise de position radicale mérite une certaine attention. Léon Daudet prône la violence à l’instar de nombreux observateurs et acteurs politiques de son temps22. L’auteur de Vers le roi affirme « prêcher ouvertement en faveur de la subversion du régime23 ». Le recours « aux actes violemment représentatifs24 » lui semble juste. C’est précisément ce que théorise Maurras dans Si le coup de force est possible. De même, les cadres de l’Action française préparent en particulier la jeunesse aux affrontements dans la rue en encourageant la pratique des sports de combat par exemple chez les Camelots du roi. Une telle prise de position le pousse à fustiger tous les partisans de la modération en politique. C’est ainsi qu’il explique : « je suis un blanc, c’est entendu […]. Je préfère cent fois un révolutionnaire convaincu, même, et surtout en réunion publique, à un libéral. Il y a de l’étoffe dans le premier. Il n’y en a pas dans le second. La pire anarchie, c’est l’anarchie molle25. »
9Adepte des duels pour défendre son honneur et ses convictions, il est donc logique que Daudet utilise sa plume comme une arme. Tous les adversaires proclamés ou supposés du patriotisme le trouvent inévitablement sur leur chemin. L’écrivain refuse l’étiquette de pamphlétaire pour préférer celle de polémiste en précisant que ce dernier doit être compos sui (« Maître de soi-même »). En regardant attentivement quelques uns de ses ouvrages clés, on ne peut que l’inscrire dans la veine pamphlétaire. Sa littérature est ouvertement de combat ; elle témoigne d’une « humeur agressive » et relève bien de la « parole pamphlétaire26 » décrite par Marc Angenot. Léon Daudet entend dénoncer, lui aussi, une vérité absente. Il jette en quelque sorte une bouteille à la mer en espérant que son message serait entendu. Le narrateur est considéré comme un marginal qui assène un discours contre l’opinion admise. Il a pour objectif de secouer le système établi, de faire éclater la vérité. Le seul éclat de celle-ci devrait permettre de se passer de l’établissement de la preuve. La passion anime l’écrivain qui produit ainsi une vision catastrophique de l’histoire. Il est à noter que la part autobiographique revient fréquemment chez Léon Daudet, comme chez d’autres, dans un genre littéraire qui combine formes polémique et satirique.
10Dans la période qui précède la Grande Guerre, les nombreuses flèches que décoche ce tribun visent essentiellement les dreyfusards. Le vocabulaire utilisé par Léon Daudet prend souvent une connotation médicale et psychologique. Alors que les savoirs rationnels et savants exercent, au début du XXe siècle, une attraction très forte sur la société, cet univers professionnel est bien connu du polémiste qui a suivi des études médicales. Charles Maurras, pour sa part, légitime sa conception de l’ordre politique en se référant au fondateur de la sociologie, Auguste Comte. Bien des universités deviennent des théâtres d’expérimentation pour plusieurs chercheurs préoccupés par des thématiques centrés sur l’idée de « race » ou sur les processus mentaux entraînant des « fléaux sociaux27 ». La plume de Léon Daudet a pu subir cette influence.
11Toutefois, il avoue avoir été guidé par le courant mettant en avant l’existence d’une « psychologie des peuples ». Plus précisément, dans son livre Devant la douleur, il revient longuement sur l’impact de l’historien Auguste Brachet, auteur entre autres de L’Italie qu’on voit et l’Italie qu’on ne voit pas. L’ayant rencontré dans la station thermale héraultaise de Lamalou-les-Bains lors de différentes cures entre 1885 et 1892 le jeune Daudet écrit : « nous l’admirions et nous l’aimions sans réserve mon père et moi28. » Durant ces années, il préparait une « psychologie des peuples européens ». Le futur responsable de l’Action française se montre fasciné, du haut de ses vingt ans, par la démarche préconisée par cet historien : « À Lamalou, dès huit heures du matin, j’allais l’attendre à la sortie de son bain et je ne le quittais qu’à onze heures du soir. Car son enseignement unique associait, dans un mélange qui n’appartint qu’à lui, la psychologie, ou mieux la physiologie, la politique extérieure et l’histoire29. » Les aphorismes proposés marquent l’élève. Par exemple, Brachet estime que « Boulanger n’est pas intelligent, mais il a une puissance de séduction personnelle, qui tient à ses origines maternelles ». Concernant Bonaparte, « ce qui a fait son immense popularité, c’est ce qu’il avait en lui d’italien »… On sait combien la psychologie des peuples connaît alors un réel engouement dans bien des milieux. De Gustave Le Bon à André Siegfried, on voit s’épanouir un regard sur la société avançant l’existence d’une « race historique ». Le premier écrit dans les Lois psychologiques de l’évolution des peuples que « l’histoire d’un peuple ne dépend pas de ses institutions mais de son caractère, c’est-à-dire de sa race30 ». Quant au second, un demi-siècle plus tard, il part du postulat suivant : « il y a dans la psychologie des peuples un fond de permanence qui se retrouve toujours. Nous sommes encore, par combien des traits, semblables aux Gaulois nos ancêtres, et les caractéristiques que Tacite notait chez les Barbares ou les Juifs de son temps sont encore reconnaissables dans les Allemands et les Israéliens d’aujourd’hui31. » Ce type de raisonnement généré par ce regard irrigue l’œuvre de « l’historien des mœurs de son temps », comme Léon Daudet aime à se présenter. En outre, Auguste Brachet partage les prophéties d’un ami de son père que le jeune Daudet va apprendre à découvrir et à apprécier que nous avons déjà évoqué : Édouard Drumont. « Il pensait, remarque Léon Daudet, de la puissance juive exactement ce qu’en pensait Drumont, auquel il accordait le don suprême : l’objectivité32. » Cet ensemble de conversations a incontestablement modelé le fils de l’auteur de Tartarin de Tarascon ; Brachet lui a offert quelques repères « psychologiques » pour appréhender la société.
12Alors que les « patriotes » se parent de toutes les vertus, les dreyfusards sont assimilés fréquemment à des êtres malades. Pour lui, les choses sont simples : « le dreyfusisme est une lésion qui s’étend à tout33 ». Dans La Libre Parole, il reprend cette analogie en le considérant comme de « la lèpre juive » c’est-à-dire « la marque pauvre et anémique dont dépérit tout le corps social qui s’est laissé contaminer34 ». Cette dichotomie est très frappante lorsque le lecteur se plonge dans des textes qui l’entraînent dans l’univers des salons et des journaux ou encore dans les coulisses du Parlement… Bref, Léon Daudet explore tous les recoins de l’espace politique en assénant ce qui lui apparaît comme des vérités absolues. De fait, l’auteur ne se remet jamais en cause ; jamais il ne manifeste une quelconque hésitation.
13Dans plusieurs articles de La Libre Parole, de L’Action française ou encore dans Le pays des Parlementeurs, Léon Daudet revient souvent sur la structure de base qui représente un élément essentiel du « pouvoir juif ». Pour la qualifier, il évoque les notions de « tribu », de « famille » et de « race ». « Cette question de race […] a pris une activité saisissante, je dirais même dramatique. Elle a quitté le domaine théorique pour entrer dans les faits. Elle obsède, on ne peut pas lui échapper » explique Daudet35. Ce qui signifie selon lui qu’il « existe une irréductible incompatibilité du juif et du Français36 ». Ce faisant, Daudet développe nombre de lieux communs fréquents sous la plume des antisémites.
« Le juif a une origine particulière ; il a suivi des routes distinctes dans ses incessantes migrations. Il a sa formation sociale : la tribu. Le juif ne cultive pas la terre. Il est à peine commerçant. Il est avant tout marchand d’or. Il achète et vend ce qui sert à l’échange ou la représentation de ce qui sert à l’échange. Dans le domaine de l’esprit, il achète et vend encore ; il déforme et exploite les idées d’autrui. Il est privé de tout idéalisme et il inculque aux autres peuples des utopies irréalisables (comme le voleur chloroforme le voyageur) pour les dépouiller pendant leurs rêves… Les caractères dans la race juive sont : l’indiscrétion, l’impudeur morale (qui a pour corollaire l’impudence physique) et l’audace en cas de réussite. Le juif est sans pitié pour les faibles, sans foi pour les étrangers37. »
14Sa plume s’arrête de manière récurrente sur la question du physique qui semble obséder l’auteur. Elle prend souvent le dessus sur la description des choix politiques ou sociétaux. Ils sont noyés dans le torrent de l’aigreur qui suinte à chaque ligne de livres parsemés de portraits cinglants. La distinction entre les êtres prétendument « supérieurs » (naturellement « patriotes » et « beaux ») et les « inférieurs » (« dreyfusards » et « monstrueux ») saute aux yeux. Dans le chapitre trois du livre Au temps de Judas, il présente ainsi « quelques silhouettes de juifs » porteurs de la « lèpre » du dreyfusisme. En appliquant la « méthode » des prétendus spécialistes de la « psychologie des peuples », il serait aisé de reconnaître les juifs.
« C’était au fumoir qu’il fallait voir ces commerçants, ces boursiers, de la « première aristocratie du monde », crispés sur leur carte et leurs enjeux ainsi que des hiboux, des têtards […] grognant en youddisch ou en boche, s’ils perdaient. Il n’y a pas à dire, le peuple juif est puissamment original et sa persistance à conserver ses traits nationaux est quelque chose de surprenant38. »
15Quand on passe au portrait de ce que Daudet nomme la mouvance « antipatriotique », Alfred Dreyfus est le premier visé. Dans Le Figaro du 6 janvier 1895, l’admirateur de Drumont emploie ces mots : « il est couleur traître. Sa face est terreuse… étrangère à coup sûr, épave de ghetto ». Puis, Daudet attaque le physique de Joseph Reinach, le symbole du nouveau personnel politique républicain, qualifié de « nul » en associant toute sa famille.
« Il a un frère qui lui ressemble en moins volumineux, […] la même horrible obséquiosité, les mêmes yeux globuleux et pédiculés ainsi que greffé d’un homard. Quand ils entrent dans un salon, l’un derrière l’autre, l’effet simiesque est prodigieux. C’est Orang qui précède Outang […]. Il est même pour les siens un phénomène tératologique39. »
16Alfred Naquet est décrit comme « un araméen et bossu, dégageant une aura funeste. Sa hideur confinait au maléfice. Il y avait en lui, très visible, un dilettante de la destruction, de la décomposition, de la putréfaction, un renifleur de fumier, un dégustateur de la douleur et de l’abaissement humain ». Daudet poursuit en précisant qu’il avait « un œil luisant, d’almée sadique, un rire comme vomi par l’enfer […]. Le récit d’une catastrophe d’une faillite […] suscitait chez Naquet se croassement accompagné de gloussements et d’une trémulation de la bosse, qui donnait envie de le tuer et de le piétiner40. » Pour sa part, Bernard Lazare est qualifié de « constipé », de « porteur de maléfices ». S’agissant de Catulle Mendès, le maurrassien n’hésite pas à écrire qu’il l’a : « connu beau, mais déjà luisant et répandant une odeur de colle ; puis moins beau ; puis énorme. […]. Rarement humain fut aussi prompt à s’animaliser ». Un autre est qualifié « d’épouvantail », de « monstre », de « pantin vaseliné41 ».
17Tout au long de ces textes, Léon Daudet stigmatise tout particulièrement ceux que Pierre Birnbaum appelle les « juifs d’État42 » qui servent avec dévotion la République. Il associe au « peuple juif » les politiques et les intellectuels qui se mobilisent au temps de l’affaire Dreyfus. Là encore, la haine éclate. Le « cas Zola » est certainement emblématique. Avant le déchaînement des passions liées à l’Affaire, Émile Zola fait chez lui l’objet d’une véritable admiration. En 1892, Léon Daudet qui vient de dévorer La Débâcle lui envoie une lettre dans laquelle il écrit :
« quel magicien vous êtes ! […] La Débâcle est plus qu’un livre, c’est une philosophie de la guerre. Elle étudie le grand déchaînement du plus fort instinct de l’humanité. Voilà pourquoi même vos admirateurs ont le devoir de la discuter… et de l’admirer. Croyez, cher Monsieur Zola, à ma respectueuse affection43. »
18Quelques années plus tard, après le fameux « J’accuse », Léon Daudet change d’opinion du tout au tout et range Zola dans la catégorie des traîtres. Le portrait qu’il fait du romancier dans Au temps de Judas respire le fiel.
« Le fond du caractère de ce malheureux mégalomane, mâtiné de français et d’italien, d’imagination et de sottise c’était l’envie : une envie tenace, bestiale, mesquine, toujours en éveil […]. Émile Zola, avec son nez bifide, sa verbosité, son langage fébrile, était le type achevé du bilieux qui ne se complaît que dans le malheur, l’infortune d’autrui, l’excrément, le trouble sexuel, la folie et la laideur. Ce vice foncier, irrémédiable, était en lui […]. Il avait le goût du déshonneur, de la déchéance et de la mort de son prochain. […] Il m’apparaît dans mon souvenir comme ruisselant de fiel et assouvissant dans son œuvre, la rage de dégradation qui le tenait contre l’ensemble du genre humain. […] Lisez les meilleurs scatologicons de sa série : L’Assommoir, Germinal, Nana, La Terre. Regardez-le se vautrer dans le purin, en faire dégouliner sur sa page […]. D’où le surnom de « Grand Fécal », que je lui appliquai et qui resta44. »
19Ces quelques éléments tirés des portraits de ses ennemis permettent de comparer Daudet à Drumont. Nous sommes face à deux être imbus de leurs personnes qui stigmatisent les partisans d’un régime républicain considéré comme étant aux mains de la « puissance juive ». Le pamphlétaire Léon Daudet se mue en véritable croisé dans nombre de ces textes. Il s’inscrit explicitement dans la tradition antisémite qu’exprime un journaliste de La Libre Parole en 1907 : « l’affaire Dreyfus est le pivot de tout. Elle n’est pas finie. Elle commence. Je veux dire qu’elle commence à développer ses conséquences nationales et sociales45. ».
Notes de bas de page
1 Cf. Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, Préface de Bernard Oudin, Paris, Robert Laffont, 1992, 1398 p.
2 Trois livres paraissent essentiels pour cerner les souvenirs de Léon Daudet durant cette époque : Devant la douleur ; Au temps de Judas et Vers le roi. Nous nous fondons ici sur la réédition de ces ouvrages dans le volume intitulé Souvenirs et polémiques, Ibid.
3 Léon Daudet, Au temps de Judas, op. cit., p. 600.
4 Id., Vers le roi, op. cit., p. 643-644.
5 Id., Au temps de Judas, p. 604.
6 Id., Vers le roi, p. 650-651.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 646.
9 Ibid., p. 662.
10 « En fait, c’est cette allocution qui m’a fait royaliste, ou plutôt qui a réveillé en moi la fibre royaliste venue de mes ascendants méridionaux ». Cf. Id., Au temps de Judas, op. cit., p. 602.
11 Ibid., p. 602.
12 Ibid., p. 567.
13 Ibid., p. 582.
14 Ibid., p. 565.
15 Ibid., p. 565.
16 « La finance allemande et la juiverie cosmopolite, cherchant une organisation politique française susceptible de les seconder dans leurs desseins, rencontrèrent naturellement la franc-maçonnerie ». Ibid., p. 572.
17 Cf. le travail pionnier de Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008.
18 Léon Daudet, Vers le roi, op. cit., p. 652.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 643.
22 Cf., par exemple, le livre de Georges Sorel : Réflexions sur la violence (1908).
23 Ibid., p. 659.
24 Id., Au temps de Judas, p. 582.
25 Ibid., p. 548-549.
26 Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 2005.
27 Les dirigeants de l’Action française sont très attentifs à cette dimension. Cf. Philippe Secondy, « La « science traditionaliste » du docteur Joseph Grasset. Une légitimité intellectuelle pour l’Action française », in Sylvain Crépon, Sébastien Mosbah-Natanson, (dir.), Les sciences sociales au prisme de l’extrême droite. Enjeux et usages d’une récupération idéologique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 133-158.
28 Léon Daudet, Devant la douleur, op. cit., p. 247.
29 Ibid.
30 Cf. Catherine Rouvier, Les idées politiques de Gustave Le Bon, Paris, PUF, 1986, p. 67.
31 André Siegfried, L’Âme des peuples, Paris, Hachette, 1950, p. 5.
32 Léon Daudet, Devant la douleur, op. cit., p. 250.
33 Id., Au temps de Judas, p. 544.
34 La Libre Parole, 29 novembre 1903.
35 Ibid., 24 février 1901. Voir Jean-Noël Marque, Léon Daudet, Paris, Fayard, 1971, p. 285.
36 Ibid., 6 décembre 1903.
37 Ibid., 13 décembre 1903.
38 Léon Daudet, Au temps de Judas, op. cit., p. 560.
39 Ibid., p. 517-518.
40 Ibid., p. 552.
41 Ibid.
42 Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.
43 Cf. François Broche, Léon Daudet. Le dernier imprécateur, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 123.
44 Léon Daudet, Au temps de Judas, op. cit., p. 536-537.
45 La Libre Parole, 23 juin 1907.
Auteur
Docteur en science politique. Chargé de cours à l’Université de Montpellier, il a notamment publié La persistance du Midi blanc. L’Hérault (1789-1962), Presses universitaires de Perpignan, 2006 ; « La “science traditionaliste” du docteur Joseph Grasset et ses usages politiques : une légitimité intellectuelle pour l’Action française », dans Sébastien Mosbath-Natanson, Sylvain Crépon (dir.), Les sciences sociales au prisme de l’extrême droite. Enjeux et usages d’une récupération idéologique, Paris, L’Harmattan, 2008 ; « Le Languedoc méditerranéen : une terre de nostalgiques du roi sensibles au maurrassisme », dans Michel Leymarie, Jacques Prévotat (dir.), L’Action française. Culture, Société, Politique, P. U. du Septentrion, 2008.
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